Article paru dans Combattre pour le Socialisme n°22 du 30 septembre 2005

 

Bolivie : les masses face à la question du pouvoir

 


En juin dernier, le mouvement des masses en Bolivie a abouti au renversement du président Mesa. Moins de deux ans auparavant, en octobre 2003 son prédécesseur avait aussi été renversé sur la même question : la nationalisation ou non des hydrocarbures.

A ce moment, tout comme aujourd’hui, un reflux avait suivi : les ouvriers et paysans boliviens butent sur une question à laquelle ils n’ont pas à ce stade de réponse saisissable : la question du pouvoir. Pour autant, 2005 n’a pas été une simple répétition de 2003.


2003 : une première explosion à caractère révolutionnaire


Lors de sa 3ème conférence, le Cercle a porté l’appréciation suivante sur les évènements de 2003, (lire aussi l’article sur la Bolivie paru dans le numéro 14 nouvelle série de Combattre pour le Socialisme - décembre 2003).

« La situation en Bolivie, en octobre 2003, marque le point le plus élevé de l’activité politique du prolétariat sur ces dernières années. Dans ce pays, et en relation avec les luttes de classe qui ont secoué le continent depuis des années, la volonté des ouvriers et paysans de combattre contre le gouvernement à la solde de l’impérialisme s’est exprimée au sein de la Centrale Syndicale Ouvrière, la COB, en éjectant l’ancienne direction ouvertement inféodée au gouvernement. En septembre 2003, la nouvelle direction de la COB, avec celle de la centrale paysanne (CUSTCB) appelle à la grève générale contre un projet de bradage du Gaz naturel au profit des grandes firmes impérialistes, puis à la manifestation centrale à la capitale politique du pays, La Paz. Les travailleurs se rendent maîtres des faubourgs de celle-ci. L’appareil d’Etat totalement paralysé, le président doit prendre la fuite et son gouvernement est balayé par le mouvement des masses réalisant sa centralisation dans l’unité de ses organisations selon les méthodes mêmes du prolétariat. C’est une victoire politique qui offre un point d’appui pour les combats à venir.

Le même texte précisait encore : « la situation est loin d’être stabilisée ». En effet. Soucieux avant tout de gagner du temps et de ne pas s’affronter avec les grandes firmes qui pillent le pays, le nouveau président a profité autant qu’il pouvait du répit procuré par le reflux consécutif à la chute de son prédécesseur, pour ne pas bouger, tant sur la question des hydrocarbures, sur laquelle la promesse d’un référendum avait servi de viatique à Mesa, que de celle de l’Assemblée constituante promise elle aussi en octobre 2003. Ce n’est qu’avec la reprise de l’agitation sociale (selon l’aveu de Mesa lui-même), avec la menace de nouvelles manifestations massives à l’appel de la confédération COB (Centrale Ouvrière Bolivienne) que le référendum va être convoqué… en tant que piège politique.


Le référendum sur le gaz : un succès politique pour le gouvernement


Le référendum sur les hydrocarbures est convoqué pour le 18 juillet 2004. Il décline cinq propositions : récupération des hydrocarbures « en sortie de puits » et non pas récupération du sous-sol ; renforcement du rôle de l’entreprise YPFB, fondée en 1936, réduite à une petite entreprise de 600 personnes, aux prérogatives minimes; renégociation de l’accès à la mer avec le Chili en se servant du moyen de pression que constitue le gaz ; porter de 18% à 50% les royalties payées par les sociétés pétrolières ; l’annulation de l’ancienne loi sur les hydrocarbures. Il ne porte donc pas sur la revendication centrale depuis des mois : la nationalisation sans indemnité des hydrocarbures.

 

C’est donc à juste titre que la COB, ainsi que le mouvement paysan MIP (dirigé par Quispe) appellent  à son boycott. Par contre, le MAS d’Evo Morales apporte son soutien total à cette opération référendaire, et au « Oui ». Et ce alors même que la presse bolivienne révèle que les multinationales, et notamment Total, participent activement au financement de la campagne pour le oui !

Aussi, la tenue même de ce référendum est un succès pour Mesa. L’abstention ne se situe qu’autour de 40% (à comparer avec les municipales de 2004 qui, avec 37% d’abstention connaissent le plus fort taux de participation depuis 1987). Pour chacune des questions posées il y a en moyenne 75% de « oui ».

Pour Quispe et la COB qui avaient appelé au boycott réel du scrutin (barrages routiers, brûler les urnes), c’est un revers. Un seul incident de ce type fut relevé dans tout le pays et Mesa put même se payer le luxe de défendre son référendum à El Alto, foyer de l’insurrection de 2003. Le succès de la consultation va assurer à Mesa une popularité et un répit temporaires. Au lendemain même des résultats, Evo Morales réclame l’application pleine et entière des mesures issues du référendum en prenant bien la peine de préciser que ce processus devrait se faire « sans confiscation, ni expropriation » (AFP, 19/07/04).


Du référendum aux municipales : remontée du mouvement des masses


Le résultat du référendum était néanmoins source de nouvelles contradictions. D’un côté, les  grandes compagnies pétrolières Total, Repsol (Espagne), Petrobrás (Brésil), British Gas, British Petroleum, menaçaient de quitter le pays si on les taxait trop. De l’autre, les masses n’avaient satisfaction, ni sur leur revendication première, la nationalisation, ni aucune amélioration de leurs conditions de vie (la Bolivie est l’un des pays les plus pauvres de l’Amérique Latine). La loi transposant les résultats du référendum ne pouvait donc que se faire attendre. 

 

A l’automne 2004, les masses se remirent en mouvement, à El Alto, banlieue populaire de La Paz, 800 000 habitants, principalement des paysans aymaras urbanisés et d’anciens mineurs, véritable foyer révolutionnaire. Le 20 novembre 2004, la Fédération des Comités de Quartier d’El Alto, Fejuve (Federacion de Juntas Vecinales, les juntas vecinales étant des comités de quartiers calqués sur les assemblées traditionnelles aymaras et quechuas, organisant par exemple le travail commun pour l’entretien du quartier), dont les cadres sont d’anciens mineurs aymara, appelle le 20 novembre 2004 à une grève à durée indéterminée avec mise en place de barrages routiers. Grève sans effet majeur, mais sonnant le réveil des masses.

 

Le 6 décembre 2004, se tiennent les élections municipales. 324 comités civiques et 69 groupes indigènes se présentent en plus des partis traditionnels. Avec un taux de participation relativement élevé pour la Bolivie (63%), la gifle est retentissante pour les partis bourgeois traditionnels qui sont littéralement laminés, le premier d’entre eux le MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire), ne rassemble que 6,6% des suffrages, en cumulant les voix de dits partis : MNR, MIR, ADN et NFR on dépasse à peine la barre des 10% (contre 60% des voix cumulées aux présidentielles de 2002). Le seul parti à tirer son épingle du jeu est le MAS de Morales qui réalise 18,5%, MAS dont la base sociale est principalement constituée par les cocaleros du Chapare dans l’Est du pays, souvent d’anciens mineurs chassés par les fermetures de mines des années 80. Ce résultat doit être nuancé car il est en recul par rapport aux élections de 2002 et il ne gagne aucune municipalité d’importance, alors que son objectif affiché était de remporter la moitié des 314 municipalités.

Dans le même temps les divers comités civiques, qui sont souvent sont structurés autour d’anciens cadres des partis bourgeois gagnent dans les grandes villes, à La Paz, El Alto (avec des anciens du MIR comme maires), à Potosi.

Après l’effondrement des partis bourgeois traditionnels, durant le mois de janvier des grèves fleurissent contre la hausse du prix des carburants. A Potosi les manifestants s’emparent du quartier général de la police le 11 janvier. Tandis qu’à El Alto éclate une nouvelle guerre de l’eau comme celle qui toucha Cochabamba en 2000, qui va paralyser la cité pendant plus d’un mois et qui va culminer avec une grève générale le 11 février qui  tourne à l’insurrection pour chasser le français Suez, concessionnaire d’Aguas del Illimani. Le gouvernement finit par accepter alors de résilier leur contrat. La situation du gouvernement Mesa est de plus en plus intenable.


Mesa manœuvre, un front uni le menace


Le 2 mars la situation explose à nouveau à El Alto, suite à la décision de Suez d’interjeter appel de la décision de résiliation du contrat de distribution d’eau. Ne parvenant par ailleurs toujours pas à se dépêtrer du bourbier dans lequel se trouve prise la loi sur les hydrocarbures qui ne prévoit même plus le versement de 50% de royalties mais seulement une augmentation du taux d’imposition des multinationales à 50%, Mesa intervient à la télévision pour expliquer … que ce n’est pas possible puisque ce sont les multinationales qui dirigent le pays !

 

Le MAS revendiquant toujours les 50% des royalties, les cocaleros du Chaparé bloquent à nouveau les routes. Le 6 mars 2005, et sous la menace directe du MAS, de la COB et de la FEJUVE qui appellent à nouveau à manifester, et face à l’ingouvernabilité du pays, les blocages de routes, Mesa joue son va-tout, il présente sa démission – tout en espérant bien qu’elle sera refusée au parlement. Morales va l’y aider, le MAS votant contre cette démission!

 

Pourtant le MAS, le MIP, viennent de signer un accord avec la COB et la CUSTB, centrale paysanne, pour constituer ensemble un front uni contre Mesa. Mais une fois la manœuvre de Mesa réussie, le MAS rompt ce front.

Le 8 mars, la démission de Mesa est repoussée par le congrès en échange d’un accord, « pacte » que votent les députés des partis bourgeois. Il prévoit l'approbation de la loi sur les hydrocarbures, la convocation d'une constituante pour août, un accord national pour un pacte social, et la tenue d’un référendum sur l'autonomie des régions.


Une bourgeoisie en crise, divisée


Précisément, depuis des mois, les contradictions internes de la bourgeoisie bolivienne affleurent. Pour les comprendre il faut avoir en tête les déséquilibres internes de la Bolivie. La partie est du pays, l’Oriente, regroupe 20% de la population mais représente 40% du PIB, 60% des exportations, et concentre les principaux gisements d’hydrocarbures. Ces provinces, autour de la capitale régionale Santa Cruz, ou de Tarija, concentrent aussi les principales latifundia. Tout la distingue de l’Altiplano, l’autre partie de la Bolivie, andine. L’Altiplano est très majoritairement peuplé d’Indiens tandis que l’Oriente a une plus large part de mestizos et de blancs, l’économie de l’Altiplano est fondée sur des marchés locaux depuis les fermetures massives de mines, tandis que l’économie de l’Oriente est fondée sur l’exportation (hydrocarbures, soja, … cocaïne).

Face à la crise récurrente, l’impuissance des gouvernements successifs à instaurer un ordre un tant soit peu durable, la revendication d’autonomie régionale a été mise en avant par la bourgeoisie de Santa Cruz.

Les 12 et 13 janvier le Comité Civique de Santa Cruz, dirigé par Carlos Dabdoub de la fédération patronale locale (CAINCO),  déclenche ainsi une grève générale de 2 jours, après avoir déjà organisé des manifestations  en novembre 2004, en réussissant à entraîner derrière ce mouvement de vastes secteurs populaires, contre le centralisme de La Paz.

Mesa peu à peu leur lâche du lest et donne sur accord le 28 janvier pour la convocation d’un référendum sur l’autonomie régionale et l’élection des gouverneurs au suffrage universel sans toutefois préciser de date, en liant cette question à celle de la Constituante. Jusqu’ici, les gouverneurs  étaient les délégués de l’Etat. Dans ce cadre la bourgeoisie locale décide de convoquer un référendum, sans avoir l’aval du pouvoir central, pour le 12 août.

Les bourgeois locaux, avec la revendication de l’autonomie, cherchent à retenir une plus grosse part du gâteau qui par l’intermédiaire des impôts est en maigre partie redistribué vers le gouvernement central et l’Altiplano, pauvre.

C’est aussi pour eux un moyen de défendre la propriété des moyens de production d’une part, contre les manifestants réclamant la nationalisation, contre les occupations de latifundia par les paysans pauvres, en un mot de préserver aussi la stabilité d’une région relativement calme contre l’agitation qui règne dans le reste du pays, quitte à s’en séparer. Le comité civique de Santa Cruz se situe sur un programme raciste, n’hésitant pas à utiliser des bandes armées lorsque des manifestations populaires auront lieu à Santa Cruz, (le 31 mai l’Union dos Jovenes Cruceños attaquera ainsi une manifestation de paysans).

Cependant dans cette voie, la bourgeoisie cruceña qui remet pratiquement en question l’unité du pays se heurte directement aux intérêts de la bourgeoisie du reste du pays et en particulier des secteurs militaires dont le poids dans l’histoire de la Bolivie est considérable.


Nouvelle irruption des masses


Mesa a obtenu un répit en mars. Il sera de courte durée. Au mois de mai, il fut bien sortir du bois et présenter la fameuse loi sur les hydrocarbures en souffrance depuis si longtemps. Elle est approuvée par le Sénat le 5 mai. Mesa, répondant aux pressions des impérialistes via le FMI, annonce le 10 mai qu’il renonce à promulguer la loi et convoque le Parlement pour le 16 mai.

Immédiatement la réaction populaire se manifeste. Les syndicats de la ville de Potosi appellent à la grève tandis que les manifestations commencent à El Alto et qu’Evo Morales appelle de son côté à marcher sur La Paz.

 

Mesa tente de s’en sortir en convoquant le 13 mai à Sucre, ancienne capitale administrative du pays, l’ensemble des forces sociales du pays autour des quatre points de l’accord de mars. Mais Morales refuse. La combinaison s’écroule. Le parlement décide de promulguer la loi dans les délais légaux. A nouveau, le MAS refuse, et convoque une marche sur La Paz pour faire respecter le résultat du référendum – les autres organisations ouvrières et paysannes appellent aussi en réclamant, elles, la nationalisation des hydrocarbures (il s’agit de la COB, la FEJUVE, la Fédération Syndicale des Travailleurs Miniers de Bolivie (FSTMB), la Confédération Syndicale Unique des Travailleurs Paysans de Bolivie (CSTUCB), ainsi que les organisations indiennes comme le MIP). Le 16 mai, La Paz est occupée par 100 000 manifestants aux cris de « Mesa, traître, on veut ta démission ! », « le parlement est un repère de voleurs ; il doit être fermé ! », la COB appelle les manifestants à s’emparer du Parlement et à imposer sa dissolution mais Abel Mamani de la FEJUVE s’y oppose et la manifestation est finalement dissoute.

 Le 16 mai, le congrès national de la fédération des mineurs (FSTMB), une corporation qui a constitué l’épine dorsale de la classe ouvrière bolivienne, décimée par la vague de fermetures de mines des années 80, la plupart des derniers étant ce qu’on appelle des cooperativistas, c’est-à-dire à leur compte, décide de suspendre sa session et de se joindre au mouvement. Ce sont des milliers de mineurs armés de leurs bâtons de dynamite qui arrivent à La Paz et participent aux manifestations, aux affrontements avec la police.  Dans le même temps, le MAS appelle les paysans de l’Est à marcher sur la capitale, une marche de milliers de paysans de Cochabamba se dirige alors vers La Paz.

Le 17 mai, la Centrale Ouvrière Régionale d’El Alto adopte une résolution qui prône :

« Que maintenant ou jamais le peuple doit prendre le pouvoir – ouvriers, paysans, classes moyennes appauvries – et former son propre gouvernement, un gouvernement du peuple, dans le but de nationaliser les hydrocarbures et toutes nos ressources naturelles, en expulsant les multinationales. »

Et dans cette voie notamment, de manifester centralement à La Paz, d’engager la grève générale ou encore:

« organiser la prise et l’encerclement de l’Aéroport International, des pipelines, des banques, des bureaux gouvernementaux, etc, jusqu’à satisfaction de nos revendications;

organiser des groupes de piquet armés avec des flèches, des bâtons et d’autres armes d’auto-défense dans les différentes zones pour protéger les travailleurs. »


Mesa chassé


Le 18 mai, la loi est promulguée, Vaca Diez, président du Sénat, ayant pris sur lui la décision de la signer. Aussitôt les multinationales annoncent qu’elles stoppent tout investissement en Bolivie.Alors que les marcheurs répondant à l’appel du MAS arrivent sur La Paz, ils sont accueillis à El Alto aux cris de « Ni 30 ni 50% - nationalisation ! » - rejet direct des positions de Morales… et mot d’ordre repris par les marcheurs !

Le 23 mai, le MAS convoque à La Paz, un cabildo (conseil municipal) ouvert pour discuter de la stratégie à adopter et des revendications à avancer. Morales y est hué par la foule pour sa position sur les 50%. Jaime Solares, le leader de la COB, affirme que « nous ne voulons ni d’Hormando, ni de Mesa. Nous voulons un gouvernement du peuple. » Morales ressort alors le mot d’ordre de « Constituante », espérant se refaire une santé, et donne quatre jours au Parlement pour décider de sa convocation. Quatre jours : les manœuvres se font sur un terme de plus en plus court.

Le 31 mai, une série de marches convergent vers le parlement bolivien, qu’elles encerclent, les commerces de La Paz sont tous fermés. Dans tout le pays la grève est effective et des barrages routiers paralysent la Bolivie. Dans la région de Santa Cruz, à l’appel de la  Confédération des peuples indigènes de l’ouest bolivien, les sites de production de Repsol sont occupés, des latifundias aussi par les paysans sans terre.

 

A La Paz, les manifestants encerclent le parlement et paralysent la ville. Dehors, Solares (COB) déclare que si le Congrès ne décide pas de voter immédiatement la nationalisation “nous allons le réduire en cendres”. Mais la session ne se tient pas (les députés bourgeois de l’Oriente s’y refusent). Mesa dans une ultime manœuvre publie un décret convoquant – à nouveau ! – la « constituante » pour le 16 octobre. Mais il est lâché de tous côtés.

Pendant ce temps les dirigeants de la COB vont manifester devant  Miraflores, le quartier général de l’armée, pour trouver un militaire de bonne volonté, pour jouer les Chaves en Bolivie… Tout plutôt que de revendiquer le pouvoir. D’ailleurs le 26 mai répondant à ces attentes, deux colonels Julio Herrera et Julio César Galindo font un pronunciamento offrant au nom d’un “Mouvement Générationnel” de créer une junte alliant civils et militaires “où, nous, jeunes militaires, pourrions prendre en charge le gouvernement du pays”. C’est la voie qui a été empruntée récemment en Equateur avec le colonel Lucio Gutierrez… c’est aussi la voie qu’ont déjà empruntée la COB et l’Assemblée Populaire en 1970-1971 en soutenant le général Torres dont le régime nationaliste a pavé la voie au coup d’Etat militaire de Banzer. L’état-major ne donne pas suite et les deux colonels doivent quitter le pays.

 

L’Eglise monte alors sur le devant de la scène et engage les tractations pour trouver une issue légale à la situation de crise. Elle est assistée par les envoyés des présidents brésilien Lula et argentin Kirchner – le premier en particulier venant ici défendre les forts intérêts des entreprises brésiliennes en Bolivie, à commencer par Petrobras. Pendant ce temps, Chavez téléphone directement à Morales depuis le Venezuela pour lui demander, dans un touchant élan d’internationalisme bolivarien … de stopper le mouvement.

Morales s’est déjà prononcé pour qu'Eduardo Rodriguez, président de la Cour Suprême, se charge de l'État bolivien et convoque des élections dans les 6 mois.

 

Le 6 juin, Mesa démissionne et toutes les forces attachées à la défense de l’ordre établi enjoignent à son successeur constitutionnel, Vaca Diez, de s’effacer. L’investiture de ce dernier, politicien réactionnaire notoire,  serait une provocation pour les masses. Le président de la Confédération de Chefs d'entreprises privés de la Bolivie, Robert Mustaffá émet des doutes : "si l'une des candidatures doit provoquer un bain de sang, on doit renoncer".

La bourgeoisie bolivienne, bien que l’armée reste unie et le fasse savoir en tirant sur les manifestants à Sucre, où a lieu cette transition, ne fait pas le choix de l’affrontement général. A la place, c’est le président de la cour suprême qui est nommé en moins de cinq minutes de réunion du Congrès, Eduardo Rodriguez. Il promet des présidentielles d’ici 6 mois. C’est la solution prônée par Mesa, Morales et l’Eglise qui l’emporte.


Le prolétariat cherche à s’ouvrir une issue : la question de l’assemblée nationale populaire est posée


Mais pendant que la bourgeoisie cherche une solution, le prolétariat fait un pas en avant. Le 8 juin à La Paz se tient un nouveau cabildo ouvert rassemblant 400 000 perrsonnes. Et le même jour à El Alto au cours d’une réunion de syndicats et de juntas de vecinas à El Alto est créée « l’Assemblée Nationale Populaire et Indigène ».

A cette réunion assistent, représentés par 150 délégués, la COB, la FSTMB, la CSUTCB, le syndicat national des vendeurs de rue, la COR d’El Alto, La FEJUVE, et des délégués de 60 autres organisations. Dans une résolution de constitution, cette Assemblée se proclame « instrument de pouvoir », même si sa direction « provisoire » est placée « entre les mains de la COB, de la CSUTCB, de la COR, de la FEJUVE et de la FSTMB ». La réunion prévoit un plan de constitution d’assemblées populaires à tous les niveaux, régions, districts, impulsées par la COB. Elle charge ces assemblées de prendre en main la gestion de la vie quotidienne aussi bien que les combats politiques.

 

Cette Assemblée se fixe comme objectif la nationalisation des hydrocarbures par le maintien de la grève générale à durée indéterminée et le blocage du pays. Enfin une dernière résolution se prononce contre toute succession au pouvoir qui se situerait dans le cadre de la légalité constitutionnelle que ce soit des élections ou le remplacement de Mesa par Vaca Diez ou Rodriguez.

Cependant à aucun moment elle ne formule ce que pourrait être un véritable gouvernement ouvrier et paysan qui satisfasse les revendications. Jaime Solares, leader de la COB, on l’a vu, parle volontiers de « gouvernement ouvrier ». Mais quand il s’agit d’en constituer un, gouvernement forcément vertébré par la COB, il se défile.

 

Privée d’un tel débouché politique, l’Assemblée nationale populaire et indigène d’El Alto n’aura qu’une existence éphémère. Non que les possibilités qu’elle se développe aient été nulles. Ainsi, une résolution adoptée par exemple à Cochabamba (un des bastions du MAS) par un cabildo abierto de 60 000 personnes tenu début juin affirme aussi : « le cabildo du peuple de Cochabamba décide d’organiser une Assemblée Populaire et de construire un gouvernement des travailleurs et des paysans » (ce qui n’est pas du tout la ligne de Morales).

Lors de la révolution bolivienne de 1970-1971, une Assemblée Populaire s’était constituée en tant que véritable soviet, organe parlementaire et exécutif représentatif des ouvriers et paysans, instrument potentiel de leur pouvoir, avant d’être brisée par le coup d’état militaire de Banzer.

La vague du mouvement des masses en 2005 n’a fait que poser la question de constituer un tel organisme, en empruntant en tout cas les formes héritées de la révolution de 1971 – et en y ajoutant « indigène » ce qui n’est pas sans signification nous y reviendrons. Mais du moins cette question a-t-elle été posée. C’est un fait fondamental.

Cela dit, comme elle reste à ce stade sans réponse, la bourgeoisie peut réajuster son dispositif.


Nouveau reflux


Immédiatement après l’élection de Rodriguez par les députés, les dirigeants du MAS ont appelé à la levée des barrages routiers et à la fin de la grève, ce qui a été suivi, de fait, dans les régions de l’Est où le MAS a une forte influence. Rodriguez a immédiatement reçu de tout le ban et l’arrière-ban, le soutien de l’ambassade américaine, de la fédération patronale et de l’Eglise Catholique.

Les dirigeants de la COB, comme ceux de la COR d’El Alto déclarent : « notre lutte est pour la nationalisation des hydrocarbures, non pour le remplacement d’un clown par un autre ». Rodomontades, après avoir bouché toute réponse immédiate à la question du pouvoir (sinon en priant pour qu’un militaire providentiel, nationaliste, honnête, s’en charge – ce qui fut déjà la ligne de défaite de la révolution de 1971). Les mêmes dirigeants doivent faire mine d’accorder une « trève », d’abord de 72 heures, puis illimitée. Symboliquement, dès le 12 juin, Rodriguez se permet de venir à El Alto, non sans heurts, certes, pour leur expliquer que l’éventuelle nationalisation des hydrocarbures ne pourrait être décidée que par la nouvelle assemblée qui sortirait des prochaines élections...

 

Le 5 juillet, le parlement, à nouveau réuni tranquillement, convoque des élections législatives et présidentielles anticipées le 4 décembre 2005 avant de prévoir l’élection d’une Constituante et l’organisation d’un référendum sur les autonomies régionales, le même jour, en juillet 2006.


 « L’assemblée constituante » pour leurrer les masses


Depuis 2003, chaque poussée des masses boliviennes a fait ressortir comme un diable de sa boîte le mot d’ordre « Assemblée constituante ». Pour les sommets de l’Etat, il ne s’agit même pas d’une réelle Assemblée constituante.

Pour preuve, le dispositif électoral que nous venons d’évoquer : l’Assemblée constituante y serait élue après un président, une assemblée législative, et de plus en même temps que serait décidée une forme donnée d’organisation du régionalisme. Elle n’aurait aucune légitimité, aucun pouvoir, serait cantonnée au rang de bibelot démocratique.

A l’évidence, Morales, du MAS, n’utilise pas autrement ce mot d’ordre : un leurre destiné à couvrir toutes ses manœuvres, lui qui se verrait en président bolivien.

 

Dans le même temps il est indéniable que ce slogan a été repris dans maintes manifestations et résolutions d’Assemblées massives. Les masses, et notamment les indiens aymaras ou quechuas, y voient l’instrument permettant d’arracher la nationalisation des hydrocarbures, mais aussi leurs revendications spécifiques dans un pays où près de 80% de la population est indienne mais où jamais les indiens n’ont dirigé.  Quoi de plus légitime que de dénoncer le report incessant de cette Assemblée sans cesse promise, jamais convoquée ?

Mais si le mot d’ordre d’Assemblée constituante rassemble aussi bien le personnel politique de la bourgeoisie que Moralès, c’est pour une raison fondamentale. Par quel miracle une Assemblée « constituante » élue réaliserait-elle la nationalisation des hydrocarbures ? L’Etat bolivien organiserait-il son propre sabordage en convoquant une Assemblée chargée de liquider ses institutions ?

 

Assemblée constituante ? La bonne question est : qui convoquerait une véritable Assemblée constituante ?

A cela la réponse ne peut être que celle que nous apportions dans le n°14 de CPS : un gouvernement qui s’engage dans la voie de l’expropriation du capital, à commencer par le secteur des hydrocarbures, un gouvernement qui cesse de payer la dette, qui arme les travailleurs pour faire face à l’armée, un gouvernement qui, aujourd’hui, ne peut être qu’un gouvernement vertébré par la COB, un gouvernement des organisations ouvrières et paysannes (indiennes), COB, CUSTB, MAS, MIP. 

C’est dans le combat pour un tel gouvernement que la constitution d’une Assemblée Populaire nationale et non de « la constituante » peut dépasser le stade de l’ébauche où elle en est restée, si tant est qu’elle ne reste pas à l’avenir qu’un fantôme évoqué un moment seulement par le mouvement des masses.


Ne pas se voiler la face


CPS n°14 nouvelle série soulignait: « Il serait puéril de nier les difficultés politiques qui attendent, malgré leurs riches traditions révolutionnaires, trotskystes, les masses boliviennes. ». Les développements de la situation le confirment. Le fait que l’Assemblée populaire, même à l’état d’ébauche, s’appelle cette fois-ci « assemblée populaire et indigène » en révèle. Non pas que les revendications indiennes soient illégitimes. Mais leur émergence se fait sur la base du recul, de la décomposition du mouvement ouvrier. La COB, née lors de la révolution de 1952-1953 en Bolivie est loin d’avoir le même poids qu’auparavant. En particulier, la vague de fermetures et privatisations de mines des années 80 ont profondément endommagé sa colonne vertébrale, les mineurs. Dans le même temps, la confusion politique qui étreint le prolétariat mondial existe tout autant en Bolivie.

 

Aussi, aucune des classes fondamentales n’apparaît aujourd’hui en mesure de s’ouvrir une issue à la crise. En 1971, à la constitution d’un véritable soviet, l’Assemblée Nationale Populaire, répondait un coup d’Etat militaire fasciste. Aujourd’hui l’Assemblée populaire n’a été qu’esquissée tandis que la bourgeoisie a délibérément choisi d’éviter la voie du combat frontal contre les masses. Les éléments de décomposition de toute la société se manifestent, y compris au sein d’une bourgeoisie tentée par l’éclatement pur et simple de la Bolivie en de petites entités, fragmentation vers lequel tend aussi, en tout cas aujourd’hui, le nationalisme des deux peuples indiens.

 

Par delà les manœuvres électorales qui ont repris le dessus du fait du recul momentané des masses, faute que leur ait été une perspective politique, il faut s’attendre à ce que cette situation pré révolutionnaire, avec ses flux et ses reflux, traîne en longueur – la question clé étant que dans ces processus forcément complexes puissent se rassembler les éléments constitutifs d’un Parti ouvrier révolutionnaire capable de jouer un rôle décisif.

 

A sa place, c’est à cela que notre Cercle veut contribuer.


 

Le 25 septembre 2005

 

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