Stéphane Just:
À PROPOS DE «LA MONDIALISATION DU CAPITAL»
(Troisième partie)
UN "INTELLECTUEL À LA FONCTION CRITIQUE" AU
SERVICE DE "CEUX D’EN BAS"
QUELQUES DISCRÈTES ET INDIRECTES ALLUSIONS
L’"ÉTAT
PROVIDENCE", LE "WELFARE STATE"
L’ÉCONOMIE PERMANENTE D’ARMEMENT
POUR ARRACHER QUOI QUE CE SOIT LE PROLÉTARIAT A TOUJOURS
DU COMBATTRE
"RÉGULATIONNISTE" MAIS "NON ORTHODOXE"
MARX ET LA "SURPOPULATION RELATIVE"
DES ÉTATS BOURGEOIS INSTRUMENTS DU CAPITAL FINANCIER
INTERVENTIONS DES ÉTATS SUR LES "MARCHÉS"
CHESNAIS A LA MÉMOIRE COURTE... ET UNE OPTIQUE RÉFORMISTE
CHESNAIS SOUS LA BANNIÈRE DES ÉCOLOGISTES
LES MIRACLES DE LA "STRICTE THÉORIE"
POURQUOI ÉCRIRE CLAIREMENT QUAND ON PEUT ÊTRE OBSCUR ?
LES LIMITES DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE
GIGANTESQUE CROISSANCE DU "CAPITAL FICTIF"
LE "CAPITAL-ARGENT" NE CONSTITUE PAS UN BLOC
HOMGÈNE
BAISSE ET HAUSSE DES TAUX D’INTÉRÊT ET SPÉCULATION
CHESNAIS POUR L’"EUTHANASIE DU RENTIER"
CHESNAIS INVITE "CEUX D’EN BAS" À DISCUTER
"L’IMPÉRIALISME STADE SUPRÊME DU CAPITALISME"
UNE CARACTÉRISATION GÊNANTE
QU’ENTEND LÉNINE PAR "SOCIALISATION DE LA
PRODUCTION"
"IL FAUT EN FAIRE SON DEUIL". IL N’Y A PAS DE
"VOIE ROYALE"
LA RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE RENVOYÉ AUX CALENDES GRECQUES
LA RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE À L’ORDRE DU JOUR
UN, DEUX, TROIS... DIX CHIAPAS
ANNEXE : À
PROPOS DE LA BROCHURE DE P. HERBLOT
TRAVAILLEURS PRODUCTIFS ET IMPRODUCTIFS
Article du Financial Times (le mythe de l'économie globale)
Dans la deuxième partie du texte préparatoire à la 9ème conférence du
comité, intitulé "A propos de "la mondialisation du
capital"", de larges extraits du livre de François Chesnais,
livre qui porte précisément ce nom, ont été utilisés. Mais il est indiqué :
"François Chesnais a
procédé à une analyse de ce que, comme bien d’autres "économistes"
distingués, il appelle "la mondialisation du capital". Cet article
("A propos de "la mondialisation du capital"") utilise
cette analyse ainsi qu’à l’occasion sont utilisés articles, revues, livres
publiés ici ou là. C’est légitime et il est indiscutable que dans le livre de
Chesnais il y a à puiser... L’appréciation de ce livre comme tel, de sa place,
de son rôle, de nombre de ses développements est une autre chose sur laquelle
il faudra revenir."
C’est d’autant plus indispensable que Chesnais n’a
pas hésité à écrire :
"Si le bilan (de la "mondialisation
du capital", NDLR) n’est pas engageant il faut cependant décrire la
situation comme elle est. Il n’est pas question de l’enjoliver, pour mieux
pouvoir la déclarer "irréversible", et ainsi forcer la société à
estimer qu’il n’y a rien de mieux à faire que "s’adapter". Au
contraire, ce livre s’adresse à ceux dont le réflexe premier n’est pas de se
soumettre à l’ordre "tel qu’il est" mais de chercher à comprendre et
à en débattre pour esquisser, éventuellement, d’autres voies que celles qui
nous sont imposées. Cette fonction critique de l’intellectuel nous semble
aujourd’hui plus que jamais nécessaire."
Fière déclaration mais pour le moins confusionniste.
Chesnais semble considérer "la société" comme un tout, sans
différenciations sociales, sans classes. Il y a "la société". Ce
langage convient aux idéologues bourgeois ou petit-bourgeois. Le reste de cette
citation ne le cède en rien en confusion. Quels sont "ceux dont le
réflexe premier n’est pas de se soumettre à l’ordre "tel qu’il
est"" ? "L’intellectuel à la fonction critique"
ne le dit pas. Pour Marx, pour les marxistes le prolétariat par sa lutte
politique, sa lutte de classe exerce la critique pratique du mode de production
capitaliste, de la société bourgeoise. Il refuse de "s’y
soumettre". C’est parce que le prolétariat exerce cette critique
pratique, que la critique théorique peut être faite, que "l’intellectuel"
peut exercer "sa fonction". Mais la critique théorique arme
politiquement le prolétariat et donne à sa critique pratique son maximum
d’efficacité afin qu’il accomplisse sa tâche historique, l’expropriation de la
bourgeoisie et la réalisation du socialisme.
Plus précisément : l’analyse théorique doit enrichir l’avant-garde
révolutionnaire qui combat pour la construction des partis et de
l’internationale révolutionnaires dont le prolétariat a besoin pour vaincre. Au
P.O.R., à cette internationale de traduire en termes politiques les acquis
théoriques, au cours de son intervention au sein du prolétariat pour en enrichir
à son tour celui-ci.
Le livre de Chesnais répond-il à cette exigence ? On y trouve certes
d’importants passages utilisables, mais dans son ensemble, dans sa conception,
il se situe sur le terrain des "économistes" qui veulent accréditer
que le capitalisme passe à un nouveau stade, le stade de sa "mondialisation".
Chesnais veut se positionner à la "gauche" des économistes du genre
de ceux qui se produisent dans "Le Monde diplomatique",
lesquels condamnent, en principe, "la financiarisation de l’économie",
mais pas le mode de production capitaliste et qui, bien entendu, rejettent le
"socialisme" lequel aurait fait faillite en URSS, dans la partie Est
de l’Europe et ailleurs. Il entend toutefois garder sa réputation de
"marxiste" qui lui assure une place particulière dans ce cénacle
d’"économistes". A ce titre il a pu faire paraître, quelques semaines
après novembre-décembre, dans le journal du PCF "L’Humanité",
qui fut un des liquidateurs de ce mouvement, un article sur la "mondialisation
du capital".
Pour être admis dans ce cénacle d’économistes, il faut payer sa
contribution. Chesnais la paie. Il rejette, sans toutefois le dire ouvertement,
(c’est tout un style dans lequel Chesnais excelle) la conclusion de l’analyse
de l’impérialisme faite par Lénine, à savoir que "L’impérialisme (est
le) stade suprême du capitalisme". De facto il estime que "la
mondialisation du capital" est un nouveau stade du mode de production
capitaliste. En même temps Chesnais veut apparaître comme un
"marxiste" de l’eau la plus pure. Aussi se livre-t-il à une curieuse
gymnastique.
Dans la première partie du texte "A propos de "la
mondialisation du capital"" a déjà été mentionné que Chesnais
avait adopté cette autre caractérisation de ses "chers collègues" : "la
triade". Il s’en explique ainsi :
"Depuis une quinzaine
d’années, la littérature économique abonde en études sur les imperfections et
les inefficiences des marchés où les principaux opérateurs sont publics. On
nous permettra dans ce livre de changer quelque peu l’éclairage et de braquer
les projecteurs sur la concentration à l’échelle de la Triade, ainsi que sur
l’oligopole mondial. Cette notion a attiré l’attention des géographes et
spécialistes des sciences politiques (socialement et politiquement neutres, sans doute -
NDLR) (M.F. Durand D. Retalie, 1992) à qui la carte page 26 est empruntée.
D’un point de vue géopolitique, la notion d’oligopole mondial renvoie à ce que
K. Ohmac (1985) a nommé la Triade avec le succès qu’on connaît. Il en sera
abondamment question à propos de la répartition mondiale de l’IDE
(Investissement direct à l’étranger) ainsi que de la structure des échanges
commerciaux. La hiérarchie des régions selon le degré d’intérêt qu’elles ont
pour les pays et les firmes constitutives de l’oligopole, ainsi que le réseau
mondial des sites qui lui sont associés plus étroitement ressortent clairement
de cette carte." (page 25).
"La triade, la triade... la triade" ...
merveilleuse expression qui permet de ne pas utiliser la caractérisation
scientifique nécessaire - système impérialiste -, de masquer qu’il s’agit de
l’impérialisme. L’économie capitaliste est ordonnée à partir de grandes
puissances capitalistes et centrée dans et autour d’elles : les USA, le Japon,
l’Allemagne, la France, l’Angleterre, l’Italie. Chesnais emboîte le pas aux
économistes bourgeois et les couvre... sur leur "gauche" : plus de
système impérialiste, dominé et subordonné aux grandes puissances impérialistes
mais... "la triade".
Les théorisations de la "mondialisation"
la considèrent comme étant un nouveau stade du mode de production capitaliste "un
nouvel âge du capital". Chesnais se prétend "marxiste". En
tant que tel il est indispensable qu’il situe "la mondialisation du
capital" par rapport à l’impérialisme que Lénine considérait comme "le
stade suprême du capitalisme". Il est au contraire d’une grande
discrétion à cet égard. Dans son livre le mot "impérialisme" est
écrit, tout au plus, trois ou quatre fois... page 27. Cette phrase, déjà citée
dans la première partie du texte "A propos de "la mondialisation
du capital"" :
"Ceux-ci (les pays
situés à la périphérie de l’oligopole mondial) ne sont plus seulement des pays
subordonnés, réserves de matières premières subissant les effets conjoints de
la domination politique et de l’échange inégal, comme à l’époque
"classique" de l’impérialisme."
A la fin de son chapitre 7 Chesnais écrit :
"Pour terminer ce
chapitre il faut sans doute préciser que le tableau final n’est pas un
"super-impérialisme" stable à la manière de Kautsky, constitué
d’oligopoles maîtrisant parfaitement les barrières à l’entrée et organisant
leurs rapports dans la coopération paisible." (page 151)
Page 185 on trouve la phrase suivante :
"A la fin du XIXème
siècle, l’expansion impérialiste des Etats-Unis vers l’Amérique latine s’est
faite pour des motifs politiques (la doctrine de Monroe) et la recherche de
matières premières industrielles vitales mais en aucun cas pour s’assurer des
débouchés extérieurs impératifs."
Sauf erreur, peu probable, dans ce livre ce sont les
seules fois que Chesnais utilise le mot, sans doute maudit
d’"impérialisme".
Il explique :
"Plus haut nous avons
situé ce travail dans le prolongement des travaux sur l’internationalisation du
capital des années 1970, en indiquant que C.A. Michelet et M. Beaud
paraissaient être les seuls à se réclamer encore, chacun à sa façon, d’un
courant qui réunissait à une époque de nombreux enseignants, chercheurs et
militants politiques. Les deux se déclarent débiteurs envers Boukharine,
premier auteur selon eux à définir l’économie mondiale comme une totalité, un
"système de production et de rapports d’échanges correspondant embrassant
la totalité du monde". Beaud reconnaissait ensuite une dette à l’égard de
Rosa Luxembourg et Michelet à l’égard de Lénine dont il a fait très
certainement une des meilleures exégèses universitaires jamais
effectuées." (pages 34 et 35).
Vers la fin de son livre il déclare :
"Puisque la société
mondiale ne touche pas à "la fin de l’histoire" la configuration de
l’économie mondiale va nécessairement évoluer. Mais dans le sens où Michelet
utilisait l’expression en 1985, notre réponse est que l’économie mondiale est
constituée non pas selon "le schéma de référence du Livre II", si
prestigieux qu’il soit, mais selon les modalités qui sont plus proches du
contenu méthodologique des discussions sur le capital financier des trente
premières années du XXème siècle." (page264).
C’est aussi vague, flou, vaseux que possible.
Chesnais ajoute en note :
"Les principaux
théoriciens marxistes de la IIème et IIIème Internationales qui se sont
intéressés dans la période 1910-1930 au capital financier et aux traits
"parasitaires" du capitalisme comprennent notamment Hilferding, Rosa
Luxembourg, Boukharine, Lénine, Trotsky." Merci professeur Chesnais de
cette information.
Précédemment, après avoir fait une rapide allusion à
Marx, il y était allé d’une petite phrase sur Hilferding :
"Trente ans plus tard
Hilferding a pu élargir la problématique (de Marx - NDLR) dans le sens d’une
interpénétration entre le capital bancaire et le capital industriel dont les
grands groupes sont les formes contemporaines." (page 211).
Page 235 il fait une nouvelle allusion à Hilferding
:
"La première analyse de
Hilferding (1910) avait conclu que l’interpénétration (il parlait de fusion) se
ferait sous la férule des banques. Bien que le constat et l’intuition plus
larges fussent justes, cette appréciation précise a donné lieu à beaucoup de
confusion. Elle se fondait tout à la fois, sur une généralisation de la
structure allemande, une sous-estimation de la force des groupes industriels en
tant que foyer d’accumulation du capital et des erreurs dans la théorie de la
monnaie, dont S. De Brunhoff a fait la critique."
Il était nécessaire de montrer que le terme
"triade" est utilisé pour masquer qu’il s’agit purement et simplement
de l’impérialisme. Il fallait le mettre en lumière. Chesnais, au contraire,
adopte cette formulation et la soutient lorsque dans un court membre de phrase
il évoque "l’époque "classique" de l’impérialisme".
Il indique ainsi que pour le moins cette "époque" est révolue. Or
cette "époque" est celle que Lénine a analysée et qu’il a qualifiée
de "stade suprême du capitalisme".
Il faut également apprécier toute l’ambiguïté de cette formule : "notre
réponse (celle de Chesnais) est que l’économie mondiale est constituée non pas
selon "le schéma de référence du Livre II", si prestigieux qu’il
soit, mais selon les modalités qui sont plus proches du contenu méthodologique
des discussions sur le capital financier des trente premières années du XXème
siècle.". Chesnais escamote une fois de plus la caractérisation
"impérialisme". Que veut dire "l’économie mondiale"
est "plus proche du contenu méthodologique (sic !) des
discussions sur le capital financier des trente premières années du XXème
siècle.". Quel baragouin ! Chesnais nage, comme très souvent, en eau
trouble parmi ses "collègues" économistes.
Dans le chapitre XII de son livre, "La mondialisation du
capital", chapitre de conclusion, Chesnais adopte nombre des
"concepts" des économistes bourgeois ou petits-bourgeois : "l’Etat
providence", "le"Welfare State", les "théories"
du régulationnisme, "le fordisme", etc... Il fait même siennes
les thèses des écologistes. Les premières phrases de ce chapitre sont :
"Le constat auquel nous
aboutissons est d’une situation où pour utiliser les termes de R. Petrella
(1994) "la mondialisation de l’économie de marché privatisée,
déréglementée et libéralisée", est en train de "libérer" le
capitalisme des règles, procédures et institutions qui permirent, à l’échelle
nationale, de bâtir le "contrat social" - Etat providence ou Welfare
State."
(page 250).
"L’Etat providence" ? Dans le jargon
"social" bourgeois ces termes ont une fonction précise : accréditer
que les gouvernements bourgeois ont pratiqué une politique délibérée
d’augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs, d’amélioration de leurs
conditions de vie et de travail, de multiplication de leurs droits sociaux. La
Sécurité sociale, par exemple, ne serait pas une conquête arrachée de haute
lutte par le prolétariat mais une sorte de don que la bourgeoisie et ses
gouvernement lui ont accordé. Ses prestations ne seraient pas du salaire
différé. "Un contrat social" aurait été passé, en quelque
sorte de gré à gré, entre la bourgeoisie, son Etat, ses gouvernements, et les
classes exploitées, pour assurer le bon fonctionnement de "la
société".
Faire référence au "Welfare
State" c’est faire référence à la politique que Roosevelt a menée
vis-à-vis de la classe ouvrière. Le fait suivant permet d’apprécier l’ouverture
pour la classe ouvrière que fut la politique de Roosevelt : dès son accès au
pouvoir, en 1933 : il décrète une baisse de 15 % des salaires des
fonctionnaires ("Aperçu d’histoire économique 1890-1947",
Louis Pommery, page 242). Dans la mesure où l’administration Roosevelt a, au
cours des années suivantes, accordé quelques droits et garanties au
prolétariat, ce fut parce qu’elle a été confrontée à ses puissants mouvements.
"Il y eut trois fois
plus de grèves en 1933 qu’en 1932 - grèves des chauffeurs de taxis new-yorkais,
des chantiers navals de New-York, des usines d’aluminium de Pennsylvanie, des
mines du Montana, grèves dans les épiceries et dans les scieries, grèves dans
l’Est et dans l’Ouest. Et il y en eut plus encore en 1934. Mais alors que
jusque là, les grèves avaient surtout comme objectifs des augmentations de
salaire et la réduction des heures de travail, la revendication clé portait
maintenant sur le droit de s’organiser." (Arthur Schlessinger Jr : "L’ère de
Roosevelt - l’avènement du New deal", page 461).
En 1934 la grève des camionneurs de Minneapolis, la grève générale de San Francisco ont été les mouvement les plus marquants. Au cours de ces années s’est engagée l’action pour le syndicalisme d’industrie qui a bousculé le syndicalisme de métier de l’AFL.
En 1936-37 une nouvelle
vague gréviste a déferlé, incluant la fameuse grève de la "General
Motors" (grève avec occupation d’usine). En 1935 s’est constitué le "Comitee
for Industrial Organisation". En 1938 il s’est transformé en "Congress
of Industrial Organisation".
"La vague sans
précédent des grèves avec occupation des usines et la croissance
prodigieusement rapide des syndicats industriels (CIO) aux Etats-Unis sont
l’expression la plus incontestable de l’aspiration instinctive des ouvriers américains
à s’élever au niveau des tâches que l’histoire leur a assignées. Cependant
aussi les organisations dirigeantes, y compris le CIO nouvellement créé, font
ce qu’elles peuvent pour contenir et paralyser l’offensive révolutionnaire des
masses." ("Programme
de transition").
Chesnais, lui adopte les
thèses des régulationnistes : Louis Gill écrit :
"Dans les théories de
la régulation, les salaires des catégories de travailleurs, la consommation de
masse, la mise sur pied de systèmes de sécurité sociale, santé, éducation,
régimes de pensions ne sont pas vus comme des conquêtes sociales, fruits des
luttes revendicatives des travailleurs, qui sont avec le développement de la
crise de plus en plus menacées par la bourgeoisie au pouvoir, celle-ci
s’efforçant par tous les moyens de sabrer dans les dépenses sociales. Les
conquêtes sociales sont plutôt vues comme des concessions." ("Économie mondiale et
impérialisme", page 31).
Chesnais confirme, lui, son adhésion aux thèses
régulationnistes :
"Dans sa synthèse
éclairante des travaux de la théorie de la régulation R. Boyer (1986) a
présenté une typologie des "niveaux et types de crise". En mettant à
part les explications en termes de "perturbation externe", Boyer
estime que dans la perspective de la régulation il conviendrait de distinguer,
par ordre de gravité croissant 1) "les crises cycliques au sein d’un mode
de développement (mode de développement ?) stabilisé" ; 2) "les
crises du système de régulation lui-même" ; 3) "les crise du mode de
développement" ; 4) au moins en tant qu’hypothèse relevant de la
"théorie stricte" la crise du mode de production dominant.
"Les trois premiers niveaux de crise
paraissent tous pertinents pour caractériser les étapes parcourues par le mode
de régulation fordiste depuis son apogée jusqu’à la phase actuelle, où la crise
paraît bien concerner le mode de développement sous-jacent en tant que tel.
L’exercice consistant à placer les trois niveaux de crise en vis-à-vis des
formes que le processus d’internationalisation a revêtu successivement depuis
la fin des années 1950 permet de proposer un éclairage de la crise du mode de
régulation issu de la crise de 1929 et des convulsions de la guerre et de
l’après-guerre qui serait complémentaire aux interprEtations avancées le plus
souvent."
Chesnais fait donc sienne la "synthèse éclairante de la
régulation fordiste" de R. Boyer et sa "typologie des
crises". Toutefois il entend intégrer aux causes de ces crises les
différentes formes d’internationalisation du capital :
"La phase de bon
fonctionnement, finalement très brève, de la régulation fordiste, se situe grosso
modo depuis la fin de la reconstruction qui a suivi la seconde guerre
mondiale jusqu’à la mort du système de Bretton Woods. Elle correspond à la
phase très courte pendant laquelle l’internationalisation multidomestique
prédomine. La période est caractérisée par un régime international relativement
stable, dont les pivots sont le système des parités fixes entre les monnaies et
la diffusion du modèle fordien de production et de consommation de masse à
partir des Etats-Unis.". Quelques lignes plus bas il est question du
légendaire "rapport salarial "fordiste"".
Mais l’internationalisation telle qu’elle s’est
développée ultérieurement aurait selon Chesnais mis à mal
"l’Etat-nation" et par là même détruit la possibilité de la
"régulation fordiste". Il oublie que la crise des années 30 qui a
disloqué le marché mondial et la division internationale de ce temps là a
éclaté dans une économie capitaliste cadrée par les "Etats-nations"
et qu’elle a provoquée le repli des différents capitalismes nationaux sur leurs
bases nationales. Quelle que soit la forme d’internationalisation, l’économie
capitaliste génère des crises économiques. Ni le "New Deal", ni
aucune politique de "relance", n’a pu surmonter la crise des années
30. Seule l’économie d’armement et l’économie de guerre y sont parvenues. Quant
à l’essor économique d’après la deuxième guerre mondiale, il fut possible parce
que :
• la guerre a liquidé une masse énorme de capital qui ne l’avait pas
été par la crise
• la valeur de la force de travail était au plus bas dans tous les pays
(en Allemagne, au Japon elle n’était pas loin du point zéro)
• la formidable puissance du prolétariat était contenue, entravée par
la politique de reconstruction des Etats bourgeois et de l’économie capitaliste
qu’ont pratiquée, à l’ouest de l’Europe notamment, les partis socialistes et
social-démocrates, les PC, les appareils syndicaux.
Encore a-t-il fallu que l’impérialisme US soit hégémonique et en mesure
de discipliner politiquement, économiquement, financièrement l’ensemble des
puissances impérialistes "vainqueurs" et vaincues.
Très rapidement une crise s’est annoncée. La guerre froide, le
réarmement, la guerre de Corée ont donné une nouvelle impulsion à l’économie
capitaliste. L’impérialisme américain a supporté la plus grande charge de
l’économie d’armement, tandis que les autres puissances impérialistes, l’Allemagne
et le Japon surtout, en ont bénéficié.
En 1948-49 l’économie d’armement devient permanente aux USA. C’est elle
qui a été le volant d’entraînement de l’économie capitaliste dans son ensemble
et non "la régulation fordiste" et le "rapport salarial fordiste".
Parler de "modèle de production fordiste" (encore qu’il
s’agit plutôt de taylorisme) et l’opposer relativement au "toyotisme"
peut être à la rigueur acceptable. Parler de "consommation de masse"
et du "rapport salarial fordiste" comme régulateur de l’économie
capitaliste, comme le fait Chesnais, est une mystification. Le
"marxiste" Chesnais ne devrait pas oublier, ne fût-ce qu’un instant
ce que Marx écrit :
"C’est une tautologie
que de dire que les crises proviennent de ce que la consommation solvable ou
que les consommateurs capables de payer font défaut. Le système capitaliste ne
connaît d’autre mode de consommation que payant à l’exception de ceux de
l’indigent ou du "filou". Dire que les marchandises sont invendables
ne signifie rien d’autre qu’il ne s’est pas trouvé pour elles d’acheteurs
capables de payer donc de consommateurs. (que les marchandises soient achetées
en dernière analyse pour la consommation productive ou individuelle). Mais si,
pour donner une apparence de justification plus profonde à cette tautologie on
dit que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et
que cet inconvénient serait pallié dès qu’elle recevrait une plus grande part,
dès que s’accroîtrait en conséquence son salaire, il suffit de faire remarquer
que les crises sont chaque fois préparées justement par une période de hausse
générale des salaires où la classe ouvrière obtient effectivement une plus
grande part de la fraction du produit annuel destiné à la consommation. Du
point de vue de ces chevaliers qui rompent des lances en faveur du
"simple" (!) bon sens, cette période devrait au contraire éloigner la
crise. Il semble donc que la production capitaliste implique des conditions qui
n’ont rien à voir avec la bonne ou la mauvaise volonté, qui ne tolèrent cette
prospérité de la classe ouvrière que passagèrement et toujours comme signe
annonciateur d’une crise." ("Le Capital", Éditions sociales, Livre
II, pages 63 et 64).
La "consommation de masse", les "hauts salaires"
aux USA, ont résulté des conditions historiques particulières du développement
du capitalisme dans ce pays (besoin considérable, pendant des décennies, de
main-d’oeuvre) et de la lutte de classe du prolétariat américain.
Ford, en dépit de ses écrits préconisant la formation d’un large marché
par de hauts salaires, n’a jamais lâché un cent aux travailleurs exploités dans
ses entreprises que contraint et forcé. Il a poussé au maximum la productivité,
comme tous les patrons il a tout fait pour briser les grèves, intensifier
autant qu’il l’a pu l’exploitation.
Si à partir du milieu des années cinquante les prolétariats des
puissances impérialistes retrouvent et dépassent leur niveau de vie
d’avant-guerre, arrachant de nouveaux acquis, c’est en raison de leur
puissance, de leur capacité de combat, de la crainte qu’en ont les différentes
bourgeoisies et leurs gouvernements. La productivité du travail croissant
considérablement, le capital a pu faire des "concessions" en même
temps que diminuait la valeur de la force de travail et que la plus-value
relative s’accroissait. La haute conjoncture se maintenant le taux de profit
restait élevé. Pourtant dès les années soixante la tendance à la baisse du taux
de profit s’est manifestée à nouveau.
Chesnais poursuit :
"La période est marquée
par des fluctuations cycliques faibles correspondant à l’apuration des
déséquilibres assez bénins nés de l’accumulation et la demande, auxquels la
thérapeutique keynésienne peut aisément porter remède."
Là encore il oublie le fantastique parasitisme, dont
l’économie permanente d’armement américaine, qui "nourrit" (si l’on
peut dire) l’économie capitaliste dans son ensemble. Les USA l’ont financée en
utilisant leur position privilégiée dans le système monétaire et des paiements
international mis sur pied à Bretton Woods, que Nixon a exécuté par son
discours du 15 Août 1971, en déclarant officiellement que désormais le dollar
ne serait plus convertible en or. (voir "A propos de "la
mondialisation du capital"" Ière partie).
Chesnais s’efforce d’insérer ses analyses dans les analyses
"régulationnistes" :
Alors "pour
l’essentiel (le mouvement de l’internationalisation) aide à diffuser les normes
fordiennes, tout en confortant de façon passagère une accumulation du capital
dont le cadre essentiel reste l’économie de l’Etat-nation. L’IDE prend la forme
de "filiales-relais" dont l’offre est destinée prioritairement au
marché intérieur des pays d’accueil, avec un complément d’exportation dans
l’aire de commerce extérieure traditionnelle des mêmes pays." (page
251).
Pour Chesnais "les régulationnistes ont
encore porté peu d’attention aux effets de l’internationalisation du capital
sur la crise du mode de régulation fordiste." (page 251).
Pages 253 et 254 il écrit :
"Selon la compréhension
que nous (nous
égale Chesnais - NDLR) avons de l’accumulation fordiste (qui n’est pas celle
d’un régulationnisme "orthodoxe") trois séries de formes
institutionnelles paraissent avoir été particulièrement
"essentielles"."
(Donc il y aurait, selon Chesnais, "une
accumulation fordiste" !) Chesnais nous apprend à l’occasion qu’il n’est
pas un régulationniste "orthodoxe" (pas "orthodoxe" mais
"régulationniste" quand même).
"Les premières sont
celles qui ont permis de gérer, dans le sens de la croissance, l’une des
conséquences les plus centrales de l’accumulation capitaliste à savoir d’avoir
fait du travail salarié la forme absolument prédominante d’insertion sociale et
d’accès à un revenu. Jusqu’au début des années 1970 le système a su générer, au
moyen des éléments constitutifs du rapport salarial fordiste, un niveau
d’emploi salarié suffisamment élevé et suffisamment bien payé, à la fois pour
remplir les conditions de la stabilité sociale et se créer les débouchés
nécessaires à la production de masse (c’est-à-dire pour assurer le
"bouclage macroéconomique")."
"Un niveau d’emploi salarié suffisamment
élevé"
c’est-à-dire en l’occurrence le "plein emploi". N’en déplaise à
Chesnais le "plein emploi" n’est pas dans la logique et de l’intérêt
du mode de production capitaliste. En tout cas c’est l’avis de Marx :
"La loi de la
décroissance proportionnelle du capital variable, et de la diminution
correspondante dans la demande de travail relative, a donc pour corollaire
l’accroissement absolu du capital variable et l’augmentation absolue de la
demande de travail suivant une proportion décroissante, et enfin, pour
complément, la production d’une surpopulation relative. Nous l’appelons
"relative", parce qu’elle provient non d’un accroissement positif de
la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie
d’accumulation, mais au contraire, d’un accroissement accéléré du capital
social qui lui permet de se passer d’une partie plus ou moins considérable de
ses manouvriers. Comme cette surpopulation n’existe que par rapport aux besoins
momentanés de l’exploitation capitaliste, elle peut s’enfler et se resserrer
d’une manière subite." (Karl Marx, Oeuvres I, Bibliothèque de La Pléiade,
page 1146).
"Si l’accumulation, le progrès de la
richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation
ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de
l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son
Etat intégral. Elle forme une armée de réserve industrielle qui
appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et
disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation
flottants, et, indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la
matière humaine toujours exploitable et toujours disponible." (ibidem, page 1148).
Et encore :
"La réserve
industrielle est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en
fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation, partant aussi le nombre
absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail sont
plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du
capital amenant la mise en disponibilité de la force de travail, la réserve
industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse... Voilà la
loi générale, absolue, de l’accumulation capitaliste. L’action de cette
loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances
particulières." (ibidem, page 1162).
Bien entendu "l’armée de réserve
industrielle" est aussi nécessaire au capital pour peser sur la valeur de
la force de travail, aggraver les conditions de travail, accroître la mobilité
et l’exploitation des travailleurs.
Non "le système"
n’a pas "su générer" le plein emploi. Ce dernier fut du à des
circonstances particulières : les gigantesques dépenses parasitaires des Etats
qui ont créé un marché artificiel et la revendication ouvrière du "plein
emploi" qui s’est exprimée dès la fin de la deuxième guerre mondiale. A la page suivante (254)
Chesnais écrit :
"Aujourd’hui, en
premier lieu, le mode de production dominant (on suppose qu’il s’agit du mode
de production capitaliste, NDLR) étale au grand jour, de façon quotidienne, son
incapacité à gérer l’existence du travail salarié en tant que forme
prédominante d’insertion sociale et d’accès à un revenu. Après avoir détruit la
paysannerie et une large partie de l’artisanat urbain, désertifié des régions
entières, fait appel à l’armée industrielle de réserve des travailleurs
immigrés, créé des concentrations urbaines inhumaines et ingérables, il
condamne des millions de salariés et de jeunes au chômage structurel,
c’est-à-dire à la marginalisation sociale qui débouche aisément sur la
déchéance. Dans le même mouvement il accentue à l’intérieur de chaque pays les
différenciations professionnelles et sociales au point d’inviter les couches
les plus favorisées (ceux que R. Reich appelle "les manipulateurs de
symboles") à "faire sécession", comme le même auteur le note
fort bien (R. Reich, 1993)."
Le contraire est vrai. Du point de vue du capital la
"gestion" du travail salarié est bonne lorsqu’il y a une vaste
"armée de réserve industrielle". Or que l’on sache, le "mode de
production dominant" est le mode de production capitaliste. Il n’y a rien
de fortuit à ce que l’offensive capitaliste contre la valeur de la force de
travail, les conquêtes et les acquis de la classe ouvrière s’engage pleinement
à partir du début des années 80 : en Angleterre le chômage est passé de 5,2 %
de la population active au début 1980 à plus de 12 % fin 1982, aux USA il est
passé de 5,5 % au début 1980 à plus de 10 % fin 1982. "Aux Etats-Unis,
le taux de chômage a dépassé, pour la première fois depuis la grande crise la
barre des 10 %." ("Bilan économique et social 1982").
Ce haut niveau de chômage a été une des conditions du succès des
attaques des gouvernements Thatcher et Reagan contre les prolétariats de leurs
pays, attaques qui ont réduit drastiquement la valeur de la force de travail,
liquidé nombre de garanties, acquis, conquêtes de la classe ouvrière. A leur
tour, la réduction drastique de la valeur de la force de travail, la
destruction de nombre de garanties, acquis, conquêtes des prolétariats des
Etats-Unis et d’Angleterre ont donné un avantage considérable aux capitalismes
américain et anglais par rapport à leurs rivaux impérialistes.
"Le système (aurait) su générer, au moyen des éléments
constitutifs du rapport salarial fordiste, un niveau d’emploi salarié
suffisamment élevé et suffisamment bien payé, à la fois pour remplir les
conditions de la stabilité sociale et se créer les débouchés nécessaires à la
production de masse (c’est-à-dire pour assurer le "bouclage
macroéconomique").", au-dessus il en a déjà traité. "Le rapport
salarial fordiste" est une mystification. "Les débouchés à la
production de masse" ont été grandement conditionnés par l’économie
permanente d’armement, les marchés artificiels créés par les Etats bourgeois.
Il faut rappeler à Chesnais ce que Marx a écrit à propos du
"marché" ou plutôt comment Lénine a synthétisé ce que Marx a écrit à
ce sujet :
"La conclusion
principale de la théorie de la réalisation de Marx est la suivante :
l’accroissement de la production capitaliste, et, par voie de conséquence,
celle du marché intérieur, ne se fait pas tant au compte des objets de
consommation que des moyens de production... La section de la production
sociale qui fabrique les moyens de production doit donc grandir plus vite que
celle qui fabrique les objets de consommation. Ainsi l’accroissement du marché
intérieur est jusqu’à un certain point, "indépendant" de
l’accroissement de la consommation individuelle, s’effectuant plutôt au compte
de la consommation productive. Mais il serait erroné de comprendre cette
indépendance dans le sens d’une séparation totale de la consommation productive
et de la consommation individuelle : la première peut et doit augmenter plus
vite que la seconde (c’est à cela que se limite son "indépendance")
mais il va de soi que, finalement, la consommation productive reste liée à la
consommation individuelle." (Lénine "Le développement du capitalisme en
Russie", cité dans "Le Capital", Livre II, Tome II,
Editions sociales 1960, page 261).
Plus loin :
"Le développement de la
production (et par suite du marché intérieur lui-aussi) essentiellement au
compte des moyens de production semble paradoxal et présente en soi-même, sans
aucun doute, une contradiction. C’est une véritable "production pour la
production", c’est un élargissement de la production sans élargissement de
la consommation. Mais ce n’est pas là une contradiction dans la doctrine, mais
dans la vie elle-même : c’est précisément une contradiction qui correspond à la
nature même du mode de production capitaliste, autres contradictions de ce
système d’économie sociale. Cet élargissement de la production sans
élargissement correspondant de la consommation correspond justement à la
mission historique du capitalisme et à sa structure sociale spécifique : la
première consiste dans le développement des forces productives de la société ;
la seconde exclut l’utilisation de ces conquêtes techniques par la masse de la
population. Entre la tendance illimitée à l’élargissement de la production
propre au capitalisme et la consommation limitée des masses populaires (limitée
en raison de leur situation de prolétaires), il existe une contradiction
indéniable." (ibidem, page 203).
Et encore :
"L’analyse de la
réalisation chez Marx a montré qu’"en dernière analyse la circulation
entre capital constant et capital constant trouve sa limite dans la
consommation individuelle", mais la même analyse a montré le véritable
caractère de cette "limitation" ; elle a montré que les objets de
consommation jouent un rôle mineur dans la formation du marché intérieur
comparativement aux moyens de production." (ibidem, page 204).
L’affirmation que le prétendu "rapport
salarial fordiste" a "assuré le bouclage macroéconomique"
s’apparente à la conception de la solution des crise du régime capitaliste par
la consommation.
Selon Chesnais :
"Les secondes (séries
de formes institutionnelles qui ont permis "l’accumulation fordiste")
sont celles qui ont créé au niveau monétaire un environnement monétaire stable.
Celui-ci était fondé sur les taux de change fixes entre des monnaies
souveraines sur leur marché intérieur, mais il était marqué aussi par des
institutions et mécanismes, créant un degré significatif de subordination de la
finance aux besoins de l’industrie. (G. Ferne 1993)."
Il faut le dire vite qu’il existait un "environnement
monétaire stable" et "des taux de change fixes". Les
années 60 sont marquées par une crise récurrente du dollar, de multiples
manipulations monétaires, des dévaluations du franc, de la livre sterling, des
réévaluations du mark, le "pool de l’or", etc. Ce qui annonçait la
liquidation du système monétaire et de paiements internationaux de Bretton
Woods. Quant à la prétendue "subordination de la finance à
l’industrie" elle n’a pas empêché les spéculations financières, la
constitution et la croissance gigantesque de l’"eurodollar". La
différence réside surtout en ce que les Etats bourgeois ont financé leurs
déficits surtout de façon inflationniste.
Pour Chesnais,
"le plus important
tenait à l’existence d’institutions suffisamment fortes pour que celles-ci
puissent servir à imposer au capital privé des dispositions de toute sorte et à
discipliner son fonctionnement et disposant de ressources qui leur permettaient
aussi bien de colmater les défaillances sectorielles de l’investissement privé
que de relancer la demande."
Il est vrai qu’au lendemain de la seconde guerre
mondiale, les Etats bourgeois ont du jouer un rôle d’impulsion et
d’organisation économique qui fut décisif pour la reconstruction de l’économie
capitaliste, et qui a prolongé dans une certaine mesure le rôle qu’ils
assumèrent à la fin des années trente et pendant la guerre en impulsant et en
organisant l’économie d’armement et l’économie de guerre. En lisant Chesnais on
a l’impression que les Etats ont agi de cette façon au détriment du "capital
privé".
Chesnais s’éloigne tellement du marxisme qu’il oublie que l’" Etat
" en général cela n’existe pas. C’est toujours l’Etat de la classe sociale
dominante, en l’occurrence la bourgeoisie. Mais c’est encore là une généralité
insuffisante : c’est l’Etat bourgeois au service du capital financier au sens
où l’entendait Lénine, "concentration de la production avec, comme
conséquence, les monopoles ; fusion ou interpénétration des banques et de
l’industrie" ("L’impérialisme stade suprême du
capitalisme").
Chesnais continue :
"Le système a, pour la
première fois dans toute son histoire, confié le sort de la monnaie et de la
finance complètement aux marchés, dans les conditions et avec les conséquences
que nous avons analysées aux chapitres 10 et 11. Les gouvernements et les
élites qui gouvernent les principaux pays capitalistes avancés ont laissé le
capital-argent devenir une force aujourd’hui à peu près incontrôlable qui se
dresse "face à la croissance mondiale" en toute impunité. Enfin les
Etats ont vu leur capacité d’intervention réduite à peu de chose par la crise
fiscale, et les fondements de leurs institutions sapées au point de les rendre
à peu près incapables d’imposer quoi que ce soit au capital privé." (page 254).
Pèse et freine sur "la croissance
mondiale" non seulement le capital-argent, mais le capital dans son
ensemble (taux de profit trop faible dans l’industrie). Le "frein à la
croissance" ce sont les rapports de production capitalistes et pas
seulement telle ou telle espèce de capital.
Chesnais semble oublier encore une fois que ces Etats sont des Etats
bourgeois, instruments du capital. C’est encore trop général: ce sont des
instruments du capitalisme à son stade impérialiste, c’est-à-dire du capital
financier. Toutes les réglementations, la politique de ces Etats, pendant la
période que Chesnais baptise d’"accumulation fordiste" étaient au
service du capital financier au sens où l’entendait Lénine. La politique de ces
Etats prenait en compte y compris la forme dominante qu’avait alors
l’internationalisation du capital (investissements à l’étranger, entreprises
multinationales).
Exemples : Le maintien artificiel du cours du dollar à 35 dollars
l’once d’or a outrageusement avantagé la croissance des investissements
américains à l’étranger. Ne serait-ce qu’en établissant les conditions de
formation des euro-dollars et de leur multiplication la politique poursuivie a
conditionné le puissant essor, au cours des années 60 et suivantes, du
capital-argent. L’économie d’armement a créé un immense marché dont a bénéficié
le capital industriel, composante du capital financier.
Mais l’émission massive de dollars pour couvrir les déficits de la
balance américaine a provoqué l’effondrement du système monétaire et des
paiements internationaux de Bretton Woods. Le financement inflationniste de
l’économie capitaliste a préparé le "triomphe" du capital-argent. La
pratique, au cours des années 70, du "déficit sans pleurs" a débouché
sur la crise du dollar de 1978, crise qui a failli entraîner la dislocation des
rapports monétaires et des paiements internationaux. Il a fallu que
l’impérialisme américain passe d’une politique inflationniste, du "déficit
sans pleurs" à une politique "monétariste" et de recours à
l’emprunt de plus en plus massif pour combler les déficits. Dans les années 70
l’endettement public et privé s’était déjà considérablement accru renforçant
d’autant la position du capital-argent. Le tournant des années 1978-1980-1982
vers le recours systématique des Etats bourgeois à l’emprunt leur donne une
position dominante. Finalement c’est donc la politique pratiquée par les Etats
bourgeois, et particulièrement par l’Etat des USA, pendant les "trente
glorieuses" et les années suivantes, (politique dont manifestement
Chesnais a la nostalgie) qui a impulsé et fait monter en puissance le
capital-argent. Ce n’est pas seulement le "capital-argent" au sens
strict qui triomphe, mais le capital financier au sens où l’entendait Lénine,
"concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles
; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie" ("L’impérialisme
stade suprême du capitalisme", page 77).
L’affirmation "Le système a, pour la première fois dans toute
son histoire, confié le sort de la monnaie et de la finance complètement aux
marchés" est une caricature. Les Etats et les banques centrales
interviennent toujours sur le marché monétaire. Certes la "déréglementation
ou libéralisation monétaire et financière, la désintermédiation et le
décloisonnement des marchés financiers nationaux" sont devenus la
règle. Les monnaies sont désormais considérées comme des "actifs"
financiers. Les masses de manoeuvre en argent dont disposent les "investisseurs
institutionnels" sont largement supérieures aux réserves des banques
centrales. L’endettement des Etats par rapport à eux est déjà monumental et ne
cesse de croître. Pourtant les banques centrales continuent à jouer un rôle
important monétaire et financier. L’année 1995 le montre à l’évidence.
La crise financière mexicaine de décembre 1994 a contraint les USA et
le FMI à intervenir massivement (48 milliards de dollars) pour éviter
l’effondrement financier du Mexique et son extension en chaîne à l’ensemble du
système financier international. En quelques semaines le cours du dollar est
tombé de 25 % - le 19 avril il n’équivalait plus qu’à 79,75 yens, 1,35 mark.
(le franc a atteint le 8 mars son plus bas niveau historique par rapport au
mark : 3,59 francs pour un mark). Les causes de ces mouvements monétaires sont
multiples : la volonté délibérée des autorités monétaires américaines de faire
en sorte que le dollar se dévalorise pour rendre plus concurrentielles les
exportations des USA et surtout pour contraindre le Japon à ouvrir ses
frontières économiques ; la spéculation a suivi.
Cette chute rapide du dollar a entraîné d’importantes perturbations
dans les rapports entre les monnaies de l’Union européenne. Et surtout elle est
devenue menaçante pour le système financier japonais étant donné les
engagements massifs en dollars des établissements financiers de ce pays. "Le
bilan économique et social 1995" écrit :
"A la fin du premier
trimestre rien ne pouvait sembler pouvoir enrayer la chute continue du dollar
devenue une menace pour l’ensemble du système financier international et pour
les économies japonaise et européennes. Celle-ci a pourtant été stoppée à la
fin du mois d’avril, au cours du sommet du G7, par les interventions des
banques centrales sur le marché le 31 mai et, plus encore, par la fin des
"provocations" d’officiels américains se satisfaisant d’un dollar
faible pour "punir" le Japon. Le 7 juillet, de nouvelles
interventions de la Banque du Japon et de la Réserve fédérale américaine ont transformé
le raffermissement du dollar en un véritable rebond. Il s’est même accéléré
avec de nouvelles interventions les 2 et 15 août et après l’annonce en
septembre d’un nouvel assouplissement de la politique monétaire japonaise (Le 8 septembre la Banque du
Japon a abaissé son taux d’escompte à 0,5 % - NDLR). Au final, le billet
vert avait regagné 28 % au 20 décembre face au yen depuis son plus bas niveau
historique atteint le 19 avril (79,75 yens). Face au mark la devise américaine
est repassée de 1,35 mark en avril à plus de 1,44 mark à la fin de décembre.
"C’est le retour un peu inespéré de la
coopération monétaire internationale, symbolisée à plusieurs reprises en
juillet et en août, qui a modifié radicalement le sentiment des opérateurs des
marchés. Ces banques ont pris conscience du risque que le système financier du
premier créancier du monde, le Japon, s’effondre devant les effets de la
déflation de ses actifs, notamment ceux libellés en dollar. La chute de la
Bourse de Tokyo a atteint au premier semestre des proportions considérables.
"Le véritable catalyseur de la remontée du billet vert, c’est pour moi
l’annonce en juillet de la faillite de la banque Cosmo, une des premières
mutuelles bancaires du Japon", estime Hervé Goulletquer de la Caisse
centrales des banques populaires." (page 169)
Depuis la mi-juillet 1996, les mêmes causes
produisant les mêmes effets, à nouveau le dollar est à nouveau en crise, crise
qui entraîne celle des monnaies européennes.
Cela ne correspond pas, au contraire, aux affirmations de Chesnais
selon lesquelles les gouvernements laissent purement et simplement les
"marchés" régler le sort des monnaies et qu’ils sont impuissants.
Chesnais touche au ridicule lorsqu’il écrit :
"Les gouvernements et les élites (sic) qui gouvernent les
principaux pays capitalistes avancés ont laissé le capital-argent devenir une
force aujourd’hui à peu près incontrôlable qui se dresse "face à la
croissance mondiale" en toute impunité."
Les gouvernements n’ont pas "laissé le
capital-argent devenir une force à peu près incontrôlable" : ce sont
des gouvernements entièrement au service du capital financier et donc du
capital-argent. Chesnais poursuit :
"Enfin les Etats ont vu
leur capacité d’intervention réduite à peu de chose par la crise fiscale (?), et les fondements de
leurs institutions sapées au point de les rendre à peu près incapables
d’imposer quoi que ce soit au capital privé."
Déjà la IIème partie du texte "A propos de
"la mondialisation du capital"" a montré quel rôle essentiel
est plus que jamais joué par les Etats bourgeois au compte du capital financier
prétendument "mondialisé". Plus loin on y reviendra. Mais l’exemple
des interventions sur les marchés monétaires au cours de l’année 1995 montre
que les "Etats" ne sont pas "impuissants". Simplement ils
interviennent au compte de ce que Chesnais appelle "le capital
privé" et qui n’est rien d’autre que le capital financier. C’est dans
l’ordre des choses et correspond à la nature et à la fonction des Etats
bourgeois.
Sur la page suivante Chesnais fait des constatations correctes
concernant la déréglementation internationale, la mobilité du capital, leurs
effets sur les acquis et conquêtes du prolétariat. Mais il idéalise ce qui se
passait "précédemment (où) le combat contre le chômage pouvait
bénéficier de mesures de protection douanières et comporter des mesures
législatives, dont l’effet était relativement contraignant pour des firmes
puisque leur mobilité internationale était limitée". Décidément il a la
mémoire courte. Au cours de la crise des années 30 le barrage des frontières
économiques nationales n’a pas empêché que le chômage se développe massivement.
Il ne fut résorbé que par l’économie d’armement et l’économie de guerre. Quant
aux indemnités de chômage, aux compensations "sociales", elles ont
été arrachées par la classe ouvrière et imposée au capital. Occasionnellement
il nous affirme que "cette mobilité (celle du capital) tend
nécessairement à rendre des mesures telles que la réduction du temps de travail
d’une efficacité limitée tant qu’elles ne peuvent être imposées aux entreprises
partout - ou au moins dans les principaux pays - où celles-ci sont susceptibles
de se localiser".
Dans le cadre du régime capitaliste la réduction du temps de travail
n’a jamais supprimé le chômage, ou même ne l’a réduit. Si elle s’effectue sans
que soit maintenu le salaire effectif antérieur elle joue dans le sens d’un
rétrécissement du marché. De toute façon elle tend à réduire la plus-value
absolue et donc le taux de profit, dont la chute est la cause de la crise, ce
que le capital s’efforce de compenser en augmentant l’intensité du travail.
Pour autant qu’elle porte atteinte au taux de profit la réduction du temps de
travail aggrave la crise.
L’optique de Chesnais, au moins dans son livre, est réformiste : un
meilleur fonctionnement du régime capitaliste. La revendication de la
diminution du temps de travail, sans diminution des salaires réels (échelle
mobile des heures de travail) est une revendication politique. Elle vise à
mobiliser le prolétariat au nom du droit au travail, pour qu’il combatte pour
son existence en tant que classe que met en cause le chômage. Elle le dresse
contre le régime capitaliste (dont elle ne peut qu’aggraver la crise) contre
les Etats et gouvernements bourgeois, pour les renverser, prendre le pouvoir.
Elle doit être en connexion directe avec l’objectif d’établir et de réaliser
sous son contrôle un plan de production correspondant aux besoins des masses,
et pour cela d’exproprier la bourgeoisie de la possession des moyens de
production.
Chemin faisant Chesnais
adopte le point de vue de J. Schumpeter qui n’était pas précisément un marxiste
:
"La première partie des
années 1990 possède beaucoup de traits d’une dépression économique longue (au
sens de J. Schumpeter dans son travail classique sur les cycles économiques).
Même si la reprise tant de fois annoncée se matérialisait il est probable
qu’elle ne serait que partie d’une ondulation sur ce fond de dépression longue.
Celle-ci a eu un caractère mondial." (page 256).
Les théories sur les dépressions de "longue
durée" impliquent en contrepartie celles des périodes d’essor de longue
durée. Ensemble elles forment des "cycles longs". C’est-à-dire qu’au
terme de la "dépression longue" actuelle, il y aurait une
"période longue" d’essor. Au fond il s’agit de la pérennité du mode
de production capitaliste.
A la fin de cette page Chesnais engage une analyse des causes de cette
"dépression longue", ce qu’il appelle "un enchaînement à
caractère cumulatif et rétroactif dont les effets sont encore aggravés par les
facteurs relevant des opérations du capital-argent". La
première partie de cette analyse se termine au premier paragraphe de la page
260. Qu’en dire ? Certains développements sont intéressants, d’autres sont
discutables. Ainsi en ce qui concerne ce que Chesnais caractérise de "crise
fiscale des Etats". Son origine remonte au changement dans la
politique monétaire et financière : passage d’une inflation débridée qui
risquait d’entraîner la dislocation du système monétaire et des paiements
internationaux, à une politique de plus en plus "monétariste". Le
recours à l’emprunt, au marché pour combler les déficits a ses limites. Il
exige des taux d’intérêts d’autant plus élevés qu’il est massif. La politique
"monétariste" implique dans son développement la réduction au minimum
des déficits budgétaires. Cette politique est hautement favorable au
capital-argent - "mondialisation" ou non - qui est d’autant plus en
mesure de faire valoir ses exigences. Mais la réduction des déficits
budgétaires est discriminatoire : ce sont d’abord et avant tout les
"dépenses sociales" qui sont visées.
La suite est extraordinaire. Sous le titre "La dimension la
plus fondamentale de la "crise du mode de développement""
Chesnais écrit :
"Les transformations
technologiques, économiques et politiques des dix dernières années ont été
l’occasion d’un tournant radical. Aujourd’hui le développement compris
comme extension et "transplant" du mode de développement fordiste et
de ses prolongements ne représente plus une perspective offerte à l’ensemble
des continents et pays du monde. D’une part il n’est plus souhaité par ceux qui
en étaient autrefois les agents externes ; d’autre part on sait qu’il se heurte
à des limites écologiques incontournables en tant qu’il a toujours été conçu
comme une extension mondiale des modes de production et de consommation établis
dans les pays avancés."
Plus loin :
"Le développement de
toutes les parties du globe est d’autant moins souhaité qu’il n’est pas
possible en tant qu’extension des modes de production et de consommation
actuels des pays avancés. On sait, en effet, depuis une décennie au moins, que,
sous les angles décisifs de la consommation d’énergie, des émissions dans
l’atmosphère, de la pollution des eaux, des rythmes d’exploitation de
nombreuses ressources naturelles qui ne sont pas - ou seulement très lentement
- renouvelables, etc, le mode de développement sur lequel les pays de l’OCDE
ont construit leur niveau de vie élevé n’est pas généralisable à l’échelle de
la planète. Même en tenant compte des changements dans certaines consommations
survenus depuis les deux "crises pétrolières" et l’émergence des nouvelles
technologies, l’extension à la planète des formes de production, de
consommation, de transports (par véhicule automobile individuel) associés au
capitalisme avancé est incompatible avec les possibilités et contraintes
écologiques telles qu’on les mesure aujourd’hui. Les fondements du mode de
développement du capitalisme monopolistique contemporain - la propriété privée,
le marché, le profit, la consommation exacerbée par l’aiguillon de la
publicité, mais également recherchée constamment comme base de la relance de
l’activité industrielle (y compris par les partis de "gauche" et les
syndicats), le productivisme à tout crin sans égard pour les ressources
naturelles et la répartition du travail et des revenus - en fixent les limites
sociales, politiques et géographiques." (pages 261 et 262).
Les limites du mode de production capitaliste ne
procéderaient plus du capital lui-même (c’est-à-dire de ses rapports de
production), mais de celles que lui ont fixées les écologistes. D’autre part on
est en droit de se poser la question : par qui "Le développement de
toutes les parties du globe est d’autant moins souhaité" même "en
tant qu’extension des modes de production et de consommation actuels des pays
avancés" ? Est-ce par les capitalistes, ou par ceux qui en Afrique, en
Amérique latine, en Asie sont totalement démunis et n’ont pas même la
possibilité de vendre leur force de travail.
Chesnais pose la question : "sortir de la crise sans mode de
production nouveau ?". Voici sa réponse :
"R. Boyer rappelle avec
raison que les rapports sociaux capitalistes ont fait preuve, depuis cent
cinquante ans et surtout au XXème siècle d’une plasticité considérable (page
70) et que ceux qui ont annoncé la "crise finale" en ont été pour
leurs frais. La leçon vaut bien sûr pour ceux qui annonceraient, comme ce livre
tend à le faire, la plongée progressive de la société mondiale dans la
barbarie."
Et là-dessus Chesnais rend les armes :
"En "stricte
théorie" (quelle
théorie ?) (pour utiliser l’expression dont Boyer se sert en parlant de la
"crise ultime du mode de production"), rien ne permet de dire que le
capitalisme ne sera pas capable d’instaurer un mode de développement reposant
sur des formes de consommation et un mode de vie tout à fait différent de ceux
qu’il a développés au cours de son histoire (au XXème siècle en particulier).
On sait que technologiquement la chose serait faisable, mais le serait-elle
sociologiquement et politiquement, tant ces formes sont étroitement liées à la
propriété privée et à une forme bien particulière d’individualisme ? Pour
l’instant, en tout état de cause, la tendance qui parait prédominer est celle
d’un système qui tend à se replier sur lui-même, qui s’installe dans le
"dualisme" et dont les dirigeants suivis d’une partie assez large de
la population, ont entrepris de construire à la fois des remparts pour contenir
les "barbares" aux limes et des barbelés autour de leurs
ghettos intérieurs." (pages 262 et 263).
Vraisemblablement délibérément Chesnais mélange tout
: la question de la "crise finale" est une question bien précise à
laquelle Trotsky en particulier a depuis longtemps répondu (et d’une certaine
façon Marx). Les crises de surproduction, notamment, sont dans le mode de
production capitaliste, inéluctables. Elles proviennent des rapports de
production de celui-ci. Elles en sont aussi les régulateurs. Mais avec
l’"impérialisme stade suprême du capitalisme" les crises prennent une
nouvelle dimension : la crise des années 30 disloque l’économie capitaliste,
impose le repli sur les Etats nationaux et finalement elle n’a été surmontée
que par l’économie d’armement et l’économie de guerre. C’est dans ces
conditions que la question a été posée :est-ce "la crise finale". Ce
à quoi Léon Trotsky a répondu : il n’y a pas de crise économique finale du mode
de production capitaliste. Si le prolétariat ne prend pas le pouvoir,
n’exproprie pas le capital, n’établit pas un mode de production basé sur la
satisfaction des besoins, alors, inéluctablement, le mode de production
capitaliste surmontera sa crise économique d’une façon ou d’une autre.
C’est une tout autre chose que "en "stricte
théorie""... "le capitalisme soit capable d’instaurer un
mode de développement reposant sur des formes de consommation et un mode de vie
tout à fait différent de ceux qu’il a développés au cours de son histoire (au
XXème siècle en particulier).". Le "marxiste" Chesnais
raconte de drôles d’histoires. "Les formes de consommation, le mode de
vie" résultent des rapports de production capitalistes, de ce qui est
son moteur : la production de la plus-value et sa réalisation, la
transformation d’une partie de celle-ci en capital élargi, l’accumulation (voir
plus haut). Pour que cela change il faudrait que le mode de production capitaliste...
cesse d’être le mode de production capitaliste. Chesnais doute pour d’autres
raisons : "Pour l’instant... la tendance qui paraît prédominer est
celle d’un système qui tend à se replier sur lui-même". Mais ce n’est
qu’une "tendance" qui "pour l’instant" paraît
"prédominer", or, une tendance ça peut s’inverser. Toutefois
Chesnais s’indigne : il dénonce la construction "de remparts pour
contenir les "barbares" aux limes et des barbelés autour de
leurs ghettos intérieurs".
Ensuite Chesnais développe, dans le style qui lui est propre, une
demi-vérité. Il cite Michelet qui aurait écrit dans "Capitalisme
mondial" que "l’économie mondiale comme réalité empirique
n’est pas achevée. Elle est en voie de totalisation. (1985, p.302)".
Et de façon plus précise encore que "l’économie mondiale n’est pas
achevée. La réalité actuelle [...] doit être qualifiée de réalité en
formation. Les conditions d’une extension planétaire intégrale du MPC sur
la base de la mondialisation totale sont certes plus avancées qu’en 1914,
infiniment plus que par rapport au XIXème siècle des historiens de
l’économie-monde, mais nous sommes encore loin du modèle de référence du Livre
II du "Capital" de Marx (ibid., p.316)". Chesnais
commente :
"Nous retrouvons ici le
problème que nous avons évoqué au chapitre 2 à propos des deux manières
d’interpréter les trois cycles du capital. Mais l’expression "réalité en
formation" peut être également interprétée comme voulant dire que le capitalisme
mondial pourrait avoir une autre configuration que celle qu’il possède
aujourd’hui. C’est de cela que nous ne sommes pas convaincus.
"Le modèle de référence dont il est
question est utilisé par Marx (entre autres choses) pour établir que, avant que
le capital industriel ne parvienne à s’enraciner définitivement et qu’il puisse
y avoir reproduction élargie et accumulation en longue période, il fallait que
les trois cycles du capital aient été subordonnés aux besoins du capital
productif. A partir du moment où il en est ainsi, le capital-argent, comme le
capital-marchandise (ou capital commercial), même "s’ils apparaissent avec
leurs fonctions à côté du capital industriel comme support de branches
d’affaires spéciales", ne représentent, dit Marx, "plus que des modes
d’existence de différentes formes fonctionnelles que le capitalisme industriel
prend et rejette alternativement dans la sphère de la circulation, modes
d’existence promus à l’indépendance et développés à part en raison des besoins
de la division sociale du travail." (Le Capital livre II, chap. I, p.51).
"Le fait que l’unification des trois
cycles du capital en moments différenciés d’un cycle unique sous l’égide du
capital productif ait représenté (et représente toujours "en stricte
théorie") une condition pour que les rapports de production (capitalistes - NDLR)
prennent racine dans un pays (au départ l’Angleterre) ne signifie pas qu’elle
représente une perspective réaliste dans la situation qui est celle du
capitalisme mondial à la fin du XXème siècle. Attendre "l’achèvement de
l’économie mondiale" sous la forme de l’extension du capital productif ou
capital industriel "seul mode d’existence du capital où sa fonction ne
consiste pas seulement en appropriation, mais également en création de
plus-value" (ibid) serait un peu comme attendre Godot.
"Puisque la société mondiale ne touche
pas à "la fin de l’histoire", la configuration de l’économie mondiale
va nécessairement évoluer. Mais dans le sens où Michelet utilisait en 1985
notre réponse est que l’économie mondiale est constituée ; non pas selon
"le schéma de référence du Livre II", si prestigieux qu’il soit, mais
selon les modalités qui sont plus proches du contenu méthodologique des
discussions sur le capital financier des trente premières années du XXème
siècle (4). Cela nous permet de résumer nos principales conclusions."
___________________
" (4) : Les principaux
théoriciens marxistes de la IIème et IIIème Internationales qui se sont
intéressés dans la période 1910-1930 au capital financier et aux traits
"parasitaires" du capitalisme comprennent notamment Hilferding, Rosa
Luxembourg, Boukharine, Lénine, Trotsky."
Pourquoi écrire clairement quand on peut le faire de
façon obscure ? Telle est la première réflexion qui vient à l’esprit, à la
lecture du dernier membre de l’avant-dernière phrase de cette citation. Que
sont donc, "les modalités qui sont plus proches du contenu
méthodologique (?) des discussions sur le capital financier des trente
premières années du XXème siècle" ? Chesnais se livre à une des
jongleries qui lui sont habituelles. Il faut décrypter. Chesnais est "plus
proche" (plus proche seulement) de l’analyse faite notamment par
Lénine du capital financier que du "schéma de référence du Livre
II" du Capital et même n’est que du "contenu méthodologique".
En d’autres termes "méthodologiquement" O.K. mais sans partager
l’appréciation de Lénine "l’impérialisme stade suprême du
capitalisme" (voir plus loin).
Chesnais évoque l’avenir du mode de production capitaliste sans même
parler de l’inéluctable crise qui le menace et le disloquera, à plus ou moins
longue échéance, et en comparaison de laquelle celle des années trente paraîtra
une simple répétition. C’est incroyable et pourtant !
"Le capital industriel
est le seul mode d’existence du capital où sa fonction ne consiste pas
seulement en appropriation, mais également en création de plus-value autrement
dit de surproduit. C’est pourquoi il conditionne le caractère capitaliste de la
production ; son existence implique celle de la contradiction de classe entre
capitalistes et ouvriers salariés. Au fur et à mesure qu’il s’empare de la
production sociale on assiste au bouleversement de la technique, ainsi qu’à
l’organisation sociale du procès du travail, et, par cela même, du type
économico-historique de la société. Les autres variétés du capital qui ont
apparu avant lui au sein de conditions de production sociales révolues ou en
décadence, se subordonnent à lui et subissent des modifications appropriées
dans le mécanisme de leurs fonctions. Qui plus est elles ne se meuvent plus que
sur sa base ; elles vivent et meurent, persistent et tombent sur cette base
qu’il leur fournit. Quant au capital-argent ou au capital-marchandise, pour
autant qu’ils apparaissent avec leurs fonctions à côté du capital industriel,
comme supports de branches d’affaires, ils ne représentent plus que les modes
d’existence des différentes formes fonctionnelles que le capital industriel
prend et rejette alternativement, dans la sphère de la circulation, modes
d’existence promus à l’indépendance et développés à part en raison de la
division sociale du travail."
("Le Capital",
Livre II, Tome II, page 53, Editions sociales - 1960).
Chesnais écrit :
"En ce qui concerne
enfin la question centrale du mouvement du capital sous trois formes, nous
avons présenté un ensemble de données qui tendent à suggérer le crépuscule du
cycle unifié placé sous la domination du capital industriel. Nous avons pu
constater plusieurs expressions de la capacité du capital commercial, sous ses
formes les plus concentrées soit de se poser en rival du capital industriel
(voir la fin du chapitre 5), soit de lui imposer des ponctions sur la
plus-value, moyennant un contrôle efficace de l’aval, c’est-à-dire de l’accès
au marché. Dans le cas du capital-argent, il s’agit bien plus que de cela. Il
s’agit de la réaffirmation par le capital-argent de son autonomie totale
face au capital industriel, ainsi que l’émergence d’une situation où c’est le
mouvement propre de ce capital qui tend à imprimer sa marque sur l’ensemble des
opérations du capitalisme contemporain.
(...) L’"économie mondiale porte la marque
de la financiarisation à outrance, de la domination d’un capital rentier, voire
usurier, et d’opérations de plus en plus nombreuses gangrenées par les réseaux
maffieux que celle d’un capital orienté vers le développement des forces
productives. Il n’y a guère qu’en Asie du Sud-Est où la logique du
"accumulez, accumulez c’est la loi des prophètes" prévaut encore tant
soit peu." (pages 265 et 266).
Normalement Chesnais devrait conclure : "le
mode de production capitaliste va vers une catastrophe sans précédent, vers sa
dislocation". Mais il nage et tente de nous entraîner dans la pire des
confusions. D’abord il se sert d’expressions qui n’ont ni queue ni tête : "l’autonomie
totale" du capital-argent. Si on accorde au terme autonomie le sens
d’indépendance alors "totale" est de trop. Si on lui attribue le sens
d’une liberté limitée il est encore de trop. Chesnais veut, en ajoutant au mot
"autonomie" celui de "totale", affirmer la pleine
indépendance du capital-argent par rapport à la production. Or comme hier et
demain, aujourd’hui :
"Le capital industriel
est le seul mode d’existence du capital où celui-ci n’a pas seulement comme
fonction l’appropriation, mais également la création de la plus-value ou du
surproduit. Il est par conséquent la condition du caractère capitaliste de la
production ; son existence implique l’antagonisme de classes entre capitalistes
et travail salarié."
Le mode de production capitaliste n’existe et ne
peut exister que si dans le processus de production est produite la plus-value.
Tout profit réel, qu’il soit perçu par le capital commercial ou le
capital-argent a ses origines dans la production, la création de la plus-value.
Si ce n’est pas une dépendance fondamentale par rapport à la production, les
mots ne veulent plus rien dire.
La masse des capitaux de toute nature - capital industriel, capital
commercial, capital-argent - qui réclament leur part de profit est gigantesque
et ne fait que grandir en regard d’une masse de plus-value qui, elle, tend à
régresser. Le capital est engagé dans une lutte sans merci pour défendre le
taux de profit, de la seule façon dont c’est possible : en abaissant au minimum
la valeur de la force de travail, en aggravant le taux d’exploitation, en
accroissant au maximum la plus-value absolue et la plus-value relative. Ce
faisant il tend jusqu’au point de rupture la contradiction que Marx énonce
ainsi :
"La raison ultime de
toutes les crises réelles, c’est toujours la pauvreté et la consommation
restreinte des masses, face à la tendance de l’économie capitaliste à
développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que le
pouvoir de consommation absolu de la société." (Karl Marx, Oeuvres,
Économie II, page 126, La Pléiade)
Ce qu’il exprime aussi d’une autre façon :
"Dire que la
surproduction n’est que relative c’est tout à fait correct, mais dans son
ensemble le mode de production capitaliste n’est précisément qu’un mode de
production relatif, dont les limites ne sont pas absolues : elles ne sont
absolues que pour ce type de production, c’est-à-dire sur ses propres bases.
Sans cela il ne pourrait y avoir une demande insuffisante de marchandises dont
la masse du peuple est privée et on ne serait pas forcé de rechercher cette
demande à l’extérieur, sur des marchés lointains, pour pouvoir mesurer aux
ouvriers de l’intérieur la portion congrue de subsistances nécessaires. En
effet, ce n’est que dans ce contexte spécifiquement capitaliste où le produit
excédentaire prend une forme où son possesseur ne peut l’offrir à la
consommation qu’après l’avoir reconverti en capital. Si l’on dit enfin que les
capitalistes n’ont qu’à échanger et à consommer leurs marchandises entre eux on
perd de vue la nature foncière du système capitaliste et l’on oublie qu’il
s’agit de faire fructifier le capital et non de le consommer. Bref, toutes les
objections qu’on fait aux phénomènes palpables de la surproduction (qui, eux,
ne se soucient guère de ces objections) tendent à affirmer que les limites de
la production capitaliste ne sont pas des limites de la production en
soi et partant qu’elles ne peuvent non plus constituer des limites pour ce
mode de production spécifique, la production capitaliste. Mais, justement, la
contradiction de ce mode de production capitaliste réside dans sa tendance à
développer absolument les forces productives, qui entrent sans cesse en
conflit avec les conditions spécifiques de production, dans lesquelles
se meut le capital, les seules dans lesquelles il puisse se mouvoir.
"On ne produit pas trop de subsistances
proportionnellement à la population existante. Au contraire. On en produit trop
peu pour satisfaire décemment et humainement la masse de la population.
"On ne produit pas trop de moyens de
production pour occuper la fraction de la population apte au travail. Au
contraire. Premièrement, on produit une trop grande fraction de la population
qui effectivement n’est pas capable de travailler, qui par les conditions dans
lesquelles elle vit n’a d’autre ressource que d’exploiter le travail d’autrui,
ou est réduite à des travaux qui ne peuvent être tenus pour tels que dans le cadre
d’un mode de production misérable. Deuxièmement, on ne produit pas assez de
moyens de production pour permettre à toute la population apte au travail de
travailler dans les conditions les plus productives, donc pour permettre de
réduire son temps de travail absolu grâce à la masse et à l’efficacité du
capital constant employé pendant le temps de travail.
"Mais on produit périodiquement trop de
moyens de travail et de subsistances pour pouvoir les faire fonctionner comme
moyens d’exploitation des ouvriers à un certain taux de profit. On produit trop
de marchandises pour pouvoir réaliser et reconvertir en capital neuf la valeur
et la plus-value qu’elles recèlent dans les conditions de distribution et de
consommation impliquées par la production capitaliste, c’est-à-dire pour
accomplir ce procès sans explosions se répétant sans cesse.
"On ne produit pas trop de richesse.
Mais on produit périodiquement trop de richesse sous ses formes capitalistes,
contradictoires.
"La limite du mode de production
capitaliste apparaît dans le fait que :
"1. Avec la baisse du taux de profit, le
développement de la force productive du travail donne naissance à une loi, qui,
à un certain moment, entre en opposition absolue avec le propre développement
de cette productivité. De ce fait, le conflit doit être constamment surmonté
par des crises.
"2. C’est l’appropriation de travail non
payé et le rapport entre ce travail non payé et le travail matérialisé en
général ou, pour parler en langage capitaliste, c’est le profit et le rapport
entre ce profit et le capital utilisé, donc un certain niveau du taux de profit
qui décident de l’extension ou de la limitation de la production, au lieu que
ce soit le rapport de la production aux besoins sociaux, aux besoins d’êtres
humains socialement évolués. C’est pourquoi des limites surgissent déjà pour la
production à un degré de son extension, qui, sinon, dans la seconde hypothèse,
paraîtrait insuffisant et de loin. Elle stagne, non quand la satisfaction des
besoins l’impose, mais là où la production et la réalisation de profit
commandent cette stagnation."
A son stade impérialiste - du capital financier - à partir des rapports
de production qui lui sont propres, le capitalisme développe des contradictions
dérivées que Lénine a dégagées (voir "L’impérialisme stade suprême du
capitalisme") : la gigantesque croissance du capital-argent en
résulte. Il faut surtout souligner la prolifération du capital fictif. Les
sources de ce capital fictif sont multiples. L’évolution des cours boursiers
souligne sa croissance. Exemple le Dow Jones.
24/10/1921 : 350 points (environ) ; 1932 il tombe à 40 points ; en 1962
: 725 points environ ; en 1982 il se situe à 600 points environ; 25/3/1987 il
atteint 2 700 points - soit une hausse de 450 % entre 1982 et 1987.
Après le krach boursier du 27 octobre 1987 il retombe à 1 738 points ;
fin 1987 il est à 2 791 points ; 31 décembre 1993 : 3 754,09 points ; juillet
1995 4 700 points ; 1er septembre 1995 : 4 607 points ; le 13 décembre 1995 il
s’est élevé jusqu’à 5 200 points ; à la fin mai 1996 : 5 778 ; au 27 juillet
1996 : 5 346,59.
Si l’on en croit le livre "Finance et économie, la
fracture" :
"Les cinq plus grandes
Bourses du monde capitalisent en 1994 une masse financière de 18 000 milliards
de dollars (dont 45 % en obligations) soit, à peu de choses près, l’équivalent
d’une année de production mondiale en volume.
"Rappelons-nous : en 1981 les mêmes
places ne capitalisaient que 3 280 milliards d’actifs en valeurs mobilières
(actions et obligations) soit, à l’époque, un quart seulement du PIB mondial.
Autrement dit, la capitalisation de ces places a connu une croissance quatre
fois plus rapide que celle de la production mondiale." (cette citation a déjà été faite
dans la IIème partie de "A propos de "la mondialisation du
capital"").
La création de capital fictif a de multiples
sources. Déjà Marx écrivait :
"Dans les pays à
production capitaliste développée, les fonds de réserve des banques expriment
toujours, en moyenne, le volume d’argent existant sous forme de trésor ; et à
son tour une partie de ce trésor lui-même existe sous forme de papier monnaie,
de simples billets représentant une somme d’or, mais qui n’ont pas de valeur
par eux-mêmes. Donc la majeure partie du capital du banquier est purement
fictive et consiste en créances (traites), fonds d’Etat (qui représentent du
capital dépensé) et actions (assignations sur un revenu à venir). A ce sujet il
ne faut pas oublier que la valeur-argent du capital, que ces titres enfermés
dans les coffres-forts du banquier représentent, est tout à fait fictive, même
s’ils constituent des assignations sur des revenus (comme c’est le cas pour les
fonds d’Etat), ou s’ils sont des titres de propriété portant sur du capital
réel (comme les actions) et que cette valeur est régie par des lois différentes
de celles qui déterminent la valeur du capital réel, qu’une partie d’entre eux
tout au moins représentent ; ou encore que lorsqu’ils représentent une simple
créance sur des revenus et pas de capital, l’expression de la créance ouvrant
droit à ce revenu est un capital-argent fictif dont le montant varie sans
cesse. Il faut en outre ajouter que le capital fictif du banquier, pour la plus
grande part, ne représente pas son capital, mais celui du public qui l’a mis en
dépôt chez lui avec ou sans intérêt." ("Le Capital", Livre II, Tome II,
Editions sociales, 1959, pages 131-132).
De nos jours ce ne sont pas seulement les banques
qui détiennent des masses énormes de capital fictif. Les fonds de pension, les
fonds mutuels, de multiples organismes financiers, en détiennent la plus grande
partie. Actions, obligations, bien sûr, mais aussi nombre de créances,
d’effets, qui circulent, les produits dérivés. La totalité des monnaies et des signes
monétaires n’est plus, depuis qu’elles circulent à cours forcé, que du capital
fictif. L’a confirmé la suppression, en 1975, de toute référence, fût-elle
théorique, à une définition-or : chaque monnaie se définit dans ses rapports
aux autres monnaies. Un champ extraordinaire est ouvert à la spéculation qui
est elle-même un facteur de multiplication du capital fictif.
Dans le capital de prêt, le prêteur cède à l’emprunteur un
capital-argent que ce dernier peut utiliser pour prélever une partie de la
plus-value produite dans la production. En échange il reçoit une reconnaissance
de dette portant intérêt. L’endettement mondial - endettement des Etats, des
collectivités locales, des entreprises, des particuliers - augmente à grande
vitesse et avec lui la masse des "reconnaissances de dettes" et celle
des intérêts que perçoit le prêteur, d’autant que la demande croissante de
prêts pousse à la hausse des taux d’intérêt. Les reconnaissances de dettes se
transforment ipso-facto en capital fictif. Grosso-modo à l’échéance les
prêts sont renouvelés, ou passent de débiteurs à d’autres. les intérêts des
prêts consentis, à l’exception de la partie qu’utiliseraient éventuellement les
capitalistes pour leur consommation, augmentent d’autant la masse du capital
fictif en circulation.
La spéculation est surtout intéressée par les variations des prix
(gains en capital) des actifs ou des objets sur lesquels elle spécule. Les taux
d’intérêt ou les dividendes que rapportent ces actifs n’en jouent pas moins un
rôle important. Cela ressort à l’évidence en ce qui concerne obligations et
actions. L’indice Dow Jones est significatif à cet égard, les autres indices
boursiers ne le sont pas moins. Mais c’est vrai de toutes les spéculations :
sur les monnaies et autres "valeurs", les matières premières, etc.
Les "gains en capital" tel est le principal objectif et non l’intérêt
et ce sont ces gains qui constituent les "profits" de la spéculation.
En réalité il s’agit surtout d’un accroissement, sinon d’une multiplication, de
la masse du capital fictif. Ce genre de "profit" n’est évidemment pas
pris sur la plus-value. Il est destiné à se dégonfler comme une baudruche avec
le dégonflement des "actifs" sur lesquels a joué la spéculation.
Marx écrit à propos des
obligations et des actions :
"Si la chute ou la
montée des cours de ces titres n’a pas de rapport avec le mouvement de la
valeur du capital réel qu’ils représentent, la richesse d’une nation est aussi
grande avant la dépréciation ou la hausse de leur valeur qu’après." ("Le Capital",
ibidem, Livre III, Tome II, page 130).
La spéculation peut aussi s’exercer à la baisse dans
un premier temps pour jouer à la hausse dans un second - c’est souvent le cas
en ce qui concerne les monnaies, de leur rapport entre elles.
L’analyse de Chesnais sur le capital-argent n’est pas, à bien des
égards, satisfaisante. Si les profits spéculatifs représentaient une ponction
sur la plus-value produite dans le secteur productif il y a longtemps que le
taux de profit général se serait effondré avec toutes les conséquences que cela
aurait impliquées. Au contraire, pour le moment, la spéculation est un recours
pour des capitaux qui sans quoi resteraient en jachère. Son développement est
pourtant une redoutable menace à terme pour le système financier international.
L’indépendance du capital-argent par rapport à l’ensemble de l’économie
capitaliste a ses limites. La spéculation doit tenir compte de données
objectives. Ainsi de la spéculation sur les monnaies. Les variations entre
monnaies dépendent de nombre de facteurs.
Chesnais explique à propos
de la chute du taux de change du dollar :
Les "opérateurs sur
le marché des changes ont voulu apporter une nouvelle fois la démonstration
qu’ils sont désormais en mesure de provoquer des attaques concertées
victorieuses (que la théorie monétaire nomme aujourd’hui des crises
"autoréalisatrices") c’est-à-dire de modifier le niveau relatif de
toutes les monnaies sans exception, dollar compris, afin de pouvoir encaisser
la variété particulière de profits financiers spéculatifs dont ils se
nourrissent." (page 121).
La spéculation sur les monnaies, et, notamment sur
le dollar dépend de données objectives : le déséquilibre entre les émissions de
monnaies et les besoins de la circulation des marchandises. Les déficits et
déséquilibres américains par rapport au reste du monde jouent dans le sens de
la baisse à long terme du dollar vis-à-vis du mark et du yen. Aussi au travers
d’oscillations de mars 1992 à la fin 1996 le dollar est passé de 1,68 mark à 1,44,
de 135 yens à 110. Les différentiel de taux d’intérêt de pays à pays jouent.
L’un des facteurs de la cotation en Bourse est : pour les obligations,
le rapport entre les taux d’intérêt généraux et celui des obligations
considérées ; pour les actions, le rapport entre les taux d’intérêt généraux et
les dividendes qu’elles permettent de percevoir. La spéculation franchit ces
limites. Le retour est d’autant plus brutal que la situation des emprunteurs se
dégrade ou que chutent brutalement les dividendes. Pour les obligations il
importe que l’inflation ne les dévalorise pas.
Les conséquences peuvent être catastrophiques pour le système financier
international. Il suffit pour le savoir de se reporter à la crise mexicaine de
fin 1994-début 1995 où il a failli être emporté. Le "Bilan économique
et social 1995" écrit :
"L’aide massive de la
communauté (sic)
internationale, sous l’impulsion des États-Unis et du FMI qui s’engagent à
prêter 47 milliards pour lui permettre de faire face à la crise de liquidités,
vise avant tout à éviter l’effondrement du système financier international
durement secoué par l’"effet Tequila".
"Cela donne un répit au Mexique mais à
quel prix ! La production pétrolière, symbole du nationalisme mexicain, doit
servir de garantie pour l’obtention de cette ligne de crédit. Une véritable
humiliation.
"Le 9 mars, Mexico annonce un nouveau
plan d’ajustement, qui fixe comme objectifs une chute de 2 % du PIB et une
inflation de 42 % pour l’année. Les chiffres du deuxième trimestre
correspondant sont plus alarmants que prévu : le PIB baisse de 10,5 % par
rapport au trimestre correspondant de l’année précédente. Le ministre des
finances Guillermo Ortiz ne cesse de dire "Nous avons touché le fond. Le
redressement est proche." Les faits lui donnent tort. Le Mexique vit une
récession sans précédent et il faut réviser sans cesse les chiffres à la
baisse. La croissance chutera donc de 6 % environ et l’inflation dépassera 50 %
contre 8 % en 1994.
"Les investissements étrangers tombent à
3,5 milliards de dollars, deux fois moins que l’année antérieure. Des milliers
de petites et moyennes entreprises (cuir, textile, alimentation, etc...)
ferment leurs portes, entraînant la perte de millions d’emplois sur l’année,
alors que, pour absorber les nouveaux venus sur le marché du travail il
faudrait créer un million de postes par an. Le gouvernement est contraint
d’injecter plusieurs milliards de dollars pour sauver le secteur bancaire,
fragilisé par l’augmentation spectaculaire des créances non recouvrables. La
consommation des particuliers baisse de 13,7 % en moyenne et s’effondre dans le
secteur automobile, qui voit ses ventes diminuer de 70 % et ne trouve son salut
que dans l’augmentation des exportations vers les États-Unis." (pages 62 et 63).
Autre exemple. Les "fonds de pension",
les "mutual fonds" sont, en grande partie, composés
d’obligations et d’actions (ce qui n’empêche pas qu’ils soient utilisés à
d’autres spéculations). Ils s’élevaient à 6 900 milliards et à 2 160 milliards
de dollars en 1993. L’effondrement des cours en Bourses sonnerait leur glas.
En réalité l’interdépendance entre le capital fictif, le capital-argent
et le capital commercial reste très étroite.
Chesnais souligne la croissance du "capital-argent". Il
s’agit surtout de la croissance folle du capital fictif qui gonfle la
"sphère financière". A cet égard il fournit des données et des
développements importants. Mais l’un des défauts de son livre est de ne
s’intéresser que peu à la croissance et au rôle de ce capital fictif. Il centre
presque tout sur le capital de prêt qui prélève une "rente" sur la
plus-value produite dans le secteur productif. Mais il se trouve que ce capital
de prêt est lui-même du capital fictif et qu’il reverse généralement les
intérêts qu’il perçoit à de nouveaux emprunts.
Dans la mesure où s’accroît l’endettement, l’emprise du capital de prêt
sur les États, les "collectivité locales", les entreprises
(lorsqu’elles y ont recours et ne sont pas elles-mêmes engagées dans des
activités financières), les particuliers, s’accroît.
Chesnais présente le capital-argent comme un bloc homogène. Ce n’est
pas le cas. Ainsi la demande de capital de prêt augmentant, celui-ci exige des
hauts taux d’intérêt ; le capital spéculatif, qui joue sur les changements de
prix des actifs, non. C’est plutôt le contraire : si on se souvient de ce
qu’explique Marx, la cotation des "valeurs" dépend du rapport
dividende ou intérêt (pour les obligations) sur taux de l’argent.
Il explique que la hausse,
en 1994, des taux d’intérêt aux USA a été dictée par les "marchés
financiers".
"La hausse des taux
d’intérêt américains... intervient alors que la reprise cyclique ne fait que
commencer : elle manifeste tout bonnement la capacité que les revenus rentiers
parasitaires possèdent désormais de défendre leurs positions quel qu’en soit le
coût pour l’économie mondiale et d’interdire que le montant de leur ponction
sur la valeur (exprimée par les taux d’intérêt positifs en termes réels) soit
entamée... mieux par une hausse des prix de 1 ou 2 %." (page 21).
Voici les faits. La reprise aux USA a commencé en 1993 (en 1991 elle s’était amorcée). La croissance a été de 3,1 % en 1993, de 4,7 % en 1994. Les prix ont augmenté de 3,9 % en 1991, de 3,9 % en 1992, de 2,6 % en 1993, de 2,2 % en 1994.
Quant aux taux d’intérêt ils ont varié de la façon suivante :
|
1989 |
1990 |
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
taux à 3
mois court terme |
8 % |
6,3 % |
4 % |
3 % |
3 % |
5,57 % |
obligations
à 30 ans |
8 % |
8 % |
7,8 % |
7,1 % |
6 % |
7,49 % |
On constate que les taux d’intérêt à court terme sont tombés, par
rapport à 1989 (8 %) de 1,7 % en 1990, de 4 % en 1991, de 5% en 1992, de 5 % en
1993 et ils sont encore au 12 août 1994 inférieurs de 2,43 % à ce qu’ils
étaient en 1989.
En ce qui concerne les taux d’intérêt réels à court terme (c’est-à-dire
moins inflation) ils ont été de 3,6 % en 1989, de 1,4 % en 1990, de 0,1 % en
1991, de 0,1 % en 1992, de 0,4 % en 1993, de 2,37 % en 1994.
De même on constate une baisse des taux d’intérêt à long terme qui sont
tombés de 8 % en 1990 à 6 % en 1993 et sont remontés à 7,49 en 1994 (en se
référant aux obligations à 30 ans).
Il est vrai que les banques n’ont répercuté que partiellement cette
baisse des taux d’intérêt, ce qui leur a permis de faire d’énormes profits.
Pour elles c’était d’autant plus nécessaire que beaucoup étaient en faillite ou
près de la faillite et que le gouvernement a dépensé des dizaines de milliards
de dollars pour renflouer nombre d’entre elles. Il est également vrai que les
hauts taux d’intérêt en Allemagne au cours de ces années ont drainé les
capitaux vers ce pays.
Il n’empêche que aux USA les taux d’intérêt à court terme ont baissé
jusqu’à être pratiquement nuls (pour ceux à 3 mois servis par la FED) en 1991,
1992, 1993. Ce qui bien sûr ne veut pas dire nuls pour les capitaux circulant
sur le marché financier mais implique néanmoins une chute sérieuse. Ce qui a
contribué à la "relance" de l’économie américaine. Les profits en
progression, la baisse des taux d’intérêt ont impulsé une vague de spéculation.
De 1971 à 1982 le Dow Jones a oscillé au niveau moyen de 600 points. Au 25 mars
1987 il atteint 2 700 points. Soit une hausse de 450 %. A l’évidence cela
dépasse ce que peut rapporter la "rente".
Il s’est agi d’une spéculation sur "actifs". Le krach
boursier du 27 octobre 1987 l’a fait chuter à 1 738,2 points, soit de 36 %. Il
ne retrouve le cours de 2 791 points que fin 1989 mais au 31 janvier 1993 il
atteint 3 754 points (+ 60 %). Le 22 mai 1996 il a atteint 5 778 points. Soit
une hausse de 54 %. Depuis il est retombé à 5 346 (5 août 1996).
Le "Bilan économique
et social 1994" écrit :
"Début février, premier
coup de semonce : contre toute attente la Réserve fédéral relevait ses taux à
court terme pour la première fois depuis septembre 1992 bien que l’inflation
paraisse dans l’immédiat parfaitement contenue et que les statistiques restent
sages.
"Et on sait que la progression de Wall
Street se faisait essentiellement sur les bas taux d’intérêt. Pourtant alors
que depuis le premier relèvement des taux l’ensemble des places européennes est
encore sous le choc, Wall Street de son côté n’accuse pas immédiatement le
coup. Il faut un nouveau resserrement de la politique monétaire fin mars (1/4
de point sur les Fed funds) provoquant une tension sur les taux à long terme,
pour que la Bourse new-yorkaise entame un sensible recul qui, en un premier
temps, la ramène à 3 626,75 le 30 mars et dans un second temps sous les 3 600
points, le 20 avril.
"Par la suite le marché a évolué au gré
de nombreux soubresauts du marché obligataire, alors que les taux d’intérêt à
long terme ne cessent de battre des records à la hausse. Une nouvelle rechute
intervient en juin, avec pour principale responsable la faiblesse du dollar.
Cette même faiblesse de la monnaie américaine permet en revanche de rendre
compétitives les entreprises américaines qui profitent de la reprise mondiale.
"Victime des arbitrages entre le marché
obligataire et le marché d’actions, Wall Street a un nouvel accès de faiblesse
à la fin du mois de novembre. La Fed en est à son sixième relèvement de taux
depuis le début de l’année et les opérateurs commencent à craindre que cette
lutte forcenée contre l’inflation engendrée par la vigueur de la reprise n’ait
de réelle conséquence sur les résultats des entreprises, principaux artisans de
la hausse des derniers mois.
"A partir de cette date, les valeurs
américaines entament timidement un rallye de fin d’année enchaînant les séances
de hausses plus ou moins prononcées, dans le sillage de la détente des taux
longs. Si ce carcan des taux venait à se desserrer tous les espoirs seraient
alors permis pour la place américaine." (page 37)
Au 31 janvier 1994 le Dow Jones s’élevait à 3 978,38
points. Au 20 avril à 3 598,71. Soit une chute de 10 %. "L’Expansion"
du 13 septembre 1995 rappelle que :
"au premier semestre
1994 le krach obligataire a provoqué les plus grosses pertes de tous les temps
: 1 500 milliards de dollars, le dixième du PIB de l’ensemble de l’OCDE."
A partir de la fin 1994 on assiste à une nouvelle
envolée du Dow Jones, cela en dépit et non à cause des hauts taux d’intérêt :
la course folle des "gains en capital" reprend. Il faut ajouter
qu’également en dépit des hauts taux d’intérêt la croissance aux USA a été de
4,1 % en 1994 et de 3,3 % en 1995.
Ça ne correspond pas à ce qu’explique Chesnais. Les différentes
fractions du capital-argent ont souvent des intérêts contradictoires. La hausse
des taux d’intérêt va dans le sens de la baisse des cours des Bourses, y
compris dans le cadre des "valeurs" à revenus fixes. Ces intérêts
sont souvent contradictoires. Le besoin croissant d’emprunts pousse à la hausse
des taux d’intérêt pour attirer les capitaux. Mais cela a comme effet de
dévaloriser les "valeurs" à taux fixes et inférieurs émises
précédemment. Le "rendement" d’une obligation égale le taux d’intérêt
qu’elle rapporte divisé par sa cotation en Bourse. Or, répétons-le, la
spéculation est surtout intéressée par le "gain en capital",
c’est-à-dire la cotation de la "valeur" considérée, ce qui signifie
un "rendement" minimum. L’émission de nouvelles "valeurs" à
un revenu fixe, supérieur à ceux des émissions précédentes pousse les
"rendements" à la hausse.
Ce qui suit est un thème dominant du livre de Chesnais :
"La nouvelle
"sagesse" des experts, suivie malheureusement par beaucoup de
journalistes économiques à quelques exceptions près, veut que les
"marchés" (lisez les opérateurs concentrés) envoient des
"signaux" aux gouvernements. Or quel est le signal de la crise du SME
de juillet 1993 venant si vite après la précédente ? Ne serait-il pas l’annonce
que les marchés ses sont habitués à faire des profits financiers importants, en
exploitant toutes les possibilités offertes par des taux de change absolument
flexibles et qu’il leur est donc intolérable que demeure une zone de change même
partiellement régulée, susceptible de servir de modèle plus général ? Et
comment interpréter le "signal" de la crise de 1994 ? Que rien
ne doit entamer le niveau des taux d’intérêt calculé en termes réels,
c’est-à-dire une structure de la répartition des revenus en faveur des revenus
rentiers, dont Keynes dans le chapitre final de la Théorie générale,
souhaitait et recommandait l’"euthanasie". On est donc loin d’avoir
affaire à un "despote éclairé" mais à une force sur laquelle des
éléments de légitime suspicion (sic) commencent à peser." (pages 21 et
22).
En posant ainsi les questions une fois encore
Chesnais masque le fond des choses. Le SME était inviable et artificiellement
maintenu. Il ne correspondait pas à la formation d’un "capitalisme
européen". Il n’y a pas d’"État européen". Au mieux la CEE hier,
l’UE aujourd’hui, c’est l’Europe des capitalismes où chaque capitalisme a ses
intérêts et les défend notamment par la médiation de son État national. On peut
même avancer que pour les différents capitalismes le recours à leurs États
nationaux et le renforcement de ceux-ci sont d’autant plus indispensables que
les économies sont plus ouvertes et interpénétrées (et pas l’inverse ainsi que
le prétend Chesnais). Ce sont les développements économiques et financiers
inégaux, les déséquilibres, les antagonismes qui ont fait que le SME était
inviable. Ce sont les mêmes causes qui rendent inéluctable la faillite de la
monnaie commune, si même elle a un début de réalisation. La spéculation a joué
et joue encore sur ces contradictions et antagonismes et contribue à les faire
exploser. Dans la période actuelle des parités fixes entre monnaies sont
devenues impossibles, c’est un voeu pieux. La spéculation peut procéder ainsi
précisément parce que le capitalisme, en fait de "mondialisation" est
incapable de dépasser les cadres nationaux.
On sent de la tendresse dans
la façon dont Chesnais évoque Keynes :
"Keynes, on le sait, a
terminé la Théorie générale en préconisant l’"euthanasie" du
capital rentier. Dans un passage important qu’on a cherché à enterrer, il prend
position en faveur "d’un taux d’intérêt beaucoup plus faible que celui qui
a régné jusqu’ici [...]. Cela ne signifierait pas que l’usage des biens de
capital ne coûterait presque plus rien, mais seulement que le revenu qu’on en
tirerait aurait tout au plus à couvrir la dépréciation due à l’usure et à la
désuétude et une certaine marge destinée à rémunérer les risques ainsi que
l’exercice de l’habileté et du jugement [...]. Cet état de choses serait
parfaitement compatible avec un certain degré d’individualisme. Mais il n’en
impliquerait pas moins l’euthanasie du rentier et, de ce fait, l’euthanasie du
pouvoir oppressif de type cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur
conférée au capital par sa rareté."
"Le fait que l’"euthanasie" du
capital rentier n’ait pas eu lieu, mais qu’on ait assisté au contraire à la
renaissance et à une croissance de son pouvoir oppressif, plus fort qu’à aucun
moment dans l’histoire du capitalisme, est évidemment l’une des conséquences de
la longue phase de croissance de l’après-guerre (donc du keynésianisme,
NDLR). A partir du début des années 1970, le succès mais aussi les
contradictions de l’accumulation se sont traduits, entre autres, par une baisse
de rentabilité du capital investi dans l’industrie, indépendamment de la
nouvelle centralisation et concentration du capital-argent, les capitaux
industriels sont partis à la recherche de formes de mise en valeur purement
financières. La formation des euro-marchés au cours de la décennie précédente
leur a fourni des possibilités sans précédent." (pages 215 et 216).
Faisant allusion à l’"euthanasie du
rentier", Chesnais ouvre une piste qui rappelle celle que le Parti des
Travailleurs, les Gluckstein et compagnie ont déjà tracée : celle de
l’"expropriation du capital spéculatif". Il y a le bon et le mauvais
capitalisme. Il faut le réformer, l’épurer. Si c’était possible et que cela se
réalise immédiatement, le capital fictif qui spécule disparaîtrait, il n’en
resterait pas un sou, la bulle éclaterait. C’est de la même veine que
l’augmentation des salaires pour élargir le marché et surmonter la crise, ou la
réduction du nombre d’heures de travail pour en finir avec le chômage. Chesnais
tend la main à ses collègues économistes de "gauche", du "Monde
diplomatique" et d’autres publications.
Finalement Chesnais pose la question des questions : "Quelle
issue ?". Il constate "Notre analyse n’est pas la seule à
conclure dans le sens de la déconnexion au sein de l’économie mondiale et du
dualisme croissant à l’intérieur des États-nations soumis à la libéralisation
et à la déréglementation". En bas de page on lit la note suivante : "Nous
pensons en particulier aux nombreux articles de fond publiés par "Le
Monde diplomatique" depuis cinq ou six ans ainsi que le n° spécial sur
la mondialisation de la série "Manière de voir" (1993)".
Cependant Chesnais écrit :
"La compétitivité et la
productivité sont érigées en dogme absolu dans les pays où ils peuvent l’être.
Ailleurs c’est la lutte pour la survie à l’état brut. La fragmentation
politique l’emporte avec son cortège de fléaux. Face à cette situation le
groupe de Lisbonne plaide pour un nouveau contrat social, un contrat global en
quatre volets. Au nombre des institutions dont il préconise la création, on
trouve une "table ronde" réunissant les mille plus grandes
entreprises et banques, dont l’une des tâches serait de choisir les
"grands travaux du XXIème siècle"."
Mais, ajoute-t-il :
"Dans le fond Reich (auteur d’un livre sur ce
thème) n’y croit pas trop."
La dernière page du livre de Chesnais mériterait
d’être citée et analysée entièrement.
"La force acquise de
nouveau par le capitalisme traduit l’impasse historique vers laquelle le cours
suivi par l’histoire politique et sociale du XXème siècle après le triomphe
pendant cinquante ans du "socialisme réel" a conduit
l’humanité."
Décidément au cirque idéologique Chesnais est un
champion. Il n’ignore aucune des jongleries que pratiquent ses confrères
économistes et idéologues bourgeois. "L’histoire sociale et
politique" ? Cela s’appelle la lutte des classes entre le prolétariat
et la bourgeoisie. Mais peut-être que s’exprimer ainsi choquerait ses
"chers collègues" ou son éditeur ? Aussi Chesnais ne le fait-il pas.
Il ne parle pas plus de la bureaucratie stalinienne, de la trahison des partis
social-démocrates, des PC, des appareils syndicaux, de leur ralliement à la
défense de l’ordre bourgeois. Pour les innocenter il trouve parfois des
explications ingénieuses :
"Les salariés et leurs
organisations syndicales se sont vu imposer des conditions bien différentes de
celles qu’ils avaient pu arracher à l’époque des "compromis
fordistes". Cela se fait sous la menace du chômage, avec l’appui de
nouvelles théories et politiques gouvernementales en matière des salaire et
d’emploi, mais aussi le consentement de dirigeants syndicaux qui pensent qu’il
n’y a pas d’alternative." (page 107)
Qu’ils ne comptent pas sur le livre de Chesnais pour
trouver une issue :
"Ce n’est pas le lieu
d’offrir une interprétation. Il est également hors des limites de ce livre de
dire dans quel sens et avec quels moyens on pourrait chercher à surmonter
l’impasse et à sortir du piège dont les scénarios du groupe de Lisbonne on
dessiné les contours."
Personne ne demande à Chesnais d’exposer ici un programme, toute une
politique. Mais ouvrir en quelques pages une issue aurait du être la conclusion
d’un livre de cette nature. Ce n’est pas l’objectif de Chesnais.
"Cela ne pourra résulter que d’un travail collectif, qui devra
comme par le passé prendre appui sur les expériences (sic) du mouvement social
(la lutte des classes n’a toujours pas droit de cité - NDLR) comme
tel." En clair : il faut rejeter les acquis politiques, théoriques,
organisationnels, du mouvement ouvrier et se lancer dans une nouvelle
"élaboration". Décidément Chesnais a une voie et il la suit. Elle
n’est pas nouvelle. Beaucoup l’ont empruntée avant lui : c’est celle du
révisionnisme liquidateur.
Il poursuit néanmoins :
"La force et
l’autonomie acquises par le capital-argent laissent peu de marge (mais en laissent quand même
- NDLR) de manoeuvre pour des solutions réformistes : pas plus les relances
de l’activité par la demande et un saupoudrage de mesures sociales que des
solutions au chômage auxquelles la mobilité du capital lui permet actuellement
d’échapper."
D’un seul coup Chesnais réagit :
"Le dépassement du mode
de production capitaliste ne pourra se faire non plus dans le prolongement et
comme amélioration du mode de développement fordiste. Les raisons en ont été
données, mais le "socialisme réel", destructeurs des hommes et
destructeur de la nature a également fourni la caricature la plus cruelle des
résultats auxquels conduit cette voie. Cependant sous des formes qu’il faudra
inventer en intégrant toutes les leçons de l’histoire de ce siècle, il
est difficile de voir comment l’humanité pourra faire l’économie de mesures
relevant de l’expropriation du capital."
Il ne peut s’agir du "dépassement du mode de
production capitaliste" mais de le balayer. Pour cela il faut que le
prolétariat prenne le pouvoir, y porte son gouvernement, constitue son pouvoir,
exproprie la bourgeoisie, oriente la production selon un plan répondant aux
besoins des masses, plan élaboré et réalisé sous contrôle ouvrier. En quelques
mots : que s’accomplisse la révolution prolétarienne.
Quant au "socialisme réel" c’est une pure et simple
nouvelle mystification à laquelle Chesnais contribue, au lieu d’écrire en deux
lignes que la "théorie" de la "construction du socialisme dans
un seul pays" n’a été que la "justification" de la contre-révolution
stalinienne victorieuse en URSS et que la restauration capitaliste en est la
conséquence. Mais peut-on écrire cela et écrire dans "L’Humanité"
?
Et qu’est-ce donc qu’"intégrer toutes les leçons de l’histoire
de ce siècle" ? Le tout pour aboutir à estimer qu’"il est difficile
de voir comment l’humanité pourra faire l’économie (faire l’économie ! -
NDLR) de mesures (!) relevant (!) de l’expropriation du
capital". Phrase bidon s’il en est. Les "rugissements" de ce
lion ne sont que des pets de nonnes.
De toute façon Chesnais rend
les armes sans combattre :
"Il se peut évidemment,
une fois encore, que nous sous-estimions la flexibilité du mode dominant ainsi
que la capacité de ceux qui le gouvernent. Peut-être que les événements nous
donnent tort, mais nous doutons (ôtez lui ce doute qui la nuit lui fait faire des
cauchemars - NDLR) par exemple, pour prendre quelques objectifs évidents,
que les États du G7 rétabliront prochainement leur contrôle sur les marchés
financiers et les soumettront à une régulation stricte, ou qu’ils prononceront
l’annulation de la dette du tiers et du quart monde ("tiers
monde", "quart monde", même dans les détails, Chesnais s’adapte
aux intellectuels bourgeois et petits-bourgeois - NDLR), ou encore que les
entreprises d’une majorité de pays accepteront par simple effet de persuasion
intellectuelle de passer à la semaine de trente-cinq heures ou de trente
heures, ou encore que les sommes nécessaires seront dégagées pour renverser
radicalement le mouvement vers la "ghettotisation" des cités ouvrières
construites dans les années 1950." (pages 268 et 269).
Là-dessus Chesnais pousse son cri de ralliement :
"C’est donc à la
discussion chez "ceux d’en bas" (de qui s’agit-il ? - NDLR) et tous ceux
qui s’identifient à eux que ce livre voudrait avoir contribué."
• • • • • •
Par ce livre Chesnais s’efforce de se faire une place parmi les
économistes bourgeois et petits-bourgeois. Il adopte nombre de leurs thèses,
tout en tentant de garder une étiquette "marxiste" (son
"originalité"). Bien que ce livre contienne de nombreux éléments
utilisables, c’est globalement une entreprise de désarmement théorique et
politique des militants qui combattent dans la lutte des classes pour la
révolution prolétarienne, le socialisme, le communisme. C’est un instrument de
combat contre la construction du Parti et de l’Internationale ouvriers
révolutionnaires dont le prolétariat a besoin pour vaincre.
Chesnais adapte ses appréciations au public auquel il s’adresse.
Quelques pages plus haut nous avons vu comment il admet à la fin de son livre
que "en "stricte théorie"... rien ne permet de dire que le
capitalisme ne sera pas capable d’instaurer un mode de développement reposant
sur des formes de consommation et un mode de vie tout à fait différent de ceux
qu’il a développés au cours de son
histoire (au XXème siècle en particulier)" (page 263).
Commentant dans "Le
Monde diplomatique" d’octobre 1995 le livre de Jonathan Michie et John
Grieve Smith "Bilan des vingt glorieuses du capital" il écrit
:
"Dès que le niveau
atteint par l’internationalisation du capital dans toutes ses formes interdit
désormais toute intervention qui se situerait dans le seul cadre national, ce
n’est que par l’action concertée d’un ensemble d’États que "la finance
pourra être domptée". Plusieurs auteurs, qui font des propositions allant
dans ce sens, constatent néanmoins que les gouvernements s’en tiennent pour
leur part à l’orthodoxie leur prescrivant de s’en remettre à la sagesse des
"marchés". Jonathan Michie observe ainsi que la coordination entre
États n’a pas manqué au cours des quinze dernières années, mais qu’elle s’est
faite exclusivement pour "libérer les marchés et limiter la souveraineté
de gouvernements démocratiquement élus".
"Les partis les plus attachés aux
"réformes" se satisfaisant du rôle de brancardier social des ravages
opérés par le capital financier, cette politique néo-libérale ne rencontre pas
de réelle opposition. Pourtant, les priorités qu’elle impose pourraient être
renversées si s’exerçait sur les gouvernements une pression comparable à celle
qui, il y a un demi-siècle, les a conduits à la signature du traité de Bretton
Woods et à la mise en oeuvre du Plan Marshall. Faudra-t-il attendre que cette pression
naisse d’explosions sociales nourries par le désespoir ?"
Mais Chesnais a plusieurs casquettes. Il est aussi
le maître à penser, semble-t-il, d’une revue "Le carré rouge"
qui prétend "apporter une contribution, si modeste soit-elle, à
l’armement des résistances qui mûrissent sous les eaux dormantes",
derrière laquelle se regroupent quelques ex-membres de l’OCI. Dans le premier
numéro de cette revue est parue la première partie d’un article signé de lui
qui s’intitule "Notes en vue d’une caractérisation du capitalisme à la
fin du XXème siècle". La deuxième partie est à venir. Coiffé de sa
casquette de révolutionnaire, dans cette revue, Chesnais parle un autre
langage. Il affirme :
"L’expression
"agonie du capitalisme" est aussi actuelle qu’elle l’était en 1938 ;
mais elle comporte plus clairement qu’alors l’idée que l’agonie du capital peut
devenir synonyme de la société humaine comme telle, si celle-ci se trouvait
dans l’incapacité historique prolongée de dépasser un système qui a donné
depuis longtemps tout ce qu’il pouvait donner de positif."
Premier sous-titre de cet article :
"A propos du terme
"impérialisme" ?"
Chesnais se tortille comme un ver de terre au soleil
:
"La
"mondialisation du capital" ne se comprend qu’en tant que segment
d’une phase plus longue dans l’évolution du mode de production capitaliste. Les
traits principaux de cette phase ont été ramassés de façon synthétique par
Lénine dans son ouvrage de 1916, dans leur configuration du début du
siècle."
A première vue il inclut "la mondialisation"
dans le cadre de l’analyse faite par Lénine. Mais y compris cette phrase est
tortueuse.
Lénine n’a pas analysé "une phase" du mode de
production capitaliste. Il a intitulé sa brochure "Impérialisme stade
suprême du capitalisme". Ce n’est pas du tout la même chose. De même
que n’est pas la même chose "traits principaux" et caractéristiques
fondamentales. De plus précise Chesnais "dans leur configuration du
début du siècle". En d’autres termes dans un cadre totalement
différent de celui d’aujourd’hui. Voilà déjà qui permet beaucoup d’élasticité.
Chesnais cite Lénine :
"Monopoles,
oligarchies, tendances à la domination au lieu de tendances à la liberté,
exploitation d’un nombre croissant de nations petites ou faibles, par une
poignée de nations riches ou puissantes."
Chesnais ignore néanmoins superbement la définition
complète de l’impérialisme que donne Lénine. Il faut, au risque de se répéter,
la rappeler :
"Sans oublier ce qu’il
y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui
ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans
l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une
définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants. 1)
Concentration de la production et du capital parvenu à un degré de
développement si élevé qu’elle a créé les monopoles dont le rôle est décisif
dans la vie économique ; 2) fusion du capital bancaire et du capital
industriel, et création sur la base de ce "capital financier" d’une
oligarchie financière ; 3) l’exportation des capitaux à la différence de
l’exportation des marchandises prend une importance toute particulière ; 4)
formations d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant
le monde ; 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes
puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de
développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital
financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier
plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où
s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands
pays capitalistes." ("L’impérialisme stade suprême du capitalisme", pages
145 et 146, 1979, Éditions sociales).
Chesnais fait une citation partielle de Lénine :
"Monopoles,
oligarchies, tendances à la domination au lieu de tendances à la liberté,
exploitation d’un nombre croissant de nations petites ou faibles, par une
poignée de nations extrêmement riches ou puissantes, tout cela a donné
naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le font caractériser
comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant. C’est avec un relief sans
cesse accru que se manifeste l’une des tendances de l’impérialisme : la
création d’un "État-rentier", d’un État-usurier, dont la bourgeoisie
vit de plus en plus de l’exportation de ses capitaux et de la "tonte des
coupons"."
Lénine ne s’est pas arrêté là. Il a ouvert la
possibilité de nouveaux et importants développements de l’économie capitaliste,
aspect qui a souvent été négligé :
"Mais ce serait une
erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance
rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la
bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force
plus ou moins grande, tantôt l’une, tantôt l’autre de ces tendances. Dans
l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant mais
ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement
se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en
capital (Angleterre)." (pages 205 et 206).
Ce développement ne peut se réaliser qu’au travers
d’une série de catastrophes : guerres, crises, révolutions. La perspective
actuelle étant, en fait de "mondialisation", une dislocation sans
précédent de l’économie capitaliste.
Chesnais affirme : "tous ces traits (les traits qu’il cite
lui) sont plus exacerbés encore qu’ils ne l’étaient encore il y a quatre
vingts ans". Et pour faire bon poids il cite sept petites lignes d’un
écrit de Trotsky.
S’estimant couvert, Chesnais
avance ses pions.
"Pourtant l’expression "mondialisation
du capital" traduit la difficulté qu’il peut y avoir à employer, sans
détour ou discussion un terme auquel Lénine donnait le sens de
"capitalisme de transition". Quelle est la nature de ces difficultés
? Elles tiennent essentiellement aux qualifications : "stade suprême du
capitalisme", période de "transition du régime capitaliste" à un
ordre économique et social supérieur", "capitalisme agonisant"
qui sont centrales à la manière dont Lénine a rédigé de nombreux
chapitres."
Chesnais poursuit :
"Rappelons comment
Lénine s’exprime au dernier chapitre de "L’impérialisme stade
suprême" (du
capitalisme) : Il écrit notamment que "De tout ce qui a été dit
plus haut sur la nature économique de l’impérialisme, il ressort qu’on doit le
caractériser comme un capitalisme de transition, ou plus exactement un
capitalisme agonisant". Plus loin il ajoute la phrase très connue, où
après avoir décrit à l’aide d’un auteur allemand les opérations mondiales
d’approvisionnement d’un très grand groupe il écrit : "Il est évident que
nous sommes en présence d’une socialisation de la production, et non d’un
simple "entrelacement", que les rapports de l’économie privée et de
la propriété privée constituent une enveloppe qui ne correspond plus à son
contenu, qui doit nécessairement pourrir si l’on diffère artificiellement
l’élimination (si au pis aller, la guérison de l’abcès opportuniste traîne en
longueur), mais qui sera nécessairement éliminé"."
Chesnais prétend :
"A l’époque où Lénine
estime que l’impérialisme peut être défini comme le stade suprême du
capitalisme et où il utilise l’expression "capitalisme de
transition", la perspective stratégique d’une transition vers le
socialisme n’est dans son inspiration et sa méthode ni utopiste, ni blanquiste.
Elle repose alors (dans le prolongement de la pensée stratégique déjà exposée
dans le Manifeste du parti communiste) sur l’hypothèse, tout à fait
réaliste en 1916, à savoir qu’il y ait conjonction, au moment où le caractère
insupportable des souffrances suscitées par le mode de production capitaliste
jette les masses dans l’action (en particulier au moment de la transformation
de la guerre en guerre civile), entre deux processus."
A savoir : état de développement des forces
productives, leur socialisation, l’existence d’une classe ouvrière très
importante en nombre, fortement concentrée, ayant arraché de nombreuses
conquêtes politiques.
Chesnais a l’art de tout mélanger et de répandre la confusion en même
temps que l’art de la falsification. Une première constatation s’impose : pour
Chesnais l’impérialisme n’a pas été le "stade suprême du
capitalisme", cette expression est même gênante. Il le dit en hypocrite
mais il le dit tout de même. Un nouveau stade lui a par conséquent succédé :
celui de la "Mondialisation du capital".
Le gène également
l’expression selon laquelle l’impérialisme est un "capitalisme de
transition ou plus exactement un capitalisme agonisant" (tels sont les
termes qu’utilise Lénine). Pour pouvoir faire passer sa camelote il lui faut
balayer ces caractérisations. Aussi une fois de plus il a recours à une
falsification. Lénine dans "L’impérialisme stade suprême du
capitalisme" ne formule pas ses caractérisations de l’impérialisme à
partir d’une analyse politique mais d’une analyse du développement économique
du capitalisme :
"Il est extrêmement
instructif, à cet égard de constater que les économistes bourgeois, en
décrivant le capitalisme moderne, emploient fréquemment des termes tels que
"entrelacement", "absence d’isolement", etc ; les banques
sont "des entreprises qui, par leurs tâches et leur développement n’ont
pas un caractère économique strictement privé et échappent de plus en plus à la
sphère de la réglementation économique strictement privée". Et ce même
Riesser, de qui sont ces derniers mots, proclame avec le plus grand sérieux que
la "prédiction" des marxistes concernant la "socialisation"
ne s’est pas réalisée !"
A la page suivante Lénine explique en quoi consiste
cette "socialisation" :
"Quand une grosse
entreprise devient une entreprise géante et qu’elle organise méthodiquement en
tenant un compte exact d’une foule de renseignements, l’acheminement des deux
tiers ou des trois quarts des matières premières de base nécessaires à des
dizaines de millions d’hommes ;quand elle organise systématiquement le
transport de ces matières premières jusqu’aux lieux de production les mieux
appropriés, qui se trouvent parfois à des centaines et des milliers de verstes
; quand un centre unique a la haute main sur toutes les phases successives du
traitement des matières premières jusques et y compris la fabrication de toute
une série de variétés de produits finis ; quand la répartition de ces produits
se fait d’après un plan unique parmi des dizaines et des centaines de millions
de consommateurs (vente du pétrole en Amérique et en Allemagne par la Standard
Oil américaine), alors il devient évident que nous sommes en présence d’une
socialisation de la production et non d’un simple "entrelacement" et
que les rapports de la propriété privée forment une enveloppe qui est sans
commune mesure avec son contenu, qui doit nécessairement entrer en putréfaction
si l’on cherche à en retarder artificiellement l’élimination, qui peut
continuer à pourrir pendant un laps de temps relativement long (dans le pire
des cas si l’abcès opportuniste tarde à se percer), mais qui n’en sera pas
moins inéluctablement éliminé." (pages 210 et 211).
La contradiction entre la socialisation de la
production, son internationalisation et l’appropriation privée des moyens de
production, l’étroitesse des frontières nationales nourrit, propulse le
mouvement du prolétariat et rend nécessaire la révolution prolétarienne pour
exproprier le capital, instaurer dans un premier temps la propriété étatique
des moyens de production, organiser celle-ci selon un plan de production
élaboré et réalisé sous contrôle ouvrier et répondant aux énormes besoins des
masses, ainsi que pour surmonter l’étroitesse des frontières nationales, en
finir avec elle.
Chesnais explique qu’en 1916 :
"Les forces productives
et le processus de socialisation de la production dans le cadre du capitalisme
(avaient) atteint un niveau suffisant pour que la mise en oeuvre du programme
ouvrier puisse avoir lieu tout de suite et les bases de la société socialisme
mises en place tout de suite."
Mais encore, ajoute Chesnais, pour que la
perspective de Lénine soit réaliste, une autre condition était indispensable :
"l’existence d’une
classe ouvrière très importante en nombre, fortement concentrée du fait de la
concentration même de la production capitaliste et, surtout, organisée dans les
conditions que Trotsky a décrites dans un passage connu de "Et
maintenant" où "pendant de nombreuses décennies, à l’intérieur de la
démocratie bourgeoise et se servant d’elle et luttant contre elle, les ouvriers
édifient leurs fortifications, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne
: syndicats, partis, clubs d’éducation, organisations sportives, coopératives
[...] dont le prolétariat a besoin pour la voie révolutionnaire"."
Selon lui :
"C’est la conjonction
entre ces deux facteurs qui ouvrait "la voie royale de la révolution".
Il faut en faire notre deuil."
Les militants révolutionnaires de ces années seraient surpris d’apprendre qu’ils ont "suivi une voie royale". Malgré cela ils ont échoué. La social-démocratie allemande a pu couper la voie de la révolution toute "royale" que celle-ci soit - explique Chesnais (ce qui est vrai mais prouve que cette voie n’était pas "royale"). En quelques mots il rappelle que
"la subordination
traîtresse de la social-démocratie allemande à sa bourgeoisie a permis à
celle-ci d’empêcher que cette chaîne se brise à son point le plus stratégique.
Elle a conduit à l’isolement de la révolution d’Octobre et a créé les
conditions dont le stalinisme est directement issu."
En conséquence "L’enveloppe
capitaliste n’a cessé de pourrir, et ce pourrissement, après avoir été freiné
pendant deux ou trois décennies s’est accéléré de nouveau. La transition ne
pourra se faire dans les conditions où elle était possible au début du siècle.
les foyers de démocratie prolétarienne ont été soit affaiblis, soit détruits et
sont à reconstruire. La classe ouvrière est encore en train de digérer tout ce
qu’elle a vécu comme hésitation, trahison ou domination bureaucratique
totalitaire de la part des directions issues de ses rangs ou se réclamant
d’elle. D’autre part les problèmes mondiaux que le capitalisme laissera en
héritage seront infiniment plus sérieux qu’ils ne l’auraient été dans le cas
d’une transition faite à partir de la révolution européenne il y a 70 ou 75
ans."
En bref : Chesnais renvoie la révolution
prolétarienne aux calendes grecques. Pour tenter de faire avaler cette
conclusion il brouille les cartes et mélange tout. Est-ce que la contradiction
fondamentale entre la socialisation de la production, son internationalisation,
et la propriété privée des moyens de production, les frontières nationales, qui
est le moteur de la lutte de classe du prolétariat, la force impulsant la
révolution prolétarienne, s’est affaiblie ou renforcée ? Chesnais y répondra peut-être
un jour ou l’autre. Lorsqu’il aura fini de "mettre à jour la
caractérisation aussi complète que possible du capitalisme" et qu’il
en aura fait une "critique aussi complète que possible". Cela
va de soi :
La réponse à la question est évidente : cette contradiction s’est
accentuée, on pourrait même dire multipliée. Qui plus est les craquements
actuels annoncent une catastrophe économique et financière et donc sociale sans
précédent. Qu’au cours des décennies précédentes le capitalisme ait combiné
développement et pourrissement n’est pas en contradiction avec cela. Il faut se
reporter à la citation faite plus haut et trop souvent oubliée des pages 205 et
206 de "L’impérialisme stade suprême du capitalisme" de
Lénine. Sans doute Trotsky a-t-il écrit dans le programme de transition que "les
prémisses objectives de la révolution ne sont pas seulement mûres : elles ont
même commencé à pourrir" et aussi que les "forces productives
ont cessé de croître". Il n’avait pas pour autant une conception
linéaire du développement historique et il ne faut surtout pas interpréter ces
appréciations à la manière dont Lambert les a interprétées, mais à la façon
dont Trotsky, y compris en 1938, le faisait : à nouveau stade du capitalisme
doit correspondre un nouveau programme. Chesnais s’est mis au travail, "il
l’élabore".
Quant à la situation du
prolétariat elle ne correspond pas à ce que décrit Chesnais. Il est attaqué de
toutes parts, il reçoit coup sur coup, ses conquêtes économiques et sociales
lui sont arrachées, mais nul part dans le monde il n’a subi de défaite
décisive. Dans aucun pays la bourgeoisie n’est capable d’instaurer de régime de
type fasciste. Elle est incapable d’écraser politiquement la classe ouvrière,
de détruire au sens rigoureux de ce terme, comme classe organisée, ainsi
qu’elle le fit au cours des années 30 des prolétariats aussi décisifs dans la
lutte des classes en Europe et dans le monde que le prolétariat allemand. Il
lui faut, au contraire, avoir recours aux partis traditionnels, aux appareils
bureaucratiques des centrales syndicales. Il est remarquable de constater que
tout en s’efforçant d’utiliser ces partis et organisations, les centrales
syndicales, les prolétariats, dès qu’ils sont en mouvement, se dressent contre
leur politique. Les militants se référeront pour approfondir cette analyse aux
textes du Comité. Comme l’écrit le programme de transition intitulé "L’agonie
du capitalisme et les tâches de la IVème Internationale" :
"L’orientation des
masses est déterminée, d’une part par les conditions du capitalisme pourrissant
; d’autre part par la politique traître des vieilles organisations ouvrières.
De ces deux facteurs le facteur décisif est bien entendu le premier, les lois
de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucratiques."
Mais selon Chesnais :
"Pour que se
reconstituent les conditions, nécessairement différentes de celles du passé, où
la transition se présentera de nouveau comme une possibilité concrète, il faut
aussi poursuivre, en la mettant à jour, la caractérisation aussi complète que
possible du capitalisme et sa critique aussi complète que possible."
C’est dire que ce n’est pas pour demain. Personne ne
peut prévoir quels seront les rythmes et la vitesse de développement de la
lutte de classe du prolétariat, de la révolution prolétarienne : est qu’elle
est à l’ordre du jour.
Après avoir, quelques
paragraphes plus haut, estimé que la caractérisation faite par Lénine "l’impérialisme
stade suprême du capitalisme", "capitalisme de
transition", apparemment Chesnais revient à Lénine.
""Phénomène en
plein développement" comme le dit aussi Lénine, l’impérialisme l’est
surtout par le degré de parasitisme qu’il s’est montré capable de générer.
C’est là que se trouve le socle sur lequel il faut construire aujourd’hui la
suite de "la critique de l’impérialisme"."
Le stade actuel du capitalisme est-il toujours le
stade de l’impérialisme et celui-ci son stade suprême ? On a vu ce qu’en pense
Chesnais. Mais la confusion est le milieu dans lequel Chesnais se complaît. Il
n’aime rien tant que nager en eaux troubles.
Dans les parties suivantes
de son article il développe les mêmes thèmes que dans son livre "La
mondialisation du capital". Ici c’est la version
"révolutionnaire". Ce n’est pas la peine d’y insister. Chesnais remet
en cause les acquis théoriques, politiques, organisationnels de cent cinquante
ans et plus de lutte de classe du prolétariat et en particulier ceux des troisième
et quatrième internationales, sous prétexte de "nouvelle
élaboration". Pour le vérifier et savoir où il en est il suffit de
rappeler une nouvelle fois ce qu’il écrit en conclusion de son livre "La
mondialisation du capital" :
"En "stricte
théorie" (pour utiliser l’expression dont Boyer se sert en parlant de la
"crise ultime du mode de production"), rien ne permet de dire que le
capitalisme ne sera pas capable d’instaurer un mode de développement reposant
sur des formes de consommation et un mode de vie tout à fait différent de ceux
qu’il a développés au cours de son histoire (au XXème siècle en
particulier)."
Si tel est le cas l’avenir lui appartient.
Et quelles sont donc les
"forces sociales et politiques" vers lesquelles Chesnais louche ? La
conclusion d’un article de lui publié dans "Le Monde diplomatique"
de mars 1995 est significative à cet égard. A propos de la crise financière
mexicaine il écrit :
"La récession pourrait
se propager et se révéler particulièrement brutale, tant les entreprises locales
sont étranglées par des taux d’intérêt nationaux très élevés et par un
endettement en dollars qui s’alourdit avec chaque nouvelle chute du peso. Quant
à la facture du surendettement, le nécessaire a déjà été fait, comme toujours
en pareil cas, pour qu’elle soit à la charge des masses populaires déjà
pressurées. Combien de Chiapas faudra-t-il pour que celles-ci puissent faire
valoir leurs droits ?"
C’est la seule perspective qu’il ouvre aux masses
mexicaines. Il les voue ainsi à l’impuissance totale. "Un, deux, trois,
dix Chiapas" : c’est pour elle une voie sans issue, une impasse. Mais
qu’il écrive cela est révélateur de son orientation.
Après beaucoup d’autres, Chesnais s’est engagé sur la pente du
révisionnisme. Il y a différentes formes de révisionnisme mais toutes sont
liquidatrices.
Il est difficile de clore cette critique des positions récemment
affichées par Chesnais sans dire quelques mots de la brochure écrite et publiée
par Philippe Herblot, d’autant que dans la IIème partie du texte "A propos
de "la mondialisation du capital"" une partie de celle-ci a été
utilisée et que de nombreux camarades du Comité en ont eu connaissance à la
IXème conférence. La brochure de Philippe Herblot se veut être une critique du
livre de Chesnais "La mondialisation du capital". Son titre est
d’ailleurs : "Impérialisme : la nouvelle donne. À propos de "la
mondialisation du capital" de François Chesnais".
Nombre des critiques que Philippe Herblot adresse à ce livre sont
pertinentes. Parmi elles celles reproduites par la IIème partie du texte
préparatoire à la conférence du Comité. D’autres parties de la brochure de
Philippe Herblot sont non moins valables et pertinentes. Notamment celles
formulées dans les sections : 3) "De quelques incises au soupçon de
concessions à l’air du temps", 4) "Les limites de la planète :
la dimension la plus fondamentale de la crise ?", 5) "Ne pas
prendre le détour pour le voyage : limites de l’antilibéralisme", cité
pratiquement entièrement dans le texte préparatoire à la IXème conférence du
Comité, 6) "Exclus et nantis", 7) "Conclusion".
A quelques réserves près.
Par exemple : l’adoption du terme "triade". Ce terme a une
fonction politique : masquer qu’il s’agit purement et simplement des puissances
impérialistes, Chesnais participe à cette mystification. Ou encore : "L’interrogation
la plus fondamentale est la suivante : à quel point les ambiguïtés de l’ouvrage
tiennent-elles à la prudence de l’auteur dans une conjoncture idéologique
difficile (?)... ou à une distance à l’égard du marxisme ? En effet, si
les conclusions de François Chesnais sont extrêmement radicales pour un
ex-chercheur de l’OCDE, elles paraissent régressives de la part d’un ancien
militant révolutionnaire." Justement le problème est que Chesnais est
un "ancien militant révolutionnaire". En écrivant son livre
Chesnais a voulu s’insérer dans le milieu des économistes bourgeois. Il a mis
en cause des acquis théoriques, politiques, organisationnels de 150 ans de
lutte de classe du prolétariat.
Autre remarque : Philippe Herblot utilise l’expression "travestissement
d’États despotiques en socialisme". Cette caractérisation "États
despotiques" est puisée dans l’arsenal politique des idéologues
bourgeois et petits-bourgeois. Le célébrissime François Furet, auteur du "Passé
d’une illusion", qui assimile hitlérisme et stalinisme, l’État de
l’Allemagne nazie et l’État de l’URSS, ne la renierait pas. Les marxistes ont
caractérisé scientifiquement les États où le capital avait été exproprié :
l’URSS, État ouvrier dégénéré ; les autres, "États ouvriers
bureaucratiques dès leur origine". Même un "marxien" le sait.
Philippe Herblot fait-il sien le "concept" de "mode de
développement fordiste" ? En tout cas dans son texte il ne le condamne
pas. Les termes "dépasser le mode de production capitaliste" ne
conviennent guère alors qu’il s’agit pour le prolétariat de prendre le pouvoir,
d’exproprier le capital. La conception des "dépressions longues"
appartient à la théorie des cycles de longue durée élaborée par Kondratiev qui
garantit la pérennité du mode de production capitaliste. Pour autant que l’on
peut distinguer de tels cycles, ils sont dus à des causes contingentes et non
organiques du mode de production capitaliste. Tout au moins c’est ainsi que
Trotsky et l’IC les avaient appréciés. Tandis que la crise actuelle est une
crise fondamentale, structurelle du mode de production capitaliste.
Page 17 Philippe Herblot
poursuit sur sa logique confusionniste où ne sont pas distingués producteurs de
plus-value et prolétariat dans son ensemble. Il écrit :
"Le prolétariat défini
par la nécessité de vendre sa force de travail, a cru grâce à la période
d’accumulation précédente. Qui plus est, la classe ouvrière est majoritaire,
dans la population active des pays capitalistes dominants : ainsi la classe
ouvrière rassemble entre 15 et 20 millions de travailleurs en France sur 25
millions d’actifs et elle s’est considérablement féminisée arrachant les femmes
à l’horizon borné de la vie domestique. En outre des prolétariats industriels
massifs sont apparus au Brésil, en Corée, au Mexique, en Chine, en Afrique du
Sud."
Le prolétariat et la classe ouvrière sont
identifiés. Tout prolétaire n’est pas un ouvrier si à ce mot est attaché
producteur de plus-value. En tout cas Marx s’attache à préciser que si pour
être producteur de plus-value il faut être salarié, tout salarié n’est pas un
producteur de plus-value. Il n’est pas possible de le citer longuement ici. Les
camarades du Comité se reporteront au chapitre VI du Livre II du Capital, tome
I, pages 119 à 140, Éditions sociales, 1960, intitulé : "Les frais de
circulation". Le même chapitre est publié dans "Oeuvres
économiques" de Karl Marx II, pages 560 à 584. Il est numéroté IV. Dans
cette même publication lire le chapitre II, intitulé "travail productif et
travail improductif", pages 382 à 403. Marx y écrit notamment :
"Le but immédiat et le
produit proprement dit de la production étant la plus-value, seul est productif
le travail directement créateur de la plus-value, donc directement consommé
dans le processus de la production pour la mise en valeur du capital ; seul est
productif le travailleur qui dépense sa force de travail pour créer directement
de la plus-value." (page 387).
Plus loin dans un sous-chapitre intitulé "Services
et fonctions" :
"Tout travailleur
productif est un travailleur salarié, mais il ne s’en suit pas que tout
travailleur salarié soit un travailleur productif. Toutes les fois que l’on
achète le travail non pour le substituer comme facteur vivant à la valeur du
capital variable et l’incorporer au processus de la production capitaliste,
mais pour le consommer comme valeur d’usage, comme service, le travail
n’est pas du travail productif et le travailleur n’est pas un travailleur
productif." (page 389).
Et encore :
"Le développement de la
production capitaliste transforme tous les services en travail rémunéré et tous
ceux qui les accomplissent en salariés, si bien qu’ils ont ce caractère
commun avec les travailleurs productifs, ce phénomène, qui est le propre et la
conséquence du capital, entraîne la confusion de ces deux catégories de
travailleurs." (pages 390 et 391).
Philippe Herblot entretient cette confusion. Pour
lui travailleurs productifs et travailleurs improductifs c’est tout un : ils
forment la classe ouvrière. Il n’est pas sûr que la masse des travailleurs
productifs se soit accrue pendant les "trente glorieuses". Il est
certain qu’elle a diminué, tout au moins dans les pays capitalistes dominants,
depuis la fin de cette période. D’autant plus que les services se sont
multipliés. Mais l’accroissement en nombre ou non de la classe ouvrière est de
toute façon un facteur secondaire. Sa force, sa puissance lui vient de son
rôle, de sa place dans la production. Il y a bien longtemps qu’objectivement la
classe ouvrière est en mesure de prendre le pouvoir. Le véritable problème est
politique. Ainsi que l’écrit le programme de transition "la crise de
l’humanité se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Contre
Chesnais c’est cela qu’il faut souligner et mettre en lumière. Par contre la
croissance ou la régression de la masse des producteurs de plus-value est
importante en ce qui concerne le taux de profit, donc la crise du régime
capitaliste.
Ce ne sont encore que des "bricoles". Philippe Herblot dans
les deux premiers chapitres de son texte fait l’apologie du livre de Chesnais. "La
mondialisation" serait "une riche analyse de
l’internationalisation du capital". Il ne s’agit pas de nier (et
éventuellement d’utiliser) certaines analyses que comprend ce livre. Mais sa
caractéristique essentielle c’est d’être un livre révisionniste et liquidateur,
un ralliement aux thèses d’économistes bourgeois et petits-bourgeois, à
commencer par le thème central "la mondialisation du capital",
et y ajoutant à l’occasion une sauce "gauche". Ce livre comme tel
doit être combattu.
Et que dire de ce que
Philippe Herblot écrit au point I de son texte ? Il reproche à Chesnais ses
"ambiguïtés", or voici une de ses phrases :
"La classe dominante
des pays démocratiques reste capable d’aspirer les jeunes intellectuels et de
corrompre directement ou indirectement (en particulier par le biais des
appareils qui contrôlent le mouvement ouvrier), une partie des cadres qui
émergent des révoltes sociales."
Alors que l’impérialisme se divisait en puissances
dont le système politique était dictatorial, fasciste, et puissances dans
lesquelles se maintenaient les libertés démocratiques élémentaires, cette
appellation pouvait se comprendre. Mais aujourd’hui elle ne peut être que
source de confusion : les dits "pays démocratiques" sont les
puissances impérialistes qui dominent, exploitent et oppriment le reste du
monde. Ce sont les politologues et plumitifs à la solde de ces classes
dominantes qui les caractérisent ainsi.
Et qu’est-ce donc que les "révoltes sociales" ? Il
s’agit de la lutte de classe du prolétariat. Les mêmes qui utilisent la
caractérisation "pays démocratiques" parlent de "révoltes
sociales". Ainsi à propos de la grève de novembre 1995 qui tendait à la
grève générale et mettait en cause le gouvernement Chirac-Juppé tous utilisent
pour dénaturer ce combat l’expression "mouvement social". Mieux vaut
ne pas utiliser leur langage.
De même, que de confusion dans cette phrase :
"L’économie de
l’ex-URSS a implosé sous la combinaison de la pression impérialiste (en
particulier la course aux armements menée par les États-Unis) et de l’incurie
de la bureaucratie stalinienne, usurpatrice, despotique et privilégiée."
La bureaucratie des pays de la partie Est de
l’Europe et finalement la bureaucratie du Kremlin se sont disloquées sous les
pressions contradictoires de l’impérialisme et du mouvement révolutionnaire des
masses. La gestion bureaucratique s’est heurtée au mouvement révolutionnaire
des masses. La gestion, sous le sigle de "la construction du socialisme
dans un seul pays", bureaucratique et le parasitisme des bureaucraties au
pouvoir, ont mené à l’impasse les économies des pays où le capital avait été
exproprié. Les mots "incurie de la bureaucratie stalinienne"
ne répondent pas à la réalité : c’est en fonction de leurs intérêts et besoins
que ces bureaucrates ont géré l’économie planifiée et l’ont menée à l’impasse.
Philippe Herblot finit par s’exclamer :
"Dans ces conditions la
parution de la "Mondialisation du capital" est particulièrement bienvenue."
Et de citer Chesnais :
"Ce livre s’adresse à
ceux dont le réflexe premier n’est pas de se soumettre à l’ordre "tel
qu’il est" mais de chercher à comprendre et à en débattre pour esquisser,
éventuellement, d’autres voies que celles qui nous sont imposées." (page 31) "C’est à
la discussion de "ceux d’en bas" et tous ceux qui s’identifient à eux
que ce livre voudrait avoir contribué."
Ce n’est là pas même une feuille de vigne tentant de
masquer les raisons et le pourquoi du livre "La mondialisation du
capital". Chesnais annonce son objectif : "avec ceux d’en
bas" (quels sont ceux là ?) mettre en cause les acquis de toutes
sortes de 150 années de lutte de classe du prolétariat. Qui a lu en particulier
le dernier chapitre de son livre ne peut en douter.
En conclusion. Philippe Herblot fait des critiques justes et
importantes sur le livre de François Chesnais. Mais son appréciation globale
est en contradiction totale avec celle que porte le Comité sur "La
mondialisation du capital". Cela doit être clair pour tous les militants
du Comité.
le 8 Août 1996.
Article annexe: "Économie
internationale Le mythe de l’économie globale"
paru dans (Problèmes économiques n°2474, 29 mai 1996)
Sous le titre: " The global economy myth ", le Financial Times (Londres) a publié l’article suivant de Martin Wolf dans son édition du 13 février 1996.
Les idées en vogue concernant l’intégration de
l’activité économique mondiale exagèrent l’ampleur du phénomène et
sous-estiment les possibilités de mener des politiques nationales
indépendantes.
Selon
une croyance largement répandue, les forces du marché se seraient libérées de
l’emprise des Etats et ce sont elles qui contrôleraient maintenant les Etats.
Les économistes de l’école libérale saluent cette globalisation des marchés
comme un facteur de progrès ; les sociaux-démocrates craignent que cette vague
déferlante réduise à néant leurs espoirs d’intervention publique pour améliorer
les conditions de vie. Les deux courants de pensée s’accordent à dire que,
bienfaisantes ou malfaisantes, ces forces sont invincibles. Mais ils se
trompent. Le phénomène actuel n’est pas vraiment nouveau et l’idée selon
laquelle la globalisation serait un processus irrésistible est tout bonnement
erronée.
Tel
est le thème central d’un ouvrage récent de Paul Hirst, professeur au Birkbeck
College à Londres et de Grahame Thompson, maître de conférences à la UK’s
Open University (1). Un livre dans lequel on relève des phrases
telles que " la première des conséquences majeures de l’existence d’une
économie globalisée serait donc la difficulté fondamentale de la maîtriser
" n’est pas précisément distrayant. Mais, son idée maîtresse est juste. Isolément
ou ensemble, les gouvernements conservent une grande marge de manoeuvre. Le
débat devrait porter sur ce quels doivent faire et non sur la question de
savoir s’ils peuvent ou non faire quelque chose.
La
globalisation, font valoir les auteurs de l’ouvrage, signifie essentiellement
que l’économie du monde " est dominée par des forces globales
incontrôlables et les principaux acteurs du changement sont des firmes
authentiquement transnationales ; ces dernières n’ont de devoir d’allégeance envers
aucun État-nation en particulier et choisissent leur lieu d’implantation en
fonction du critère de l’avantage maximal ".
Il faut savoir tout d’abord que les économies ne sont pas plus ouvertes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient avant 1914. La part des échanges de marchandises dans le PIB des principaux pays industriels n’est, en règle générale, pas plus élevée qu’elle ne l’était alors (cf. graphique). En ce qui concerne la mobilité du capital, les mouvements de capitaux au Royaume-Uni représentaient, entre 1905 et 1914, 6,5 % du revenu national, soit un taux supérieur à celui des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix dans tous les grands pays industriels, y compris le Japon. Les restrictions aux migrations des travailleurs sont également bien plus importantes aujourd’hui qu’à la fin du XIXème et au début du XXème siècle.
La période antérieure à 1914 a été caractérisée par la liberté du commerce et l’absence de contrôle des changes. La navigation à vapeur et les liaisons télégraphiques intercontinentales existaient déjà. Comme le font remarquer les auteurs, la différence entre une économie mondiale " dans laquelle les biens et l’information étaient acheminés à la voile et celle dans laquelle ils circulaient au moyen de la vapeur et de l’électricité est d’ordre qualitatif ". La différence entre cette dernière et une économie où existent le transport aérien et le réseau Internet est, par comparaison, purement quantitative.
Économie globale ou économie internationale ?
Après avoir replacé, comme il se doit, les événements dans leur contexte historique, les auteurs s'attèlent à la tâche plus délicate de définir une économie globale, qu'ils distinguent d'une économie simplement " internationale ". Dans une économie du second type, affirment-ils, les entités dominantes restent les économies nationales, malgré le développement des échanges commerciaux et des investissements étrangers. En revanche, dans une économie globalisée, " les populations des Etats et régions du monde, même prospères et parvenus à un stade de développement avancé, seraient à la merci de forces devenues autonomes et incontrôlables, parce que globales ".
Toutefois, cette définition pèche par manque de précision. Il convient plutôt d'identifier et d'isoler les deux idées qui semblent sous-tendre le concept en vogue de globalisation, celle du caractère implacable du processus et celle d'intégration complète.
En théorie, dans une économie globalement intégrée, les prix des biens, des services, du travail et du capital tendent à se niveler dans le monde entier, les seules différences se justifiant par des critères de qualité, essentiellement parce qu'il n'existe pas d'obstacles naturels ou artificiels à la circulation de ces biens, services et facteurs de production. Dans un tel contexte, un Etat serait peu à même d'imposer une fiscalité plus lourde ou une réglementation plus coûteuse que dans d'autres pays.
Ce monde-là n'est pas le nôtre. Même sur les marchés des investissements de portefeuille, où l'intégration est allée le plus loin, la convergence des taux d'intérêt réels semble inférieure à ce qu'elle était sous. l'ancien régime de l'étalon-or. Cette situation pourrait s'expliquer par l'incertitude qui affecte, en régime de taux de change flottants, le cours en monnaie nationale des portefeuilles de titres libellés en devises étrangères. Les taux d'intérêts réels ont davantage de chances de converger lorsque les taux de changes sont fixés de manière crédible, comme c'était le cas sous le système de l'étalon-or.
En outre, la part des recettes de l'Etat dans le PIB est très variable d'un pays à l'autre - elle atteint par exemple 60 % au Danemark, contre. 32 % aux Etats-Unis. Pourtant, on n'observe pas d'exode massif de la population active du premier pays vers le second. En dépit d'une fiscalité plus lourde, le taux d'épargne nationale est plus élevé au Danemark qu'aux Etats-Unis. De plus, les capitaux danois restent, pour l'essentiel, dans le pays : en 1995, le montant net cumulé des avoirs extérieurs du Danemark ne dépassait pas 1,8 % du PIB.
L’intégration économique globale n'est donc pas complète ; elle n'est pas non plus totalement inexorable. Les pouvoirs publics ont opté pour un abaissement des barrières commerciales et pour la suppression du contrôle des changes. Ils pourraient tout aussi bien, s'ils le souhaitaient, mettre un terme à ces deux processus.
Les sociétés multinationales toutes-puissantes, cauchemar de la gauche, seraient-elles en mesure de les en empêcher ? Nullement, parce que le capital des entreprises n'est pas parfaitement mobile.
Les trois quarts environ de la valeur ajoutée des sociétés multinationales sont encore produits dans leur pays d'origine. Il est pratiquement impossible d'imaginer que des firmes comme Toyota ou Mercedes-Benz transfèrent le principal de leurs activités dans un pays étranger en se coupant de leurs racines nationales. Elles peuvent s'internationaliser davantage, mais il ne leur est guère possible de rester insensibles aux décisions du gouvernement de leur pays d'origine.
Avantages du commerce international
La globalisation relève, sinon d'un mythe, du moins d'un abus de langage. Les hommes politiques ne sont pas tant confrontés à une nécessité implacable que contraints à des choix lourds de conséquences. Deux questions se posent : comment exploiter les avantages du commerce international, et comment le réglementer.
Les économies des différents pays se sont ouvertes au commerce international et aux mouvements de capitaux, non parce qu'elles étaient entraînées dans un mouvement irrésistible, mais parce qu'elles y trouvaient un intérêt. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer l'évolution de la Corée du Nord, dont l'économie est fermée, avec celle de la Corée du Sud, relativement ouverte -, la comparaison entre la Birmanie et son voisin la Thaïlande, ou encore entre l'Allemagne de l'Est et celle de l'Ouest est tout aussi édifiante.
Les économies qui ont profité des avantages du commerce international ont prospéré. Mais, pour y parvenir, il leur a fallu, au moins, garantir le droit de propriété, assurer une éducation d'excellente qualité, et créer de bonnes infrastructures. Certains avanceront l'argument, plus contestable, que les politiques industrielles et d'autres types d'interventions sélectives ont également joué un rôle essentiel à cet égard.
Ces mêmes observateurs conviendraient sans doute avec MM. Hirst et Thompson de la nécessité de soumettre à un contrôle renforcé les échanges économiques internationaux. Dans les secteurs fortement internationalisés, comme le commerce et la finance, ce contrôle exige effectivement une coordination à l'échelle régionale ou globale. Reste à déterminer l'intensité de celui-ci.
Les auteurs ont un programme relativement ambitieux, en tête duquel figurent une réglementation rigoureuse des investissements directs à l'étranger, une stabilité accrue des taux de change et une réglementation plus efficace des marchés internationaux de capitaux. Il est possible, voire nécessaire, de s'interroger sur le bien-fondé de leurs propositions. Mais le faire, c'est déjà adhérer à l'argument clé de l'ouvrage. La politique joue un rôle important. L’économie n'est pas gouvernée par un destin mystérieux, mais par l'homme, qui est responsable de nombre de ses dysfonctionnements.
Martin Wolf» (Financial Times, 13 février 1996)
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