Article paru dans
Combattre pour le Socialisme n°67 (avril
1997)
Une
réelle révolution
Depuis le mois de janvier, après l’effondrement des "pyramides"
financières qui a entraîné la ruine de la majorité de la population, le
prolétariat albanais avait mené de puissantes manifestations. Fin février,
début mars, les ouvriers et les paysans ont pris les armes contre le régime du
président Sali Berisha. Dans tout le sud du pays, ils ont formé de véritables
soviets. L’État bourgeois s’est effondré: "la police est en miettes, il
n’y a plus de prisons, plus de douane, plus de gardes-frontières, pratiquement
plus d’armée" (propos d’un diplomate néerlandais rapportés par Le
Monde du 21 mars).
Le prolétariat en armes s’est dressé contre le pouvoir de Berisha et de
sa police secrète. En Albanie, c’est bel et bien la révolution prolétarienne
qui a éclaté.
C’est pour cette raison que les porte-parole de la bourgeoisie ont
déversé des tombereaux de boue contre le prolétariat albanais. Pour un
"spécialiste" d’Oxford, écrivant dans Le Monde du 13 mars, il
s’agit d’une "foule manipulée par l’invraisemblable coalition des
communistes irréductibles et de la mafia albanaise qui entretient des liens
d’allégeance avec le crime organisé en Italie". Dans le même journal
l’écrivain I.Kadare annonce le "suicide d’une nation", car
"le peuple albanais a péché contre lui-même". L’Humanité,
donc le PCF, n’a parlé tout au long du mois de mars, (au contraire des autres
quotidiens), que de "chaos", de "peur", de
"gangs mafieux". Ces cris de haine n’ont rien de surprenant.
Le "péché" des ouvriers et les paysans albanais porte un nom: c’est
la révolution prolétarienne.
Pour la première fois depuis la révolution roumaine de 1989, pour la
première fois depuis la restauration du capitalisme, la révolution se manifeste
en Europe orientale. C’est pourquoi: "l’obsession de la contagion hante
évidemment les diplomates" (Libération des 8-9 mars). En effet,
avec la révolution en Albanie, c’est le maillon le plus faible des pays où le
capital a été restauré qui a cédé.
"le
bon élève du FMI"
Sous ce titre, le "Bilan économique et social" du Monde
paru en janvier 1996 soulignait: "les responsables du FMI et de la
banque mondiale ne tarissent pas d’éloges sur le pays des aigles". A
l’appui de ces "éloges", la croissance du PIB, de +8% en 1995 et de
+5% en 1996. Mais derrière cette façade clinquante, l’Albanie présente les
mêmes traits ravagés que l’ensemble des pays où le capital vient d’être
restauré, en Europe orientale et en Russie.
Ce pays était déjà exsangue après 45 années de domination de la
bureaucratie parasitaire albanaise dirigée par E.Hodja, puis R.Alia, qui
l’avaient mené au bout de l’impasse du "socialisme dans un seul
pays", dans une quasi-autarcie aux effets dévastateurs. La restauration du
capitalisme est venue, à partir de 1990, parachever ce désastre. Entre 1989 et
1992, le produit intérieur brut albanais a chuté de plus de 40%!
Quant à la croissance des dernières années, elle est profondément
malsaine. Elle s’appuie sur des déficits budgétaires annuels d’environ 15% du
PIB, record de toute l’Europe orientale. Elle a été entretenue par le trafic
d’armes et de drogue avec la Serbie voisine, soumise à l’embargo.
Les vagues de privatisation, commencée en 1990 et achevée pour
l’essentiel en 1995, ont poussé 300 000 travailleurs (10% de la population!) à
l’émigration vers la Grèce ou l’Italie, d’où ils rapatrient des millions de
dollars de devises qui ont soutenu la croissance. Pour les autres, selon Le
Monde du 5 mars: "les foules désœuvrées, visibles dans la rue à
toute heure du jour, rendent bien peu crédible le taux de chômage officiel de
15% de la population." La misère s’est accrue avec l’exode rural
déclenché par la privatisation des terres, tandis que s’enrichissaient les
différentes mafias albanaises.
le
régime de Berisha: la police secrète plus les "pyramides" financières
En mai 1992, le Parti Démocratique Albanais remportait les élections
législatives, avec à sa tête Sali Berisha (qui fut membre pendant 20 ans du
secrétariat du PTA, le parti de la bureaucratie albanaise). Élu président,
c’est sous sa direction que vont être opérées les privatisations de masse et
une politique entièrement soumise aux exigences des puissances impérialistes.
Après quatre ans de cette politique, Berisha devra recourir à une fraude
massive pour remporter des élections législatives en mai 1996.
Pour tenir, Berisha s’est
appuyée sur sa police secrète, le SHIK, dont tous les témoignages montrent
qu’elle est aussi redoutée que l’ancienne Sigmuri, la police politique de la
bureaucratie de Tirana. De plus, il a joué sur les différences entre les
Guègues du nord de l’Albanie, et les Tosques du sud du pays, comme l’avait fait
la dictature de Hodja. Celle-ci valorisait le sud, Berisha, lui, s’appuie sur
une équipe composée de nordistes. C’est le régime de Berisha qui va impulser les
"pyramides" financières. Celles-ci financeront ouvertement son régime
et sa campagne électorale. Que sont ces pyramides? Selon Le Monde du 5
février :
"les pyramides financières proposaient aux
épargnants des rémunérations extraordinairement élevées (de 35% à 100% par
mois). L’apport croissant de nouveaux dépôts permettait de payer ceux qui
réclamaient leur mise de départ. (...) Afin d’investir, appartements et
voitures ont parfois été liquidés; des paysans se sont séparés de leurs
troupeaux, voire de leurs terres, récemment privatisées. Des familles ont
englouti l’argent que leur envoyaient leurs enfants émigrés en Grèce ou en
Italie".
(...) 70% à 80% des foyers auraient été touchés" par leur faillite.
De telles pyramides financières ne sont pas l’apanage de l’Albanie. Elles existent en Pologne, en Russie, et des faillites se sont déjà produites. Elles ne sont qu’une expression boursouflée de toute entreprise spéculative, qui ne peut exister que si elle croît indéfiniment, sans quoi, si tous les investisseurs veulent récupérer leur mise, tout s’effondre: c’est le krach. Tous sont lésés, sauf ceux qui contrôlent ces fonds, et qui se servent en premier avant de mettre la clé sous la porte. Les masses, désorientées, se sont raccrochées à ces pyramides comme à une planche de salut. Leur faillite inévitable a renvoyé brutalement les prolétaires à ce que la restauration du capitalisme implique pour eux: la misère noire.
La faillite des sociétés
financières se produit début janvier. Aussitôt, de violentes manifestations ont
lieu. Elles sont réprimées. Le 26 janvier, alors que 20 000 manifestants sont
matraqués à Tirana, le parlement vote une loi renforçant les pouvoirs du
président. Le 30 janvier, des centaines d’arrestations arbitraires ont lieu
dans tout le pays, dont des responsables du Parti Socialiste (nouvelle
appellation du PTA). Pourtant, le 12 février, Le Monde soulignait :
"Le gouvernement a
régulièrement accusé l’opposition d’organiser les manifestations. Il semblerait
au contraire que le Parti Socialiste et ses alliés, réunis au sein d’un forum
pour la démocratie, aient des difficultés à canaliser le mécontentement du
peuple albanais à leur profit".
"La
Commune de Vlora"
A Vlora, principale ville du sud de l’Albanie, les manifestations sont
particulièrement puissantes. Le 10 février, le commissariat est pris d’assaut
par des milliers de manifestants. Le 20, des étudiants entament une grève de la
faim. Le 28 février, le SHIK (la police secrète) tente de les enlever.
Aussitôt, la population se lève en masse. Dans la nuit, le siège de la police
secrète est pris d’assaut. Pour mener leur lutte à bien, les habitants de Vlora
marchent sur la caserne. "Les soldats ont ouvert les casernes sans
combattre et ont parfois rejoint les rangs des insurgés. Les autres ont jeté
leurs uniformes et tentent de rentrer chez eux." (Le Monde du 7
mars). Le premier mars au matin, c’est le prolétariat en armes qui est maître
de la ville.
Le 2 mars, dans toutes les
villes du sud de l’Albanie, le mouvement est le même. Les manifestants
attaquent les bâtiments de la police secrète, les préfectures de police, les
tribunaux, les commissariats, les banques. Mais le parlement proclame aussitôt
l’état d’urgence. A Fier ou Gjirokastër, l’appareil d’État reprend les choses
en main. Libération du 6 mars explique:
"En fin d’après-midi, dimanche, Fier
était aux mains d’une foule d’émeutiers enthousiastes et presque incrédules de
leur facile victoire" (...) "Le calme est revenu d’un coup dans la
soirée avec la proclamation de l’état d’urgence".
A Fier, proche de la capitale Tirana, la police secrète pèse de tout
son poids. Mais surtout, ce qui pèse et pèsera, c’est l’absence de réponse à la
question: quel pouvoir, quelle issue politique?
Lundi 3 mars, seules les villes Vlora, Saranda et
Delvina (dans les deux dernières
existe une forte minorité grecque) restent aux mains des travailleurs en armes. Quand Libération des
8-9 mars décrit la situation à Vlora, c’est une peinture vivante de la
révolution prolétarienne :
"La "Commune de Vlora" est une insurrection
festive et désordonnée, aussi bonhomme que rageuse." (...)
"Tous les habitants de Vlora ont des armes et des munitions à
foison". "Chaque jour, à 17 heures se tiennent des meetings sur la
place centrale. C’est là le forum politique de Vlora l’insurgée".
C’est là que se décide l’organisation de la défense
de la ville, de son ravitaillement. Libération ajoute: "C’est un
contre-pouvoir qui s’installe. La révolte de Vlora se transforme petit à petit
en une petite révolution."
A Saranda, l’envoyé spécial du Monde ne décrit pas autre chose:
chaque matin, la population se réunit. Le prolétariat est en armes, avec "des
airs de milices populaires". Le Journal du Dimanche du 9 mars
rend compte de la détermination des prolétaires: "nous ne voulons tuer
personne, nous voulons juste tuer le gouvernement". A Saranda comme à
Vlora, le mot d’ordre central est celui du départ de Berisha: "‘A bas
le dictateur!’ chante la foule. ‘Nous ne rendrons pas les armes’. Saranda veut,
en fait, obtenir la démission du président de la République d’Albanie"
(Le Monde des 9 et 10 mars).
"sur
le modèle bien connu des soviets"
Selon le journal grec New Europe : "des comités de ville
sur le modèle bien connu des soviets se forment dans le sud de l’Albanie".
Ces comités assurent la direction de l’insurrection, sous le contrôle permanent
des assemblées quotidiennes. A Vlora, le "Comité de salut public "regroupe
17 partis et groupes politiques, soit toute l’opposition et en premier lieu les
ex-communistes, mais aussi un transfuge du parti au pouvoir." (Libération
des 8 et 9 mars).
Ces Comités n’ont pas été élus. On y retrouve toutes les têtes connues
de la ville, accompagnée d’anciens militaires, indispensables pour organiser la
défense des villes. Et très vite, ils se trouvent au premier plan, parce qu’ils
jouissent d’une plus grande confiance de la part du prolétariat. Le Monde
du 11 mars en rend compte : " ‘C’est un spécialiste militaire, c’est
bien’ affirme un homme. ‘Et il ne se mêlera pas de politique. Le vrai pouvoir,
aujourd’hui, a été conquis par le peuple."
Dès le début, la différence entre les membres des comités et les masses
assemblées est sensible. Ce sont les masses qui doivent imposer en permanence
aux dirigeants la revendication de la démission de Berisha. Ces comités
eux-mêmes ne sont pas homogènes. Mais, c’est un fait, le prolétariat n’est
aucunement en mesure d’avoir sa propre direction, ni sa propre politique.
Les notables des comités arrivent à propulser sans problèmes apparents
la "revendication" d’un "gouvernement de techniciens",
s’appuyant sur ce profond désarroi politique. On ne relève dans cette
révolution aucune atteinte à la propriété privée des moyens de production et
d’échange. L’Humanité du 11 mars, qui ne pipe mot de ce qui se passe
dans les villes insurgées, se fera un plaisir de souligner qu’on trouve même
des "chefs d’entreprise" à la tête de l’insurrection: "les
gens en révolte sont venus me chercher moi et mes frères pour diriger"
affirme le patron. Et c’est vraisemblable.
Mais même dans ces conditions, l’existence de véritables soviets et
l’armement du prolétariat se dressent comme un contre-pouvoir potentiel face à
Sali Berisha même s’il n’est pas conscient de lui-même. Le régime albanais et
l’ensemble des impérialistes coalisés ne peuvent pas le tolérer.
"nous
nous attendons à une répression très dure"
Le 2 mars, le parlement
décrète l’état d’urgence: la police secrète à tous les pouvoirs, le droit de
réunion est sévèrement limité, le couvre-feu instauré. Le 3 mars, Berisha se
fait réélire président. Provisoirement, il n’y a plus de gouvernement, Berisha
assume seul tout le pouvoir. Il annonce qu’il va "mater la rébellion
terroriste rouge". Malgré les inquiétudes exprimées par les
impérialistes, en particulier l’impérialisme américain, tous soutiennent
Berisha. Un diplomate européen avoue au Monde daté du 5 mars :
"Nous nous attendons
à une répression très dure. La situation est inacceptable pour le pouvoir,
après les véritables actes de sauvagerie commis par les émeutiers. Ils ont
brûlé vifs des hommes de la police secrète. Et un tiers du territoire échappe
au contrôle du gouvernement. M. Berisha (...) va être réduit à ordonner la plus
grande fermeté".
Cette sympathie pour Berisha, "réduit" à
la répression, c’est celle de l’ensemble des puissances impérialistes saisies
d’angoisse. Le ministre grec des affaires européennes confie au Monde du
7 mars :
"Nous,
grecs, souhaitons que cette crise soit contenue dans les frontières de
l’Albanie et qu’elle ne fasse pas tâche d’huile: dans l’ex-République
Yougoslave de Macédoine, en Bulgarie ou au Kosovo".
Au Kosovo, 90% de la population est albanaise, en
Macédoine, 25%. Mais la référence à la Bulgarie est claire: ce n’est pas la
seule question nationale qui risque d’embraser l’ensemble des Balkans. C’est le
rejet explosif des politiques restaurationnistes conduites partout avec la même
brutalité, la Bulgarie étant le pays le plus touché... après l’Albanie.
Voilà pourquoi l’ensemble des impérialistes soutiennent Berisha, tout
en cherchant une issue politique. Les USA condamnent la réélection de Berisha,
qu’ils jugent prématurée. L’ensemble des impérialistes lui demande d’envisager
la formation d’un gouvernement d’union nationale. Ces manœuvres affolées visent
à compléter l’entreprise de répression.
Les chars font route sur Vlora. Mais l’armée semble s’évaporer au
contact des villes insurgées. C’est que, en face d’elle, ce ne sont pas des
bandits armés, mais les masses en armes. L’armée albanaise n’est pas une armée
de métier: les soldats sont irrésistiblement poussés à la fraternisation et à
la désertion. Bandant ses forces dans une dernière manœuvre, Berisha organise
le renforcement militaire de la dernière ville du sud qu’il contrôle encore,
Gjirokastër, le 8 mars.
Le résultat est immédiat: la révolution prolétarienne. "Gjirokastër
rejoint l’insurrection sudiste, c’est la joie, le délire. (...) il n’y a plus
de police, plus d’État, plus de règles. La ville s’enthousiasme, s’épanouit"
(Le Monde du 11 mars).
L’organisation de la révolution est la même qu’ailleurs, un comité de
salut public se constitue, à l’image des autres: "un ancien général de
l’armée albanais prend la parole, entouré d’hommes influents de la ville."
(ils sont une trentaine).
La
révolution s'étend, Berisha et les impérialistes manœuvrent
Aussitôt après la perte de Gjirokastër, l’ensemble des villes du sud
passent en quelques jours entre les mains des ouvriers et paysans en armes.
Partout les mêmes assemblées quotidiennes, partout les mêmes comités de salut
public. Ainsi, dans la ville de Bérat se met en place un Comité d’une douzaine
de membres, "avec ses notables chenus et les représentants de tous les
partis" (Libération du 13 mars).
Immédiatement, Berisha fait d’importantes concessions: il annonce une
amnistie générale, le départ du directeur de l’information, des élections
parlementaires sous 45 jours, sous surveillance internationale (premier appel à
l’intervention des impérialistes), l’assouplissement (sic!) de l’état
d’urgence, et la formation immédiate d’un gouvernement de "réconciliation
nationale", avec un premier ministre membre du parti socialiste, B.Fino,
qui est l’ancien maire de Gjirokastër.
Pendant ce temps, l’impérialisme italien cherche à se subordonner les
comités de salut public. Il organise une rencontre sur un porte-hélicoptères
avec 8 membres du comité de Vlora. Ceux-ci s’engagent à "favoriser la
remise des armes". Mais ils sont désavoués: "A peine quelques
heures plus tard, les éléments les plus déterminés de ce comité de 31 membres
annonçaient qu’il était hors de question de rendre les armes! "tant que
toutes le revendications n’auront pas été satisfaites." (Libération
du 12 mars).
Des différenciations politiques apparaissent. Le
Monde du 11 mars le souligne :
"La première fausse note fut la réaction
positive des chefs militaires du Sud aux promesses de M.Berisha, au sein d’une
population armée qui n’envisage son avenir qu’avec un départ du pouvoir du
président".
Du coup, ceux-ci doivent revenir en arrière après s’être
satisfaits des concessions: le chef militaire de Saranda déclare: "les
partis d’opposition peuvent bien signer ce qui est bon pour eux. Ici, c’est une
révolte populaire." Devant l’impuissance apparente du pouvoir et de
l’opposition, l’appareil d’État s’effondre dans toute l’Albanie. Dès le 12
mars, les villes du nord, les unes après les autres, voient le prolétariat
prendre les armes, détruire les bâtiments officiels, prendre les banques
d’assaut. Le 14, les faubourgs de Tirana sont en ébullition, les prisons sont
ouvertes. Là aussi, le prolétariat s’arme. Dans le même temps, le SHIK organise
lui-même quelques pillages pour armer les derniers partisans de Berisha.
Mais il semble bien que nulle part n’émergent des soviets comme ceux
existant dans le sud de l’Albanie. L’effondrement de l’appareil d’État est un
fait. Mais les masses se heurtent toujours à la question: quel régime, quel
gouvernement?
À Lheza, ville du nord, un habitant déclare: "La différence est
que les sudistes ont un objectif politique, qu’ils combattent Sali Berisha,
alors qu’ici, c’est tout simplement l’anarchie". (Le Monde du
15 mars).
"gouvernement
de techniciens" ou gouvernement ouvrier et paysan ?
Ce qui pèse sur le prolétariat albanais alors même qu’il a engagé la
révolution prolétarienne, c’est l’absence de perspective politique. Le
capitalisme a été restauré en Albanie comme en URSS. Des décennies de dictature
bureaucratique pèsent lourdement sur le prolétariat albanais comme sur
l’ensemble du prolétariat mondial. Il semble qu’il n’y ait aucune issue hors du
capitalisme.
Ce sont pourtant
les ravages de la restauration capitaliste qui ont fini par déclencher la
révolution prolétarienne en Albanie. Mais, à Durrës, le principal port sur
l’Adriatique, un patron soulignait: "Ils prennent tout ce qui
appartient à l’État mais respectent encore la propriété privée" (Le
Monde du 18 mars).
Seul le combat sur la ligne de l’expropriation du capital, afin
d’organiser la production en fonction des besoins immédiats des masses
albanaises, pouvait ouvrir la voie, poser la question d’un gouvernement ouvrier
et paysan combattant pour une fédération socialiste des Balkans. Sur cette
orientation, le mot d’ordre d’Assemblée nationale de la révolution albanaise
était un levier puissant. La prise du pouvoir par une telle assemblée, émanant
des soviets de chaque commune, aurait constitué un pas en avant déterminant
pour la révolution albanaise, ébranlant profondément les Balkans.
Il
y a là une contradiction extraordinaire. D’une part, la révolution prolétarienne,
de l’autre le désarroi politique total du prolétariat. De là le caractère
extrêmement chaotique qu’a pris la révolution albanaise. Seul un parti ouvrier
révolutionnaire aurait pu œuvrer à la résolution de cette contradiction.
Trotsky écrivait dans son texte "leçons de la Commune" (1921):
C’est seulement à l’aide du parti, qui s’appuie sur toute
l’histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement
et en extrait la formule de l’action nécessaire, que le prolétariat se libère
de la nécessité de recommencer toujours son histoire: ses hésitations, son
manque de décision, ses erreurs."
Un tel parti a fait défaut à la révolution albanaise.
La centralisation de la révolution a néanmoins commencé de s’opérer.
Dès le 10 mars au soir, un Comité National de Salut Public est constitué à
Gjirokastër, réunissant les représentants des comités de chaque ville. Il lance
un ultimatum à Berisha. Si celui-ci n’a pas démissionné le 20 mars, les villes
du Sud créeront leur propre conseil présidentiel, marcheront sur Tirana. Cela
souligne la puissance qu’aurait eu le mot d’ordre d’Assemblée nationale de la
révolution albanaise. La question est posée: que ce Comité combatte pour
prendre le pouvoir.
Mais dans le même communiqué, le Comité National de Salut Public
réclame un "gouvernement de techniciens" au lieu de poser sa
candidature au pouvoir. La traduction concrète de ce mot d’ordre va se
manifester après la nomination du gouvernement d’union nationale. Le Comité
National de Salut Public se déclarera prêt à collaborer avec lui, à la
condition qu’il rompe avec Berisha (qui l’a pourtant désigné).
La
crise de l'humanité, c'est la crise de la direction révolutionnaire
Comme c’était prévisible, Berisha n’a pas démissionné, et le Comité
National de Salut Public capitule après le 20 mars, refusant de combattre pour
prendre le pouvoir. Il renonce à créer son propre conseil présidentiel, et à
marcher sur Tirana. Certes, il n’est pas tout à fait homogène. Ainsi, le
dirigeant de l’insurrection de la ville de Tepelena, continue d’agiter la
menace d’une marche vers Tirana. Mais il est isolé. Les membres du parti
socialiste du Comité National de Salut Public ont certainement joué un rôle
décisif dans cette capitulation.
Berisha reprend les choses en main. A Tirana, le gouvernement remet sur
pied une police surpayée, y intégrant des bandits notoires. Berisha peut
triompher dans Le Monde du 25 mars: "l’ordre est en train d’être
progressivement rétabli".
Certes, le même journal souligne que les dirigeants de la révolution
"devraient cependant avoir des difficultés à expliquer leur revirement
à ceux de leurs partisans qui ont pris les armes animés d’une haine féroce
envers Sali Berisha et le parti démocratique. Les habitants du Sud de
l’Albanie, où a eu lieu un véritable soulèvement populaire, n’envisagent pas de
collaborer avec un gouvernement qui travaille avec M.Berisha ". Mais
pour qu’une autre direction puisse émerger, il lui faudrait offrir une toute
autre perspective que celle du capitalisme qui cimente tous les dirigeants
actuels de la révolution. En l’absence d’internationale et de partis ouvriers
révolutionnaires, seul l’engagement d’un mouvement pratique vers
l’expropriation du capital par le prolétariat albanais aurait pu fournir la
possibilité que se dégagent les éléments d’une telle direction. Les ouvriers et
paysans d’Albanie n’ont pas été en mesure de s’engager dans cette voie,
contrairement à ce qui s’était passé pendant la seconde guerre mondiale.
Sans aucun doute, le prolétariat ne va pas être écrasé à court terme,
les braises de la révolution albanaise mettront longtemps à refroidir. Mais il
ne faut pas s’illusionner.
Un signe permet de mesurer où en est la situation. A la mi-mars encore,
les impérialistes se refusaient à intervenir en Albanie. Le ministre de
Charrette déclarait: "hors de question d’aller rétablir l’ordre dans
les villes et les villages d’Albanie".
Fin mars, conscientes du reflux de la révolution, les puissances
impérialistes ont décidé d’intervenir pour aider le régime à restaurer
"l’ordre", au nom, comme toujours, de l’ingérence humanitaire. C’est
l’impérialisme italien, marchant dans la voie ouverte par le régime de
Mussolini, qui dirigera l’intervention, la France fournissant un important
contingent.
Dans le même temps, les puissances impérialistes préparent déjà l’après
Berisha, qui est touché à mort, en propulsant les dirigeants du parti
socialiste tel F.Nano, tout juste sorti de prison. Ce parti sera certainement
plus sûr pour faire des comités de salut public les instruments les plus efficaces
de la restauration de l’ordre bourgeois en Albanie.
Bien entendu, les révolutionnaires ne peuvent que se prononcer contre
toute intervention impérialiste en Albanie, en particulier contre le
gouvernement Chirac-Juppé qui compte défendre le "rang" de
l’impérialisme français en Albanie.
À l’argument de la famine qui menace l’Albanie, ils opposeront la mise
sur pied d’un secours ouvrier pour l’Albanie, organisé par les organisations
ouvrières (partis et syndicats).
Mais ils contribueront plus encore à l’avenir des prolétaires albanais
en dégageant toutes les leçons de la révolution prolétarienne en Albanie, dont
la première est, plus que jamais: "la crise de l’humanité se réduit à
la crise de la direction révolutionnaire"
5 avril 1997.