Article paru dans CPS nouvelle série n°21 de juin 2005

 

 

Notes sur la situation économique :

Les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale

 


Les titres de la presse en attestent, le spectre d’un krach financier rode à nouveau dans les coulisses de l’économie mondiale. On pouvait lire dans l’édition du 4 mai du Monde: « Faut-il que la situation soit inquiétante pour que les mises en garde se fassent aussi insistantes depuis un mois. » En se référant à un aréopage huppé : « Les économistes et les gouverneurs du Fonds monétaire international (FMI), le G7, la Banque mondiale le répètent à l'envi : la planète financière ne tourne pas rond et la croissance en pâtit. »

 

Que les difficultés de la croissance prennent leur source par la course erratique de la « planète financière », c’est là une appréciation qu’il convient de laisser à ces personnages. Mais poursuivons : dans son édition du 6, le même journal informait :

« Les constructeurs automobiles américains n'inspirent plus confiance : jeudi 5 mai, l'agence de notation Standard & Poor's a abaissé la dette de General Motors et celle de Ford, respectivement, à "BB" et "BB +" , les faisant passer dans la catégorie des valeurs spéculatives (junk). Cette dette, c'est-à-dire les obligations émises par les entreprises pour financer leur développement, est estimée à 300 milliards de dollars (231,8 milliards d'euros) pour General Motors et à 173 milliards de dollars pour Ford.

 

A titre de comparaison, à l'époque de sa mise en faillite, en juillet 2002, la dette de l'opérateur de télécommunications américain WorldCom, qualifiée d'abyssale, n'était que de 41 milliards de dollars. (…) La sanction boursière est d'autant plus compréhensible qu'entre GM et Ford, "c'est environ 10 % de la dette totale d'entreprises négociée sur les marchés qui est rabaissée au rang d'obligations pourries" , souligne Art Hogan, stratège chez Jefferies, cité par l'AFP. »

 

Le 11 mai, nouveau développement :

« Les marchés boursiers ont été victimes, mardi 10 mai, de rumeurs persistantes selon lesquelles un ou plusieurs fonds spéculatifs (hedge funds) seraient au bord de la faillite pour avoir trop investi dans des titres obligataires de General Motors, déclassés la semaine dernière au rang d'investissement à risque. La rumeur évoquait notamment le nom d'un grand fonds d'investissement spéculatif américain, Highbridge Capital, auquel la Deutsche Bank serait associée. »

 

Dans l’édition du 25, un titre encore « Les fonds spéculatifs menacent-ils les marchés financiers ? » vient confirmer l’inquiétude réelle qui existe dans les sphères dominantes du capital financier.

 

Mais en vérité, c’est l’ensemble de la situation économique mondiale qui offre un visage crispé, contrasté, au dessus duquel s’accumulent de sombres et menaçants nuages. Il est révélateur que ce soit à partir des difficultés de General Motors et de Ford que les craintes de krach aient resurgi. Car c’est le ralentissement de l'activité économique mondiale, ce sont les charges explosives accumulées en masse depuis 2001, qui expliquent cette situation économique crispée.


La croissance mondiale ralentit, particulièrement en Europe


C’est en Europe que le ralentissement de la croissance est le plus prononcé. L’éditorial du numéro de mai 2005 de perspectives économiques, de l’OCDE, écrit ainsi :

« Contrairement aux attentes, le scénario de reprise partagée ne s’est pas matérialisé. Alors que certains éléments de ce scénario sont en place – « atterrissage en douceur » plutôt réussi aux États-Unis et rebond de l’activité au Japon – la reprise européenne manque cruellement à l’appel. De fait, et avec le recul, il apparaît de plus en plus clairement que les explications de circonstance (guerre d’Irak, chocs pétroliers, fluctuations de change…) ne suffisent pas à expliquer la succession de reprises avortées en Europe. »

 

En effet, selon l’OCDE, la croissance dans la zone euro ne devrait être que de 1,2% pour 2005, et les prévisions pour 2005 ne sont guère affriolantes non plus (+2%). La lettre de conjoncture de l’Expansion du 23 mai précise encore :

« Mauvais temps pour l'industrie européenne. Après avoir reculé de 0,6% en février, la production a baissé de 0,2% en mars dans l'ensemble de l'Union monétaire. L'Irlande mise à part, tous les pays enregistrent une baisse. En Belgique, la production a même chuté de 1,9% par rapport au mois précédent. Ce résultat très décevant annonce sans doute un nouveau freinage dans l'ensemble de la zone. En effet, la Belgique, de par sa spécialisation et sa situation géographique, sert de véritable baromètre pour la conjoncture européenne. »

 

Encore faut-il préciser que la « zone euro » est une zone économiquement disparate, une addition d’économies nationale largement concurrentes partageant la même monnaie. Pour les principales puissances économiques de la zone, l’OCDE prévoit +1,2% de croissance pour l’Allemagne, +1,4% pour la France, tandis que la Hollande et surtout l’Italie sont officiellement en récession. Ce dernier pays fait figure aujourd’hui d’homme malade de l’Europe. Et encore, ces données recouvrent des situations tout à fait disparates.

 

Ainsi concernant l’Allemagne, la croissance, selon le rapport d’avril du FMI (World Economic Outlook) est tirée au trois-quarts par les exportations. Le même rapport précise que l’Allemagne, premier exportateur mondial, n’a pas souffert de la hausse de l’euro par rapport au dollar en raison de deux éléments.

Le premier est sa spécialisation sur le marché mondial (machine outils, électrotechnique, etc.), d'où les parts de marchés conquises en Chine sur ces secteurs – et cette spécialisation se conjugue avec la place prise par l’Allemagne à l’Est de l’Europe dont les sous-traitants alimentent l’industrie allemande en composants à bas prix, surtout payés en euros. A quoi s’ajoute aussi les profits conjoncturels de l’industrie sidérurgique et métallurgique allemande engrangés du fait de la hausse du prix de l’acier (qui a permis par exemple au patronat de trouver récemment un accord rapide avec l’IG Metall en consentant avec contrepartie une augmentation de 3,5% des salaires).

 

Le second est la baisse du prix de la force de travail réalisée dans ce pays. Le FMI publie à ce sujet un graphique comparant ce qu’il dénomme « coût unitaire du travail » en Allemagne, France et Italie. Pour la période 1998 2004, il indique une baisse de 7% en Allemagne, de 4% en France, alors qu’en Italie il n’y a pas eu de telle diminution. Les accords successifs de flexibilité imposés dans l’industrie allemande par le patronat avec la complicité des bonzes syndicaux ont eu leur effet.

 

A contrario, la situation économique de la France indique un changement profond : le commerce extérieur commence à devenir structurellement déficitaire, résultat de la perte de positions sur les marchés mondiaux. L’Italie, elle, souffre bien plus encore de la hausse de l’euro par rapport au dollar. S’exprime ici le fait que la « monnaie commune » recouvre des économies nationales aux besoins contradictoires et cela explique, sous direction allemande, la politique que mène la BCE qui s’accommode d’un euro fort.

On s’en doute, le rapport du FMI indique le cap que le capital financier voudrait voir suivi partout dans l’Union Européenne : encore des « réformes ». Après avoir salué celles déjà entreprises (citant nommément l’Agenda 2010 et la réforme des retraites en France, le FMI recommande « néanmoins » de poursuivre, en ciblant les lois « restrictives » régissant le marché du travail et les systèmes de protection sociale « excessivement généreux », ajoutant que leur allègement (!) permettrait de diminuer les déficits. 

La question des déficits est en effet l’autre souci majeur que pointe le FMI. Il y a de quoi. Le Monde du 21 mai souligne :

« Après avoir réussi à réduire leurs déficits publics sous la pression du pacte de stabilité et l'effet du boum économique de la fin des années 90, les Etats membres connaissent des évolutions erratiques. La Commission devrait préconiser le 7 juin d'ouvrir une procédure pour "déficits excessifs" à l'encontre de l'Italie, ceux-ci devant dépasser la barre des 3 % du PIB.


L'Allemagne viole cette limite depuis 2002 et ne parvient pas à tenir ses engagements. Son ministre des finances, Hans Eichel, a déjà dit que le retour sous les 3 % en 2005 était "de plus en plus difficile", compte tenu du faible niveau des recettes fiscales, et des chiffres du chômage.

Deux autres petits pays ont pulvérisé les règles européennes : la Grèce, avec un déficit de 7,1 % de son PIB en 2004 et 5,5 % cette année, tandis que le gouffre portugais pourrait frôler les 7 % du PIB. Les autorités européennes sont dans l'incapacité de discipliner réellement la conduite budgétaire des Etats membres. Avec la France et l'Allemagne, les ministres des finances ont fait voler en éclat les règles du pacte de stabilité fin 2003. Celui-ci a été depuis assoupli. Les marges de manoeuvres sont telles qu'elles permettent les dérapages en tout genre. »

 

Les principaux pays de l’Union Européenne ont suivi à reculons en matière de déficits le cours économique initié depuis 2001 aux Etats-Unis, où les déficits publics ont été creusés sans compter pour éviter un effondrement économique. A reculons, sauf pour la Grande Bretagne qui, n’appartenant pas à la zone euro, s’est aussi permise de diminuer drastiquement ses taux d’intérêts en suivant l’exemple venu d’outre atlantique. Mais à son tour « l'économie britannique montre des signes d'essoufflement » (Le Monde du 11 mai).

 

Et aux Etats-Unis, pièce maîtresse de l’architecture économique mondiale, cette politique engagée en 2001 arrive à des échéances difficiles à reporter.


L’économie américaine devant des échéances importantes


La reprise économique en 2004 aux Etats-Unis a été incontestable. Mais encore faut-il en rappeler les ressorts. Prenant appui sur les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement Bush a d’une part réussi à réunir les conditions d’une baisse du prix de la force de travail (se reporter à ce sujet sur l’article paru dans CPS au moment des élections présidentielles américaines). D’autre part, il a engagé un tournant fondamental de politique économique, rompant avec les canons du monétarisme, creusant les déficits publics pour soutenir à fonds perdus si besoin une économie au bord du gouffre, et procédant à une baisse en dessous de l’inflation des taux d’intérêts (au plus bas niveau depuis plus de 45 ans), ce qui a ouvert en grand les vannes du crédit. Premiers bénéficiaires des mannes étatiques : l’industrie militaire (dont le rôle particulier, parasitaire, dans l’économie capitaliste a été rappelé dans un précédent article paru dans le numéro 16 de CPS). A l’évidence, ce remède de cheval a donné un coup de fouet à l’économie américaine, décisive sur le plan mondial. Mais alors que cette croissance retrouvée semble déjà donner quelques signes de faiblesse, le prix auquel elle a été obtenue doit être mesuré.

 

Le déficit budgétaire frôle les 5%, et personne ne croit aux promesses de Bush de le diminuer alors que la machine de guerre militaire engloutit voracement des milliards de dollars pour fonctionner et assurer la domination politique de l’impérialisme américain. L’endettement est reparti à la hausse (au-delà des 60% du PIB). Le déficit de la balance des paiements, lui, bat record sur record (près de 6% du PIB) et ce d’autant plus que le décalage de croissance économique, notamment avec les pays européens, creuse mécaniquement le déficit commercial. Tous ces facteurs conjugués ont poussé jusqu’ici à la baisse du dollar. Néanmoins celle-ci pourrait s’interrompre si le regain de croissance aux USA était confirmé, entraînant un regain d’investissements (et donc d’achat de dollars) plus fort que dans les pays d’Europe. Et ce d’autant plus que la Réserve Fédérale a commencé à augmenter de nouveau ses taux d’intérêt, huit fois en un an, pour limiter l’inflation de crédit avant que cette dernière ne menace à son tour l’ensemble de l’économie d’une banqueroute.

 

Mais ce nouveau changement de politique monétaire est mené d’autant plus prudemment qu’il a valeur de test : il s’agit in fine de savoir si le taux de profit moyen aux USA a suffisamment remonté pour que l’accumulation du capital se poursuive sans heurts malgré ce resserrement du crédit. Or, et c’est ce qui explique la prudence de la banque fédérale, rien n’est moins sûr. Les profits ont cru, certes (le FMI indique une hausse de 6% par an pour ces deux dernières années), mais certains secteurs notamment industriels, sont dans une situation délicate.

 

On a mentionné au début de cet article les rumeurs de faillites de fonds de pension suite à la dégradation au rang « d’obligation pourrie » des titres de la dette de Général Motors et Ford. Pourquoi ?

Selon Le monde du 7 mai :

« Standard & Poor's justifie sa décision en disant douter de la capacité des constructeurs à affronter une concurrence croissante et à effacer des désavantages compétitifs. Les spécialistes notent que GM paye aujourd'hui la stratégie risquée adoptée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 : une politique de rabais et de financement à taux zéro destinée à relancer le marché automobile ­ adoptée ensuite par Ford et Chrysler ­ qui a entraîné l'ensemble du secteur dans une guerre commerciale.

 

En outre, les constructeurs américains ne cessent de perdre du terrain au profit des marques asiatiques et européennes. Depuis le milieu des années 1990, General Motors, Ford et Chrysler ont perdu près de dix points. Les ventes de GM qui, dans les années 1960, lui assuraient 50 % de part de marché en Amérique du Nord, sont passées sous la barre des 25 %. Le poids des cotisations sociales aggrave également la situation financière des entreprises : aux grandes heures de l'automobile américaine, les syndicats ont négocié des couvertures santé et retraite avantageuses, mais qui s'avèrent exorbitantes aujourd'hui pour les constructeurs. »

 

Pour parler clair : le marché automobile US est dans une crise de surproduction dont il ne parvient pas à sortir, et qui touche particulièrement les constructeurs locaux. Et l’automobile n’est pas le seul secteur. Dans le textile, les Etats-Unis ont, une nouvelle fois, dégainé contre la Chine la restauration de quotas dans le textile, le 13 mai, après avoir constaté que la levée des quotas dans ce secteur, prévue depuis dix ans, avait entraîné une hausse folle des importations en provenance de Chine (bien supérieure à celle connue par l’Europe). Cela se serait traduit selon le patronat américain par la fermeture en quelques semaines de dix-huit usines textiles aux USA (secteur qui a déjà perdu des centaines de milliers d’emplois depuis la récession de 2000).

 

S’ajoutent aux difficultés de l’économie américaine les cours élevés du pétrole, poussés par l’augmentation de la demande, notamment en Chine, alors que les capacités de raffinage sont à saturation, faute d’investissement depuis des années dans ce secteur, mais aussi parce que le pétrole a été un débouché spéculatif pour l’excédent de capitaux créés par l’inflation de crédit aux Etats-Unis depuis 2001. Tout comme l’a été l’immobilier qui flambe partout sur la planète. Ces bulles financières gonflées à en crever sont autant de menaces supplémentaires qui s'amoncellent.


Désindustrialisation, délocalisations


La situation de l’industrie américaine est suffisamment préoccupante pour qu’on ait pu lire des articles tel celui paru dans Le Monde du 12 mai sous le titre « Malgré la croissance, le déclin de l'industrie américaine continue ». On pouvait y lire :

 

«Pour des raisons parfois différentes, l'automobile, la sidérurgie, la métallurgie, les biens d'équipement (hors technologies de l'information), le plastique, la chimie, le textile, le papier, le meuble, l'électronique grand public, les jouets... apparaissent comme les laissés-pour-compte de l'économie américaine. La désindustrialisation s'accélère, et certaines de ces activités semblent condamnées à disparaître.


En dépit d'une conjoncture favorable et de la forte baisse du dollar depuis trois ans, face à l'euro et au yen, l'industrie américaine ne cesse de perdre des parts de marché à l'exportation et aux Etats-Unis même. (…)

La situation se dégrade d'autant plus vite que les industries vieillissantes entrent dans un cercle vicieux. Elles ont des marges faibles ou inexistantes, des coûts élevés notamment en matière de retraite et de couverture médicale pour des salariés dont la moyenne d'âge ne cesse d'augmenter. Elles n'investissent plus et leur productivité stagne. Leur seule chance est d'innover et de fabriquer des produits différents, mais elles n'en ont ni les moyens ni la volonté.


(…) L'emploi industriel, hors technologies de l'information, représentait 11 % du total en 1996 et moins de 8 % en 2004 (…) L'exemple du textile, secteur qui a perdu 374 000 emplois (soit plus du tiers de ses effectifs industriels) entre 2001 et 2004, est le plus souvent cité.»


 Aux Etats-Unis aussi, alors même qu’il s’agit d’un pays dont les principales firmes, surtout sur les nouveaux marchés, occupent le plus souvent des positions dominantes, les « délocalisations » sont pointées du doigt. Qu’en est-il ?

 

Quant au constat on pourrait reprendre les termes du rapport Fontagné-Lorenzi sur la question, remis à Raffarin en novembre dernier :

« Pour la plupart des pays industrialisés, le début des années 1970 constitue le pic en matière d’emplois manufacturiers puisque l’on observe à partir de cette date une diminution tendancielle de la part de l’emploi industriel dans l’emploi total, dans la plupart des pays industrialisés. »

Encore que :

«Le recours croissant de l’industrie à la main d’oeuvre intérimaire (souvent classée dans les services ; ce qui est le cas de la France) augmente artificiellement la part des services dans l’emploi sans que cela ne corresponde à une réalité tangible dans les usines. » 

 

Autrement dit, c’est avec la réapparition de la crise structurelle du capitalisme que la « désindustrialisation » a commencé. On pourrait ajouter qu’avec l’aisance de mouvement que le capital financier a obtenu grâce à la déréglementation des années 80, le développement des investissements directs à l’étranger, le mouvement d’implantation d’unités de production dans des pays à bas coût de main d’œuvre (notamment dans les « dragons » d’Asie du sud-est) a pris un essor certain. Pour autant, selon l’étude faite par ces économistes sur les « restructurations » en France :

« Sur les quelques 1 500 cas de restructurations recensés, les cas de délocalisation et de sous-traitance internationale ne représentent que 8% des restructurations et 7% des emplois supprimés »

 

Conclusion des auteurs du rapport :

« En d’autres termes, l’essentiel de la désindustrialisation depuis 1970 serait dû à des facteurs internes aux pays industrialisés.  (…)

Le recul relatif de l’emploi industriel dans les pays dits industrialisés est indéniable et la France n’échappe pas à ce mouvement. Mais ce recul de l’industrie s’explique avant tout par un différentiel positif de productivité par rapport aux services : l’industrie est en quelque sorte victime de son succès dans l’application du progrès technique et des méthodes scientifiques d’organisation du travail. Aussi ne doit-on pas s’étonner que le recul soit très prononcé en valeur, et très limité en volume, une fois corrigé de cet effet de prix relatif»

 

Ces « facteurs internes », ce sont ceux dans le fond de l’affaire que Marx a dégagé dans le Capital :

« La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables.

Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l'armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s'accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le paupérisme officiel.

Voilà la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. L'action de cette loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances particulières. »

(Le Capital, chapitre XXV)

 

La dernière phrase de ce passage n’est pas superflue, ni pour Marx, ni pour comprendre la situation actuelle.

 

La tendance fondamentale de l’accumulation capitaliste est de faire produire un maximum de plus value sur un minimum de producteurs, c’est ainsi que s’expriment dans l’économie capitaliste les progrès de la productivité du travail (l’accroissement de la plus value relative). Mais à notre époque, et dans notre période, c’est cette loi fondamentale qui s’exprime à plein. Il ne faut pas s’y tromper : même en Chine, les développements fulgurants de la production capitalistique se fait sur la base de la liquidation de dizaines de millions de postes dans l’ancienne industrie d’Etat. A notre époque, qui est celle de l’impérialisme, du pourrissement en profondeur, de l’ossification du capitalisme, et dans une situation de crise récurrente depuis 30 ans, la « loi générale de l’accumulation capitaliste » que dégagea Marx se traduit partout dans les pays capitalistes avancés, par des dizaines de millions de chômeurs officiels et officieux, des restructurations qui succèdent aux restructurations jusqu’à la fermeture (comme à Rover en Grande Bretagne).

 

Ces lignes de Marx, extraites du même passage, ont une résonance tout à fait actuelle :

« Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l'accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher.

C'est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l'accumulation du capital et l'accumulation de la misère, de telle sorte qu'accumulation de richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

 

L’extension de l’usage du crédit (l’endettement des ménages notamment aux USA et en Grande Bretagne est respectivement de 125% et 150% du revenu disponible, selon la Lettre de l’OFCE du 26 avril 2005) aux particuliers, aux entreprises, l’endettement des Etats est un moyen de repousser une des conséquences de cette loi, à savoir les crises de surproduction dont l’automobile et le textile fournissent de nouveaux et vivants exemples. A son tour, il génère d’autres menaces.


 « Un stock de dynamite »


La hausse des taux d’intérêt américains a ainsi beau être limitée, elle est lourde de dangers. Citons une tribune de l’économiste M.Dessetine, parue dans Libération du 18 janvier qui en révèle une des facettes :

« La croissance américaine se nourrit, autant qu'elle produit, de la dette. L'Etat fédéral creuse un déficit abyssal, auquel il convient d'ajouter ceux des Etats de l'union ; de plus, le déficit est chronique chez tous les acteurs économiques d'outre-Atlantique, privés ou publics, individuels ou collectifs. L'ensemble des balances est déséquilibré ; l'Amérique pratique une fuite en avant perpétuelle, et vit à crédit.

 Le reste du monde est plus que jamais contraint de financer le statut désormais unique de la superpuissance.


Tout laisse à penser cependant que ce système touche ses limites. Parmi les dettes qui viennent d'être évoquées, il en est une particulière : la dette immobilière ; elle explique à elle seule le niveau d'endettement faramineux des ménages américains. Ce mécanisme est très spécifique aux Etats-Unis : l'augmentation des prix de l'habitat y est convertie par les banques en de nouvelles dettes offertes aux propriétaires, dettes gagées sur ce surcroît de valeur (les mortgage securities), dettes immédiatement transformées en consommation.

 
La croissance provient donc en grande partie de cette liquidité offerte aux ménages par le monde financier, sur la base d'un accroissement spéculatif des prix de l'immobilier. Nous sommes en présence d'une traînée de poudre menant tout droit au stock de dynamite sur lequel est assis le système économique international.

 

En effet, pourquoi est-on incité à investir dans l'immobilier? N'importe quel client d'une banque le sait : parce que les taux sont faibles.

 

Or les taux sont faibles quand primo, le déficit public ne fausse pas le marché des emprunts, quand secundo il n'y a pas d'inflation, quand tertio la monnaie est forte. Plus aucune des conditions n'est réunie aux Etats-Unis. La conséquence est évidente : il faut augmenter les taux. Les marchés, qui font la sourde oreille en poursuivant la vente du dollar, veulent faire passer un message clair : il faut les augmenter vigoureusement, il faut corriger la baisse artificielle voulue après le 11 septembre, et saluée comme une splendide intervention de relance économique. (…)

 

Dès lors, la forte augmentation des taux américains, qui doit fatalement se produire, peut entraîner des effets en chaîne : un krach sur les prix de l'immobilier, véritable coup d'arrêt à la croissance, pourrait entraîner une revente massive des mortgage securities et enclencher une spirale négative pour toute l'économie mondiale. »

 

Ce n’est là qu’un des éléments du risque croissant de crise financière, boursière. Si la croissance en Chine ralentissait (à pus forte raison si le dollar, auquel le yuan est arrimé, poursuit sa remontée), la débauche d’investissements étrangers, la surspéculation, pourraient parfaitement se retourner en leur contraire, comme ce fut le cas dans tant d’autres pays auparavant.

 

Se combine à cela la situation du Japon, deuxième économie mondiale, qui oscille depuis des années dans les eaux basses de la stagnation économique. L’endettement public a pris des proportions colossales, sans précédent, au fil de nombreux plans de relance successifs : 170% du produit intérieur brut, tandis que le budget de l’Etat affiche un déficit courant de 7% du PIB. Les taux d’intérêts planchers à court comme à long terme du Japon permettent de limiter le poids de cette dette, dans des conditions particulières à ce pays qu’il n’est pas nécessaire de développer ici.


L’économie mondiale à un carrefour


Enfin, dans Le Monde du 1er février dernier, un certain nombre de faits économiques étaient soulignés avec angoisse :

« En 2004, les sociétés européennes ont davantage reversé d'argent à leurs actionnaires qu'elles n'ont levé de capitaux. C'est un paradoxe puisque la raison d'être des marchés est d'irriguer l'économie et que l'épargne est abondante. Mais celle-ci comble surtout les déficits publics  (…)

Jamais par le passé la situation n'avait affiché un tel contraste. Selon les statistiques de la Société générale, les entreprises européennes ont versé, en 2004, 199 milliards d'euros de dividendes, soit 10 % de plus qu'en 2003, à leurs actionnaires. Elles ont dépensé en plus 30 milliards dans le rachat de leurs actions. Dans le même temps, les augmentations de capital, les introductions en Bourse, les placements se sont élevés à 110 milliards d'euros. Les groupes ont ainsi distribué 120 milliards d'euros de plus qu'ils n'ont obtenu de capital auprès des marchés financiers. (…)

La réalité est encore plus défavorable qu'il n'y paraît, ajoute Daniel Fermon, stratégiste sur les marchés d'actions à la Société générale. L'essentiel des levées de capitaux est lié à la poursuite des privatisations en Europe. (…)

 

Plus loin, il est fait état d’un phénomène particulier :

(…) cette fois-ci, nous assistons à une déformation jamais vue. Ce sont les entreprises désormais qui détiennent l'épargne face à des ménages et à des Etats de plus en plus endettés.(…) les groupes utilisent tous les arguments pour justifier leur non-investissement, leur non-recours à de nouveaux capitaux. Pourtant, ils ont retrouvé toutes leurs marges de manœuvre : les taux d'autofinancement atteignent 110 % en Allemagne, 105 % aux Etats-Unis, 95 % en France. Mais, par peur d'effrayer leurs actionnaires, ils préfèrent la prudence. Et les marchés applaudissent. »
 « (…) Pour Patrick Artus, chef économiste d'Ixis CIB, le fait que "l'épargne n'aille plus vers le système productif" constitue un changement majeur, lourd de conséquences pour l'économie. "Nous ne sommes plus dans le cercle traditionnel : les profits d'aujourd'hui financent les investissements de demain. Les marchés n'assurent plus le financement de la croissance, mais uniquement celui des déficits des Etats", s'inquiète-t-il, persuadé que ces mécanismes ne peuvent que conduire à un développement de plus en lent de l'économie (…) »

 

Et un économiste de souligner tandis que le Monde titre à côté sur « les dangers d’un capitalisme de rentiers » :

« Nous sommes revenus à la situation d'avant 1914, à un capitalisme de rente dans lequel les revenus de patrimoine et la rente obligataire priment sur les revenus du travail et les actions" »

Au-delà de l’hommage involontaire sans doute à l’ouvrage de Lénine sur l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme dont cet article souligne l’actualité (ainsi que bien d’autres parus dans d’autres titres), il est ici mis en évidence les difficultés croissantes du capital à trouver de nouveaux débouchés suffisamment juteux. Et dans ce contexte, est aussi mis en évidence le poids terrifiant sur l’économie de tout le capital fictif qui circule sur les marchés financiers, et a besoin, en fin de compte, que de tels débouchés existent pour continuer à exister lui-même.

 

Les risques de krach, cette situation (différenciée néanmoins) de faible investissement sur fond de ralentissement inégal de la croissance mondiale sont l’expression que l’économie mondiale est à un carrefour, quatre ans bientôt après le tournant engagé dans la politique économique aux Etats-Unis. Ce tournant s’est en effet traduit par un nouvel afflux sur les marchés financiers de liquidités de toutes sortes, de capital flottant, spéculatif. C’est la rançon du nouvel élargissement du recours au crédit. Mais il faut nourrir ce monstre.

Or ce capital-argent, fictif, flottant, est en manque de débouchés, de secteurs ou de marchés à rançonner, au point qu’il est allé tout particulièrement s’engager vers la pierre et les matières premières comme le pétrole. Ce manque de débouchés est le reflet dans le monde des marchés financiers du fait fondamental que l’accumulation du capital réel, productif, ne se fait pas sur un rythme suffisant, ce qui en fin de compte est plus ou moins mesuré par la rechute économique de l’Europe, le ralentissement américain, la stagnation japonaise.

 

Au bout du compte, si tant est que l’élastique du crédit ainsi tendu pour repousser les limites du mode de production capitaliste ne craque pas en tel ou tel point, l’accumulation de ce capital-argent par les mécanismes de crédit va s’avérer de plus en plus étouffante pour l’ensemble de l’économie mondiale, ce qui ne peut manquer d’aviver notamment en Europe les velléités de procéder, là aussi, à des changements brusques dans la politique économique. Rappelons simplement que cette voie, que certains ne manqueront pas de présenter comme du « keynésianisme », est celle empruntée par le Japon depuis des années avec l’insuccès qu l’on sait.

 

Au final, tout se ramène à la capacité des principaux impérialismes de faire reculer encore plus leurs prolétariats. Mais même alors rien ne dit que cela serait suffisant pour engager un nouveau cycle d’accumulation du capital, repoussant les spectres de crise jusqu’à ce que ce cycle s’essouffle et qu’à nouveau les contradictions explosives accumulées depuis maintenant des décennies ne se libèrent dans un souffle dévastateur. Telle est en tout cas – quoique les délais soient d’une grande importance - la seule perspective qu’offre le capitalisme contemporain, l’impérialisme. C’est là une raison décisive pour s’organiser pour la seule issue positive pour l’humanité : la révolution prolétarienne, le socialisme, l’expropriation du capital.


 

Le 15 mai 2005

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