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Article paru dans CPS n°62 d’ avril 1996

Ex-Yougoslavie:

L'impérialisme américain acquiert une position stratégique

 

DES NÉGOCIATIONS TRÈS CONTRÔLÉES

UN ACCORD SOUS INFLUENCE AMÉRICAINE

LA BOSNIE SOUS LA BOTTE IMPÉRIALISTE

RIVALITÉS INTER-IMPÉRIALISTES

COMPROMIS GERMANO-AMÉRICAIN

OFFENSIVES CROATES

UNE RÉPARTITION IMPOSÉE

LE RÔLE DE L'ARMÉE AMÉRICAINE

UN TOURNANT HISTORIQUE

UN ENJEU STRATÉGIQUE

QUEL AVENIR POUR LES BALKANS ?

 


Le 21 novembre 1995, après trois semaines de négociations menées sur la base américaine de Dayton, les présidents serbe, croate et bosniaque paraphaient un accord concluant plus de quatre années de guerre. La cérémonie était présidée par le secré­taire d'État Warren Christopher. Le matin même, Bill Clinton avait annoncé cet accord, qui constituait selon lui le plus grand succès diplomatique de sa présidence. La signature de cet accord constitue un événement politique majeur et le contenu de cet accord tout comme les conditions de sa réalisation doivent être analysés. Doit être également analysé le processus qui a permis au gouvernement américain d'imposer cet accord ; au delà, il importe de prendre toute la mesure des conséquences qu'im­plique un tel accord pour l'ex-Yougoslavie, pour l'Europe et aussi pour les rapports mondiaux entre les principaux impéria­lismes.


 

DES NÉGOCIATIONS TRÈS CONTRÔLÉES

 

C'est le 1er novembre que s'étaient ouvertes, aux États Unis, ces négociations entre Alija Izetbegovic, Franjo Tudjmann et Slobodan Milosevic, respectivement présidents de la Bosnie, de la Croatie et de la Serbie. Organisées par le secrétaire d'État ad­joint, Richard Holbrooke, elles se sont tenues loin de toute in­fluence parasite, à l'intérieur de la gigantesque base américaine de Wright-Patterson, à Dayton (Ohio). Ce choix fortement symbolique exprimait la volonté du gouvernement américain d'exercer le contrôle le plus étroit possible sur les développe­ments politiques au sein de l'ex-Yougoslavie. En acceptant ce cadre, les trois présidents se soumettaient à l'égide américaine. Certes, les représentants des principaux impérialismes euro­péens étaient invités à assister à ce conclave mais, selon Le Monde du 11 novembre

" tout semble avoir été conçu par les Américains pour se ménager un total monopole à la fois sur l'in­formation et sur les négociations elles-mêmes".

Et c'est à juste titre que Le Figaro du 23 novembre, après l'ac­cord de Dayton, pouvait titrer en ces termes deux articles mi­toyens : "Europe : le retour américain" d'un coté, et de l'autre : "amères leçons pour la France". Car le contenu de l'accord lui-même vaut le cadre des négociations.


 

UN ACCORD SOUS INFLUENCE AMÉRICAINE

 


À première lecture, l'accord ne représente rien de très nouveau par rapport à ce qui avait pu être signé durant les mois précé­dents ou imposé dans les faits par l'offensive militaire croate de l'été 1995. C'est ainsi qu'il reprend l'essentiel de l'accord de Genève du 8 septembre 1995, lequel fait suite à l'accord de Washington du 18 mars 1994.

De l'accord de Washington, accord de compromis germano-amé­ricain, il reprend l'organisation d'une fédération "croato-musul­mane" au sein de la Bosnie. Ce cadre fédéral a d'ailleurs été pré­cisé par un accord partiel signé le 10 novembre durant les négo­ciations générales de Dayton : accord de renforcement de la fédé­ration précisant les pouvoirs des uns et des autres et prévoyant la fusion des forces armées croates et musulmanes de Bosnie. À cette occasion, Warren Christopher, le secrétaire d'État améri­cain, rappelait l'importance qu'il attachait à l'existence de cette entité :"la Fédération est un élément essentiel pour la paix en Bosnie-Herzégovine (...)une des deux parties constitutives" du futur État bosniaque. Il en précisait aussi les limites : "le gou­vernement central de Sarajevo gardera les pouvoirs essentiels dont il a besoin pour son existence", mais la police ou le prélè­vement des impôts seraient des prérogatives des deux entités constitutives, non du gouvernement central.

Cette place équivalente donnée à l'entité serbe de Bosnie dans l'accord de Dayton est une reprise de l'accord de Genève, lequel précisait pour la première fois : la Bosnie-Herzégovine "conti­nuera d'exister légalement dans ses frontières actuelles, interna­tionalement reconnues" mais " comprendra deux entités, la Fédération de Bosnie et d'Herzégovine comme prévu par les ac­cords de Washington et la République de Srpska". Outre la pro­portion de 51%-49% pour le partage territorial, il était reconnu que "chaque entité aura le droit d'établir une relation spéciale avec ses voisins, compatible avec la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine". Ce monstre juridique, sans précédent dans l'Histoire, ne peut être qu'une transition, un habillage pour le découpage de la Bosnie.

Mais à la différence des précédents, l'accord de Dayton est un ac­cord global, censé mettre fin à l'ensemble du conflit, fondé sur la reconnaissance réciproque des différents gouvernements et l'existence de frontières acceptées de part et d'autre. Un accord particulier règle la question de la Slavonie orientale, dernière ré­gion de Croatie qui était encore sous le contrôle des forces armées serbes et qui passe, provisoirement, sous le contrôle des forces de l'O.N.U. Un silence pudique couvre les gains territo­riaux de l'été 1995 et les exodes qui s'en suivirent : la Krajina croate vidée de sa population serbe et les enclaves musulmanes de Bosnie tombées aux mains des Serbes ne sont plus contes­tées. La dernière enclave musulmane de Gorazde sera reliée par route à la fédération croato-musulmane tandis qu'un accord particulier confortera le corridor de Posavina (ou Brcko) reliant Banja Luka à la zone serbe.

L'accord prévoit dans ses moindres détails le fonctionnement juridique et constitutionnel du dispositif : l'article 1 de l'annexe 4 introduit la notion de double citoyenneté, l'article 6 décrit la composition de la cours constitutionnelle...et l'annexe 6 est consacrée, sans rire, aux "droits de l'Homme".

Mais plus encore que son caractère global, l'accord vaut par les moyens dégagés pour en assurer le contrôle : l'annexe 1 détaille la mise en place, acceptée par les signataires, d'un nouveau et puissant dispositif d'occupation militaire de la Bosnie, se sub­stituant totalement à l'ancienne FORPRONU, l'IFOR (Implementation Force), qui opérera "sous l'autorité, la direction et le contrôle politique de l'Alliance atlantique".


 

LA BOSNIE SOUS LA BOTTE IMPÉRIALISTE

 


Jusqu'alors, le gouvernement américain avait refusé d'envoyer un seul soldat dans l'ex-Yougoslavie. Absents au début d'un conflit qui mettait aux prises les impérialismes français anglais et allemand par gouvernements locaux interposés, les États Unis avaient ensuite pris pied dans la région en soutenant le gouvernement bosniaque d'Izetbegovic. Durant cette première étape, le gouvernement américain avait confié aux gouverne­ments français et anglais le soin d'assurer la présence militaire des impérialismes sous couvert de l'ONU et de la FORPRONU, au mode de commandement fort complexe, et non sans que s'expriment les intérêts contradictoires des différents impérialismes.

Dès lors que se développa l'emprise américaine sur la partie serbe, force autrement plus conséquente que la bien faible partie musulmane de Bosnie, le gouvernement américain n'hésita pas à s'oc­troyer le droit d'interventions aériennes directes, sans même par­fois en prévenir ses "alliés".

Mais l'accord de Dayton ouvre la voie à une intervention mili­taire américaine d'une toute autre nature : la présence massive, sur le terrain, de l'armée américaine dotée de son propre com­mandement.

Le 20 décembre, la FORPRONU (17 000 hommes) transférait son autorité à l'IFOR. Celle-ci comptera en particulier 20 000 soldats américains, force sensiblement supérieure à celle des anglais (13 000 hommes) ou des français (7 500 hommes).

Au total, 63 000 hommes seront déployés au sol avec des blindés, des pièces d'artillerie, des mortiers, des avions d'appui et des hélicoptères, pendant que 25 000 autres les soutiendront depuis la Croatie, la Hongrie, l'Italie et l'Adriatique. Pour l'OTAN, contrôlée par les États Unis, c'est une intervention sans précédent. Le tout est contrôlé, sur le terrain, par l'amiral américain Leighton Smith, le général français Janvier qui diri­geait auparavant la FORPRONU étant autorisé à l'assister. Quant au général américain George Joulwan, responsable mili­taire de l'OTAN, il a donné une claire consigne aux soldats de l'IFOR : "Si vous êtes menacés ou si on vous tire dessus, vous êtes autorisés à riposter".

La consigne a été entendue de tous : depuis trois mois les combats ont cessé et même les milices serbes de Bosnie, que le gouvernement de Serbie contrôlait plus ou moins bien et qui avaient - quelques jours durant - contesté l'accord de Dayton, ont préféré s'évanouir dans la nature : chacun a reconnu son maître. À Tuzla, ville bosniaque qui fut sauvagement bombardée par ces forces serbes et où les troupes américaines ont installé leur quartier général "les Américains se sont tout simplement saisis de la Colline de Vis, principale position serbe menaçant l'aéro­port, et les soldats serbes ont décampé" rapporte Libération du 13 janvier.

Mais tout autant que la soumission à un rapport de force, ces milices serbes ont obtempéré aux ordres reçus de Belgrade ; or depuis l'été 1995 en particulier, le gouvernement serbe de Belgrade travaille en étroite collaboration avec le gouvernement américain. Et c'est là l'essentiel : car si l'intervention de l'armée américaine en Bosnie est la conséquence la plus spectaculaire des accords de Dayton, elle est le complément visible de l'accord politique qui existe, manifeste depuis l'été 1995 mais déjà réel au début de l'année 1994, entre l'impérialisme américain et les dirigeants de la Serbie. La Bosnie est une position décisive pour quiconque veut contrôler les Balkans.

Les États Unis ont pu imposer l'accord de Dayton parce qu'ils ont assujetti le gouvernement de Belgrade. L'accord imposé et signé par les différentes forces en présence, la Serbie étant la principale, garantissait que les troupes d'occupation américaines en Bosnie n'avaient rien à craindre. La mise en place de ces troupes constitue à son tour un renforcement de la présence américaine dans la région.

Avant d'en voir qu'elles en sont les conséquences politiques, il convient de revenir rapidement sur le processus qui a permis aux États Unis, absents de cette région depuis des décennies, d'y reprendre pied en force


 

RIVALITÉS INTER-IMPÉRIALISTES

 

À la fin des années 80, la bureaucratie yougoslave - bureaucratie titiste d'origine stalinienne - qui s'était approprié le pouvoir des décennies durant, commence à se disloquer. Le non règlement de la question nationale, l'aggravation des inégalités régionales par la politique d'autogestion ont exacerbé le sentiment national et les différentes fractions de la bureaucratie en crise menacée dans son pouvoir, ont alors entrepris de "coller" aux aspirations na­tionales, les ont dévoyées et pris la tête de ces mouvements puis des gouvernement régionaux qui en sont issus.

L'objectif de ces gouvernements (de Belgrade, Zagreb, Sarajevo, etc...) était d'en finir avec les lambeaux de ce qui avait été un État ouvrier - bureaucratisé dès le début mais imposé dans sa constitution par le mouvement des masses en armes en 1943-45 - et de constituer des États bourgeois, ce qui rendait encore plus brûlante et insoluble la question nationale. C'est néanmoins l'intervention des divers impérialismes qui a fait exploser cette poudrière, en particulier l'impérialisme allemand qui a poussé les gouvernements de Slovénie et de Croatie à proclamer leur indépendance en 1991 alors que la riposte militaire du gouver­nement serbe était annoncée de longue date.

De leur côté, les gouvernements français et anglais, après avoir soutenu le gouvernement fédéral yougoslave contre les aspira­tions des peuples de Yougoslavie, se rangèrent derrière le gou­vernement serbe, soucieux qu'ils étaient de préserver dans les Balkans leurs positions traditionnelles et de bloquer l'offensive de l'impérialisme allemand. Néanmoins, en décembre 1991, les différents gouvernements européens durent, tout en protestant parfois avec véhémence, reconnaître officiellement la Slovénie et la Croatie dès lors que le gouvernement du chancelier Kohl l'avait fait sans même respecter les délais et conditions conve­nus entre "alliés" européens.

En 1992, ce fut le tour de la Bosnie-Herzégovine, république mosaïque au coeur de la Yougoslavie : encouragée à proclamer son indépendance et reconnue officiellement par les "grandes puissances", elle est aussitôt la proie des milices serbes de Bosnie soutenues par l'armée de Serbie qui s'emparent de l'es­sentiel de son territoire. Ce conflit qui ravage la Yougoslavie donne prétexte et possibilité à l'impérialisme d'une intervention armée, qui commence avec la constitution de la FORPRONU par L'ONU, en février 1992.

En 1992, la Croatie n'avait guère les moyens de résister militai­rement à l'ancienne armée yougoslave contrôlée pour l'essentiel par les Serbes. Le gouvernement bosniaque d'Izetbegovic n'avait, lui, ni armée ni ressources économiques, son territoire réduit à une petite partie de la Bosnie. Mais ce gouvernement d'Izetbegovic va faire preuve, trois ans durant, d'une étonnante résistance, mettant en échec les plans successifs de découpage de la Bosnie-Herzégovine que soutenaient les gouvernements an­glais et français. Derrière cette résistance : le gouvernement américain, qui utilise ce "pion" pour prendre pied dans cette ré­gion et mettre en difficulté aussi bien la Serbie qu'appuient an­glais et français que la Croatie pro-allemande. Le gouvernement américain n'a pas besoin alors d'envoyer son armée sur le terrain pour s'imposer : nul n'est dupe mais aucun gouvernement européen n'a les moyens de s'opposer frontalement aux exigences de "l'allié" américain.


 

COMPROMIS GERMANO-AMÉRICAIN

 


Pourtant, sur le terrain, l'allié "musulman" des américains ne fait pas le poids et les États Unis peinent à constituer une armée digne de ce nom qui puisse permettre à Izetbegovic de faire face à la fois aux forces armées serbes et à celles, croates de Bosnie.

En février 1994, prenant prétexte du bombardement du marché de Sarajevo, le gouvernement américain intervient ouvertement dans le conflit et lance un ultimatum aux Serbes pour qu'ils éloignent leurs armes lourdes de Sarajevo. Ceux-ci s'exécutent. Parallèlement, les combats entre Croates de Bosnie et "musul­mans" prennent fin et une alliance leur est imposée. Ce com­promis germano-américain se traduit par l'accord de Washington (18 mars 1994) : constitution d'une fédération croato-musulmane au sein d'une Bosnie Herzégovine redécoupée et projet d'une confédération entre la Croatie et la Bosnie fédérale.

Cet accord se fait donc au détriment de la partie serbe et de ses alliés français et anglais. Le rapport de force militaire est sensi­blement modifié et peu à peu les forces serbes vont se trouver en difficulté.

Pourtant le gouvernement de Belgrade ne renonce pas du jour au lendemain à ses projets de Grande Serbie, encouragé en cela par le gouvernement français.

Il tente différentes opérations militaires, à Gorazde en particu­lier. Mais l'alliance militaire entre Croatie et Bosnie commence à faire sentir ses effets, qu'appuie si nécessaire l'aviation améri­caine. Ces opérations aériennes sont certes symboliques mais rappellent au gouvernement serbe ce qu'est la puissance de l'im­périalisme américain. En outre l'embargo décrété contre la Serbie, bien que partiel, épuise inexorablement l'économie serbe. En juillet 1994, un nouveau plan américain est rendu public, qui propose une nouvelle répartition au sein de la Bosnie, fort défavorable aux Serbes. Ces derniers ne pourraient se rattacher à la Serbie, la Bosnie étant garantie dans ses frontières antérieures. Milosevic n'a dès lors plus le choix : s'il veut éviter la débâcle qui se profile à l'horizon, il doit changer de maître et c'est au grand désespoir de la presse française que Milosevic, le 31 juillet 1994, après avoir accepté le plan américain, exige de ses protégés en Bosnie qu'ils se soumettent à ce même plan.

D'août 1994 à mars 1995, Milosevic va reculer pas à par, céder aux pressions américaines non sans tentatives de rétablir la situation en sa faveur. Ainsi, en octobre-novembre 1994, les forces serbes de Bosnie brisent-elles une offensive des troupes bos­niaques à Bihac ; le coup est suffisamment rude pour que, quelques jours durant, le gouvernement américain fasse preuve d'hésitation et que la presse française exulte :" Vers la Grande Serbie" titre Libération. Mais Milosevic ne peut que retarder les échéances ; le temps joue en faveur de la Croatie, qui se constitue une armée capable d'intervenir, et de manière connexe, de la fédération croato-musulmane. La mission effectuée par l'ancien président américain Jimmy Carter permet de geler la situation militaire pour 4 mois, jusqu'au 1er mai 1995. L'avenir est déjà tracé : "ce sont les États Unis qui décident ; notre destinée est entre les mains des américains" déclare le "ministre des affaires étrangères" des Serbes bosniaques.


 

OFFENSIVES CROATES

 


Le 1er mai 1995, l'armée croate engage l'offensive en Slavonie occidentale, qu'elle récupère en 48 heures. Les forces serbes res­tent sans réaction et Milosevic se contente d'un insipide communiqué de protestation. Mais en juin, l'offensive des troupes dites "musulmanes" échoue à désenclaver Sarajevo. En juillet, se sont les forces serbes qui s'emparent des enclaves "musul­manes" de Srebrenica et de Zepa, dont la chute est accompagnée de massacres et d'exode de population. Les États Unis laissent faire. De toute évidence, les grandes manoeuvres pour un redécoupage de la Bosnie ont commencé, selon un plan préétabli, tout au moins dans ses grandes lignes. Le 4 août, l'armée croate entreprend la reconquête de la Krajina, opération qu'elle réalise en quelques jours. C'est avec l'accord des gouvernements américains et allemands que cette offensive a été organisée.
Mais ces avancées se font au profit quasi exclusif des Croates, c'est à dire de l'allié des Allemands. Or, pour les États Unis, les serbes doivent se soumettre mais ne doivent pas être lésés.

 L'accord de Genève, du 8 septembre, exprime cette double exigence. Le plan antérieur est réaffirmé mais, pour la première fois, la partie serbe de la Bosnie se voit reconnaître le titre de "République de Srpska" et le droit d'une "relation spéciale" avec la Serbie. En clair : si Milosevic renonce à la Grande Serbie, il peut espérer encore une Serbie élargie, pour peu qu'il se sou­mette au protectorat américain. D'un côté, le bâton : l'aviation, américaine en particulier, multiplie les bombardements (efficaces cette fois) début septembre pour contraindre les milices serbes récalcitrantes ; au 15 septembre, on comptabilise 3400 sorties aériennes, chiffre sans précédent dans ce conflit, et pour la première fois, des mis­siles Tomahawk sont mis en oeuvre. Mais il ne s'agit en aucun cas d'écraser les forces armées serbes, seulement de les faire re­culer autour de Sarajevo. Les États Unis mettent à contribution pour cela la Force française (F.R.R.) présente sur place, mais en lui imposant des limites. Selon Le Monde du 10 septembre :

"les canons de la Force de réaction rapide, très précis et efficaces, sont été priés d'interrompre leur pilonnage afin de ne pas détruire trop de matériel serbe".

Car la Serbie a, dans le plan américain, vocation à contenir le développement de l'influence allemande dans les Balkans ; elle doit devenir leur instrument.

Il y a donc, d'un autre côté, la carotte : l'accord de Genève ouvre la voie à des relations particulières entre la Servie et la répu­blique serbe de Bosnie, transition vers la partition complète de la Bosnie. La Servie doit être suffisamment forte face à la Croatie, mais dans des limites précisément définies.

Ces limites prévoient en particulier qu'au sein de la Bosnie, la zone serbe n'excède pas 49% du territoire.


 

UNE RÉPARTITION IMPOSÉE

 


En dépit de ses différentes offensives et de l'appui américain, l'armée dite "musulmane" du gouvernement d'Izetbegovic n'a pu que grignoter les positions adverses : les deux-tiers de la Bosnie demeurent sous contrôle des milices et de l'armée serbe. C'est donc par l'intervention massive des forces croates (milices croates de Bosnie mais surtout armée venue de Croatie) qu'est réalisée la partition prévue 51%-49%, quelques jours après les accords de Genève. Selon Le Monde du 19 septembre

"en une semaine, l'armée bosniaque, les forces croates de Bosnie et l'armée régulière de Croatie ont repris plus de 10% du pays et conquis huit villes dans l'Ouest (...) rien ne semble pouvoir arrêter les combattants croates et bosniaques (...) chaque bri­gade avance de 30 à 50 kilomètres par jour, sans se soucier des combattants serbes (...) Il n'y a toutefois aucune indication que l'armée serbe soit en déroute. Le retrait serbe semble s'opérer dans le calme, par­fois en deux jours avant l'arrivée des attaquants".

Avec cette offensive, il apparaît une nouvelle fois que, avec l'appui massif de l'Allemagne, la Croatie s'est dotée d'une armée capable de conduire des opérations d'envergure. Il apparaît éga­lement que le gouvernement de Belgrade ne réagira pas, que Milosevic refuse le soutien demandé par les chefs serbes de Bosnie, et cela en accord avec les États Unis.

La tentation est néanmoins grande pour le gouvernement croate d'aller au delà de ce qui a été convenu : le compromis germano-américain est un compromis instable que chaque partie entend bien interpréter à son avantage, et les troupes croates poursui­vent leur avancée ; fin septembre, elles contrôlent plus de 54% du territoire, ce que la presse française taira pudiquement. Si l'offensive croato-bosniaque est "compréhensible" selon le terme du porte parole du département d'État américain, elle doit désormais cesser. Le secrétaire d'État américain Strobe Talbott donne ses ordres le 18 septembre :

"le feu est au rouge. C'est un feu rouge de stop. Arrêtez les combats et retournez à la table des négociations".

Très vite, chacun s'exécute : le 26 septembre, à New York, une déclaration commune précisant l'accord de Genève sur un certain nombre de points est signée par les ministres des affaires étran­gères de Croatie, de Serbie et de Bosnie ; le 5 octobre, un ces­sez le feu de 60 jours est conclu, à compter du 10 octobre. Les combats vont néanmoins se poursuivre jusqu'au 12 octobre, les troupes croates et bosniaques contrôlant alors 57% du territoire.

En fin, le 18 octobre, le secrétaire d'État américain Warren Christopher annonce que les négociations vont avoir lieu sur la base militaire de Wright-Patterson, à Dayton, afin de garantir "l'intimité" nécessaire à ces difficiles négociations... L'heure est venue pour les États-Unis d'imposer "leur ordre" dans les Balkans, et d'y faire valoir leurs intérêts. La signature de l'ac­cord de Dayton après quelques semaines de négociations entérine le rôle central que jouent désormais les États Unis dans les Balkans. Accessoirement, il impose aux forces croates de resti­tuer aux forces serbes les territoires bosniaques conquis au delà de la limite des 51%.


 

LE RÔLE DE L'ARMÉE AMÉRICAINE

 


Les 60 000 soldats de la force d'occupation en Bosnie, fournis par 24 pays et, pour l'essentiel par les États Unis, la Grande Bretagne et la France, ne sont pas répartis au hasard sur le terri­toire bosniaque ; trois secteurs géographiques sont organisés : l'un, au Nord Ouest, est confié à l'armée anglaise ; c'est l'allié le plus fidèle des États Unis (avec l'appui, en particulier, des Canadiens) qui aura la tâche de veiller à ce que les troupes croates restituent l'important territoire conquis en septembre-oc­tobre au Sud de Banja Luka, au delà des limites fixées par le gouvernement américain (en particulier les villes de Mrkonjic-Grad et Sipoyo).

L'autre secteur, au Sud, est confié à l'armée française : cadeau empoisonné. L'armée française devra permettre la réunification de Mostar où s'affrontent miliciens croates et "musulmans" en dépit de l'accord fédéral, et désenclaver Sarajevo et Gorazde, c'est à dire imposer à ses anciens protégés serbes qu'ils fassent les concessions territoriales décidées à Dayton pour cette région. On rappellera que durant l'été 1995, le gouvernement américain avait proposé d'abandonner l'enclave de Gorazde ; en outre l'abandon par les Serbes de toute prétention sur Sarajevo dont ils exigeaient la partition - c'était une exigence centrale - avait constitué une petite surprise lors de la publication de l'accord de Dayton. Mais c'est l'armée française et son gouvernement qui devront faire appliquer la décision, ou assumer une éventuelle modification ...

Avec le troisième secteur d'occupation, au Nord-Est et à l'Est, l'armée américaine s'arroge la position essentielle. Le secteur qu'elle contrôle est délimité au Nord par la frontière croate et la plaine danubienne et à l'Est par la frontière serbe. C'est avec la vallée de la Sava, la zone économique décisive et l'ouverture sur la plaine danubienne ; c'est aussi le contrôle de la quasi totalité de la frontière entre la Serbie et la Bosnie. C'est surtout le contrôle du couloir de Posovina. Or, ce couloir est un enjeu stratégique ; c'est lui qui permet de relier les territoires serbes à la vaste zone enclavée de Banja Luka (12 000 km2 environ). À plusieurs reprises, le gouvernement croate a montré sa volonté de supprimer cette enclave et le gouvernement bosniaque exi­geait de récupérer cette zone vitale pour la Bosnie. Cette zone de Banja Luka est donc, en soi, difficilement viable...sauf si les États-Unis en décident autrement. La présence de l'armée améri­caine en garantit l'existence, d'autant que le document signé à Dayton précise que pour ce secteur "un accord n'a pu être dégagé" et qu'"une procédure d'arbitrage est prévue". L'objectif est pour les gouvernements américain et serbe non seulement le maintien mais l'élargissement du corridor. L'armée américaine est donc non seulement une armée d'occupation de la Bosnie mais la garante des intérêts serbes face à la Croatie. Elle seule peut assurer la viabilité du dispositif. La présence de l'armée américaine devient une nécessité pour la Serbie et transforme de fait la zone serbe en protectorat. Permis par la soumission politique de la Serbie, le déploiement militaire américain devient alors un instrument garantissant cette soumission. L'égide amé­ricaine protège certes les intérêts serbes, mais ce faisant assure la place des États Unis dans cette partie de l'Europe : l'égide vaut surtout pour celui qui la porte...


 

UN TOURNANT HISTORIQUE

 


De longue date, le contrôle des Balkans passe par le contrôle de la Serbie. Des différents peuples slaves du Sud, les Serbes en sont le pivot. Si la "Grande Serbie" médiévale ne survécut pas à la progression militaire ottomane - la défaite serbe de Kossovo en 1389 a historiquement valeur de symbole - c'est avec le soulèvement national serbe en 1804 que s'exprime principalement le réveil de la question nationale dans les Balkans (précédemment la grande révolte bulgare de 1776 avait été militairement écrasée). C'est sous la pression intéressée des impéria­lismes russe et autrichien que l'empire Ottoman dut concéder (en 1812 puis en 1819) l'autonomie à la Serbie. Tout le 19e siècle est marqué par le rôle croissant de la Serbie dans les mouvements nationaux balkaniques, mais aussi par le rôle croissant des différents impérialismes dans cette région, soucieux d'y accroître leurs zones d'influence, aidant ou combattant la Serbie selon les exigences du moment.

C'est par exemple le Congrès de Berlin en 1878, qui accorde à la Serbie son indépendance complète. (Le même Congrès de Berlin fut un compromis russo-anglais sur la question bulgare : reconnaissant l'indépendance de la Bulgarie, il remplaçait la Grande Bulgarie soutenue par le Czar par trois États distincts selon la volonté anglaise).

En 1885, la Serbie déclenchait la guerre contre la Bulgarie - dé­faite, la Serbie n'est sauvée que par l'intervention diplomatique autrichienne. À partir de 1890 la Serbie, passée sous influence russe, entre en conflit avec son ancien protecteur. La guerre fail­lit même éclater en 1908 lors de l'annexion par l'Autriche de la Bosnie-Herzégovine, sur laquelle la Serbie avait des prétentions. Finalement, c'est par l'intervention de l'Autriche-Hongrie en Serbie que commence la première guerre mondiale.

La situation en 1918 est radicalement modifiée : l'effondrement de l'empire Ottoman et de celui d'Autriche-Hongrie, la défaite de l'impérialisme allemand, la révolution prolétarienne détruisant l'État czariste et constituant l'État ouvrier, la vague révolutionnaire qui balaya l'Europe de l'Allemagne à la Bulgarie, boule­verse la situation dans les Balkans. D'un côté, les impérialismes victorieux, anglais et français, peuvent tirer profit de l'écroulement de l'ordre ancien pour s'arroger le contrôle des Balkans. De l'autre, la vague révolutionnaire constitue pour eux la principale menace. Un puissant mouvement ouvrier existe en Serbie, en Croatie, en Bulgarie.

C'est donc à la fois comme protectorat de l'Angleterre et de la France et comme barrage contre-révolutionnaire que fut constitué, en 1918, le royaume des Serbes, Croates, Slovènes (qui, en 1929, prendra le nom de Yougoslavie). Le mouvement révolu­tionnaire qui se développa en 1919-1921 fut brisé, la répression étant elle-même facilitée par les erreurs de la direction du parti communiste fondé en 1920.

Jusqu'en 1941, l'État yougoslave fut une prison pour les peuples slaves du Sud, sous le contrôle d'un régime serbe hégémonique, et l'allié privilégié de l'Angleterre et de la France. C'est cet État vassalisé qui s'effondre en avril 1941 lors de l'of­fensive militaire allemande. Afin de conforter sa domination, l'impérialisme allemand démembre aussitôt la Yougoslavie en plusieurs États, dont un État serbe limité à ses frontières de 1878 et un État croate.

Le puissant mouvement de résistance armée qui se développe alors (300 000 partisans à la fin de la guerre) impose au parti communiste yougoslave - devenu parti stalinien dans les années 30, faible au début de la guerre mais "porté" par le mouvement insurrectionnel du fait de l'absence de parti révolutionnaire - d'aller à l'encontre des ordres du Kremlin, Staline exigeant le ré­tablissement de la monarchie pour le compte des intérêts impé­rialistes.

C'est un État ouvrier, bureaucratisé dès le début, qui se consti­tue en 1945. La question nationale n'est pas réglée dans cette "République populaire fédérative de Yougoslavie", du fait de la confiscation du pouvoir par la bureaucratie et du caractère artifi­ciel des frontières intérieures et extérieures. L'influence des Serbes est dominante dans l'appareil d'État, dans la hiérarchie militaire, en même temps que les Serbes se considèrent comme opprimés par les autres nationalités.

En 1948, la rupture entre le régime de Tito et le Kremlin conduit les dirigeants de Belgrade à chercher un appui auprès des impérialismes européens et américain. Pour la France et l'An­gleterre, c'est l'occasion de reprendre pied dans leur ancienne zone d'influence, sans pour autant pouvoir rétablir des liens d'une même nature qu'avant-guerre. La Yougoslavie devient membre associée de l'OCDE et s'ouvre au marché mondial. Les États Unis, bien qu'également influents, laissent à leurs "alliés" français et anglais la possibilité de renouer leurs liens histo­riques avec Belgrade.

C'est donc assez logiquement qu'en 1991, avec la dislocation de la Yougoslavie, les gouvernements anglais et français soutien­nent le gouvernement serbe de Belgrade face à l'offensive croato-allemande comme ils ont soutenu auparavant, mais en vain, la nécessité d'une Yougoslavie unie fédérée par Belgrade.


 

UN ENJEU STRATÉGIQUE

 


Mais en 1991, la situation mondiale est profondément modifiée par la dislocation de la bureaucratie du Kremlin et par la réunification de l'Allemagne. Si les États Unis pouvaient auparavant laisser un peu de terrain libre à leurs alliés français et anglais dans les Balkans, il n'en est plus de même dès lors que l'URSS devient à la fois une zone politiquement et militairement pro­fondément instable, et un marché économique à conquérir. Des différents impérialismes européens, l'impérialisme allemand - par sa situation et sa puissance - est sans conteste le mieux placé pour renouer avec ses anciennes zones d'influence. Aucun autre impérialisme ne semble pouvoir le contenir dans son ex­pansion vers le Sud et l'Est de l'Europe.

L'éclatement de la Tchécoslovaquie est une conséquence de son intervention aussi nette que l'indépendance proclamée de la Croatie et de la Slovénie. L'influence allemande est d'ores et déjà dominante en République Tchèque, en Pologne, en Hongrie. Pour les États Unis, il y a dès lors un objectif ma­jeur : contenir la poussée allemande et, si possible, la faire re­fluer. S'assujettir la Serbie, c'est se constituer une base d'appui décisive dans le Sud-Est de l'Europe et une ouverture stratégique vers l'ex-URSS.

En jouant sur les rivalités des impérialismes européens et sur sa suprématie militaire, le gouvernement américain se fixe l'objec­tif d'imposer son ordre dans les Balkans. L'accord de Dayton ouvre donc une nouvelle période dans l'histoire des Balkans, où pour la première fois le rôle majeur est joué par l'impérialisme américain.


 

QUEL AVENIR POUR LES BALKANS ?

 


L'accord de Dayton signifie également qu'en Europe même, l'impérialisme américain joue un rôle décisif. Il s'appuie sur le fait que "l'Europe" n'est qu'une fiction, que dominent en Europe les antagonismes inter-impérialistes, qui se sont largement ex­primés au sein de l'ex-Yougoslavie. C'est ce que doit recon­naître Le Figaro du 23 novembre en écrivant :
"La signature de l'accord de paix en Bosnie s'inscrit dans un plan géopolitique concerté. Les États-Unis ont le sentiment d'avoir enfin restauré la crédibilité de leur rôle politique et militaire en Europe. Ils ont offert à l'OTAN une nouvelle jeunesse. Ils ont prouvé, en passant, que l'Union européenne reste to­talement incapable de manifester une autorité et une unité diplomatiques à la hauteur de sa puissance éco­nomique. L'ancien secrétaire d'État James Baker le disait récemment sans détours : "La crise bosniaque prouve sur quelles catastrophes on débouche lorsqu'on laisse la direction des opérations aux Européens."

Est confirmée ainsi une nouvelle fois l'impossibilité pour le capitalisme, notamment en Europe, de surmonter les cadres na­tionaux dans lesquels il s'est historiquement constitué, l'impos­sibilité pour les bourgeoisies européennes de réaliser un seul État, même fédéral, pour l'Europe. L'Europe capitaliste, ce ne peut être que l'Europe conflictuelle des différentes bourgeoisies.

Mais les États-Unis ne sont pas hégémoniques. Ils intègrent en leur sein l'ensemble des contradictions d'un système pourrissant et n'ont pas plus les moyens de surmonter les barrières natio­nales. Ni la bourgeoisie française ni la bourgeoisie allemande ne vont renoncer à défendre leurs intérêts, en particulier dans les Balkans. D'autres soubresauts sont inévitables. La "pax americana" ne peut être qu'un état d'instabilité marqué par de nou­veaux conflits. Il en sera ainsi tant que le prolétariat de l'ex-Yougoslavie et du Sud-Est de l'Europe, surmontant son désar­roi, les coups politiques subis et les conséquences des années de guerre, n'aura pas mis à bas ces régimes autrefois dominés par la bureaucratie et ayant vocation à devenir des États bourgeois semi-coloniaux. Seul le prolétariat est à même, en particulier, d'en finir avec le désordre capitaliste et de régler la question na­tionale dans les Balkans par la constitution d'États ouvriers et de la Fédération Socialiste des Balkans, elle même constitutive de la Fédération des États Unis Socialistes d'Europe.

Cela implique de résoudre, comme ailleurs, l'incontournable question du parti ouvrier révolutionnaire, lequel reste entièrement à construire.

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