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Crise révolutionnaire en Egypte :


Le cœur ouvrier du Maghreb et du Moyen-Orient
s’est remis à battre sous le choc de la crise


Le 11 février, à l’issue d’une vague de manifestations commencée le 25 janvier, tombait le dictateur égyptien Moubarak. Six jours avant cette destitution, l’envoyé américain auprès du régime égyptien, Frank Wisner, affirmait encore que « M. Moubarak devait être au centre de tout changement » selon le New York Times. C’est pourtant la CIA qui, au pied du mur, a dû se résoudre à annoncer en premier la chute du dictateur, nouvelle confirmée ensuite par le « Conseil Suprême des Forces Armées » - groupe de hauts gradés égyptiens responsables du putsch.
Depuis, malgré les tentatives de l’armée pour faire refluer la vague révolutionnaire, un gouvernement est tombé, grèves et manifestations se poursuivent: elles posent la question d’en finir avec la dictature dans son ensemble. Les masses égyptiennes cherchent une réponse à la question du pouvoir, à même de répondre à leurs aspirations.

Un pilier de l’ordre impérialiste au Moyen-Orient est ébranlé. En conséquence, l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et jusqu’à la péninsule arabique sont traversés par l’onde de choc: les régimes en place dans ces régions sont remis en cause. « Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus" », expliquait Lénine en 1915 : la chute de Moubarak a indiqué aux masses des pays voisins que le sommet des sommets, l’impérialisme américain,  ne « peut plus » garantir le maintien au pouvoir des tyrans à sa botte. Pour Washington et ses alliés, il s’agit d’une défaite.
L’Egypte est devenue l’épicentre d’un séisme politique qui fait trembler toutes les dictatures voisines sur leurs bases: le modèle de la place Tahrir a inspiré, au-delà, jusqu’aux manifestations du Wisconsin de février-mars (voir l’éditorial de ce numéro). La chute de Moubarak marque aussi - nous le verrons - le retour au premier plan d’une grande oubliée des dernières décennies: la classe ouvrière, seule force sociale progressiste, sans laquelle le tyran n’aurait pu être chassé.

C’est dire que les leçons de la révolution égyptienne, qui a commencé, ont une portée qui dépasse le seul « monde arabe » : elles sont valables, dans une large mesure, pour les travailleurs et la jeunesse de tous les pays. Ce mouvement ne saurait d’ailleurs être réduit à une « révolution démocratique »: si importante et légitime que soit l’aspiration aux libertés démocratiques exprimée par les masses égyptiennes, c’est en premier chef la lutte contre les conséquences de la crise du capitalisme qui explique leur irruption.


L’Etat égyptien : un pilier de l’« ordre » impérialiste


L’Egypte est, de tous les pays arabes, le plus peuplé et le plus industrialisé, avec plus de 80 millions d’habitants. C’est aussi au Caire que se trouve le siège de la Ligue arabe. Même selon les critères locaux, l’appareil d’Etat égyptien est pléthorique – avec près d’un policier ou agent de renseignement pour 40 habitants et une armée de 480 000 hommes. Derrière la façade « civile » du parti PND au pouvoir, l’armée pèse encore d’un poids décisif. Elle contrôle directement à son profit une partie des moyens de production et des terres du pays.
Depuis 1979 et la révolution iranienne qui a chassé le Shah Pahlevi – brisant l’une des deux mâchoires de l’étau impérialiste sur la région, l’autre étant Israël - l’Etat égyptien est devenu pour Washington un allié de substitution. L’armée égyptienne est à ce titre, depuis 30 ans, la destinataire des subventions américaines les plus importantes dans le monde après Israël : elle perçoit chaque année 1.3 milliards de dollars pour l’armement. L’Union Européenne et l’impérialisme français ne sont pas en reste, qui ont déversé à la dictature des flots de subventions en contrepartie des privatisations et « accords de libre échange » pillant le pays. A côté de vieux Mig russes, de Falcon américains, l’aviation militaire égyptienne comprend un nombre impressionnant d’avions Mirage.
Cette relation privilégiée avec les puissances impérialistes repose sur un pacte tacite: tandis qu’Israël joue le rôle de « gendarme » de la région, le régime de Moubarak endosse celui du premier maton. Partage des tâches consacré par la « paix froide » signée en 1978 entre Le Caire et Tel Aviv – « paix » que l’armée égyptienne s’efforce de garantir depuis son putsch. Mais Moubarak est allé encore plus loin en collaborant à l’étouffement de la bande de Gaza, édifiant une barrière entre ce territoire et l’Egypte, ou en apportant son soutien à la première guerre contre l’Irak, en 1991.
Le fait qu’un tel Etat, soutenu par les plus grandes puissances de la région et du monde, soit aujourd’hui en crise sous la pression des masses, constitue un événement d’importance mondiale.


Une mobilisation semi-spontanée, qui revendique d’emblée « la chute du régime »


Il a fallu 17 jours aux masses égyptiennes pour faire tomber Moubarak. En bien des points, ce soulèvement ressemble à une version accélérée de celle qui a conduit à la chute de Ben Ali en Tunisie.
C’est en réponse à un simple appel à manifester sur Internet émanant du « mouvement du 6 avril », regroupement de quelques dizaines ou centaines de jeunes, que la mobilisation s’est développée le 25 janvier. Elle rassemble d’emblée des dizaines de milliers de manifestants dans plusieurs villes du pays, qui violent l’« état d’urgence » en vigueur depuis trente ans : au Caire, ils submergent les barrages policiers, convergent vers le centre de la capitale et s’installent sur l’immense place Tahrir. Des portraits du dictateur flambent, le slogan «Le peuple veut la chute du régime » surgit. Le précédent de la révolution tunisienne conduit, dès l’origine, les masses à s’unir sur l’objectif de chasser le dictateur. Dans les jours qui suivent, la mobilisation se poursuit.
Le 28 janvier, la seconde « journée de colère » consacre la généralisation des manifestations à tout le pays, leur extension à des centaines de milliers de participants. L’appareil d’Etat égyptien emploie les grands moyens pour interdire la jonction des cortèges épars qui convergent vers le centre des grandes villes : rien n’y fait. La traversée du pont de Qasr El-Nil, au Caire, véritable bataille entre des manifestants désarmés et des forces de répression suréquipées, est filmée et diffusée dans le monde entier.
La journée fait des dizaines de victimes, tandis que des dizaines de voitures de police et de commissariats finissent en cendres. A 18h, Moubarak décrète un couvre-feu et fait déployer l’armée dans la capitale. Mais durant la nuit, le siège central du PND, parti de la dictature, flambe… Moubarak prend la parole pour annoncer un remaniement ministériel ; son chef de la sécurité, Omar Souleiman, prend la place de vice-président laissée vacante depuis trente ans. Les masses n’acceptent pas et répondent : « Va t’en » ! Washington, Paris, Bruxelles appellent Moubarak à des « réformes ». Autant de manœuvres prenant acte de l’échec de la répression et du déferlement des masses.
Le lendemain, la police passe à la répression à balles réelles. Des affrontements sont rapportés à Alexandrie, Louxor et surtout Suez, ville ouvrière. À Rafah, non loin de la frontière avec Gaza, les manifestants prennent d’assaut le siège de la Sûreté d’État : les bédouins du Sinaï, rassemblant des représentants de toutes leurs tribus, se déclarent solidaires de l’insurrection et revendiquent le contrôle du territoire. Au Caire, le ministère de l’Intérieur est assiégé. Le couvre-feu est étendu dès 16h et l’armée appelle les manifestants à rentrer chez eux : sans succès.
En guise de couvre-feu, dès la nuit du 28, c’est à la disparition des agents en uniformes des quartiers d’habitation… et au déploiement de « milices » organisant des pillages que procède le pouvoir égyptien. Fort opportunément, des centaines de détenus de droit commun ont été libérés des prisons par le régime. Mais, à l’image du modèle tunisien, les masses égyptiennes constituent spontanément leurs comités populaires, leurs embryons de milices qui quadrillent bientôt les principales villes du pays.


Des éléments d’organisation surgissent


Du 28 au 31 janvier, la mobilisation des masses égyptiennes passe du stade des manifestations spontanées à celui d’une insurrection de masse, balayant l’état d’urgence en vigueur dans le pays et affrontant les forces de l’Etat policier. Avec les comités populaires, cette insurrection se dote de premières formes d’organisation.
L’occupation permanente de la place Tahrir commence dans la nuit du 28 au 29 : un embryon de quartier général s’y constitue. Des tentes, des plates-formes, des équipes de nettoyage, un véritable hôpital de campagne couvrent rapidement l’espace qui devient une sorte de meeting permanent où s’expriment aussi bien les forces politiques en présence que des intervenants spontanés.
Le Guardian décrit ainsi cette organisation : « A Tahrir, la place devenue le point focal de la lutte nationale contre trois décennies de dictature de Moubarak, des groupes de protestataires ont débattu de ce que devaient être leurs buts précis face au refus continuel de démissionner de leur président (…) des délégués de ces mini-rassemblements se sont alors réunis pour discuter (…) avant que des demandes potentielles soient lues à la tribune. L’adoption de chacune d’entre elles est basée sur la proportion de vivats ou de huées qu’elle reçoit de l’ensemble de la foule. Des délégués sont arrivés d’autres parties du pays (…), dont les villes majeures d’Alexandrie et de Suez. »
Une plate-forme est adoptée réclamant une nouvelle constitution – ce qui implique la fin de la dictature – la levée de l’état d’urgence, la dissolution de la Sécurité d’Etat et l’engagement de poursuites contre Moubarak et d’autres dirigeants du pays. La perspective est encore celle d’une transition vers la démocratie bourgeoise, d’autant plus que la foule rassemble alors toutes les couches de la société. Pour autant, il s’agit là d’une perspective qui induit de chasser Moubarak et son régime.
C’est également sur cette place qu’est proclamé, le 30, le « comité constituant » d’une fédération syndicale indépendante, incluant plusieurs syndicats nés des luttes ouvrières depuis 2007: il appelle à la grève générale et à la constitution de comités de grève dans tout le pays. Trois jours plus tôt, la fédération « syndicale » officielle, intégrée au régime, a elle reçu consigne de son secrétaire général – par ailleurs ministre du Travail - de s’opposer à toute grève ou manifestation. Balayant cet obstacle, le 1er février, une journée de grève générale a lieu, avec plusieurs millions de manifestants.


Crise au sommet


Ainsi, instruite et galvanisée par le précédent tunisien, l’insurrection égyptienne a atteint en six jours un niveau que les masses tunisiennes n’avaient atteint qu’imparfaitement en trois semaines. Cette montée en puissance fulgurante provoque dans les rangs de l’appareil d’Etat égyptien, mais aussi à Washington, un état de stupeur dont les masses tireront profit.
Le 25 janvier encore, Washington espérait colmater la brèche ouverte en Tunisie en y dépêchant un émissaire spécial. Une semaine plus tard, Obama voit s’ouvrir un gouffre sous les pieds d’un de ses principaux alliés. Les haut-gradés égyptiens, de passage en Amérique, repartent en catastrophe. Les appels d’Obama à des « réformes » montrent que, déjà, la Maison Blanche estime le recours pur et simple à la répression impossible. Ce qui n’empêche pas le Washington Post de tacler le président américain: « Plutôt que de demander à un dirigeant intransigeant de mettre en œuvre des “réformes”, le gouvernement ferait mieux d’essayer de se préparer à l’application paisible du programme de l’opposition. ». La forte chute des cours à Wall Street, en lien direct avec la situation égyptienne, nourrit cette nervosité.
Même hésitation du côté de l’armée, avec qui un émissaire américain traite directement : la nomination de Souleiman, chef des services de Sécurité, au poste de vice-président induisait déjà une mise en cause de Moubarak. Mais l’exigence de dissolution de la Sécurité Centrale, émanant de la place Tahrir, traduit toute la haine que les masses vouent à Souleiman lui-même. Des tensions au sommet se font jour : après avoir participé à la répression, les soldats reçoivent des consignes de « neutralité ». Premiers pas vers une tentative de « transition » qui permettrait de se défaire de Moubarak sans remettre en cause le régime.


Début de fraternisation entre insurgés et soldats


Cette crise s’approfondit encore au soir du 2 février : ce jour-là, la police de Moubarak mobilise par milliers des voyous du Caire pour s’en prendre aux occupants de la place Tahrir. La presse occidentale, complaisante, évoquera des « manifestations pro-Moubarak »… Des chameliers venus des Pyramides de Gizeh chargent les insurgés fouet en main, des miliciens mobilisés par les « syndicats » officiels, des agents de la Sécurité et des cadres du PND leur prêtent main forte. Puis la résistance des manifestants conduit les voyous à faire usage d’armes à feu. C’est alors que, selon le New York Times, les soldats présents sur place outrepassent les consignes de « neutralité »: « Ils ont tiré avec leurs mitrailleuses sur le sol et dans les airs, ont dit plusieurs témoins, dispersant les forces de Moubarak et laissant aux protestataires le contrôle de la place ».
Le divorce entre l’armée et Moubarak est précipité par la crainte de perdre le contrôle de la troupe, susceptible de fraterniser avec les manifestants : « Une fois que les militaires ont démontré qu’ils ne voulaient pas tirer sur leurs propres concitoyens, la balance du pouvoir a basculé. Des officiels américains ont pressé l’armée de préserver ses liens avec le peuple égyptien en envoyant des hauts gradés sur la place pour rassurer les protestataires, une étape qui a isolé davantage M. Moubarak. »


Valse-hésitation de Washington et des militaires


Toutefois, regardant du côté de la Tunisie, où l’éviction de Ben Ali n’a pas permis d’éviter la mise en cause du régime dans son ensemble, Washington rechigne à lâcher publiquement le dictateur : « Deux jours après les pires violences, M. Wisner [l’émissaire américain auprès de l’armée, ndlr] a suggéré publiquement que Moubarak devait rester au centre de tout changement, tandis que la secrétaire d’Etat Hillary Rodham Clinton prévenait que toute transition prendrait du temps. » C’est à une telle transition que se dispose l’armée : « M. Souleiman a dit à M. Biden [le vice-président américain, ndlr] qu’il se préparait à assumer les pouvoirs de M. Moubarak. Mais (…) il a dit que « certains pouvoirs » resteraient à M. Mubarak, incluant le pouvoir de dissoudre le Parlement et celui de changer le gouvernement. » (New York Times, 14/2/2011).
Au sein de l’appareil d’Etat, des affrontements à fleurets mouchetés éclatent : le 5/2, successivement, est annoncé un attentat manqué contre Souleiman (une fusillade qui sera confirmée par la suite dans la presse), puis l’éviction de Moubarak de la direction du PND. C’est à ce moment-là seulement que Paris annonce avoir cessé ses livraisons d’armes au régime.
Le 6 février, l’armée organise ses propres consultations avec l’« opposition », Frères Musulmans inclus, par-dessus la tête de Moubarak... mais aussi des insurgés. Il s’agit de permettre l’organisation d’une « transition pacifique », autrement dit d’empêcher l’éclatement d’une crise révolutionnaire. Toutefois, le basculement de la classe ouvrière et des paysans dans un mouvement tendant vers la grève générale va couper court à toutes ces manœuvres.


Mouvement vers la grève générale


A partir du 4 février, c’est à une vague croissante de grèves que font face le régime et le patronat. Le blogueur égyptien Hossam el Hamalawy rapporte ainsi que dès cette date « Il y a quatre foyers de lutte économique. Une grève à l’usine sidérurgique à Suez, une fabrique de fertilisants à Suez, une usine de textile près de Mansoura à Daqahila, où les travailleurs ont expulsé le manager et autogèrent l’entreprise. Il y a également une imprimerie au sud du Caire où le patron a été viré et qui fonctionne en autogestion. » Dans les jours qui suivent, parties de Suez, des usines textiles de Mahalla el-Kubra, du secteur pharmaceutique à Qesna, les grèves font tâche d’huile.
Le mouvement s’accompagne d’une remise en cause de la fédération « syndicale » officielle, accompagnée d’un mouvement d’auto-organisation : le 7, le vice-président de la cette fédération est séquestré par des travailleurs qui exigent son éviction. Le 8, de nombreux fonctionnaires du Caire – enseignants, postiers, employés des services de nettoyage – rejoignent le mouvement. Le 9, des journalistes se rassemblent devant le siège de leur « syndicat » pour exiger la destitution de son secrétaire général : ils réclameront par la suite l’éviction des directeurs des journaux gouvernementaux. Le 10, la grève est généralisée dans les transports, s’étend au secteur pétrolier et gagne même les usines d’armement. Surtout, les zones portuaires à Suez, Port Saïd et Ismailia sont occupées. A ce stade, tous les secteurs décisifs du prolétariat – textile, pétrole, métallurgie, ports et canal de Suez, industrie pharmaceutique, cimenteries, transports, et de nombreux fonctionnaires et employés municipaux – sont touchés par la grève.
Le mouvement s’étend également à la paysannerie : dans la région du Haut Nil au sud du pays, 8000 manifestants essentiellement paysans chassent un gouverneur et dressent leurs barricades. Développement qui fait écho à l’incendie du palais du gouverneur de Port Saïd par la population.



Manifestation au siège du pouvoir


La grève générale est fille du combat pour le pouvoir : c’est pourquoi, faisant écho à l’insurrection, le mouvement spontané vers la grève générale a pu prendre une telle ampleur. Le 9, Moubarak avait promis d’augmenter les fonctionnaires de 15 % : mais les travailleurs n’ont retenu que les révélations des médias sur sa fortune personnelle – entre 40 et 70 milliards de dollars, dans un pays où plus de 40 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour.
Les travailleurs ont ainsi lié leurs revendications sociales au combat pour en finir avec le dictateur et l’ensemble du régime. En témoigne, le fait que des centaines, puis des milliers d’insurgés, quittant la place Tahrir, rejoints ensuite par des cortèges de travailleurs en grève, ont bravé les barrages militaires et occupé la place du Parlement: ils en interdisent l’accès aux députés inféodés au régime. Le fait qu’ils aient pu se rendre jusque-là en dit long, également, sur l’évolution des rapports entre les masses et les soldats du rang.
Le 10, pourtant, Moubarak persiste à annoncer son maintien au pouvoir jusqu’aux élections – quand bien même il transfèrerait nombre de pouvoirs à son vice-président et chef de la sécurité. Les masses n’acceptent pas.


Moubarak est chassé par les masses


Le vendredi 11 février, c’est par millions qu’elles descendent dans la rue pour exiger la fin du despote… et déjà beaucoup plus. A Helwan, les métallurgistes adoptent ainsi une plate-forme demandant :
« 1) Le départ immédiat de Moubarak et de tous les représentants du régime et la suppression de ses symboles
2) La confiscation, au profit du peuple, de la fortune et des propriétés de tous les représentants du régime et de tous ceux qui sont impliqués dans la corruption
3) La désaffiliation immédiate de tous les travailleurs des syndicats contrôlés par le régime ainsi que la création de syndicats indépendants et la préparation de leurs congrès afin d’élire leurs structures organisationnelles
4) La récupération des entreprises du secteur public qui ont été privatisées, vendues ou fermées et leur nationalisation au profit du peuple, ainsi que la formation d’une administration publique pour les diriger, avec la participation des travailleurs et des techniciens
5) La formation des comités pour conseiller les travailleurs dans tous les lieux de travail et pour superviser la production, pour la fixation et la répartition des prix et des salaires
6) Convoquer une Assemblée Constituante représentant toutes les classes populaires et tendances afin d’approuver une nouvelle constitution et élire des conseils populaires sans attendre le résultat des négociations avec le régime actuel. »
Il va de soi que de telles revendications, véritablement révolutionnaires, esquissant la perspective d’un contrôle ouvrier sur la production, constituent l’émanation d’une avant-garde : toutefois, le mouvement vers la grève générale nourrit le risque, aux yeux des militaires, que de tels mots d’ordre rencontrent un écho. C’est dans ce contexte que, successivement, un responsable de la CIA puis les généraux annoncent en fin de journée la mise sur la touche de Moubarak.


Un processus de révolution permanente


Comment expliquer la rapidité et la puissance de l’insurrection égyptienne, du 25 au 11 février ? Du côté des médias et des « spécialistes », les thèses sur un « printemps démocratique arabe » fleurissent. La vague révolutionnaire partie de Tunisie est présentée comme une déclinaison tardive de la chute des régimes liés à l’ex-URSS : on évite, ainsi, toute remise en cause du capitalisme en crise. Ce schéma simplet évacue toute analyse en termes de classes sociales : un « peuple » indifférencié aurait, subitement, décidé d’affronter la répression au nom de la « démocratie ».
En réalité, non seulement la classe ouvrière égyptienne a joué le rôle décisif dans le combat pour chasser Moubarak, mais encore le mouvement vers la grève générale a-t-il été préparé depuis de longues années. C’est même en s’adossant au prolétariat, fort de millions d’hommes, que sont nés les groupes de jeunes à l’origine du 25 janvier. Le « mouvement des jeunes du 6 avril », qui a pris l’initiative, doit son nom à une tentative effectuée trois ans plus tôt - le 6 avril 2008 - de répercuter un appel à la grève générale émanant de Ghazl-el-Mahalla, plus grande concentration ouvrière du pays.
Cette initiative, dès 2008, a été le révélateur d’un processus profond : c’est sur une vague partie du prolétariat que la jeunesse a pu développer ses propres initiatives. La jonction des travailleurs et de la jeunesse est l’élément décisif qui a permis de chasser Moubarak. Si d’autres couches sociales s’y sont agrégées, c’est bien la classe ouvrière qui, seule, peut mener jusqu’à son terme le combat pour satisfaire ces revendications : elle porte sur ses épaules jusqu’à la tâche de réaliser effectivement les tâches « démocratiques », en même temps que la lutte pour la satisfaction de ses revendications propres. Un constat qui reste valable au moment présent.


Une lame de fond partie du prolétariat


Le réveil du prolétariat égyptien, muselé pendant vingt ans, a commencé en 2004 : de cette date jusqu’en 2008, selon le syndicat américain AFL-CIO, plus d’1,7 millions de travailleurs ont participé à des grèves, manifestations et sit-in, un chiffre sans équivalent avec la situation antérieure.
Cette première étape s’explique par l’adoption, en 2002 et 2003, de contre-réformes d’une violence extrême à l’encontre du prolétariat. Conjointement à des privatisations massives, assorties de nombreux licenciements, le gouvernement de Moubarak a instauré un nouveau type de contrat : le travail « temporaire » est devenu renouvelable à vie. Les ouvriers, se retrouvant pieds et poings liés, voient leurs conditions de vie se dégrader brutalement. En lien avec des « accords de libre-échange » conclus avec l’Amérique, Israël et l’Europe, des « Zones Industrielles Qualifiées » ont été développées où le patronat accède à des conditions privilégiées et où les travailleurs sont livrés à l’exploitation la plus noire.
Entraînés par la vague ouvrière, les paysans pauvres trouvent la force de s’engager contre les conséquences de la « contre-réforme agraire » engagée en 1992, qui a restitué le plein contrôle de leurs terres aux grands propriétaires, « libéralisé » les loyers agricoles et a déjà réduit plus d’un million de paysans à la misère: des « comités de résistance contre la loi 96 » se sont développés dans les villages. En 2005, une insurrection a éclaté dans le village de Sarando : la police de Mubarak a kidnappé femmes et enfants pour contraindre les hommes à se rendre.


La crise mondiale du capitalisme exacerbe la lutte des classes


A partir de 2008, les conséquences de la crise mondiale du capitalisme ont encore exacerbé la lutte des classes en Egypte. La hausse des prix alimentaires provoque des émeutes : alors que l’Egypte doit importer près de la moitié du blé qu’elle consomme, Moubarak a tenté de réduire les subventions d’Etat sur le pain, avant de reculer. Contraint de manœuvrer, le régime n’en durcit pas moins son emprise sur la société : dès 2007, conjointement à des promesses d’augmentations salariales, Moubarak avait ainsi fait adopter par référendum l’abandon de toute référence au « socialisme » dans la Constitution, dans le but de rendre irréversibles les privatisations.
Le raidissement de l’appareil d’Etat conduit d’autres couches de la société à s’opposer à lui – magistrats, journalistes par exemple. Les « élections » législatives de 2010, où le PND a raflé l’écrasante majorité des sièges, ont été boycottées par l’« opposition », qui a constitué un contre-parlement. Début janvier, le soulèvement des jeunes coptes victimes d’un attentat sanglant a déjoué les manœuvres du régime qui comptait l’utiliser à son profit : refusant de s’en prendre aux mosquées livrées à leur vindicte, ils ont accusé Moubarak d’être responsable des événements et affronté la police. L’exaspération de toute la population était donc parvenue à un degré suffisant pour conduire à l’explosion.
Tout cela, encore, sur fond de grèves : il y en aurait eu plus de 600 pour la seule année 2010. Le 10 décembre, 100 000 travailleurs des transports avaient ainsi cessé le travail pour protester contre l’augmentation des prix du carburant.


L’émergence de syndicats indépendants


Ce n’est pas sans durs affrontements que la classe ouvrière égyptienne a trouvé les moyens de se battre et de s’exprimer, ouvrant la voie à toutes les autres couches de la société : les travailleurs sont en effet corsetés depuis 1957 par une fédération « syndicale » inféodée à la dictature (connue sous son acronyme anglo-saxon : ETUF). Les cadres dirigeants de cette fédération sont en effet nommés par l’Etat. Quoique formellement reconnu, le droit de grève est dans les faits strictement contrôlé : jusqu’en 2009, l’ETUF n’a donné son accord en tout et pour tout qu’à… deux grèves « légales ».
Les travailleurs de Mahalla, entrés en grève en décembre 2006, vont néanmoins ouvrir une brèche dans cette chape de plomb. Cette grève éclate sans l’accord du « syndicat » local. Les travailleurs élisent un comité de grève, qui impulse un nouvel arrêt de travail en septembre 2007, puis appelle à la grève générale en avril 2008. L’exemple de Mahalla est suivi les années suivantes par de nombreux mouvements de travailleurs.
En 2007-2008, les 40 000 collecteurs de taxes municipaux parviennent à l’issue d’une longue campagne à imposer la reconnaissance du premier syndicat indépendant d’Egypte depuis 1957, syndicat issu de leur comité de grève. D’autres processus similaires se développent au sein des personnels de l’enseignement public, des postiers, des services de santé… : l’Etat égyptien cède, il est vrai, plus facilement dans les secteurs non industriels. Toutefois des dirigeants ouvriers, des comités et collectifs, une avant-garde se forment dans la lutte, dans tous les secteurs.
Cette longue préparation de la grève générale explique, seule, comment l’embryon d’une fédération syndicale indépendante a pu être proclamé lors de l’insurrection contre Moubarak, et comment une avant-garde ouvrière a contribué au mouvement vers la grève générale.


L’armée organise un putsch pour sauver le régime


C’est en catastrophe, après avoir constaté que Moubarak avait en vain grillé ses dernières cartouches, que Washington et l’état-major ont annoncé le 11 février son éviction de la tête de l’Etat, sans arrestation ni mise en cause. Ils ont constitué un « Conseil suprême des forces armées » qui revendique l’exercice du pouvoir dans le pays.
L’armée cherche à prendre appui sur les forces de l’« opposition » contre le mouvement spontané: elle dissout le Parlement et suspend, formellement, la constitution. Elle reçoit rapidement les représentants des forces organisées – partis de l’« opposition » légale, mouvement du 6 avril, libéraux, Frères Musulmans – pour leur annoncer une période de « transition » d’une durée… indicative de 6 mois. Le but est de préserver le régime, au prix modique d’un ravalement de façade.
Les « opposants » acceptent. Dès le soir du 11 février, alors que deux fractions s’opposaient place Tahrir – les partisans d’une poursuite de l’occupation et les autres – ce sont eux qui ont pesé pour faire rentrer chez eux les protestataires. Le 18, lors d’une manifestation célébrant la « victoire », le cheikh el-Qaradawy, influent auprès des islamistes, déclare: « J’appelle l’armée égyptienne à nous libérer du gouvernement que Moubarak avait constitué ».  Le mouvement du 6 avril affirme de son côté qu’il « a pleinement confiance dans nos honorables forces armées » se disant sûr « qu’ils libèreront toutes les victimes innocentes de notre ancien régime oppressif ». Un chèque en blanc est signé aux militaires : il n’est pas payé en retour, puisque l’armée, qui a participé à des centaines d’arrestations, ne libère les prisonniers qu’au compte-gouttes.
L’armée n’a payé l’écot de la chute du dictateur que pour ne rien changer d’autre: elle fait savoir très vite que la « paix froide » avec Israël et l’étranglement de Gaza seront préservés. De même, les militaires s’efforcent de maintenir l’état d’urgence en vigueur sous Moubarak, le couvre-feu contre la population. Ce dont il s’agit, c’est de refermer au plus vite la brèche ouverte par l’insurrection, de rétablir un régime de fer.


La classe ouvrière résiste


Mais les opérations de raccommodage du régime, si elles rencontrent immédiatement l’adhésion des forces bourgeoises ou petites-bourgeoises, ne parviennent qu’à révéler le rôle décisif de la classe ouvrière.
Libération du 16 février relevait ainsi que l’armée égyptienne s’avérait « incapable d’endiguer les appels à la grève ». Dans des dizaines d’entreprises, conjointement à leurs revendications salariales, les travailleurs demandent la tête de leur PDG. Le 15 février, une centaine de militants des syndicats indépendants a investi le siège de l’ETUF pour exiger le départ de son président. Dans les « syndicats » officiels, les entreprises et devant les ministères, un mouvement d’épuration, semblable à celui qui se développe en Tunisie, a commencé.
Ces grèves, l’incapacité pour l’armée de les écraser malgré ses prétentions, soulignent que l’appareil d’Etat égyptien reste affaibli, voire divisé : la police, en premier lieu, a été durement ébranlée par l’insurrection. Des agents manifestent à leur tour pour des augmentations de salaires : revendication nullement progressiste, puisqu’il s’agit d’être mieux payé pour mieux réprimer, mais elle traduit la démoralisation des forces répressives.
De la persistance d’une lutte spontanée des masses – grèves ouvrières pour les salaires, grèves étudiantes, manifestations quotidiennes – des vélléités de l’armée de les réprimer, sans succès, va naître le début d’une véritable situation révolutionnaire en Egypte. Et l’histoire de l’Egypte depuis 60 ans donne totalement raison aux travailleurs qui ne témoignent d’aucune confiance en l’armée: depuis 1952 et le coup d’Etat dit des « Officiers Libres », les trois présidents qui se sont succédés à la tête du pays sont issus de l’état-major, les gradés jouent un rôle décisif dans tous les aspects de la vie du pays. Si depuis 1981, à la faveur de la la « libéralisation » de l’économie, Moubarak a développé une façade civile pour le régime, le putsch du CSFA ne signifie rien d’autre qu’un retour de la dictature à sa matrice militaire.


Le « gouvernement de transition » remis en cause par les masses


L’armée n’est pas seulement la colonne vertébrale de l’appareil d’Etat égyptien : elle appartient aussi à la classe dominante. La part de l’économie égyptienne qu’elle contrôle est passablement occultée, oscillant au gré des estimations entre 5 et… 40 % des moyens de production du pays. De la même manière que l’économie égyptienne est aujourd’hui pleinement intégrée au système de pillage et d’exploitation impérialiste, les haut-gradés sont, on l’a vu, très étroitement liés à Washington.
Le paravent de l’armée est aujourd’hui l’ultime rempart de l’Etat et du capitalisme égyptien sous tutelle impérialiste : c’est pourquoi tant la bourgeoisie égyptienne que la petite-bourgeoisie « libérale » ou islamiste acceptent son autorité « provisoire ». Mais les travailleurs et la jeunesse ne l’entendent pas de cette oreille.
Le 21 février a été annoncée la composition d’un premier « gouvernement de transition » égyptien : flanqué de quelques ministres issus de l’« opposition » légale, il laisse les postes-clés (Défense, Intérieur, Affaires étrangères) aux ministres issus du PND. Les Frères Musulmans n’y participent pas, mais un accord tacite existe selon lequel le parti qu’ils entendent créer pour les élections sera reconnu par l’armée. Ce verrouillage politique va pourtant sauter.
Le 22, les syndicats indépendants contestent la nomination d’un dirigeant de l’ETUF à la tête du ministère du Travail. Un premier remaniement est annoncé dès le mercredi 23. Le même jour, des centaines d’enseignants manifestent devant leur ministère : ils tenteront de l’investir de force le 2 mars. Chaque jour, des manifestations éclatent, des occupations ont lieu. De l’autre côté, des policiers ulcérés par la mise en cause de leur hiérarchie mettent le feu au ministère de l’Intérieur.
Le 25, plusieurs milliers de manifestants reprennent la place Tahrir pour exprimer leur rejet du gouvernement provisoire. L’armée réprime violemment… mais l’événement provoque un scandale qui conduit aussitôt les militaires à « s’excuser ». Le 3 mars, l’éphémère premier ministre Ahmad Chafic démissionne. Un de ses conseillers déclare à la presse : « On a eu peur des rassemblements de vendredi et de leur importance ». Il est remplacé par un prétendu « technocrate » : Essam Charaf, aussitôt reconnu par l’« opposition ». La contradiction entre les masses et l’armée s’est néanmoins exprimée au grand jour pour la première fois.
Le 11 mars, le gouvernement Charaf reçoit au Caire une délégation de l’Organisation Internationale du Travail. Le nouveau ministre du Travail, une personnalité « indépendante » cette fois, déclare à cette occasion qu’il est favorable à la « libre organisation » des travailleurs et se voit félicité par l’OIT. Ce « droit », le gouvernement Charaf ne tardera pas à le remettre en cause : mais l’affaire en dit long sur l’épine dans le pied que constitue, pour la dictature, l’agitation ouvrière.



Le référendum du 19 mars


Malgré la mise en place du gouvernement Charaf, les 4 et 5 mars, des manifestants envahissent les locaux de la Sécurité d’Etat, police politique haïe de la dictature, notamment son siège central à Nasr City, dans la banlieue du Caire. L’armée, contrainte d’affronter les agents de la Sécurité, fait néanmoins évacuer les lieux. Elle menace de poursuivre pour « haute trahison » quiconque diffusera les documents récupérés sur place : mais plusieurs d’entre eux circulent sur Internet. Pour l’armée, c’est une ligne rouge - celle d’une remise en cause de l’appareil d’Etat dictatorial – qui risque d’être franchie.
C’est pourquoi, tout en s’assurant de la participation de toutes les forces organisées au « dialogue » avec elle, le CSFA cherche à liquider au plus tôt la situation révolutionnaire embryonnaire qui se développe. Le 9 mars, la place Tahrir est à nouveau vidée par la force des centaines d’occupants qui persistent à y camper. Mais c’est le référendum du 19 mars qui va constituer le premier levier décisif d’une reprise de l’offensive contre les masses.
A l’exact opposé de l’insurrection, qui exigeait l’abolition de la constitution et la fin de l’état d’urgence, l’armée soumet au vote quelques amendements mineurs à l’une et à l’autre : le mouvement du 6 avril, les syndicats indépendants, les partis de l’« opposition » légale appellent à voter non. Mais les Frères Musulmans, garantis de rafler la mise si des élections rapides ont lieu, font campagne en faveur du oui. L’armée réprime méthodiquement les manifestations émanant des premiers et permet aux seconds de mener campagne jusqu’aux abords des bureaux de vote. Les bulletins, dans ce pays où l’analphabétisme reste massif, cerclent de noir la mention « non », tandis que le « oui » est cerclé d’un vert Islam très visible… Malgré une abstention de près de 40 %, c’est un succès pour les militaires et les islamistes, qui obtiennent 77 % des voix en leur faveur.


Décrets anti-ouvriers


Conforté, le gouvernement provisoire va prendre deux mesures dont la signification est d’interdire l’émergence d’un mouvement ouvrier.
Le 23 mars, le gouvernement provisoire approuve un décret-loi criminalisant grèves, manifestations et occupations « portant atteinte à l’économie », l’appel à de telles initiatives pouvant être puni d’un an de prison (Ahram Online, 23/3/2011). Le 28, il y ajoute un nouveau texte sur la légalisation des partis politiques : pour être légalement reconnu, un parti ne doit se référer ni à une religion… ni à une classe sociale. 5000 membres fondateurs doivent d’emblée être déclarés, chacun s’acquittant d’une taxe, et l’avis de constitution doit être publié dans deux quotidiens nationaux. Curieusement, les Frères Musulmans peuvent malgré ces restrictions constituer leur parti, le « Parti de la Liberté et de la Justice »: ce fait ne souligne qu’avec plus de clarté le caractère anti-ouvrier du décret-loi.
A la fin du mois, alors qu’un mouvement de grève avec occupations s’étend au sein des universités du Caire, l’armée intervient avec violence contre les étudiants. Amnesty International publie de nombreux communiqués faisant état des cas de torture exercée par l’armée contre des manifestants – en particulier des « tests de virginité » humiliants pour les femmes. Et la commission chargée de mener enquête contre la « corruption » rend public un premier rapport… dans lequel Moubarak n’est même pas incriminé !


1er et 8 avril : le Conseil Suprême des Forces Armées remis en cause


Les militaires vont une fois de plus constater qu’ils sont allés trop loin, trop vite. Après une première manifestation des syndicats indépendants en direction du ministère du Travail le 27 mars, contre le décret anti-grève, c’est le mouvement du 6 avril qui appelle à une nouvelle manifestation le 1er avril vers la place Tahrir, contre les décrets-lois, pour la dissolution du PND et l’engagement de poursuites à l’encontre de l’ex-dictateur et de ses semblables. Elle rassemble des dizaines de milliers de participants qui scandent à l’intention du maréchal Tantaoui, chef du CSFA: « Maréchal, maréchal, la légitimité vient de Tahrir ». L’armée procède aussitôt à l’arrestation et à l’inculpation de Moubarak et d’autres caciques.
Cela ne suffit pas: le 8 avril, ce sont cette fois des centaines de milliers de personnes qui défilent dans ce qui constitue le cortège le plus massif depuis la chute de Moubarak. Les Frères Musulmans eux-mêmes ont été contraints de s’y joindre. Le soir venu, plusieurs milliers de participants décident de rester sur la place, comme lors de l’insurrection : ils sont rejoints par une vingtaine de sous-officiers qui lisent une proclamation exigeant la dissolution du CSFA et la formation d’un gouvernement « civil ». Le spectre de l’insurrection vient à nouveau hanter les militaires.
Ils répondent comme à l’accoutumée avec une extrême violence : des centaines d’agents de la police militaire chargent les occupants, massacrent littéralement les officiers insurgés. Pourtant des manifestants reviennent dans les jours qui suivent, le CSFA a été mis en cause par une avant-garde.
Aucune organisation significative n’a appelé à cette occupation : le mouvement du 6 avril a même fait savoir son opposition, tout en condamnant la répression. Il argue – ce qui est vrai, mais secondaire – de l’existence de provocateurs issus du PND et de la Sécurité susceptibles de se saisir de l’occasion. Le vrai problème n’est pas tant l’existence de ces provocateurs organisés, que l’absence d’une véritable organisation révolutionnaire à même de diriger la lutte.


Une course de vitesse est engagée


Ainsi, deux mois après la chute de Moubarak, rien n’est réglé en Egypte. En se dressant contre le dictateur, les masses ont voulu avant tout briser l’obstacle principal à l’expression de leurs exigences. Mais le départ du tyran ne permet en lui-même ni la fin de la dictature, ni la satisfaction des revendications : ce sont des forces issues du régime de Moubarak, nanties de forces petites-bourgeoises - Frères Musulmans en tête - qui s’accordent aujourd’hui pour partager le pouvoir au détriment des masses.
L’appareil d’Etat égyptien a certes subi des coups significatifs : la police égyptienne, à l’heure où cet article est écrit, n’a toujours pas repris son activité « normale ». La Sécurité d’Etat fonctionne de manière quasi-officieuse, de même que le PND. La crise au sommet n’a pas cessé: les fractions qui perdent du terrain au profit des militaires ou des Frères Musulmans se battent pour leur propre compte, multipliant provocations et coups de main en sourdine. Néanmoins, l’appareil d’etat n’est pas démantelé: l’armée espère au contraire le rétablir dans sa pleine puissance répressive. A l’inverse, une issue favorable pour la révolution égyptienne ne pourrait être trouvée sans affrontement avec lui, en vue de le briser.
Mais le prolétariat égyptien se dresse aujourd’hui dans des conditions politiques extrêmement difficiles : muselé et liquidé du temps de Nasser, à la fin des années 1950, le mouvement ouvrier doit repartir de zéro. Un début de reconstruction syndical s’est engagé et se poursuit dans le textile, les transports, la métallurgie... Mais pour qu’il se développe, il faut encore que la mobilisation spontanée des masses parvienne à tenir en échec les tentatives de restauration du régime dictatorial par l’armée et ses alliés. Entre exploités et exploiteurs, une course de vitesse est engagée.
Le problème se pose avec encore plus d’ampleur sur le plan politique : jamais, dans son histoire, le prolétariat égyptien n’a disposé d’un authentique parti ouvrier. Placé jusqu’à la seconde guerre mondiale sous la tutelle étouffante des nationalistes bourgeois, le prolétariat égyptien a vu, par la suite, les dirigeants staliniens liquider les possibilités de construction d’un tel parti en se soumettant, sur injonction du Kremlin, à la dictature de Nasser. Plusieurs tentatives de construire un parti ouvrier se font jour aujourd’hui en Egypte: elles sont embryonnaires et éparses. Seul le temps peut permettre que surgisse, éventuellement, de ce processus une force significative.
Or, les pas que la classe ouvrière égyptienne doit accomplir pour satisfaire ses revendications sont des pas de géants.


Nécessité d’un programme révolutionnaire


En effet, la situation de crise mondiale du capitalisme, le caractère profondément réactionnaire de l’Etat égyptien, de la bourgeoisie égyptienne totalement liée à l’impérialisme, ne permettront pas à la classe ouvrière égyptienne d’obtenir satisfaction sans en finir, non seulement avec la dictature, mais encore avec le capitalisme lui-même. La perspective d’un programme, et donc d’un parti, révolutionnaires se pose de manière immédiate. Il ne reviendra pas à cet article d’énumérer les éléments d’un tel programme : mais il est indispensable d’en indiquer la perspective fondamentale.
Un parti ouvrier révolutionnaire, lié aux masses, ne pourrait effectivement se construire que sur la base de l’intervention dans les luttes actuelles du prolétariat, en liant la satisfaction des revendications démocratiques et sociales à la question du pouvoir. Des mots d’ordres transitoires répondant aux aspirations des masses sur les salaires, les conditions de vie, le droit au savoir et à la culture, les soins, les droits des femmes et des minorités, les libertés démocratiques... doivent permettre de créer un pont entre ces aspirations et la question du contrôle ouvrier sur la production – qui suppose l’expropriation du capital - les prix, le pouvoir. Alors que des millions d’égyptiens ont scandé : « Le peuple veut la chute du régime », il s’agit de trouver le moyen d’en finir effectivement avec la dictature, le règne des généraux, et d’instaurer un gouvernement ouvrier.

De ce point de vue, la premier mot d’ordre qui devrait être défendu aujourd’hui est : A bas le gouvernement provisoire et le Conseil Suprême des Forces Armées issus de la dictature. Il s’agit d’y opposer la perspective d’une Assemblée Nationale Souveraine sur la base, par exemple, des comités de grève élus, des comités populaires, des syndicats. Un tel pouvoir, au service des travailleurs, de la jeunesse, de la paysannerie et des exploités, aurait pour tâche de rompre avec la tutelle impérialiste qui pille et exploite le pays. L’expérience de la place Tahrir, que des manifestants cherchent régulièrement à renouveler - et l’armée à étouffer - va spontanément dans ce sens : doter les masses d’organes de direction, en opposition au « gouvernement provisoire » et au CSFA.
Face à la tutelle meurtrière de l’armée, aux vélléités de consolidation de la police mise à mal par l’insurrection, le désarmement de la police, la liquidation de la sécurité préventive et l’armement du prolétariat sont des nécessités incontournables. Alors que, le 8 avril, des militaires ont avec courage rompu les rangs pour rejoindre les masses, la question de l’auto-organisation des soldats élisant leurs chefs et révoquant leurs généraux est posée.
Alors que l’armée et les islamistes s’appuient sur la perspective d’élections générales rapprochées – en septembre, à l’issue du mois de Ramadan ! – il s’agit d’évacuer l’idée que quoi que ce soit de positif pour les masses puisse sortir de ces élections sous tutelle militaire. A l’insurrection qui réclamait la fin de la dictature et l’abolition de la constitution, l’armée répond par une fin de non-recevoir. Avant comme après ces élections, la perspective qui se dessine, celle sur laquelle il faut faire fond, est celle de nouveaux affrontements entre les masses et l’appareil d’Etat issu de la dictature.
Alors que la crise mondiale du capitalisme ne cesse de s’approfondir, révélant le pourrissement extrême de ce mode de production, la portée de la crise révolutionnaire en Egypte, comme en Tunisie, est précisément d’annoncer le développement dans le monde entier de développements similaires. A ces mouvements n’existe qu’une réponse: le combat pour en finir avec le capitalisme lui-même, pour le socialisme.


Le 12 avril 2011

 

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