Article paru dans Combattre pour le Socialisme  n°67 (avril 1997)

 

Révolution prolétarienne en Albanie

 

Une réelle révolution

Depuis le mois de janvier, après l’effondrement des "pyramides" financières qui a entraîné la ruine de la majorité de la population, le prolétariat albanais avait mené de puissantes manifestations. Fin février, début mars, les ouvriers et les paysans ont pris les armes contre le régime du président Sali Berisha. Dans tout le sud du pays, ils ont formé de véritables soviets. L’État bourgeois s’est effondré: "la police est en miettes, il n’y a plus de prisons, plus de douane, plus de gardes-frontières, pratiquement plus d’armée" (propos d’un diplomate néerlandais rapportés par Le Monde du 21 mars).

Le prolétariat en armes s’est dressé contre le pouvoir de Berisha et de sa police secrète. En Albanie, c’est bel et bien la révolution prolétarienne qui a éclaté.

C’est pour cette raison que les porte-parole de la bourgeoisie ont déversé des tombereaux de boue contre le prolétariat albanais. Pour un "spécialiste" d’Oxford, écrivant dans Le Monde du 13 mars, il s’agit d’une "foule manipulée par l’invraisemblable coalition des communistes irréductibles et de la mafia albanaise qui entretient des liens d’allégeance avec le crime organisé en Italie". Dans le même journal l’écrivain I.Kadare annonce le "suicide d’une nation", car "le peuple albanais a péché contre lui-même". L’Humanité, donc le PCF, n’a parlé tout au long du mois de mars, (au contraire des autres quotidiens), que de "chaos", de "peur", de "gangs mafieux". Ces cris de haine n’ont rien de surprenant. Le "péché" des ouvriers et les paysans albanais porte un nom: c’est la révolution prolétarienne.

Pour la première fois depuis la révolution roumaine de 1989, pour la première fois depuis la restauration du capitalisme, la révolution se manifeste en Europe orientale. C’est pourquoi: "l’obsession de la contagion hante évidemment les diplomates" (Libération des 8-9 mars). En effet, avec la révolution en Albanie, c’est le maillon le plus faible des pays où le capital a été restauré qui a cédé.

"le bon élève du FMI"

Sous ce titre, le "Bilan économique et social" du Monde paru en janvier 1996 soulignait: "les responsables du FMI et de la banque mondiale ne tarissent pas d’éloges sur le pays des aigles". A l’appui de ces "éloges", la croissance du PIB, de +8% en 1995 et de +5% en 1996. Mais derrière cette façade clinquante, l’Albanie présente les mêmes traits ravagés que l’ensemble des pays où le capital vient d’être restauré, en Europe orientale et en Russie.

Ce pays était déjà exsangue après 45 années de domination de la bureaucratie parasitaire albanaise dirigée par E.Hodja, puis R.Alia, qui l’avaient mené au bout de l’impasse du "socialisme dans un seul pays", dans une quasi-autarcie aux effets dévastateurs. La restauration du capitalisme est venue, à partir de 1990, parachever ce désastre. Entre 1989 et 1992, le produit intérieur brut albanais a chuté de plus de 40%!

Quant à la croissance des dernières années, elle est profondément malsaine. Elle s’appuie sur des déficits budgétaires annuels d’environ 15% du PIB, record de toute l’Europe orientale. Elle a été entretenue par le trafic d’armes et de drogue avec la Serbie voisine, soumise à l’embargo.

Les vagues de privatisation, commencée en 1990 et achevée pour l’essentiel en 1995, ont poussé 300 000 travailleurs (10% de la population!) à l’émigration vers la Grèce ou l’Italie, d’où ils rapatrient des millions de dollars de devises qui ont soutenu la croissance. Pour les autres, selon Le Monde du 5 mars: "les foules désœuvrées, visibles dans la rue à toute heure du jour, rendent bien peu crédible le taux de chômage officiel de 15% de la population." La misère s’est accrue avec l’exode rural déclenché par la privatisation des terres, tandis que s’enrichissaient les différentes mafias albanaises.

le régime de Berisha: la police secrète plus les "pyramides" financières

En mai 1992, le Parti Démocratique Albanais remportait les élections législatives, avec à sa tête Sali Berisha (qui fut membre pendant 20 ans du secrétariat du PTA, le parti de la bureaucratie albanaise). Élu président, c’est sous sa direction que vont être opérées les privatisations de masse et une politique entièrement soumise aux exigences des puissances impérialistes. Après quatre ans de cette politique, Berisha devra recourir à une fraude massive pour remporter des élections législatives en mai 1996.

Pour tenir, Berisha s’est appuyée sur sa police secrète, le SHIK, dont tous les témoignages montrent qu’elle est aussi redoutée que l’ancienne Sigmuri, la police politique de la bureaucratie de Tirana. De plus, il a joué sur les différences entre les Guègues du nord de l’Albanie, et les Tosques du sud du pays, comme l’avait fait la dictature de Hodja. Celle-ci valorisait le sud, Berisha, lui, s’appuie sur une équipe composée de nordistes. C’est le régime de Berisha qui va impulser les "pyramides" financières. Celles-ci financeront ouvertement son régime et sa campagne électorale. Que sont ces pyramides? Selon Le Monde du 5 février :

"les pyramides financières proposaient aux épargnants des rémunérations extraordinairement élevées (de 35% à 100% par mois). L’apport croissant de nouveaux dépôts permettait de payer ceux qui réclamaient leur mise de départ. (...) Afin d’investir, appartements et voitures ont parfois été liquidés; des paysans se sont séparés de leurs troupeaux, voire de leurs terres, récemment privatisées. Des familles ont englouti l’argent que leur envoyaient leurs enfants émigrés en Grèce ou en Italie". (...) 70% à 80% des foyers auraient été touchés" par leur faillite.

 

De telles pyramides financières ne sont pas l’apanage de l’Albanie. Elles existent en Pologne, en Russie, et des faillites se sont déjà produites. Elles ne sont qu’une expression boursouflée de toute entreprise spéculative, qui ne peut exister que si elle croît indéfiniment, sans quoi, si tous les investisseurs veulent récupérer leur mise, tout s’effondre: c’est le krach. Tous sont lésés, sauf ceux qui contrôlent ces fonds, et qui se servent en premier avant de mettre la clé sous la porte. Les masses, désorientées, se sont raccrochées à ces pyramides comme à une planche de salut. Leur faillite inévitable a renvoyé brutalement les prolétaires à ce que la restauration du capitalisme implique pour eux: la misère noire.

La faillite des sociétés financières se produit début janvier. Aussitôt, de violentes manifestations ont lieu. Elles sont réprimées. Le 26 janvier, alors que 20 000 manifestants sont matraqués à Tirana, le parlement vote une loi renforçant les pouvoirs du président. Le 30 janvier, des centaines d’arrestations arbitraires ont lieu dans tout le pays, dont des responsables du Parti Socialiste (nouvelle appellation du PTA). Pourtant, le 12 février, Le Monde soulignait :

"Le gouvernement a régulièrement accusé l’opposition d’organiser les manifestations. Il semblerait au contraire que le Parti Socialiste et ses alliés, réunis au sein d’un forum pour la démocratie, aient des difficultés à canaliser le mécontentement du peuple albanais à leur profit".

"La Commune de Vlora"

A Vlora, principale ville du sud de l’Albanie, les manifestations sont particulièrement puissantes. Le 10 février, le commissariat est pris d’assaut par des milliers de manifestants. Le 20, des étudiants entament une grève de la faim. Le 28 février, le SHIK (la police secrète) tente de les enlever. Aussitôt, la population se lève en masse. Dans la nuit, le siège de la police secrète est pris d’assaut. Pour mener leur lutte à bien, les habitants de Vlora marchent sur la caserne. "Les soldats ont ouvert les casernes sans combattre et ont parfois rejoint les rangs des insurgés. Les autres ont jeté leurs uniformes et tentent de rentrer chez eux." (Le Monde du 7 mars). Le premier mars au matin, c’est le prolétariat en armes qui est maître de la ville.

Le 2 mars, dans toutes les villes du sud de l’Albanie, le mouvement est le même. Les manifestants attaquent les bâtiments de la police secrète, les préfectures de police, les tribunaux, les commissariats, les banques. Mais le parlement proclame aussitôt l’état d’urgence. A Fier ou Gjirokastër, l’appareil d’État reprend les choses en main. Libération du 6 mars explique:

"En fin d’après-midi, dimanche, Fier était aux mains d’une foule d’émeutiers enthousiastes et presque incrédules de leur facile victoire" (...) "Le calme est revenu d’un coup dans la soirée avec la proclamation de l’état d’urgence".

A Fier, proche de la capitale Tirana, la police secrète pèse de tout son poids. Mais surtout, ce qui pèse et pèsera, c’est l’absence de réponse à la question: quel pouvoir, quelle issue politique?

Lundi 3 mars, seules les villes Vlora, Saranda et Delvina (dans les deux dernières existe une forte minorité grecque) restent aux mains des travailleurs en armes. Quand Libération des 8-9 mars décrit la situation à Vlora, c’est une peinture vivante de la révolution prolétarienne :

"La "Commune de Vlora" est une insurrection festive et désordonnée, aussi bonhomme que rageuse." (...) "Tous les habitants de Vlora ont des armes et des munitions à foison". "Chaque jour, à 17 heures se tiennent des meetings sur la place centrale. C’est là le forum politique de Vlora l’insurgée".

C’est là que se décide l’organisation de la défense de la ville, de son ravitaillement. Libération ajoute: "C’est un contre-pouvoir qui s’installe. La révolte de Vlora se transforme petit à petit en une petite révolution."

A Saranda, l’envoyé spécial du Monde ne décrit pas autre chose: chaque matin, la population se réunit. Le prolétariat est en armes, avec "des airs de milices populaires". Le Journal du Dimanche du 9 mars rend compte de la détermination des prolétaires: "nous ne voulons tuer personne, nous voulons juste tuer le gouvernement". A Saranda comme à Vlora, le mot d’ordre central est celui du départ de Berisha: "‘A bas le dictateur!’ chante la foule. ‘Nous ne rendrons pas les armes’. Saranda veut, en fait, obtenir la démission du président de la République d’Albanie" (Le Monde des 9 et 10 mars).

"sur le modèle bien connu des soviets"

Selon le journal grec New Europe : "des comités de ville sur le modèle bien connu des soviets se forment dans le sud de l’Albanie". Ces comités assurent la direction de l’insurrection, sous le contrôle permanent des assemblées quotidiennes. A Vlora, le "Comité de salut public "regroupe 17 partis et groupes politiques, soit toute l’opposition et en premier lieu les ex-communistes, mais aussi un transfuge du parti au pouvoir." (Libération des 8 et 9 mars).

Ces Comités n’ont pas été élus. On y retrouve toutes les têtes connues de la ville, accompagnée d’anciens militaires, indispensables pour organiser la défense des villes. Et très vite, ils se trouvent au premier plan, parce qu’ils jouissent d’une plus grande confiance de la part du prolétariat. Le Monde du 11 mars en rend compte : " ‘C’est un spécialiste militaire, c’est bien’ affirme un homme. ‘Et il ne se mêlera pas de politique. Le vrai pouvoir, aujourd’hui, a été conquis par le peuple."

Dès le début, la différence entre les membres des comités et les masses assemblées est sensible. Ce sont les masses qui doivent imposer en permanence aux dirigeants la revendication de la démission de Berisha. Ces comités eux-mêmes ne sont pas homogènes. Mais, c’est un fait, le prolétariat n’est aucunement en mesure d’avoir sa propre direction, ni sa propre politique.

Les notables des comités arrivent à propulser sans problèmes apparents la "revendication" d’un "gouvernement de techniciens", s’appuyant sur ce profond désarroi politique. On ne relève dans cette révolution aucune atteinte à la propriété privée des moyens de production et d’échange. L’Humanité du 11 mars, qui ne pipe mot de ce qui se passe dans les villes insurgées, se fera un plaisir de souligner qu’on trouve même des "chefs d’entreprise" à la tête de l’insurrection: "les gens en révolte sont venus me chercher moi et mes frères pour diriger" affirme le patron. Et c’est vraisemblable.

Mais même dans ces conditions, l’existence de véritables soviets et l’armement du prolétariat se dressent comme un contre-pouvoir potentiel face à Sali Berisha même s’il n’est pas conscient de lui-même. Le régime albanais et l’ensemble des impérialistes coalisés ne peuvent pas le tolérer.

"nous nous attendons à une répression très dure"

Le 2 mars, le parlement décrète l’état d’urgence: la police secrète à tous les pouvoirs, le droit de réunion est sévèrement limité, le couvre-feu instauré. Le 3 mars, Berisha se fait réélire président. Provisoirement, il n’y a plus de gouvernement, Berisha assume seul tout le pouvoir. Il annonce qu’il va "mater la rébellion terroriste rouge". Malgré les inquiétudes exprimées par les impérialistes, en particulier l’impérialisme américain, tous soutiennent Berisha. Un diplomate européen avoue au Monde daté du 5 mars :

"Nous nous attendons à une répression très dure. La situation est inacceptable pour le pouvoir, après les véritables actes de sauvagerie commis par les émeutiers. Ils ont brûlé vifs des hommes de la police secrète. Et un tiers du territoire échappe au contrôle du gouvernement. M. Berisha (...) va être réduit à ordonner la plus grande fermeté".

 

Cette sympathie pour Berisha, "réduit" à la répression, c’est celle de l’ensemble des puissances impérialistes saisies d’angoisse. Le ministre grec des affaires européennes confie au Monde du 7 mars :

 "Nous, grecs, souhaitons que cette crise soit contenue dans les frontières de l’Albanie et qu’elle ne fasse pas tâche d’huile: dans l’ex-République Yougoslave de Macédoine, en Bulgarie ou au Kosovo".

Au Kosovo, 90% de la population est albanaise, en Macédoine, 25%. Mais la référence à la Bulgarie est claire: ce n’est pas la seule question nationale qui risque d’embraser l’ensemble des Balkans. C’est le rejet explosif des politiques restaurationnistes conduites partout avec la même brutalité, la Bulgarie étant le pays le plus touché... après l’Albanie.

Voilà pourquoi l’ensemble des impérialistes soutiennent Berisha, tout en cherchant une issue politique. Les USA condamnent la réélection de Berisha, qu’ils jugent prématurée. L’ensemble des impérialistes lui demande d’envisager la formation d’un gouvernement d’union nationale. Ces manœuvres affolées visent à compléter l’entreprise de répression.

Les chars font route sur Vlora. Mais l’armée semble s’évaporer au contact des villes insurgées. C’est que, en face d’elle, ce ne sont pas des bandits armés, mais les masses en armes. L’armée albanaise n’est pas une armée de métier: les soldats sont irrésistiblement poussés à la fraternisation et à la désertion. Bandant ses forces dans une dernière manœuvre, Berisha organise le renforcement militaire de la dernière ville du sud qu’il contrôle encore, Gjirokastër, le 8 mars.

Le résultat est immédiat: la révolution prolétarienne. "Gjirokastër rejoint l’insurrection sudiste, c’est la joie, le délire. (...) il n’y a plus de police, plus d’État, plus de règles. La ville s’enthousiasme, s’épanouit" (Le Monde du 11 mars).

L’organisation de la révolution est la même qu’ailleurs, un comité de salut public se constitue, à l’image des autres: "un ancien général de l’armée albanais prend la parole, entouré d’hommes influents de la ville." (ils sont une trentaine).

La révolution s'étend, Berisha et les impérialistes manœuvrent

Aussitôt après la perte de Gjirokastër, l’ensemble des villes du sud passent en quelques jours entre les mains des ouvriers et paysans en armes. Partout les mêmes assemblées quotidiennes, partout les mêmes comités de salut public. Ainsi, dans la ville de Bérat se met en place un Comité d’une douzaine de membres, "avec ses notables chenus et les représentants de tous les partis" (Libération du 13 mars).

Immédiatement, Berisha fait d’importantes concessions: il annonce une amnistie générale, le départ du directeur de l’information, des élections parlementaires sous 45 jours, sous surveillance internationale (premier appel à l’intervention des impérialistes), l’assouplissement (sic!) de l’état d’urgence, et la formation immédiate d’un gouvernement de "réconciliation nationale", avec un premier ministre membre du parti socialiste, B.Fino, qui est l’ancien maire de Gjirokastër.

Pendant ce temps, l’impérialisme italien cherche à se subordonner les comités de salut public. Il organise une rencontre sur un porte-hélicoptères avec 8 membres du comité de Vlora. Ceux-ci s’engagent à "favoriser la remise des armes". Mais ils sont désavoués: "A peine quelques heures plus tard, les éléments les plus déterminés de ce comité de 31 membres annonçaient qu’il était hors de question de rendre les armes! "tant que toutes le revendications n’auront pas été satisfaites." (Libération du 12 mars).

Des différenciations politiques apparaissent. Le Monde du 11 mars le souligne :

"La première fausse note fut la réaction positive des chefs militaires du Sud aux promesses de M.Berisha, au sein d’une population armée qui n’envisage son avenir qu’avec un départ du pouvoir du président".

 

Du coup, ceux-ci doivent revenir en arrière après s’être satisfaits des concessions: le chef militaire de Saranda déclare: "les partis d’opposition peuvent bien signer ce qui est bon pour eux. Ici, c’est une révolte populaire." Devant l’impuissance apparente du pouvoir et de l’opposition, l’appareil d’État s’effondre dans toute l’Albanie. Dès le 12 mars, les villes du nord, les unes après les autres, voient le prolétariat prendre les armes, détruire les bâtiments officiels, prendre les banques d’assaut. Le 14, les faubourgs de Tirana sont en ébullition, les prisons sont ouvertes. Là aussi, le prolétariat s’arme. Dans le même temps, le SHIK organise lui-même quelques pillages pour armer les derniers partisans de Berisha.

Mais il semble bien que nulle part n’émergent des soviets comme ceux existant dans le sud de l’Albanie. L’effondrement de l’appareil d’État est un fait. Mais les masses se heurtent toujours à la question: quel régime, quel gouvernement?

À Lheza, ville du nord, un habitant déclare: "La différence est que les sudistes ont un objectif politique, qu’ils combattent Sali Berisha, alors qu’ici, c’est tout simplement l’anarchie". (Le Monde du 15 mars).

"gouvernement de techniciens" ou gouvernement ouvrier et paysan ?

Ce qui pèse sur le prolétariat albanais alors même qu’il a engagé la révolution prolétarienne, c’est l’absence de perspective politique. Le capitalisme a été restauré en Albanie comme en URSS. Des décennies de dictature bureaucratique pèsent lourdement sur le prolétariat albanais comme sur l’ensemble du prolétariat mondial. Il semble qu’il n’y ait aucune issue hors du capitalisme.

Ce sont pourtant les ravages de la restauration capitaliste qui ont fini par déclencher la révolution prolétarienne en Albanie. Mais, à Durrës, le principal port sur l’Adriatique, un patron soulignait: "Ils prennent tout ce qui appartient à l’État mais respectent encore la propriété privée" (Le Monde du 18 mars).

Seul le combat sur la ligne de l’expropriation du capital, afin d’organiser la production en fonction des besoins immédiats des masses albanaises, pouvait ouvrir la voie, poser la question d’un gouvernement ouvrier et paysan combattant pour une fédération socialiste des Balkans. Sur cette orientation, le mot d’ordre d’Assemblée nationale de la révolution albanaise était un levier puissant. La prise du pouvoir par une telle assemblée, émanant des soviets de chaque commune, aurait constitué un pas en avant déterminant pour la révolution albanaise, ébranlant profondément les Balkans.

Il y a là une contradiction extraordinaire. D’une part, la révolution prolétarienne, de l’autre le désarroi politique total du prolétariat. De là le caractère extrêmement chaotique qu’a pris la révolution albanaise. Seul un parti ouvrier révolutionnaire aurait pu œuvrer à la résolution de cette contradiction. Trotsky écrivait dans son texte "leçons de la Commune" (1921):

 C’est seulement à l’aide du parti, qui s’appuie sur toute l’histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement et en extrait la formule de l’action nécessaire, que le prolétariat se libère de la nécessité de recommencer toujours son histoire: ses hésitations, son manque de décision, ses erreurs."

Un tel parti a fait défaut à la révolution albanaise.

La centralisation de la révolution a néanmoins commencé de s’opérer. Dès le 10 mars au soir, un Comité National de Salut Public est constitué à Gjirokastër, réunissant les représentants des comités de chaque ville. Il lance un ultimatum à Berisha. Si celui-ci n’a pas démissionné le 20 mars, les villes du Sud créeront leur propre conseil présidentiel, marcheront sur Tirana. Cela souligne la puissance qu’aurait eu le mot d’ordre d’Assemblée nationale de la révolution albanaise. La question est posée: que ce Comité combatte pour prendre le pouvoir.

Mais dans le même communiqué, le Comité National de Salut Public réclame un "gouvernement de techniciens" au lieu de poser sa candidature au pouvoir. La traduction concrète de ce mot d’ordre va se manifester après la nomination du gouvernement d’union nationale. Le Comité National de Salut Public se déclarera prêt à collaborer avec lui, à la condition qu’il rompe avec Berisha (qui l’a pourtant désigné).

La crise de l'humanité, c'est la crise de la direction révolutionnaire

Comme c’était prévisible, Berisha n’a pas démissionné, et le Comité National de Salut Public capitule après le 20 mars, refusant de combattre pour prendre le pouvoir. Il renonce à créer son propre conseil présidentiel, et à marcher sur Tirana. Certes, il n’est pas tout à fait homogène. Ainsi, le dirigeant de l’insurrection de la ville de Tepelena, continue d’agiter la menace d’une marche vers Tirana. Mais il est isolé. Les membres du parti socialiste du Comité National de Salut Public ont certainement joué un rôle décisif dans cette capitulation.

Berisha reprend les choses en main. A Tirana, le gouvernement remet sur pied une police surpayée, y intégrant des bandits notoires. Berisha peut triompher dans Le Monde du 25 mars: "l’ordre est en train d’être progressivement rétabli".

Certes, le même journal souligne que les dirigeants de la révolution "devraient cependant avoir des difficultés à expliquer leur revirement à ceux de leurs partisans qui ont pris les armes animés d’une haine féroce envers Sali Berisha et le parti démocratique. Les habitants du Sud de l’Albanie, où a eu lieu un véritable soulèvement populaire, n’envisagent pas de collaborer avec un gouvernement qui travaille avec M.Berisha ". Mais pour qu’une autre direction puisse émerger, il lui faudrait offrir une toute autre perspective que celle du capitalisme qui cimente tous les dirigeants actuels de la révolution. En l’absence d’internationale et de partis ouvriers révolutionnaires, seul l’engagement d’un mouvement pratique vers l’expropriation du capital par le prolétariat albanais aurait pu fournir la possibilité que se dégagent les éléments d’une telle direction. Les ouvriers et paysans d’Albanie n’ont pas été en mesure de s’engager dans cette voie, contrairement à ce qui s’était passé pendant la seconde guerre mondiale.

Sans aucun doute, le prolétariat ne va pas être écrasé à court terme, les braises de la révolution albanaise mettront longtemps à refroidir. Mais il ne faut pas s’illusionner.

Un signe permet de mesurer où en est la situation. A la mi-mars encore, les impérialistes se refusaient à intervenir en Albanie. Le ministre de Charrette déclarait: "hors de question d’aller rétablir l’ordre dans les villes et les villages d’Albanie".

Fin mars, conscientes du reflux de la révolution, les puissances impérialistes ont décidé d’intervenir pour aider le régime à restaurer "l’ordre", au nom, comme toujours, de l’ingérence humanitaire. C’est l’impérialisme italien, marchant dans la voie ouverte par le régime de Mussolini, qui dirigera l’intervention, la France fournissant un important contingent.

Dans le même temps, les puissances impérialistes préparent déjà l’après Berisha, qui est touché à mort, en propulsant les dirigeants du parti socialiste tel F.Nano, tout juste sorti de prison. Ce parti sera certainement plus sûr pour faire des comités de salut public les instruments les plus efficaces de la restauration de l’ordre bourgeois en Albanie.

Bien entendu, les révolutionnaires ne peuvent que se prononcer contre toute intervention impérialiste en Albanie, en particulier contre le gouvernement Chirac-Juppé qui compte défendre le "rang" de l’impérialisme français en Albanie.

À l’argument de la famine qui menace l’Albanie, ils opposeront la mise sur pied d’un secours ouvrier pour l’Albanie, organisé par les organisations ouvrières (partis et syndicats).

Mais ils contribueront plus encore à l’avenir des prolétaires albanais en dégageant toutes les leçons de la révolution prolétarienne en Albanie, dont la première est, plus que jamais: "la crise de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire"

5 avril 1997.

 

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