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Article paru dans Combattre pour le Socialisme n°53 (juin 1994)

Aperçus sur l'Afrique

Aperçus sur l'Afrique (1): les événements du Rwanda et du Burundi

Aperçus sur l'Afrique (2):Le pré carré de l'impérialisme français

Aperçus sur l'Afrique (3):L'exemple du Sénégal

 

 

 


Le 6 avril 1994, après et certainement avant bien d'autres, s'est ouverte en Afrique subsaharienne une nouvelle tragédie. Ce jour-là, l'avion dans lequel avaient pris place les présidents du Rwanda et du Burundi a été abattu par une ou plusieurs roquettes au moment où il atterrissait sur l'aéroport de Kigali (capitale du Rwanda). Les deux présidents ont été tués. Immédiatement après, un nouveau gouvernement rwandais, composé de ministres opposés à un partage du pouvoir entre membres des ethnies hutue et tutsie, s'est formé.

  Le 7 avril, ont commencé dans la capitale les massacres de Tutsis par des Hutus. Le premier ministre du Rwanda était tutsi : il a été assassiné, ainsi que les dix "casques bleus" belges qui assuraient sa protection. Les victimes des massacres étaient des Tutsis, mais aussi des Hutus partisans du compromis politique entre Tutsis et Hutus. Le même jour, des troupes tutsies, cantonnées au nord du Rwanda, se sont mises en route vers Kigali pour y rejoindre le seul bataillon tutsi qui était stationné dans la capitale.

  Le 9 avril, sont arrivés à Kigali environ deux cents parachutistes français et trois cents belges, expédiés par avion avec mission d'assurer l'évacuation du Rwanda des ressortissants français et belges. Le 14 avril, les derniers parachutistes français ont quitté Kigali. ensuite, ce furent les parachutistes belges.

  Pendant ce temps, les tueries se sont poursuivies. Le 12 avril, les troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) venues du nord sont entrées dans Kigali. Le gouvernement provisoire s'est enfui en province. Mais les combats entre troupes du FPR et celles des Forces Armées Rwandaises (FAR) ont continué, ainsi que les assassinats entre Hutus et Tutsis et aussi entre Hutus. L'ONU s'est dite "à la recherche d'un compromis". A ce jour, dans tout le Rwanda, se poursuit un massacre général qui a déjà fait des dizaines, sinon des centaines de milliers de morts. Des centaines de milliers d'enfants, de femmes, d'hommes, fuient le pays.


 

 


Pour que ces événements soient compréhensibles, il faut revenir loin en arrière. Lors du partage impérialiste de l'Afrique effectué à la Conférence de Berlin en 1885, a échu à l'Allemagne le territoire qui forme aujourd'hui les États du Rwanda et du Burundi. Elle en a pris effectivement le contrôle en 1898.   "Peuplés tous les deux , à peu près dans les mêmes proportions, de Hutus largement majoritaires et d'une minorité tutsie (10 à 20% de la population)... Les Tutsis ont historiquement envahi et conquis ces deux pays montagneux aux rives des Grands Lacs... Les membres des deux ethnies parlent la même langue et partagent peu ou prou les mêmes coutumes." ("Libération" du 11 avril 1994)

  Mais les Tutsis ont assujetti les Hutus : "Cependant, la colonisation a amplifié leurs différences raciales, interprétant - dans le langage de l'époque - la "haute stature fière du guerrier tutsi" comme l'attribut d'un "surhomme", tandis que le paysan hutu "trapu et lent" serait pour ainsi dire phylogénétiquement condamné au morne travail de la terre au profit de son suzerain." (ibidem)

  "Le Monde" du 29 avril se fait le défenseur d'une thèse sensiblement différente :

 "Le mythe hamitique a la vie dure. Il veut que des peuplades "éclairées" venues d'Égypte ou d'Éthiopie aient apporté la civilisation aux Bantous vivant au coeur de "l'Afrique des ténèbres". Malgré les travaux des chercheurs qui, depuis vingt ans, affirment que cette thèse coloniale permettant d'expliquer selon la mentalité et les préjugés de l'époque l'existence de royaumes bien organisés au coeur du pays "nègre" n'a jamais pu être prouvée.

A partir des différences physiques distinguant les "longs" Tutsis des "courts" Hutus, les historiens ont écrit une histoire à leur convenance. Les Tutsis, pasteurs hamites, seraient arrivés d'Éthiopie au XV° siècle, et auraient fait souche, asservissant les Hutus, agriculteurs bantous qui, eux-mêmes, auraient relégué les pygmées Twas au fin fond des forêts.

  "Mais contrairement à la migration des Luos vers l'Ouganda ou des Maasais en Tanzanie, explique Jean-Pierre Chrétien, chercheur, aucune preuve linguistique ou historique n'est venue étayer cette théorie." En effet, Tutsis et Hutus partagent la même langue, s'exprimant en kirundi au Burundi et en kinyarwanda (un parler apparenté) au Rwanda. Plus rien dans leurs traditions culturelles ne laisse supposer un passé différent.

Ces deux groupes seraient probablement entrés en contact beaucoup plus tôt, peut-être dès le début de notre ère. Quoiqu'il en soit, la théorie coloniale a fini par imprégner les mentalités locales et par convaincre Tutsis et Hutus de l'existence de dominants et de dominés, cristallisant peu à peu des clivages ethniques qui, avant l'irruption dans la région des premiers explorateurs, suivis des missionnaires, n'étaient sans doute que sociaux."

Quel que soit le processus par lequel la domination sociale et politique des Tutsis s'est établie, le fait est qu'elle a existé. Selon une Tutsie, mariée à un Français :

«La société traditionnelle du Rwanda était fondée sur des rapports de suzeraineté et de servage. Hutu voulait dire "serf". C'est ainsi qu'un pauvre Tutsi, ne possédant ni terre ni vaches, pouvait devenir le hutu d'un homme plus fortuné, sa placer sous sa dépendance et sa protection» ("L'événement du jeudi", 28 avril au 4 mars 1994).

  Ainsi, "Le Monde Diplomatique" de janvier 1990 expliquait :
" Le Burundi, comme le Rwanda, était gouverné depuis le quinzième siècle par des "monarchies sacrées" issues d'un groupe déterminé de princes de sang, les Ganwas, un roi le Mwansi, exerçant l'essentiel du pouvoir. La caste royale était elle-même issue de l'ethnie tutsie, mais la sacralisation des fonctions dirigeantes en avait fait un groupe distinct, dont la domination n'était guère discutée... Les deux puissances coloniales (Allemagne et Belgique, qui se sont succédées, NDLR) n'avaient rien changé à cet état des choses, le renforçant même et exagérant un pouvoir largement par délégation, s'appuyant sur un ordre socio-économique solidement établi qui consacrait la domination tutsie. La monarchie devint un instrument aux mains des colonisateurs."


 


En 1922, au lendemain de la première guerre mondiale, la SDN a placé le Rwanda et le Burundi "sous mandat" belge. Participant de l'agitation politique qui a précédé l'indépendance politique en Afrique subsaharienne et s'infiltrant dans les failles de la colonisation belge, "les paysans hutus s'étaient révoltés contre leurs anciens seigneurs féodaux tutsis dont plusieurs milliers ont été massacrés" ("Libération" du 14 avril).

  "Au Rwanda, la sanglante révolte de 1959 amenée probablement (sic) par la domination exclusive de quelques familles tutsies sur le pays, permet aux Hutus de s'emparer du pouvoir et jette en exil la moitié des Tutsis. Depuis, les Hutus défendent avec acharnement les acquis de leur "révolution sociale"." ("Le Monde" du 29 avril)

  En octobre 1960, la Belgique a autorisé la formation au Rwanda d'un gouvernement provisoire. Le 25 janvier 1961, le gouvernement a déposé le roi Kingeri et proclamé la république. Le 1er juillet 1962, le Rwanda et le Burundi sont devenus formellement indépendants.

  "De 1961 à 1966, le régime rwandais repousse une série d'attaques lancées par les réfugiés tutsis à partir du Zaïre, du Burundi ou de la Tanzanie. Chaque agression déclenche des représailles contre les Tutsis de l'intérieur, ainsi qu'une radicalisation des sentiments anti-tutsis." ("Le Monde" du 29 avril)

  "Libération" du 14 avril explique : "La répression fera entre 10.000 et 20.000 morts chez les Tutsis. Plus de 100.000 s'enfuiront au Burundi." D'autres se réfugient en Ouganda. Les Tutsis ont alors constitué le Front Patriotique Rwandais (FPR) qui a mis sur pied une armée d'une vingtaine de milliers d'hommes.

  Les Tutsis éliminés du pouvoir, les contradictions économiques, sociales et politiques n'étaient pas pour autant disparues. Les antagonismes entre Hutus demeuraient et ne pouvaient que s'accroître. S'il faut en croire "Le Monde" du 29 avril 1994 :

  "En 1973, le coup d'Etat du général Juvénal Habyarimana, originaire de Gisenyi, marque l'arrivée des Nordistes au pouvoir alors que, depuis 1963, les Sudistes ont progressivement pris le contrôle des institutions sous la houlette du président Grégoire Kayibanda, chef du Parti de l'Émancipation du Peuple Hutu (Parmehutu). Le nouveau régime se dote, en 1975, d'un Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND) avec l'objectif affiché d'éradiquer les haines ethniques et régionales. Mais le rééquilibrage du pouvoir entre le Nord et le Sud n'aura jamais lieu."

  En 1990, tout va rebondir. Alors qu'en Afrique subsaharienne, la "démocratie" est à l'ordre du jour, le 1er octobre 1990, environ 1.500 hommes du FPR, dont les bases arrières sont en Ouganda, envahissent le Rwanda. Rapidement, comme en 1963 et 1965, l'armée du Rwanda est en déroute. Les forces armées du FPR approchent de Kigali, la capitale. Comme en 1963 et 1965, ce sont les parachutistes belges et français, envoyés en renfort, qui sauvent du désastre l'armée rwandaise et vont la réorganiser. De 7.000, elle passera à 40.000 hommes. Mais la guérilla se poursuit.

  "Par la suite, des pressions internationales, après la chute du mur de Berlin, obligeront le chef de l'Etat à ouvrir son pays au multipartisme (officialisé le 10 juin 1991) et à entamer avec les rebelles du FPR des négociations à Arusha (Tanzanie), sur un partage du pouvoir." ("Le Monde" du 29 avril 1994)

  Pendant ce temps,
"Les occasions de désamorcer le conflit ne manquèrent pas, mais au lieu de s'en saisir, le président préfère s'arc-bouter sur des chimères et s'aligner sur les plus fanatiques. Suivirent une série de massacres à travers le pays, Kilibira, Bigogwe, Bugesera, Kibuye et d'autres lieux, ponctuant dans le sang la carence d'un homme qui se veut encore président. Le récent rapport de la Fédération Internationale des Droits de l'Homme affirme la responsabilité des autorités rwandaises dans ces massacres." ("Le Monde Diplomatique" d'avril 1993)

  Le 4 août 1993, était signé à Arusha un accord entre le gouvernement rwandais et le FPR. D'après cet accord, le FPR devait être associé au pouvoir dans un gouvernement de vingt deux ministres. Cinq d'entre eux devaient être membres du FPR. Des élections générales devaient avoir lieu. Un bataillon (600 hommes) des forces armées du FPR devait stationner à Kigali et les autres se replier au nord du Rwanda. L'accord prévoyait la venue de 2.500 "casques bleus", après quoi les deux compagnies françaises - trois cents hommes environ - devaient être retirées. Dès que les institutions provisoires seraient en place, les anciens éléments "rebelles" devaient être intégrés à l'armée régulière (40% de sa base, 50% de son sommet). Dans les vingt deux mois suivants, des élections législatives et présidentielles devaient être organisées.

  Mais l'application de ce plan a pris beaucoup de retard, dû à l'obstruction du président défunt. En outre, une grande partie des Hutus cherchent à secouer la dictature ; la population des campagnes a soif de terre dans ce pays. Le régime ne tient que par la terreur qu'exerce cette sorte de "tontons macoutes" que regroupe et organise la garde républicaine. Après les événements qui viennent d'avoir lieu alors que se poursuivent les massacres, le plan d'Arusha est évidemment caduc. Les 400 "casques bleus" belges sont partis. L'ONU a réduit de 2.500 à 270 le nombre de "casques bleus" présent au Rwanda. Dernière information : le 17 mai l'ONU a voté un nouvel envoi de 5500 "casques bleus" au Rwanda, mais les gouvernements de nombre de pays refusent d'envoyer des troupes.


   

 


Au Burundi, les événements auraient suivi le cours suivant :

  "A la veille de l'indépendance, le prince Louis Rwagasore... rassemble au sein de l'Union pour le Progrès National (UPRONA) Hutus et Tutsis, musulmans et chrétiens, chefs coutumiers et citadins.

L'assassinat du prince en 1961 va semer la mésentente entre le clan royal et le pouvoir politique (détenu par les Tutsis, l'armée). Chef d'une monarchie désormais constitutionnelle, le roi Mwanbutsa joue des rivalités familiales, puis ethniques, pour conserver son autorité. Mais, alertés par les événements au Rwanda, les Tutsis prennent peur tandis que les Hutus rêvent de pouvoir.

L'UPRONA se désintègre : le tribalisme gagne les milieux étudiants et les forces de l'ordre. Les tendances hutues de l'UPRONA (désormais éclatée) remportent les élections législatives de mai 1965 et, en octobre, la répression d'une mutinerie d'officiers hutus, qui a chassé le roi Mwanbutsa de son palais, signe, selon J.P. Chrétien, une rupture décisive au sein des élites hutue et tutsie." ("Le Monde" du 29 avril 1994)

  "Le Monde Diplomatique" de janvier 1990 fournit, lui, le calendrier suivant :

  - septembre 1961, élections législatives au Burundi remportées par l'Union pour le Progrès National (UPRONA) du prince Louis Rwagasore qui devient premier ministre et est assassiné.

  - 1er juillet 1962, le pays accède à l'indépendance. Jusqu'en 1965, les gouvernements successifs comprendront un nombre à peu près égal de Tutsis et de Hutus.

  - janvier 1965, assassinat du premier ministre hutu Pierre Ngendandumwe. En mai, les Hutus remportent les élections législatives, le roi nomme un premier ministre tutsi. En octobre, tentative de coup d'Etat attribué aux Hutus : massacre de milliers de Hutus.

  - 1966, le roi Ntare V est destitué, la république est proclamée. Les Tutsis confirment leur suprématie au pouvoir.

  - 1972, nouvelle tentative de coup d'Etat avortée. Plus de 100.000 personnes trouvent la mort dans des affrontements.

  - 1er novembre 1976, le colonel Jean-Baptiste Bagaza prend le pouvoir (d'où il chasse le capitaine Micombere qui, premier ministre, s'était proclamé deux ans plus tôt président de la République).

  - 1984-1986, conflit entre l'Etat et l'Église.

  - 3 septembre 1987, le commandant Buyoya prend le pouvoir.

  - août 1988, des Hutus ayant assassiné des centaines de Tutsis dans le nord du pays, l'armée rétablit l'ordre de manière brutale, mais le gouvernement multiplie les efforts de réconciliation nationale.

  - octobre 1988, nomination d'un premier ministre hutu, le nouveau gouvernement a une composition égalitaire.


 

 


Le même "Monde Diplomatique" souligne :"Parallèlement, le nouveau régime rendait à l'Église ses biens et sa liberté que le précédent avait mis à mal, libérait les religieuses emprisonnées, gestes hautement symboliques pour une population christianisée à 70%." Mais il ne nous dit pas si les dizaines de milliers de Hutus dépossédés de leurs terres tout au cours de ces années les ont récupérées. "Salué par tous pour son courage, soutenu par les douze de la Communauté européenne (dans une déclaration en date de juillet 1989), le président Buyoya n'en joue pas moins un jeu très serré. Certains dans la communauté tutsie n'apprécient nullement sa politique égalitaire, dans laquelle ils voient une menace pour leurs propres privilèges, et l'armée reste aux mains des Tutsis."

En 1991, par référendum, une "charte d'unité nationale" était adoptée. En 1992, toujours par référendum, une Constitution instituant le "multipartisme" était approuvée massivement. En janvier 1993 ont lieu des élections présidentielles et législatives. Massivement les paysans hutus ont voté pour le FRODEBU (Front pour la Démocratie au Burundi) et pour son candidat à la présidence Melchior Ndadaye. Il en a résulté une majorité hutue à l'Assemblée Nationale et l'élection de Melchior Ndadaye à la présidence. Ce dernier laissa en place l'armée et tous les organismes d'Etat aux mains, depuis 30 ans, des dirigeants tutsis. Le 23 octobre, un coup d'Etat fomenté par le 11ème bataillon blindé liquidait le président Ndadaye, le président et le vice-président de l'Assemblée Nationale, le ministre de l'administration du territoire et du développement communal, ainsi que l'administrateur général de la documentation.

  "Les autres ministres membres du FRODEBU ne durent leur survie qu'au fait d'avoir pu se réfugier à l'ambassade de France tandis que leurs collègues membres de l'Unité pour le Progrès National (UPRONA) - à commencer par le premier ministre Mme Sylvia Kinigi - osaient sortir dans Bujumbura. (Pour illustrer concrètement sa volonté de réconciliation, le président Ndadaye avait choisi comme premier ministre, dans les rangs du parti adverse et parmi les proches du président vaincu, le commandant Pierre Buyoya).

Alors que les putschistes, confrontés à des manifestations populaires silencieuses et à une réprobation internationale unanime, acceptaient très rapidement de remettre le pouvoir aux civils et d'être présentés comme un groupe de "criminels irresponsables" par un état-major qui se désolidarisait d'eux, l'armée en province poursuivait le travail et tentait d'éliminer systématiquement tous les cadres du FRODEBU, des gouvernements de province jusqu'aux administrateurs locaux."

  Le 19 avril 1994, des affrontements ethniques ont repris, en écho des événements du Rwanda.


   

 


Bien entendu, la situation économique dans ces deux pays est catastrophique. "Le Bilan Économique et Social 1993" indique en ce qui concerne le Rwanda :

  "l'offensive de février 1993 lancée par le FPR a provoqué la fuite vers la capitale de plus d'un million de déplacés. Depuis août 1993, 600.000 sont retournés chez eux, une zone évacuée par les rebelles, mais leur absence a affecté plus de 10% des cultures vivrières du pays.

La réouverture du corridor nord (la route d'approvisionnement qui joint le port de Mombasa via l'Ouganda), mentionnée dans le texte des accords, ne s'est pas encore faite et l'approvisionnement par la Tanzanie (plus coûteux) doit se poursuivre. La guerre a ruiné les finances publiques. De 6.000 soldats au début du conflit (octobre 1990), l'armée rwandaise est passée à 40.000 hommes. Pour faire face à ses dépenses, le gouvernement aurait hypothéqué les récoltes de café de l'année 1994, auprès des opérateurs étrangers (une aubaine pour ces derniers puisqu'on s'attend à une hausse des cours mondiaux). Et, chaque mois, les autorités rwandaises font imprimer entre un et deux milliards de francs rwandais, ce qui correspond à peu près à la paie des fonctionnaires."

  Et en ce qui concerne le Burundi :

  "Il s'en suit une paralysie du gouvernement et une incertitude politique qui affectent les négociations avec les donateurs. Du point de vue économique, il faut s'attendre à un lourd déficit alimentaire, car, les troubles ayant éclaté juste avant la saison des pluies, les champs n'ont pas été semés dans une bonne partie du Burundi (dont l'agriculture vivrière représente 80% du PIB).

Les incendies allumés un peu partout dans le nord et le centre du pays ont probablement ravagé des cultures de café (première recette d'exportation) et de thé. Quant au secteur industriel, on signalait déjà, en décembre 1993, des licenciements et mises en chômage technique dans plusieurs entreprises. Pour les bailleurs de fonds, l'issue politique de la crise sera déterminante, mais à court terme, l'enjeu au Burundi est d'abord humanitaire."

  La chute des prix du café et du thé sur le marché mondial, les massacres ont eu des conséquences désastreuses sur les plans économique et social, au Rwanda comme au Burundi. Ils exportent en effet principalement ces deux denrées, sont fortement endettés et soumis à des plans "d'ajustement structurel" dictés par le FMI. Les cultures vivrières sont importantes mais ces deux pays sont surpeuplés (216 habitants au km2 au Rwanda et 284 au Burundi). La famille type disposerait au Rwanda (où pourtant au début des années 60 il y aurait eu une réforme agraire) d'un lopin de terre de 100 mètres sur 100 m pour vivre, cultivé de façon primitive. La soif de terre est d'ailleurs utilisée par les couches dominantes et dirigeantes pour dresser les uns contre les autres Hutus et Tutsis. Selon les données de la Banque Mondiale, en 1992 le PNB par tête aurait été de 250 dollars par habitant au Rwanda et de 210 au Burundi. Entre 1985 et 1992, le PNB par tête aurait diminué annuellement en moyenne de 2,8% au Rwanda. Par contre, il aurait augmenté de 1% au Burundi. Ces moyennes cachent d'énormes inégalités.


 

  

 


Le Rwanda et le Burundi sont des exemples types de l'Afrique subsaharienne dans son ensemble. Les exportations des matières premières et des denrées y représentent 94% des exportations de ces pays. Une statistique de la CNUCED indique qu'entre 1980 et 1991, le coton a baissé de 18%, l'or de 41%, l'arachide de 43%, la palme de 43%, le cacao de 54%, le tungstène de 61%, le café de 66%, le sucre de 70%. Les revenus des paysans africains auraient baissé de 50 à 85%.

  "En une décennie, la dette des pays de l'Afrique subsaharienne a été multipliée par 3,3. Globalement pour l'ensemble de la zone considérée, elle s'élève à 109,4% du produit national (PNB) et 324,3% des exportations, contre 28,5% du PNB et 76,8% des exportations en 1980. Quant au service de la dette, il représenterait 25,1% de la valeur des exportations en 1989 contre 4,7% en 1970."

  En faisant le total des PNB de 39 pays de l'Afrique subsaharienne en 1980 on obtient : 167,43 milliards de dollars. Si on fait le total des PNB de ces mêmes pays en 1992, on obtient : 127,3 milliards de dollars (d'après les "Bilan Économique et Social" de 1982 et 1993). Encore faudrait-il tenir compte de la dévalorisation du dollar.

  "Entre 1980 et 1990, l'investissement brut a baissé en moyenne de 4,3% par an (contre une hausse moyenne annuelle de 8,7% au cours de la période 1965-1980). Dans le même temps, le PIB a diminué de 1,7% par an (il avait augmenté en moyenne de 1,5% entre 1965 et 1980) et le PIB par habitant qui représentait en 1960 14% de celui des pays du Nord, n'en représente plus que 8% en 1989... Les trois quarts des 16 milliards de dollars d'investissements étrangers effectués annuellement dans les Pays en voie de développement (soit 12 milliards de dollars) vont vers dix pays, dont aucun en Afrique subsaharienne." ("Le Monde Diplomatique" de mai 1993)


  

 


L'historien MBEMBE, professeur à l'Université de Columbia, exposait les vues de l'impérialisme américain, lorsqu'il écrivait dans "Le Monde Diplomatique" de novembre 1990 :

  " (…) la contraction de la demande externe en matières premières africaines se poursuivra pour l'essentiel, même si les fluctuations pourront varier d'un produit à l'autre. Quelle que soit la compétitivité dont les pays africains pourront faire preuve (et même au cas où, à l'exemple de la Malaisie, ils baisseraient leurs coûts de production et introduiraient des variétés hybrides à haut rendement), ce n'est pas avec le cacao, l'huile de palme, le café, le coton ou l'arachide qu'ils construiront des avantages comparatifs durables. La surproduction qui s'ensuivrait à l'échelle mondiale, le bradage des prix et l'existence de substituts contribueraient à déprimer ces marchés sur le long terme. Ce n'est pas une raison pour abandonner toute stratégie de diversification. Le développement d'une industrie visant à transformer sur place une partie plus importante de la production agricole en produits finis ou semi-finis pour l'exportation ne devrait pas être perdu de vue (21). 

Par ailleurs, les mirages d'une évolution "à la coréenne" ou "à la taïwanaise" ne sont pas à la portée de tous les pays africains. Les "niches" que les "dragons" asiatiques ont occupées au sein du système international ne sont pas illimitées; les facteurs internes qui ont rendu cette occupation possible non plus (22). Il est, dès lors, plus réaliste de penser que, si les contraintes que l'économie-monde impose à l'Afrique s'aggravent, un certain nombre d'entités étatiques s'évanouiront. Au demeurant, et en l'état actuel des choses, très peu d'entre elles sont viables. Peut-être faudrait-il déjà songer à en organiser la disparition, à des coûts acceptables du point de vue de l'équilibre régional et international. Un tel processus pourrait aller de pair avec une stratégie consciente visant à susciter l'émergence de pôles régionaux de croissance qui formeraient l'ossature d'un marché régional. 

Exception faite de la Corne et de l'Est africain, on pense, à cet égard, aux pays du golfe de Guinée producteurs de pétrole (Nigéria, Cameroun, Gabon, Congo, et plus au sud, Angola) et à ceux compris au sein de la "frontière minière" (du Cap au Shaba). Ces régions, dominées par le Nigéria et l'Afrique du Sud, disposent du maximum d'atouts, non seulement en termes d'éventuelle valorisation géopolitique et stratégique, mais aussi en regard de leurs potentiels économiques.

  Une telle valorisation stratégique peut découler de l'aggravation des crises du Proche-Orient et du Golfe. Mais elle peut aussi être le résultat d'une démarche consciente impliquant, par exemple, la fin de la guerre en Angola, un renforcement effectif du système politique nigérian et un compromis durable de nature à stabiliser l'Afrique du Sud. A ces deux parties du continent "utile" (auquel il convient d'ajouter la Côte-d'Ivoire, le Ghana et, dans une moindre mesure, la Guinée) répond le boulet que représentent les cités-Etats de la savane et du Sahel (du Centrafrique au Mali) et quelques comptoirs sur l'Atlantique (Gambie, Sierra-Leone, Guinée-Bissau, Libéria, Bénin, Togo, Sénégal). La plupart de ces entités vivent de rentes externes. Elles peuvent se démocratiser, mais, en l'absence de bases matérielles avérées, il est difficile qu'elles se reproduisent indéfiniment à partir de la seule donne que constituent les subsides venus de l'étranger ou l'extraction d'un seul minerai (l'uranium au Niger ou les diamants en Sierra-Leone).

  Par contre, les populations de ces cités-Etats pourraient trouver un répit dans une stratégie visant à susciter l'émergence de pôles de croissance capables d'attirer des prêts et différents types de capitaux; pouvant compter sur l'existence d'un marché régional, sur la libre circulation d'une force de travail régionale, peu chère, relativement qualifiée et rendue disponible par une libéralisation des migrations. Ces pôles pourraient aussi compter sur le recyclage, sur place, d'une partie des surplus engendrés par ces mouvements." 


La plus grande partie de l'Afrique serait donc condamnée à la décomposition économique et sociale, aux convulsions politiques. Quant à "l'Afrique utile", son "avenir" économique serait subordonné totalement à l'impérialisme, à ses besoins. Son rôle serait strictement limité à celui d'un fournisseur de matières premières, de pétrole, de denrées "coloniales".


 

 


La lutte n'en existe pas moins entre puissances impérialistes pour le contrôle de "l'Afrique utile". En particulier, le "pré-carré" de l'impérialisme français que constitue son ancien empire subsaharien lui est contesté par l'impérialisme américain. Les événements du Rwanda, le départ de toutes les troupes françaises pourraient bien s'imbriquer dans cet antagonisme.

  Les colonies françaises d'Afrique subsaharienne ont accédé à l'indépendance entre août 1958 et août 1960. Entre le 20 et le 26 août 1958, De Gaulle a entrepris un voyage en AEF (Afrique Équatoriale Française composée des territoires suivants : Gabon, Congo, Centrafrique, Tchad) et en AOF (Afrique Occidentale Française : Sénégal, Mali, Mauritanie, Haute-Volta, Guinée, Niger, Côte d'Ivoire, Bénin). A son escale à Brazzaville, De Gaulle reconnaît le droit à l'indépendance des territoires d'AEF, d'AOF et de Madagascar. Il précise qu'au référendum sur la constitution fondant la V° République (28 septembre 1958), les populations de ces territoires auront à choisir entre un régime de communauté avec la France ou l'indépendance "dans la sécession". Seul le Parti Démocrate de Guinée dirigé par Sékou Touré a appelé à voter "non" au référendum. Le "non" étant majoritaire en Guinée, le 28 septembre elle est devenue "indépendante" tandis que les autres pays de l'AEF et de l'AOF, Madagascar, sont restés dans la "Communauté française". Réuni du 3 au 5 septembre 1959, un congrès extraordinaire du Rassemblement Démocratique Africain réaffirme la volonté du RDA que les pays des ex-AEF et AOF restent dans la "Communauté".

  Mais la poussée des masses qui réclament l'indépendance de leurs pays s'accentuent. Devançant l'événement,

  "A la fin de 1959, De Gaulle décida soudain, non seulement d'offrir au Mali sa souveraineté pleine et entière, mais encore de la remettre aux autres jeunes Républiques autonomes, même si elles préféraient vivre en étroite association avec la métropole." ("L'histoire au jour le jour 1955-1962", p.131)

  Entre juin et août 1960, la totalité des États récemment constitués de l'ex-AEF et de l'ex-AOF, ainsi que Madagascar, ont proclamé leur indépendance. Bien sûr, c'est en fonction des rapports politiques internationaux, de la désagrégation des empires coloniaux et particulièrement de l'empire colonial français, du mouvement des masses en AEF et AOF que De Gaulle "octroyait" l'indépendance à ces États, mais néanmoins rien ne s'y était déroulé qui soit comparable aux guerres anti-impérialistes du Viêt-nam, d'Algérie ou à celles qu'ont connues ou allaient connaître d'autres pays d'Afrique noire (Congo belge, Angola, Mozambique...).

  Dans les ex-AEF et AOF, l'impérialisme français n'a pas perdu pied. Les dirigeants des nouveaux États, les appareils d'Etat, les couches dominantes sont restés des clients de l'impérialisme français. D'importantes bases militaires françaises sont restées implantées. A de multiples reprises, l'armée française est intervenue, non seulement dans l'ex-AEF ou l'ex-AOF, mais aussi au Zaïre (ex-Congo belge), au Rwanda et au Burundi.


 

 

 


Libération" du 10 janvier 1994 a fait un court historique du franc CFA :

  "Héritage de l'empire colonial français en Afrique, la zone franc est affirmée au début de la deuxième guerre mondiale. Puis, en décembre 1945, le franc CFA (colonies françaises d'Afrique) est créé. Outre les Comores, le franc CFA circule aujourd'hui dans deux zones, gérées par deux banques centrales régionales : la banque centrale des États d'Afrique de l'Ouest (BCEAD : Burkina Faso, Bénin, Côte d'Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Togo), la banque des États d'Afrique centrale (BEAC : Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine et Tchad). Après les indépendances, le sigle reste, le sens change avec le "franc de la communauté africaine" à l'Ouest, le "franc de la coopération financière africaine" au Centre. Sa parité est inchangée depuis 1948 et a simplement été réajustée en 1960 : elle est aujourd'hui de 0,02 FF pour 1 CFA."

  En principe, les francs CFA pouvaient être échangés, dans n'importe quel pays, à parité avec le franc français. Mais déjà, depuis le 2 août 1993, le libre change, hors de la zone franc, du franc CFA contre le franc français avait été suspendu.

  "La plupart des pays concernés ont un compte d'opération auprès du Trésor français : via ce compte, la France s'engage à assurer la couverture des déficits des balances des paiements courants. En langage plus simplifié, c'est ce que la France appelle depuis quelques années "assurer les fins de mois", en versant les salaires des fonctionnaires par exemple et qu'elle estime ne plus pouvoir payer." (ibidem)

  En même temps, comme pour tous les pays d'Afrique, la dette des pays de la zone franc s'est considérablement alourdie.


 

Exportations, importations, dettes en millions de dollars 1991

 

Sénégal

Mali

Bénin

Niger

Tchad

Centre

Afrique

Came-roun

Congo

Gabon

Togo

Burkina

Faso

Cote

d'Ivoire

Export.

977

354

103

385

194

133

2202

1455

3183

292

116

3011

Import.

1407

638

398

431

408

196

1446

424

806

548

602

1671

Dettes

956

2531

1300

1653

606

884

956

956

3842

1356

956

18847

 

d'après AFP infographie - Francis Nallier - Publié par "Libération" le 13/1/94

 

 


Le Fonds monétaire international a, dans ses "plans d'ajustement structurel", imposé au Nigeria et au Ghana des dévaluations de leurs monnaies, ce qui a rendu leurs exportations moins chères. Certaines "industries" de la zone franc ont été laminées par la concurrence. Depuis 1991, le FMI et la Banque mondiale ont suspendu l'essentiel de leurs opérations vis-à-vis des quinze pays de la zone franc, asséchant financièrement un peu plus ces pays, exerçant une pression croissante pour que le franc CFA soit dévalué drastiquement. Les créances de la France sur les pays du franc CFA étaient de plus en plus écrasantes : rien que les créances bancaires sur la Côte d'Ivoire, le Cameroun, le Congo, le Gabon représentaient 37 milliards de francs français. Déjà, le 1er janvier 1994, toute aide de l'impérialisme français à un pays de la zone franc a été subordonnée à un accord préalable entre ce pays, le FMI et la Banque mondiale. Le 11 janvier, sous le diktat de l'impérialisme français, le franc CFA a été dévalué de 50% par rapport au franc français (1 FCFA = 0,01 FF).

  " La France prend à sa charge un effort important : les dettes contractées au titre de l'aide publique au développement seront effacées pour les pays les plus pauvres (soit 6,6 milliards de francs). Pour la Côte d'Ivoire, le Congo, le Gabon, le Cameroun - moins pauvres - le coup d'éponge sera de 50 % (soit 18,4 milliards). 300 milliards seront apportés à un Fonds social de développement pour soulager un peu les populations les plus démunies. De son côté, le FMI mettra sur la table une enveloppe globale de "9 à 10 milliards de francs" sous différentes formes de prêts. L'enveloppe comprend également des subventions temporaires aux importations pour les produits de base (pétrole, énergie, riz, huile, farine). Enfin, la partie multilatérale de la dette sera renégociée, l'objectif étant une réduction de 50% pour les pays les moins avancés, à discuter pour les autres pays. Les soutiens du FMI ne seront disponibles que lorsque chaque pays aura négocié son dossier et montré sa volonté de suivre une gestion rigoureuse. Dans l'attente, la France devrait assurer le relais financier." ("Libération" du 13 janvier 1994)

  "Ce sont désormais le FMI et la BM qui ont la haute main sur les orientations économiques africaines. Le rôle de la France est devenu secondaire, malgré l'importance de son apport financier. Il suffit pour s'en convaincre d'observer la gestion de l'après-dévaluation. Alors que la Banque mondiale chiffrait les besoins de financement de la zone franc pour 1994 à 10,7 milliards de dollars (dont 3,5 fournis par la Banque et le Fonds et, pour moitié encore, par la France), chaque pays devait s'engager dans la négociation de programmes d'accompagnement avec le FMI, programmes conditionnant l'octroi de nouveaux prêts. A la mi-février, six pays de la zone franc sur quatorze s'étaient exécutés (en un temps record) : le Bénin, la Côte d'Ivoire, la Guinée Équatoriale, le Mali, le Niger et le Sénégal. Par contre, du fait de leurs difficultés politiques intérieures, le Congo et le Cameroun n'avaient pratiquement pas avancé." ("Le Monde" du 1er mars 1994)


 

 


Les conséquences pour les populations des pays concernés sont et seront terribles. La dévaluation du franc CFA devrait permettre aux marchandises produites dans la zone de ce franc, d'améliorer leur compétitivité sur le marché mondial. Encore faut-il que ce marché puisse les absorber. Par contre, la dévaluation contribuera au pillage des matières premières et des denrées de ces pays. Les dettes, qu'elles soient libellées en dollars ou en francs français, vont doubler d'un seul coup par rapport au franc CFA. Les privatisations d'entreprises d'Etat sont générales. Elles vont être bradées aux société étrangères, le cours des devises étrangères exprimé en francs CFA doublant. Les prix des marchandises importées vont également doubler, ce qui va faire flamber le coût de la vie et diminuer d'autant le pouvoir d'achat des salaires. Cela va s'ajouter à la liquidation des acquis sociaux, au chômage, à la misère gigantesque.

  Les médias ont redouté et redoutent toujours des explosions sociales et politiques. Jusqu'alors, elles auraient été limitées. Au Sénégal cependant, se sont produites le 16 février des "émeutes de la dévaluation". Au cours de ces émeutes, il y aurait eu au moins cinq morts parmi les manifestants. Faute de perspectives, elles se sont arrêtées là.

  "Étonnante apathie. Au lendemain de la dévaluation, une manifestation a certes dégénéré au Sénégal et le Gabon a manqué de s'embraser deux semaines plus tard. Mais depuis, la tension est retombée et le calme règne dans l'ensemble des pays francophones." ("Le Monde" du 23 mars 1994)


 

 

 


Pourquoi "l'explosion" n'a-t-elle pas encore eu lieu ? Prenons l'exemple du Sénégal.

Dans ce pays, à la fin du mois d'août 1993, le gouvernement a annoncé des mesures "d'austérité" incluant une baisse de 15% des salaires de la fonction publique (66.000 fonctionnaires), le prélèvement d'une journée de salaire chaque mois dans le secteur privé, la diminution du prix d'achat du coton, l'augmentation du prix des denrées de première nécessité. Ce plan avait comme objectif de réduire de six milliards de francs CFA (120 millions de francs français) un déficit budgétaire prévu de soixante milliards de francs CFA.

  "Le gouvernement répondait ainsi aux exigences des bailleurs de fonds qui, depuis plusieurs années, s'estimaient mal récompensés de leur générosité à l'égard du Sénégal, l'un des pays les plus aidés par les pays donateurs. Les recettes fiscales prévues pour 1993, qui auraient dû s'élever à 272 milliards de francs CFA ne devraient atteindre finalement que 200 milliards de francs CFA (4 milliards de francs français). Aussi le gouvernement a-t-il également annoncé la généralisation de la taxe sur la valeur ajoutée, de nouvelles taxes sur les produits importés, et l'augmentation du prix des carburants." ("Bilan économique et social" de 1993)

  Sous la pression des travailleurs sénégalais, les différentes organisations syndicales du pays ont appelé à une grève générale pour le 2 septembre. Il y a quatre organisations nationales : la Confédération Nationale des Travailleurs Sénégalais (CNTS) liée au pouvoir, dont le secrétaire général Madia Diop est vice-président de l'Assemblée nationale et membre du PS d'Abou Diouf (président de la République) ; l'Union Nationale des Syndicats Autonomes (UNSAS) ; le Syndicat des journalistes (SYNPICS) ; l'Union Démocratique des Travailleurs du Sénégal (UDTS) dont le secrétaire général est Alioune Sow, membre de l'Entente internationale des travailleurs (EIT) dont fait partie notamment le Parti des travailleurs (PT) de France. La grève générale a vraiment été générale.

  Le gouvernement a engagé des discussions avec les dirigeants des centrales. Une dépêche de l'AFP rapporte :

  "Après cette journée "villes mortes", le président Abou Diouf avait provoqué des négociations. "Si vous avez un plan, apportez-le, j'en tiendrai compte", avait-il dit aux syndicats. Le chef de l'Etat et Ousmane Tanor Dieng, ministre d'Etat, numéro deux du régime, qui dirigeait la délégation gouvernementale, n'ont rien cédé sur l'essentiel. Les propositions des syndicats, qualifiées d' "irréalistes et de surévaluées" ont été rejetées, et le gouvernement a brandi la menace de licencier 13.200 des 66.000 fonctionnaires comme unique alternative au refus des syndicats d'accepter une diminution des salaires. Trois des quatre syndicats participant aux pourparlers, la CNTS, affiliée au Parti Socialiste (au pouvoir), la CSA et Synpics ont cédé.

Le gouvernement a fait quelques concessions - maintien des très bas salaires (1.000 francs français), baisse des loyers et de l'électricité - pour donner aux syndicats une porte de sortie. Toutefois, deux des principaux syndicats sénégalais ont annoncé hier qu'ils lanceront mercredi un préavis de grève de 72 heures, avec le soutien des partis politiques d'opposition. L'UNSAS, qui avait quitté vendredi les négociations devant le maintien de la réduction des revenus, a rejoint l'UTDS, majoritaire dans le secteur des transports mais qui n'était pas admis aux discussions.

  "Nous allons paralyser le pays, a déclaré Alioune Sow, secrétaire général de l'UTDS. En aucun cas, les salariés ne peuvent être tenus pour responsables de la crise économique. Le slogan "touche pas à mon salaire" reste d'actualité"."


   

 

Informations Ouvrières" n° 97 du 29 septembre 1993 rapporte :

"Mais l'acharnement du FMI a tout fait voler en éclats : il a ordonné non seulement de maintenir la baisse initiale des salaires, mais encore de refuser toute baisse des prix des denrées.

Le front commun des syndicats s'est alors aussitôt reconstitué. Jeudi 30, les dirigeants des centrales syndicales se réunissent pour organiser ensemble la riposte générale contre le diktat du FMI. Partout, dans tout le pays, un seul mot d'ordre : Touche pas à mon salaire. 

Le 5 octobre 1993, l'UDTS proposait aux autres centrales et organisations syndicales d'appeler tous ensemble à une grève générale de trois jours (?) les 12, 13 et 14 octobre. Sous la pression des militants et des travailleurs de la CNTS, la direction de cette centrale, dont Madia Diop, était contrainte d'amorcer sa rupture avec le gouvernement. Selon "Informations Ouvrières" n°99 du 13 octobre :

"La CNTS et l'UDTS établissent solennellement un nouvel accord. Le responsable de l'UDTS est invité à l'assemblée générale de la CNTS où il déclare : "Nous vivons un tournant. Cette unité après dix ans de séparation est la preuve que chacun d'entre nous est conscient de l'enjeu. Nous allons développer notre mouvement acculés le dos au mur. Les institutions financières feront appel à tous les moyens. Dans les jours qui viennent, nous devons nous tenir prêts pour assurer toutes les responsabilités.

Aujourd'hui mardi 12, est convoquée une assemblée générale commune UDTS-CNTS, le jour de la grève doit y être définitivement décidé."

  Le numéro 100 d'"Informations Ouvrières" annonce que s'est construite une intersyndicale qui a lancé un "appel commun à une grève générale de 72 heures (!!!) les 26, 27 et 28 octobre". Le numéro 102 du 3 novembre 1993 annonce le succès de la grève et publie une interview d'Alioune Sow, secrétaire général de l'UDTS, dont il faut extraire ces passages :

  "A.S. : Les gens sont indignés parce que le numéro deux du gouvernement dit qu'ils sont disposés à mener le pays à l'affrontement pour obéir au FMI. Répondant à la question que lui pose le journaliste de "Jeune Afrique" : "Sur les prochaines feuilles de paie, la réduction des salaires sera-t-elle effective ?", le ministre d'Etat a répondu : "Oui, c'est inévitable. Nous avons consenti, pour septembre, un prêt équivalent à la baisse de 15% parce que nous étions en pleine négociation. Aujourd'hui, alors qu'une mission du FMI arrive à la fin octobre, nous devons prouver que nous sommes prêts à appliquer le plan".

"Que va-t-il se passer à présent que les négociations sont rompues ?" demande le journaliste. Et il répond : "Une fois épuisée la voie des négociations, il ne reste que l'affrontement. Nous, nous sommes obligés d'appliquer le plan..."

"I.O." : Quel bilan tirez-vous de ces trois jours de grève ?

A.S. : Dans la situation difficile que connaît et va connaître le Sénégal, nous tirons un premier bilan positif. Le FMI et le gouvernement avaient tenté d'intégrer les syndicats à la gestion directe de l'application des mesures. Les prétendues négociations auxquelles l'UDTS n'avait pas voulu participer avaient pour objectif d'intégrer les syndicats au gouvernement, ont tenté d'utiliser l'arme de la division. Cela a aussi échoué. Aujourd'hui, le FMI et le gouvernement se trouvent confrontés à une crise politique et sociale, avec en face un mouvement ouvrier uni autour de revendications qui sont en même temps celles du peuple sénégalais. Un mouvement ouvrier qui ne se trompe pas sur l'enjeu. Il voit ce qui se passe tout autour, il voit des guerres qui se développent, il observe la démission (?!) de ceux qui gouvernent, et il commence à tirer, avec ses organisations, les conclusions qui s'imposent."


  

 

Les mots et les phrases n'ont ici qu'une fonction : masquer l'absence d'ouverture d'une perspective de combat contre le gouvernement Diouf, pour un gouvernement des ouvriers et des paysans ; masquer la capitulation devant le diktat du gouvernement sénégalais. Celui qui "démissionne politiquement", ce n'est pas le gouvernement Diouf, mais le secrétaire général de l'Union démocratique des travailleurs du Sénégal, Alioune Sow.

  Ensuite, plus de son, plus de lumière. Le fil direct qui relie "Informations Ouvrières" et Sow a dû être coupé jusqu'au numéro 118 daté du 2 mars 1994 qui publie une déclaration du secrétaire général de l'UDTS qui vaut d'être entièrement citée :


 

SENEGAL

"NOUS demandons au gouvernement de ne pas accepter les diktats du FMI et de la Banque mondiale"

DÉCLARATION DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L'UNION DÉMOCRATIQUE DES TRAVAILLEURS DU SÉNÉGAL 

JEUDI 16 février 1994, les organisations syndicales responsables ont été réunies au ministère de l'Economie. des Finances et du Plan. Les représentants du gouvernement ont déclaré: "Après la dévaluation, nous n'avons qu'une très petite marge de manœuvre. La question du SMIG est au centre de nos préoccupations. Le SMIG détermine tout, mais il nous faut manœuvrer dans les circonstances actuelles avec beaucoup de délicatesse. Car la seule chance de les relance avec la dévaluation, c'est que le SMIG soit susceptible de relancer les investissements... "

Secrétaire général de l'UDTS, j'estime de mon devoir envers les travailleurs actifs, retraités, celles et ceux à la recherche d'un emploi, et les étudiants de lancer un signal d alarme.

Vous savez tous et toutes que les institutions­ financières internationales viennent de dicter aux 14 chefs d Etat réunis à Dakar la dévaluation du franc CFA Ils nous disent qu'il faut penser au panier de la ménagère alors que les prix commencent à flamber.

Ils nous disent: "Les mesures d'accompagnement permettront de résoudre (..) au futur (,.) le relèvement du niveau de vie des populations par une croissance économique soutenue...

Propos immédiatement contredits, lorsque l'on lit dans le compte rendu de la réunion des 14 chefs d'Etat qui s'est tenue les Il et 12 janvier 1994 à Dakar: "Ce programme devrait comporter des mesures rigoureuses de discipline monétaire, budgétai- re et salariale, et renforcer les efforts d'ajustement structurel en cours... "              

Autrement dit, les institutions financières internationales dictent leur loi, bafouant la souveraineté du pays. Il s'agit là de la menace la plus grave contre les populations des villes et des campagnes,

Par ailleurs. nous ne sommes pas seuls à mesurerla gravité de la situation. C'est le directeur général du BIT, M. Michel Hansenne, qui, lors de la 75e Conférence internationale du BIT, tenue récemment en République de Maurice, vient de dire: "Concernant les pays sous-développés, on peut craindre que de nombreux pays figurant parmi sus- moins développés ne soient complètement marginali­sés dans le système économique mondial qui est en train de se mettre en place.,." Il s'agit là littéralement de la survie de notre peuple et de notre nation

  Nous le savons: le diktat du FMI et de la Banque mondiale concernant "l'environnement des entre­prises", c'est la politique de destruction des entre prises publiques par la généralisation des privatisa­tions de celles-ci et de la terre. Ce serait, en accep­tant des mesures dictées par le FMI et la Banque, mondiale ruiner définitivement l'économie du pays.

Le FMI et la Banque mondiale ne se cachent pas, ils veulent imposer "la révision de la législation du travail", Accepter le démantèlement du Code du tra­vail. ce serait en finir avec les garanties protégeant les travailleurs inscrites dans les articles 188.188 bis, 47 et 51, dispositions qui imposaient l'autorisation préalable de licenciement du délégué du personnel, la protection contre les licenciements collectifs, et qui font des salariés les créanciers superprivilégiés quand il y a des difficultés financières dans l'entre­prise.

Voilà ce que nous avons déclaré à M. le Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan: "Dirigeants syndicalistes responsables, nous affirmons comme nous l'avons toujours tait. notre volonté de  négocier avec les responsables  politiques de notre pays.

Négocier c'est débattre, discuter entre hommes libres représentant les institutions sociales et politiques libres, ,Vous posons la question peut-on parler de libre négociation lorsqu'une des parties, à savoir le gouvernement, se voit dicter par les institutions finan­cières internationales un cadre préétabli…"

  Nous l'avons dit au gouvernement: "Nous sommes conscients des difficultés occasionnées par le diktat du FMI. Nous savons que la dévaluation du franc CFA ren­chérira considérablement tous les prix et plus particulièrement les prix des objets de consommation de première nécessité, aggravant les conditions de vie déjà misérables des travailleurs des villes et des cam­pagnes "

Nous le déclarons: "Au-delà de nos diverses options politiques, soucieux de préserver la paix socia­le, pour éviter au pays de sombrer dans le chaos, fer­mement convaincus qu'il s'agit de la survie de notre peuple et de la souveraineté de la nation, avec route la solennité exigée par la situation, malgré les obstacles, pour grands qu'ils soient, nous demandons au gouvernement de ne pas accepter les diktats du FMI et de la Banque mondiale ."

 


Voilà qui est au moins net et précis : le secrétaire général de l'UDTS, figure marquante de "l'Entente Internationale des Travailleurs", propose l'union nationale pour lutter contre les plans du FMI. "Soucieux de préserver la paix sociale" (sic), il demande à cette agence de l'impérialisme français qu'est le gouvernement du Sénégal de se mettre à la tête d'un bloc politique, "au delà des diverses options politiques", "pour éviter au pays de sombrer dans le chaos". Sow demande au gouvernement "de ne pas accepter les diktats du FMI et de la BM", comme si, agence de l'impérialisme français, le gouvernement Diouf n'avait pas vocation à être aussi agence du FMI et de la Banque mondiale, derrière lesquels se profile l'ombre de l'impérialisme américain. Sow ligote politiquement la population laborieuse et la jeunesse, les soumet, comme ses collègues dirigeants des autres centrales syndicales, aux agents de la domination et de l'exploitation impérialiste.

  C'est ce qui explique l'absence de perspective politique qui entrave les mouvements des masses au Sénégal. Mais ce n'est pas particulier à ce pays. Nulle part en Afrique subsaharienne, il n'y a d'organisation exprimant totalement les intérêts de la population laborieuse et de la jeunesse.

8 mai 1994

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