Article paru dans cps n°56 de février 1995

 

EX-YOUGOSLAVIE :

Nouvelle exacerbation des rivalités inter-impérialistes

 

L'ACCORD DE JUILLET 1994

OPÉRATIONS MILITAIRES A BIHAC

ANTAGONISMES INTER-IMPÉRIALISTES

HÉSITATIONS AMÉRICAINES

ÉCHEC DE LA MANOEUVRE FRANÇAISE

UN ENVOYÉ TRES SPÉCIAL

QUEL AVENIR POUR L'EX-YOUGOSLAVIE

 

 


Le 19 décembre, l'ancien président américain Jimmy Carter débarquait, à titre personnel, en Bosnie afin d'aboutir à un cessez-le-feu entre troupes serbes et musulmanes de Bosnie. Cette mission ne fut pas sans faire sourire. Un accord fut signé, qui provoqua des réflexions ironiques. Pourtant, pour l'essentiel, les combats ont cessé durant les semaines qui suivirent.


Ce voyage, survenant après des années d'un conflit alimenté par la concurrence entre les grands impérialismes, survenant au lendemain de l'offensive, à Bihac, des troupes bosniaques et de leur défaite, exprime fort bien toutes les contradictions de la situation dans l'ex-Yougoslavie : représentant de fait de l'impérialisme américain, Jimmy Carter en mission "bons offices" traduit la volonté des États Unis d'imposer leur politique, tant dans la gestion du conflit que dans "l'ordre" qu'ils espèrent voir s'y établir.


En même temps, le fait que la puissance impérialiste dominante soit amenée à utiliser ce "monsieur bons offices" indépendant du gouvernement Clinton comme de la majorité républicaine de la chambre des représentants pour négocier avec des hommes qui sont, officiellement, considérés par le gouvernement américain comme des criminels de guerre, exprime les difficultés et les hésitations de la puissance américaine. Revenir sur les plus récents événements permet de mieux mesurer cette contradiction.


 

 

L'ACCORD DE JUILLET 1994

 


C'est en février 1994 que l'impérialisme américain avait commencé à intervenir ouvertement dans ce conflit, imposant aux troupes serbes qu'elles cessent de bombarder Sarajevo : la France et l'Angleterre avaient dû se rallier, et l'ultimatum de l'OTAN exigeant des troupes serbes qu'elle retirassent leur armement lourd avait été entendu.


Aussitôt un double accord avait été signé, fruit d'un compromis entre l'Allemagne (soutien de la Slovénie et de la Croatie) et les États-Unis : ce compromis germano-américain impliquait non seulement l'arrêt des combats entre croates et musulmans de Bosnie, ce qui isolait les serbes, mais se traduisait par la constitution d'une fédération croato-musulmane en Bosnie et d'une confédération entre la Croatie et la fédération de Bosnie.


Symboliquement, c'est à Washington que ce double accord était signé. Depuis, cet accord a tenu ; un gouvernement bosniaque composé de onze musulmans et de six croates a en particulier été constitué.


Dans les faits, c'était la mise au panier du plan Owen-Stoltenberg défendu par la France et l'Angleterre et qui organisait le dépeçage de la Bosnie pour le compte, essentiellement, de la Serbie et, en partie, de la Croatie, préparant la constitution ultérieure d'une Grande Serbie flanquée d'une Croatie peu viable, aux frontières invraisemblables.


Il restait pour les U.S.A. à aller plus loin, à imposer leur plan de découpage : ce fut l'accord de juillet 1994, accepté la mort dans l'âme par les gouvernements français et anglais. Le plan fut présenté au nom du groupe de "contact" c'est à dire les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et la Russie. Avec ce plan, la répartition des territoires demeurait, en surfaces, identique : 49% pour les Serbes de Bosnie qui contrôlaient 70% du terrain.


Mais cette identité n'était qu'apparente. Dans l'ancien plan franco-anglais, le territoire dit "musulman" était non viable, voué à disparaître, réduit à une série de confettis englobés au sein d'un vaste territoire serbe. Avec le plan de juillet 1994, la construction s’inverse : les territoires acquièrent une continuité territoriale, renforcée par l'alliance avec les zones croates, tandis que les zones serbes sont séparées ; celle du Nord-Ouest n'est reliée à l'est que par un étroit corridor qu'enjambe une autoroute croato-bosniaque. En outre, en réaffirmant l'unité de la Bosnie-Herzégovine, en refusant la possibilité aux serbes bosniaques de rallier la Serbie, ces territoires serbes de Bosnie deviennent, à leur tour, non viables. La carte est ainsi faite qu'il ne peut y avoir continuité territoriale à la fois pour les uns et pour les autre. C'est donc les Serbes qui sont les perdants dans le plan du 5 juillet, d'où la rage du gouvernement français contraint d'accepter mais ne cessant de pousser ses alliés à résister à ce plan.


Las ! En dépit du soutien ouvert de ses parrains de Londres et de Paris, Milosevic, président de la Serbie, capitulait politiquement devant les américains : en août, non seulement il acceptait ce plan mais rompait avec ses anciens protégés Serbes de Bosnie, leur imposant la fermeture des frontières avec la Serbie, acceptant même un contrôle international sur cette frontière (cf. CPS n°55).


Pour aussi imparfaite que soit en pratique cette fermeture de la frontière entre Serbie et zones serbes de Bosnie, la mesure valait surtout par sa signification politique : l'acceptation d'un contrôle international sur une frontière qui, jusqu'alors, n'avait jamais existé dans la réalité (cette "frontière" n'étant, dans l'ancienne Yougoslavie, qu'une délimitation administrative et arbitraire entre "républiques"). Milosevic faisait donc allégeance aux États-Unis.


 


OPÉRATIONS MILITAIRES A BIHAC

 


Le mois d'août voyait également la défaite des séparatistes de Bihac : cette enclave musulmane au sein des zones serbes de Bosnie était dirigée par un ancien bureaucrate, financier véreux et aventurier, devenu l'homme de main des anglais et des français dans la région, utilisé pour affaiblir le président bosniaque Izetbegovic : Fikret Abdic, qui avait proclamé l'autonomie de sa région en octobre 1993. Après s'être appuyé sur les serbes (et aussi les croates), il avait dû faire face aux troupes du 5ème corps bosniaque qui bénéficiaient de la paix rétablie avec les croates ; ces troupes pouvaient alors liquider la sécession de Bihac le 21 août 1994.


Le 8 septembre, les serbes de Bosnie et de Krajina lançaient une offensive pour s'emparer de cette enclave, mais échouaient. Peu après, les troupes françaises basées à Bihac commençaient à évacuer l'enclave : il n'y avait plus rien à protéger puisque l'enclave était bel et bien passée en des mains hostiles aux intérêts français...


Ces casques bleus étaient remplacés par des troupes du Bengladesh, à fonction décorative pour l'essentiel.


A la mi-octobre , mille des mille trois cents casques bleus français étaient évacués ( le solde devant évacuer Bihac avant la fin du mois) tandis que l'artillerie serbe bombardait Bihac.


Le 28 octobre, les forces bosniaques lancent des offensives dans cinq régions différentes. A Bihac, elles infligent un premier revers majeur aux troupes serbes qui les assiègent. Pour Washington, ces offensives relèvent de "la légitime défense" et sont "une réponse compréhensible" de la part des bosniaques, qui ont été "les principales victimes de l'agression serbe". Ces offensives vont se poursuivre de manière victorieuse jusque vers le 10 novembre, à Bihac mais aussi sur le mont Igman, près de Sarajevo, en direction de Trnovo.


De toute évidence les troupes bosniaques sont maintenant mieux équipées, mieux organisées ; l'appui ouvert des U.S.A. se concrétise une nouvelle fois, le 11 novembre ; la Maison Blanche annonce que les États-Unis ne participeront plus, à compter du 13, au contrôle de l'embargo sur les armes à destination de la Bosnie. Cette décision est la conséquence d'une loi votée l'été précédent par la Chambre des représentants et par le Sénat qui prévoyait d'arrêter d'utiliser des fonds américains pour s'opposer à des arrivées d'armes en Bosnie. Surtout, cette décision s'inscrit dans une situation politique nouvelle aux États-Unis, où les républicains sont devenus largement majoritaires dans les deux chambres.


Pourtant, c'est à ce moment là que la situation militaire se retourne sur le terrain : à Bihac, dès le 9 novembre, les troupes serbes sont passées à la contre offensive. Le 15 novembre, les troupes serbes ne sont plus qu'à 7 km de Bihac, ayant reconquis, avec l'aide de troupes serbes venant de Krajina, tout le terrain perdu. Le 16 novembre, Izetbegovic juge la situation "extrêmement critique" et demande aux États-Unis " une intervention urgente ". Mais le gouvernement américain se refuse toujours à envisager l'envoi de troupes en Yougoslavie. En outre, l'exécutif américain est affaibli par la victoire républicaine aux élections pour le renouvellement des deux chambres mais cette majorité républicaine n'accédera effectivement " au pouvoir " que début janvier ; si les deux grands partis bourgeois américains, leurs différentes fractions, sont d'accord sur l'essentiel - imposer un "ordre" américain dans les Balkans, mais au moindre coût financier, militaire et politique - des désaccords tactiques se font jour.


Le 15 novembre, l'ambassadeur américain à Zagreb lance un avertissement aux Serbes de Krajina : "les combats de Bihac ne concernent pas les Serbes de Krajina et ils feraient mieux de se tenir à l'écart", précisant que cette intervention "peut menacer le processus de négociation en cours entre Zagreb et Knin", principale ville de Krajina.


"Aussi longtemps que l'on ne parviendra pas à un accord final et équitable, les risques de voir la guerre éclater à nouveau en Croatie demeurent"


La même semaine, en réponse à une décision du Congrès, l'administration américaine élabore et soumet à discussion une gamme de scénarios théoriques d'assistance à la Bosnie, dont le coût est évalué, selon le cas, entre 400 millions et 5 milliards de dollars. Et Newt Gingrich, nouveau "speaker" à la Chambre des représentants (dont la majorité républicaine est favorable à une levée de l'embargo sur les armes à destination de la Bosnie) s'élève contre le coût excessif du scénario à 5 milliards de dollars.


Le 18 novembre, de petits avions serbes partent d'un aéroport situé en Krajina pour attaquer au napalm la ville de Bihac
, pourtant proclamée par l'ONU " zone de sécurité ".


Le lendemain, ils attaquent la ville de Cazin. De toute évidence, ils jouent sur les dissensions qui s'expriment ouvertement entre les impérialismes.




ANTAGONISMES INTER-IMPÉRIALISTES

 


Déjà la décision prise par le gouvernement américain de ne plus participer à la surveillance de l'embargo sur les armes à destination de la Bosnie avait provoqué de virulentes critiques de la part de Juppé. Sous la pression du gouvernement français, le 14 novembre, les ministres des affaires étrangères et de la défense de l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) avaient pris note "avec regret" de la décision américaine. De même le soutien ouvert qu'avait apporté le gouvernement américain à l'offensive bosniaque avait pris à contre-pied la condamnation par le gouvernement français de cette offensive (le gouvernement français condamnait "le recours à la force d'où qu'il vienne").


Le 16 novembre, alors que l'étau serbe se resserrait autour de Bihac, les gouvernements français et anglais s'opposaient au projet américain de créer une zone d'exclusion sur les armes lourdes autour de l'enclave : "si l'on utilise les zones d'exclusion comme devant servir exclusivement à contrecarrer les contre-offensives de ceux qui ont été chassés quelques semaines avant, ce n'est pas exactement notre philosophie de la chose" déclarait Alain Juppé. De toute évidence, le gouvernement français entend tirer profit des difficultés militaires du gouvernement bosniaque.


Pourtant, c'est le secrétariat de l’O.N.U. qui, le 18 novembre, refuse une intervention aérienne contre l'aéroport d'Ubdina - d'où étaient partis les avions serbes - au prétexte que cet aéroport était en territoire croate, et c'est le général de Lapresle, commandant en chef français des "casques bleus" qui avait demandé cette intervention. Paradoxe ?

Libération du 21 novembre écrit :


"il a fallu une nouvelle attaque aérienne samedi et de vives protestations françaises - paradoxalement plus vives que celles des États-Unis, pourtant favorables, à l'origine, à l'offensive malheureuse des musulmans bosniaques - pour que le Conseil de Sécurité ne comble à la hâte, samedi soir, le vide juridique invoqué par le secrétariat général de l’O.N.U. à l'encontre de la requête du Général Lapresle "


En fait, ce que souhaitait le gouvernement français, c'est que l'ONU s'arroge le droit d'intervenir en Croatie sans en référer au président Tudjman, c'est à dire en niant la souveraineté de la Croatie : on se souvient que c'est le gouvernement allemand qui avait poussé à la proclamation de l'indépendance de la Croatie, qui avait, le premier, reconnu la Croatie indépendante et contraint le gouvernement français à faire de même. On sait également que les 13000 casques bleus basés en Krajina ( à comparer aux 18000 soldats déployés en Bosnie) ont, dans les faits, permis aux serbes de Krajina de conforter leur pouvoir sur cette partie de la Croatie, avec l'espoir que la situation ainsi gelée deviendrait irréversible. Mais la petite manoeuvre française échoue : le samedi 19 novembre, le conseil de sécurité autorisait l'engagement des forces aériennes de l'OTAN en Croatie (résolution 958) sous réserve de l'aval donné par le président de la Croatie. Le même Libération notait avec pertinence ( mais dans un autre article ) :

 

"Zagreb ravi qu'on reconnaisse sa souveraineté sur ces territoires considérés comme occupés depuis deux ans et demi, avait donné au préalable son aval. Pour une semaine seulement, renouvelable, une simple précaution pour que cette mesure ne puisse pas un jour s'appliquer à ses dépens au cas où la guerre reprendrait entre l'armée croate et les forces serbes de Krajina "

 

En outre, la résolution 958, en liant le règlement du problème bosniaque - dont dépend la levée des sanctions en vigueur contre la Serbie et le Monténégro- provoquait des protestations dans la presse de Belgrade et certainement quelques grincements de dents du parrain français.
Le 21 novembre, une trentaine d'avions (dont vingt américains et six français) bombardaient la base serbe d'Ubdina, en Croatie : bombardement sélectif - seule la piste est mise hors service, les bâtiments et avions étant préservés -, bombardement qui, comme lors de précédentes interventions aériennes a surtout valeur d'avertissement et de menace. Pourtant , cette fois-ci, l'avertissement semble sans effet, au moins dans l'immédiat : l'offensive serbe se poursuit, bien que sans aviation cette fois, et le Monde du 26 novembre peut titrer :


"Les Serbes sont dans les faubourgs de Bihac"




HÉSITATIONS AMÉRICAINES


Fin novembre et durant quelques jours, le gouvernement américain semble désemparé : la défaite de ses protégés à Bihac, l'exacerbation de la rivalité inter-impérialiste sur laquelle jouent les dirigeants serbes de Bosnie, les mettent en difficulté.


Comme le gouvernement américain se refuse à envoyer des troupes sur le terrain, il lui faut gagner du temps : l'armée bosniaque est certes mieux équipée, mieux entraînée, mais il lui faut encore du temps, en particulier pour constituer un corps d'officiers (l'essentiel des officiers de l'ancienne Yougoslavie était serbe).


Pour des raisons intérieures, le gouvernement américain a également besoin que les autres puissances impérialistes acceptent la politique qu'il entend leur faire appliquer. Or, les succès serbes à Bihac ont au contraire immédiatement été saisis par le gouvernement français pour relancer ses anciennes propositions : droit pour les serbes de Bosnie de rallier la Serbie et accès à la mer pour la Serbie.


Des désaccords se font alors jour au sein du gouvernement américain : un plan est présenté par les États-Unis aux Européens visant à imposer par la force le respect de la zone de sécurité de Bihac et son élargissement ; ce plan est jugé "irréaliste" par le gouvernement français. Mais le 27 novembre, le secrétaire américain à la défense, William Perry, déclare : "Les Serbes ont démontré une supériorité militaire", précisant : "ils occupent 70% du territoire. Il n'est pas envisageable que les musulmans puissent reprendre" le dessus.


Et l'éditorialiste du Figaro du 28 novembre de conclure : "les Serbes ont gagné la guerre de Bosnie". Quant au Monde du 29 novembre, il titre l'un des articles : "Washington estime que les Serbes ont virtuellement gagné la guerre en Bosnie". Enfin, dans Libération du 29 novembre, Jacques Amalric titre son analyse : "Vers la Grande Serbie".


La presse française est donc à l'unisson de son impérialisme, lequel refuse "pour l'instant", c'est à dire avant la chute de Bihac, d'adresser un ultimatum aux Serbes et propose une relance des négociations sur une orientation remettant en cause l'accord de juillet 94.


Pourtant, dès le 28 novembre, les choses ne sont pas si simples pour le gouvernement français : des dissensions s'expriment entre Mitterrand et Juppé, Balladur lui même hésitant, dissensions un peu byzantines dans leurs formulations, mais claires dans leurs causes : jusqu'où aller dans le soutien aux dirigeants serbes et dans la rivalité avec les États-Unis ? mais aussi : que représentent les menaces croates ?


En effet, face à la chute possible de Bihac et compte tenu de son importance stratégique pour la Croatie, le gouvernement croate menace :


" l'armée croate est en état d'alerte générale (...) nous avions dit que s'il n'y a pas de solution négociée à Bihac, vu son importance stratégique, nous serions obligés d'intervenir"

 

Or, derrière la Croatie, il y a l'impérialisme allemand. Ceci fait beaucoup d'obstacles pour la bourgeoisie française.


Le 30 novembre, Boutros-Ghali se rend à Sarajevo, mais renonce à rencontrer Karadzic, celui-ci exigeant que la rencontre ait lieu dans son fief de Pale, tandis que Warrren Christopher, secrétaire d'Etat américain, après avoir corrigé les propos de William Perry en expliquant que les États-Unis ne sauraient soutenir un projet qui n'aurait pas l'accord des Bosniaques, annulait un important discours prévu. Or, dès le 30 novembre, le gouvernement bosniaque faisait savoir qu'il s'opposerait à une modification du plan de juillet 94 s'il devait entériner le projet d'une confédération serbe. Le jeudi 1er décembre, une réunion des ministres des affaires étrangères de l'OTAN tentait d'adopter une position commune sur la base la plus générale et la plus floue possible. Le vendredi 2, le "groupe de contact" (États-Unis, Russie, France, Allemagne, Grande Bretagne) adoptait une résolution ambiguë à souhait : d'un côté celle-ci avançait la possibilité "d'ajuster" les propositions territoriales antérieures et de rechercher des "arrangements constitutionnels" (ce qui rejoint la position française) mais réaffirmait de l'autre la nécessité d'un "consentement mutuel entre les parties" , donc avec les bosniaques en particulier (position américaine). Le sommet de ce texte était une phrase parfaitement contradictoire : "préserver l'intégrité de la Bosnie- Herzégovine et autoriser des aménagements justes et équilibrés”. Là dessus, les ministres français et anglais se considèrent autorisés à aller proposer ce plan, ou plutôt leur interprétation de ce texte, à Milosévic, afin que ce dernier fasse pression sur les Serbes de Bosnie : "ils vont rendre compte à Milosevic" lâche alors, avec mépris, le porte parole du département d'État devant les journalistes de Bruxelles. Mépris d'autant plus justifié que, en dépit de l'ouverture que représente pour les gouvernements français et anglais les hésitations américaines, l'ouverture est bien limitée. Comme le note Le Monde : "c'est peu dire que l'affaire est bancale”.


 


ÉCHEC DE LA MANOEUVRE FRANÇAISE

 


Très rapidement, la manoeuvre française s'enlise parce que les rapports de force ne sont pas, fondamentalement modifiés : le 4 décembre, Milosevic a écouté avec intérêt les propositions faites par Alain Juppé et Douglas Hurd mais il n'a pas bougé, ne remettant pas en cause son allégeance aux U.S.A.


Sur le terrain, alors que la presse donnait non seulement la ville de Bihac mais toute l'enclave comme quasi perdue, les Serbes piétinent. Le Monde du 11 décembre explique :


"Pourtant, les Serbes s'étaient donné les moyens de venir à bout du cinquième corps de l'armée gouvernementale bosniaque. Quelque 25000 hommes attaquant depuis les territoires de Croatie et de Bosnie aux mains des Serbes, appuyés par une puissante artillerie lourde, resserraient rapidement l'étau autour de la poche isolée(...). La chute de la ville de Bihac comme celle de Velika-Kladusa, dans le nord de l'enclave, était qualifiée '"d'imminente" aussi bien par la FORPRONU que par les autorités bosniaques.(...) la FORPRONU affirmait même que ces troupes bosniaques avaient quasiment abandonné la ville.(...) Et puis, vendredi 9 décembre, la FORPRONU a finalement reconnu que la situation restait inchangée depuis plus d'une semaine(...) les assaillants éprouveraient en fait de sérieuses difficultés à "casser" un cinquième corps qui oppose une résistance plus forte que prévue".


D’autres journalistes se souvinrent alors qu’il n’y avait pas d’autres sources d’informations militaires que celles, intéressées, de la Forpronu et du gouvernement bosniaque…


Qu'en fut-il en réalité ? Sans doute est-il vrai que les troupes serbes de Bosnie, mieux équipées mais moins nombreuses en hommes, n'ont pu arriver à leur fin. Dans les autres régions où les troupes bosniaques avaient mené des offensives, les Serbes n'ont pas, semble-t-il, récupéré de terrain. Il est également possible que les dirigeants serbes aient été informés que les États-Unis n'avaient pas l'intention de leur laisser Bihac, que leurs hésitations avaient pris fin.


Le fait est qu'au même moment, Juppé se voyait contraint de faire monter les enchères en menaçant de retirer les troupes françaises : "le retrait français pourrait se faire plus rapidement que prévu " déclare-t-il dès le 7 décembre, et bien évidemment le chaos qui en résulterait incomberait, selon le ministre français, aux États-Unis : "il est aussi de mon devoir d'avertir que la décision à laquelle on est en train de nous contraindre faute de détermination de la communauté internationale, engendrera la guerre, c'est à dire plus de malheurs et plus de souffrances pour les populations".


Mais la menace est à double tranchant : ce serait pour la France renoncer à protéger les Serbes avec le bouclier humain que représentent les casques bleus. Heureusement pour la France, il y a à ce retrait une difficulté : pour assumer le départ des 24 000 casques bleus en toute sécurité, il faudrait commencer par en déployer 30 à 50 000 autres…


Manque de chance ! Le gouvernement américain saisit la balle au bond et, pour la première fois, se déclare prêt à envoyer des hommes sur le terrain : 15 000 soldats... pour aider les casques bleus à déménager !


Il n'est plus alors question pour le gouvernement français de se retirer : "La France n'a aucune intention de se retirer de Bosnie" déclare l'ambassadeur français à l'ONU, relayé par son collègue anglais : "Londres ne demande pas le retrait de la Forpronu, loin de là". Et jusqu'à Radovan Karadzic, le chef serbe bosniaque qui s'exclame : "le départ de la Forpronu équivaudrait à un désastre humanitaire pour les musulmans ainsi que pour les Serbes en Bosnie".


A l'étape actuelle, les choses resteront donc en l'état : pour l'administration américaine, la Forpronu "doit continuer son mandat humanitaire en Bosnie" ; pour le gouvernement français, on ne partira que "si l'embargo sur les armes est levé, si les soldats sont de plus en plus humiliés et, enfin, s'il n'y a plus aucune perspective de règlement diplomatique, mais on n'en est pas là". Idem pour les anglais.


Lever l'embargo sur les armes ? Pour William Perry, le gouvernement américain reste "totalement opposé à une levée unilatérale de l'embargo sur les armes", du moins de l'embargo officiel. Mais la majorité républicaine s'impatiente : c'est une question de quelques semaines, quelques mois tout au plus. Mais pour le gouvernement français confronté à de prochaines élections présidentielles, il conviendrait d'éviter un tel retrait durant la campagne présidentielle : ce serait officialiser l'échec des opérations françaises. Les uns et les autres ont quelque intérêt à ce que les choses se figent, pour un temps.




UN ENVOYÉ TRES SPÉCIAL

 


C'est dans cette situation que l'ancien président des États-Unis, Jimmy Carter, s'est rendu le 19 décembre en Bosnie, répondant à l'invitation...des dirigeants serbes de Bosnie. La démarche peut sembler curieuse : mission de "bons offices" conduite à titre personnel ? La presse n'a pas manqué de s'étonner, et de s'esclaffer. Le 21 décembre, sous le titre : "Jimmy Carter s'est fait l'avocat des dirigeants serbes de Bosnie", le Monde remarque que les Serbes “ont trouvé en Jimmy Carter un surprenant allié" qui "annonce, en contradiction avec tous les engagements internationaux, que de nouvelles négociations pourraient être entreprises sans acceptation préalable du plan de paix international" ; Après avoir noté que Radovan Karadzic et son équipe "dont certains membres sont fichés comme étant des criminels de guerre par le département d'Etat américain" n'en espéraient pas tant, le Monde conclut :


"Jimmy Carter aura contribué, en acceptant sans ambiguïté le jeu serbe, à brouiller les cartes du terrible poker bosniaque".


Pourtant, en 48 heures de négociations conduites par Carter entre le gouvernement bosniaque et Radovan Karadzic, l'ancien président américain obtient la signature d'un accord auquel personne ne croit. De Carter, le Monde écrit : " il aura commis tant de gaffes et aura fait preuve d'une telle méconnaissance du dossier bosniaque que la signature même de l'accord tient du miracle". Quant à l'accord "c'est un joyau d'imprécision et de naïveté. Le seul point concret est la promesse de négociations entre les belligérants sur une cessation des hostilités au 1er janvier". D'où la conclusion : "la population attend désormais de vérifier si l'adage bosniaque est toujours d'actualité : quand un cessez-le-feu entre en vigueur, tous aux abris !".


Pourtant, pour un temps et en dépit de quelques affrontements locaux, l'accord tient, ouvrant la voie à de nouvelles négociations conduites par la Forpronu pour une trêve de quatre mois ; car derrière Jimmy Carter, il y a l'impérialisme américain. Comme en Haïti, Carter a été envoyé en mission pour permettre à quelques gangsters locaux de sauver la face et de faciliter ainsi la mise en oeuvre de la politique américaine au moindre coût : s'il le faut, les États-Unis procéderont à des aménagements. Pour l'essentiel, ils n'ont pas l'intention de renoncer à asseoir leur contrôle sur cette région. Pour cela, il leur faut gagner du temps. Et la mission de Carter

signifie qu'après avoir hésité quelques jours, les États-Unis reprennent les choses en main.


Contrairement à ce qu'expliquait le Monde ("Piégé ou consentant, Jimmy Carter aura effectivement basculé, en vingt quatre heures, d'une attitude traditionnelle de diplomate à celle de l'avocat des décisions et des plaintes des Serbes bosniaques"), c'est en réalité la direction serbe de Bosnie qui s'est soumise aux projets immédiats des États-Unis. C'est ce que reconnaîtra en toute lucidité le "ministre" des affaires étrangères de la "République serbe" auto proclamée en Bosnie, Alesksa Buha :


"Soyons clairs. Notre destinée est entre les mains des Américains. La France, la Grande-Bretagne et même la Russie sont des pays qui diront "oui". Ce sont les États-Unis qui décident.


Et j'ai peur que la majorité républicaine au Congrès soutienne les musulmans, ce qui les encouragera à poursuivre la guerre. Si l'embargo sur les ventes d'armes est levé, alors la guerre sera plus dure et plus sanglante" ( Le Monde du 7 janvier)


Si la situation semble en effet provisoirement gelée, les dirigeants serbes de Bosnie peuvent en effet craindre une politique plus agressive impulsée par la majorité républicaine aux États-Unis. La Croatie représente une autre menace : depuis deux ans et demi, près du tiers de la Croatie est occupé par des Serbes 'indépendantistes" et la situation est figée par les casques bleus ( 13 000 soldats dont un grand nombre de Français). Le 15 novembre, les négociations entre le gouvernement croate et les Serbes de la Krajina ont échoué. L'intervention des Serbes de Krajina en Bosnie a envenimé la situation. Vendredi 30 décembre, le chef d'état major de l'armée croate a promis que Zagreb rétablirait en 1995 son autorité sur les territoires de Croatie contrôlés par les sécessionnistes serbes.


Enfin, les 12 janvier, la Croatie informait l'ONU qu'elle ne souhaitait pas le renouvellement du mandat de la Forpronu sur son territoire au delà du 31 mars : en clair, elle exige le retrait des casques bleus, accusant l'ONU de maintenir le statu quo en Krajina au profit des Serbes. C'est donc la perspective d'une reprise des combats en Croatie qui se fait jour.


Or, la Croatie, qui avait dû accepter un cessez-le-feu, il y a deux ans et demi , en sa défaveur, a constitué depuis une armée avec l'aide de l'Allemagne. La Croatie et la Bosnie ont constitué, sous l'égide américaine, une confédération. La menace est donc sérieuse.




QUEL AVENIR POUR L'EX-YOUGOSLAVIE

 


Parce que les États-Unis sont un impérialisme dominant, mais non hégémonique, il est assez vraisemblable que, peu à peu et pour l'essentiel, ce soit le compromis germano-américain qui se mette en place. Mais cet "ordre" là sera un profond désordre : la question nationale ne pourra pas être réglée dans le cadre d’États dominés par la bureaucratie ; pas plus elle ne le sera dans le cadre d’États où le capitalisme aura été restauré ; ces États seront économiquement non viables, voués à être transformés en semi colonies et à être le jouet des rivalités inter-impérialistes persistantes ; les différents "parrains" vont continuer à s'affronter par bureaucraties, cliques, bourgeoisies et gangs interposés ; la barbarie n'est pas finie pour les peuples des Balkans.


La jeunesse, le prolétariat de ces pays sont désorientés, leur situation est tragique : déplacés par centaines de milliers, tués ou enrôlés de force, les jeunes et les travailleurs ont subi de rudes coups. Il n'y a pas d'autre issue que le combat contre la bureaucratie, contre la restauration capitaliste, contre l'intervention des impérialistes, le combat pour la prise du pouvoir par le prolétariat et pour le socialisme.


Il peut sembler aujourd'hui qu'on soit loin de ce combat. Pourtant ces régimes sont instables, fragiles. Si bien peu d'informations circulent, la presse a dû rendre compte néanmoins de réactions spontanées face à des conditions d'existence épouvantables. A Belgrade, "tous les jours déjà, les quartiers périphériques de la capitale yougoslave se couvrent de barricades dressées par des banlieusards s'insurgeant contre les coupures répétées d'électricité" , écrit Libération du 27 décembre. C'est en masse que les jeunes, les travailleurs tentent d'échapper à la conscription.


L'évolution de la lutte des classes en Europe et à l'échelle mondiale comme les immenses ressources dont le prolétariat a su faire preuve dans son histoire, amèneront la jeunesse et le prolétariat à se dresser de nouveau contre la politique des bureaucraties et des impérialismes.


En tous cas l'unité de combat entre les prolétariats des puissances impérialistes, quelles qu'elles soient, et les populations exploitées et opprimées de l'ex-Yougoslavie passe par les mots d'ordre suivants :

 

     à bas tous les plans de "règlements" impérialistes !

     à bas toute intervention !

     retrait des puissances impérialistes quels que soient les formes et prétextes de leurs interventions !


C'est sur cette ligne que devraient agir toutes les organisations ouvrières, partis comme syndicats.


Pour le prolétariat français, c'est l'exigence du retrait inconditionnel des troupes françaises et la fin de toute intervention, quelle qu'elle soit, dans l'ex-Yougoslavie.


 

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