Supplément à « Combattre pour le
socialisme » n°83 - 31 août 2022 :
ÉLECTIONS AU
BRÉSIL : LE PIÈGE MORTEL DE LA COLLABORATION DE CLASSES
Avec l’avancée dans
l’année 2022, la déclaration des principaux candidats, Lula et Bolsonaro, la campagne
électorale absorbe chaque jour une plus grande partie de la vie politique
brésilienne, avec comme échéance le début octobre. Pourtant le contexte
économique et social est tous les jours plus étouffant pour le prolétariat et
la jeunesse, alors que l’ONU prévient que les pays dominés, dont le Brésil fait
partie, pourraient se retrouver dans la situation du Sri Lanka (inflation,
pénuries, jusqu’au rejet violent du gouvernement).
Le cadre donné par
le duel Bolsonaro-Lula tente de scénariser et canaliser les aspirations des
masses brésiliennes exposées depuis des années à la paupérisation, au chômage,
à la précarité, à l’augmentation du travail informel et à la liquidation des
subventions accordées aux plus pauvres (Bolsa Familia notamment).
Bolsonaro recentré
sur ses bases et radicalisé
Bolsonaro a annoncé
officiellement sa candidature, ce qui ne faisait guère de doute depuis
longtemps déjà. Il l’a préparée et installée sur le terrain d’une surenchère de
déclarations contre les institutions, le vote électronique, menant campagne
contre le Tribunal supérieur de justice. Ainsi, devant une quarantaine
d’ambassadeurs, Bolsonaro a réitéré ses attaques contre le système électoral,
dont la sécurité serait comparable à un fromage suisse.
Pour autant, ce
n’est pas du côté des puissances étrangères qu’il trouvera un appui,
l’impérialisme étatsunien, par la voix de l’administration Biden, ayant rappelé
sa confiance dans les institutions et les élections brésiliennes. Bolsonaro se
trouve de plus en plus isolé, sans le soutien de Trump et aussi sur le
continent sudaméricain. Néanmoins, ces messages
répétés, ce scénario de remise en cause des résultats avant même la tenue du
scrutin, rappellent le précédent des Etats-Unis. La
capacité de nuisance de Bolsonaro qui, devant son isolement, radicalise ses
attitudes, cherchant à obtenir le soutien des latifundiaires en leur permettant
d’accélérer la déforestation et l’expropriation des communautés indigènes, en
favorisant le lobby des armes, les forces de répression (les sbires bolsonaristes ont assassiné un militant du PT le 10
juillet), tandis que les descentes meurtrières se répètent dans les favelas de
Rio.
Le soutien de
l’armée reste un facteur important pour Bolsonaro : le général Braga Netto, ministre de la défense, est candidat vice-président.
Pour l’armée, l’enjeu est de continuer à pouvoir occuper de nombreux postes
dans les ministères, comme c’est déjà le cas dans l’administration Bolsonaro.
Quant aux agrariens, ils veulent pouvoir continuer leur exploitation de la
forêt (Bolsonaro vient d’autoriser l’asphaltage d’une route au cœur de la
forêt, ce qui la rendrait praticable toute l’année, donc augmenterait la
pression foncière).
Quant à la campagne
électorale de Bolsonaro, elle est menée sous les auspices de l’inspiration
divine et des églises évangéliques. Le socle bolsonariste
n’a pas disparu, même si le capital financier, la justice ou l’impérialisme
étatsunien ont retiré leur soutien à Bosonaro.
Isolé et radicalisé,
Bolsonaro est, d’une part, un repoussoir bien commode pour tenter une opération
politique d’ampleur au nom de la défense de la démocratie, opération visant à
la soumission des intérêts du prolétariat et de la jeunesse à ceux de la
bourgeoisie brésilienne, en particulier du capital financier, sous la forme de
la collaboration de classe. D’autre part, jouant avec les limites de l’Etat de droit, il continue à essayer de fédérer les
fractions les plus agressives de la bourgeoisie.
La candidature
Lula-Alckmin et sa signification
Le 7 mai dernier,
Lula a officialisé sa candidature. Il n’en faisait guère de mystère depuis sa
libération et le recouvrement de ses droits politiques. Sa candidature est
commune avec celle de G. Alckmin, un des représentants les plus classiques du
capital financier, membre éminent de la bourgeoisie pauliste, ancien gouverneur
de São Paulo et ancien candidat à la présidence (face à Haddad, du PT), qui
s’était vu largement dépassé par Bolsonaro lors de la précédente élection
présidentielle. Ce « ticket » a un sens politique évident : elle
signifie que Lula recherche le soutien du capital financier, comme il l’a
toujours fait. Après Alencar, représentant des intérêts de la bourgeoisie,
lui-même patron, avec il avait fait alliance lors de ses deux premiers mandats,
Lula poursuit son orientation de collaboration de classe avec le capital
financier.
Rappelons toutefois
que c’est la bourgeoisie, avec ses représentants du Centrão,
de partis comme le MDB ou le PSDB, qui furent les marchepieds de l’accession de
Bolsonaro au pouvoir : d’une part en renversant Dilma Roussef (au nom de
prétendus maquillages financiers) pour reprendre directement en mains le
pouvoir avec Michel Temer, d’autre part en se ralliant assez largement à
Bolsonaro lors de l’élection de 2018, lui accordant la base parlementaire
nécessaire pour gouverner (réformes des retraites, coupes budgétaires dans la
santé et l’éducation, privatisations, attaques contre les droits du travail,
contre les populations indigènes amazoniennes, contre les droits des femmes)
puis en le protégeant jusqu’à la fin de son mandat, malgré des désaccords
parfois brutaux. L’orientation consistant à réaliser l’union la plus large avec
la bourgeoisie pour lutter contre la menace « fasciste » est donc un
faux-semblant bien utile pour obtenir la soumission des organisations
ouvrières, partis et syndicats, aux intérêts capitalistes, à un moment où les
conséquences de la crise capitalistes sont particulièrement violentes pour les
travailleurs et la jeunesse.
Il faut le dire, les
organisations issues du mouvement ouvrier ont massivement apporté leur soutien
à la candidature Lula-Alckmin, la faisant passer pour ce qu’elle n’est pas,
posant un voile pudique sur le nom de Alckmin alors que la formation du
« ticket Lula-Alckmin » causait une réelle émotion parmi les
militants. Le PT s’est intégralement soumis au caudillisme de Lula, et ses
courants minoritaires se sont refusés à affronter la politique de collaboration
de classes de ce dernier. Ainsi la tendance DAP (dialogue et action pour le PT,
en réalité prolongation d’O Trabalho, courant lambertiste) a adopté une
résolution de soutien à la candidature Lula, et pour une assemblée constituante
avec lui. Non seulement cette position est en total décalage avec ce qu’affirme
le candidat lui-même, mais encore elle a pour conséquence d’avaliser le soutien
au ticket Lula-Alckmin, en faisant mine de l’ignorer. Cette politique est celle
des lambertistes locaux, mais aussi des représentants plus classiques, voire
historiques, du parti et des directions syndicales (CUT, UNE - syndicat
étudiant) ou encore de la présidente de l’APEOSP, syndicat des enseignants du
secondaire de l’Etat de São Paulo.
Au PSOL, le vote de
la direction nationale a donné une courte majorité au soutien au ticket
Lula-Alckmin, sans consultation des militants. La position développée très
largement est que, malgré ce ticket, il faut soutenir cette candidature
« pour ne pas se couper des masses ». En réalité, le PSOL a
capitulé : il ne présente pas de candidature et se soumet à la ligne de
collaboration de classes, se coulant dans des alliances électorales en vue des
élections parlementaires dans chaque Etat et au
niveau national.
Les organisations
syndicales, elles, ont apporté leur contribution directe : le 27 mai, lors
d’une rencontre entre les représentants des « mouvements sociaux » et
Lula, ceux-ci ont présenté leurs propositions au candidat. Les
« mouvements sociaux », ce sont les organisations syndicales
ouvrières, principalement la CUT, les organisations représentant les travailleurs
ruraux (comme le MTST, Mouvement des travailleurs sans terre), le Mouvement des
sans-toit (MST), l’UNE, mais aussi une foule d’associations, d’ONG,
d’associations religieuses…, ce qui introduit un caractère d’absolue confusion.
Mais la soumission des directions des organisations syndicales à la candidature
Lula-Alckmin annonce aussi un total renoncement à toute revendication sérieuse,
malgré les « propositions » qui ont servi de prétexte à la rencontre
et au ralliement officiel.
L’étape suivante fut
la « lettre » d’enseignants de la faculté de droit de l’USP
(Université de São Paulo) adressée aux Brésiliens pour « défendre la
démocratie » et tout particulièrement la constitution, et s’élever contre
« les intolérables attaques contre les élections ». Cette pétition,
qui connut un succès rapide, est surtout la marque du ralliement
« officiel » des groupes dominants de la bourgeoisie à la ligne de la
« défense démocratique » : signée par les habituelles personnalités
et ONG, elle l’est aussi par la fédération des banques et la FIESP (patronat de
l’Etat de São Paulo, cœur économique du pays).
Mais la
collaboration de classes peut-elle permettre de résoudre les problèmes des
masses ? Le Chili, la Colombie, le Pérou, où des gouvernements se voulant
des représentants de cette politique sont à l’œuvre, en donnent une idée :
leur politique est directement dirigée contre les masses. En aucun cas on ne
peut appeler à voter pour le ticket Lula-Alckmin et faire campagne sur un tel
terrain !
La collaboration de
classes n’est que l’acceptation de la domination de la bourgeoisie, classe
dominante dans le système capitaliste en crise.
La crise du
capitalisme et son expression au Brésil
Au Brésil comme
ailleurs, la manifestation immédiate de la crise du capitalisme c’est
l’inflation. En juillet, elle était officiellement de 11,9 %, en rythme annuel
(source : IBGE, institut national de la statistique). Mais non seulement
le poids de l’inflation n’est pas le même pour les prolétaires et les
bourgeois, mais aussi elle assure des surprofits à certaines fractions de la
bourgeoisie tandis qu’elle jette dans la misère et la faim des couches entières
du prolétariat. Le Département intersyndical de statistique (DIEESE) donne
l’évolution du coût de la vie à partir des produits de première nécessité :
la moyenne de l’inflation sur ces produits s’établit autour de 20 %, avec des
variations importantes entre Etats du Brésil. Cela
est d’autant plus frappant que les exportations agricoles (bœuf, soja, café,
canne à sucre, etc.) n’ont jamais autant rapporté, assurant des surprofits
considérables à ce secteur. Les fractions les plus précarisées du prolétariat
se trouvent réduites à acheter les rebuts considérés comme habituellement
inconsommables (par exemple os, peau, petit lait, en lieu et place de la viande
ou du lait). Significatifs sont les pillages de supermarchés depuis le début de
l’année 2022... Une situation d’autant plus sensible que Bolsonaro a abrogé la Bolsa Familia, une aide
alimentaire mise en place au début des années 2000 sous le gouvernement de
Lula.
Le chômage reste
élevé, et la part de la population vivant dans l’informalité est toujours plus
importante que celle qui travaille avec contrat et garanties légales et
sociales. Une part toujours plus importante de la population vit d’expédients.
Quant aux équilibres
macro-économiques, ils sont marqués par des taux d’intérêts très élevés, le
taux de base de la banque nationale ayant été remonté plusieurs fois depuis le
début de l’année pour atteindre 13,75 % en juin. Cela n’empêche pas la dépréciation
du real face au dollar, ainsi que le retrait des capitaux vers les Etats-Unis. Se nourrir, se loger, circuler, se soigner,
étudier… : les bases de la vie
sociale sont de plus en plus difficiles à obtenir pour des pans entiers de la
population. Est-ce qu’une politique de collaboration de classes peut changer
les choses pour le prolétariat brésilien ? Peut-on à la fois contenter la
fédération des banques ou les entreprises de la région de São Paulo et les
travailleurs paupérisés et jetés dans l’informalité ?
La réponse est dans
la question ! Il n’est pas possible de satisfaire à la fois les
revendications des capitalistes et celles du prolétariat, de la jeunesse. Il
est nécessaire de rompre avec cette politique de collaboration de classes
concentrée dans la candidature Lula-Alckmin qui concrétise la soumission du PT,
organisation créée par les travailleurs pendant la dictature, aux besoins de la
bourgeoisie et de l’impérialisme. Cette politique, matérialisée par ce
« ticket », se traduit et se prolonge dans les accords locaux de
coalitions électorales entre les partis issus du mouvement ouvrier et les
partis bourgeois, avec pour conséquence d’effacer le caractère de classe des
partis ouvriers et de laisser aux partis bourgeois la majorité dans les parlements
fédéraux et national.
A cela il faut
opposer la rupture : pas question de voter pour Alckmin, pas question de
voter pour des coalitions avec les partis bourgeois. Au contraire, la nécessité
de l’heure, ce sont des candidatures ouvrières, présentées par les partis
ouvriers. A l’opposé de cette politique de coalition, ce à quoi les masses
aspirent c’est à pouvoir opposer leur vote à Bolsonaro, tout comme à la
formation d’un gouvernement qui défende leurs intérêts face à la crise, donc un
gouvernement ouvrier, un gouvernement structuré autour du PT et appuyé par la
CUT. La candidature à la présidentielle ne peut donc comporter comme
vice-président un représentant de la bourgeoisie.
Un gouvernement
ouvrier articulé autour du PT et de la CUT
Une telle candidature
pourrait permettre de poser la question d’un gouvernement qui réponde aux
aspirations des masses face à l’inflation, au chômage.
Une candidature
ouvrière poserait immédiatement des questions vitales pour le prolétariat
et la jeunesse, au premier rang desquelles le droit au travail, tant le chômage
et l’informalité les frappent. La moitié de la main-d’œuvre brésilienne est en
dehors des lois et du droit du travail, sans aucune protection, exposée à
toutes les fluctuations de la société capitaliste. Le droit au travail dans un
cadre légal, hors de l’informalité, est d’une nécessité vitale pour l’ensemble
du prolétariat brésilien. Et pour se protéger du chômage et de la précarité,
échelle mobile des heures de travail, c’est-à-dire réduction du temps de
travail en fonction du nombre de travailleurs à employer ! Bien sûr, une
telle mesure nécessiterait le contrôle ouvrier sur l’emploi.
L’autre urgence
vitale, c’est la paupérisation liée à l’inflation, d’autant plus que les plus précarisés
se sont vu retirer les maigres aides financières correspondant aux plans de
réduction de la faim. La question centrale est celle des salaires, tandis que
la défense des salaires impose la revendication de l’échelle mobile des
salaires, c’est-à-dire une augmentation automatique des salaires en fonction de
l’inflation, augmentation qui doit être calculée selon les besoins des
travailleurs, donc par les organisations syndicales.
Au-delà de ces
mesures immédiates, les questions du travail, du salaire, de la faim posent
celles du contrôle des prix, de l’approvisionnement, de l’organisation de la
production, alors qu’une partie de plus en plus grande de la population ne peut
arriver à se nourrir tandis que les latifundiaires et les groupes agro-alimentaires
n’ont jamais fait autant de bénéfices... La question de la propriété des
terres, la question de l’organisation de la production en fonction des besoins
est donc immédiatement posée. Le contrôle des terres par la petite paysannerie
ouvrirait la voie à une agriculture qui réponde aux besoins alimentaires et à
l’arrêt de la destruction de la forêt amazonienne qui se fait contre les
intérêts de la population rurale et pour des intérêts qui échappent à la grande
masse de la population brésilienne.
Un gouvernement
ouvrier devrait aussi pouvoir garantir l’accès à la santé publique gratuite, à
un enseignement public de qualité, de l’école à l’université.
Un gouvernement
ouvrier permettrait de poser la question des droits démocratiques, notamment en
démantelant l’organe de répression issu de la dictature, la police militaire,
dont les faits d’armes sont réguliers dans les favelas (exactions, brutalités
et assassinats par les forces de police militaire). Au contraire, la sécurité
de la population des favelas doit être assurée par les habitants eux-mêmes,
organisés de manière démocratique et sous le contrôle des organisations
ouvrières, en particulier contre les attaques des différentes forces, escadrons
de la mort, cartels et police militaire, dont les limites sont confuses et
floues, c’est le moins qu’on puisse dire, l’assassinat de Marielle Franco en
témoigne. Il s’agirait aussi de faire voler en éclat la justice corrompue et
instrumentalisée qui a permis l’arrestation de Lula et son interdiction de se
présenter, faisant le lit de l’élection de Bolsonaro. Pour cela, un tel
gouvernement devrait s’appuyer sur l’organisation des travailleurs, partis,
syndicats, et non sur le respect d’une constitution qui permet à la bourgeoisie
de renverser le pouvoir élu quand il représente l’électorat ouvrier.
Pour ouvrir une
réelle issue de classe, un gouvernement ouvrier devra s’appuyer sur le
prolétariat, donc s’opposer à la collaboration de classes qui ne peut que
démobiliser le prolétariat et amener in fine à la liquidation du PT, de la CUT
et des organisations ouvrières en général.
C’est autour d’une
telle orientation qu’une issue positive pourrait être trouvée et que pourraient
se regrouper des militants luttant pour la construction d’un parti ouvrier
révolutionnaire, d’une internationale ouvrière révolutionnaire.
Le 31 août 2022
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