Accueil
Textes constitutifs  
Liens
Abonnement &
Contact

 

France

Situation française

Défense des acquis ouvriers

Echéances électorales

Enseignement public

Etudiants, Lycéens

Interventions, Suppléments

Leçons des luttes de classe

Syndicats, partis


International

Situation Internationale

Situation économique

Afrique

Amériques

Asie

Balkans

Europe

Guerres impérialistes

Moyen-Orient

URSS, Russie, Europe orientale

Article paru dans Combattre pour le Socialisme n°15 du 8 mars 2004

 

Note de lecture: un « Lénine » défiguré

 


Le 21 janvier 1924, Lénine mourait. Avec lui disparaissait ce « projectile historique d'une force inouïe » que décrivait Léon Trotsky en 1924, l'homme dont seule la présence a permis que la révolution d'octobre 1917 ait lieu, celui dont l'action politique obstinée pour construire le parti bolchevique, puis la troisième Internationale, a changé radicalement le cours de l'histoire mondiale, celui dont la disparition elle-même constitua un tournant politique majeur, permettant à la contre-révolution stalinienne d'engager la lutte au grand jour.

C'est à cet homme que Jean-Jacques Marie, historien et membre du Courant Communiste Internationaliste du Parti des Travailleurs dirigé par Pierre Lambert et Daniel Gluckstein, vient de consacrer un livre ( éditions Balland).

L'idée de publier un tel ouvrage était on ne peut plus pertinente, surtout s'il s'agissait, comme le laissait entendre  l'avant-propos de J-J.Marie, de faire ressortir toute l'actualité de sa pensée politique:
« Lénine ayant subordonné tous les aspects de son existence au but unique de sa vie (...) toute biographie de Lénine est d'abord une étude de sa pensée, de son action ».


« Seul un parti guidé par une théorie d'avant-garde peut remplir le rôle de combattant d'avant-garde» (Lénine)


Lénine a mis son existence entière, ses capacités intellectuelles hors du commun, sa volonté, au service du combat pour en finir avec le mode de production capitaliste, qui prenait en Russie les traits d'une des autocraties les plus détestables qui soient, le tsarisme, qu'il avait étudié jusque dans le détail en s'appuyant sur les théories de Marx (dans son livre Le développement du capitalisme en Russie). Vite investi dans les cercles social-démocrates, Lénine déploie une activité qui l'amène rapidement à la direction en exil de la social-démocratie révolutionnaire russe (autour du journal l'Iskra).

Il militera alors pour constituer un réel parti, nettement délimité et centralisé, ordonné autour de de la diffusion de son journal, comme seul outil possible de combat pour la Russie tsariste (ce qu'il exposera notamment dans Que Faire?). Au sein de ce parti, il mènera un travail d'agitateur tout autant que de théoricien (contre l'introduction de  l'idéalisme dans le parti dans Matérialisme et empiriocriticisme) pour sans cesse élever le niveau général du parti et celui de son organe de presse.

Participant de premier plan aux débats de la social-démocratie internationale, de la Deuxième Internationale, il y luttera avec d'autres pour que celle-ci adopte une position internationaliste, de défaitisme révolutionnaire, face aux guerres inter-impérialistes menaçantes, position que seul ou presque son parti bolchévique tiendra fermement après août 1914, avec ceux qui comme Karl Liebknecht proclamèrent à la face de leur gouvernement: « l'ennemi principal est dans notre propre pays ». C'est lui qui le premier affirmera la nécessité impérieuse de rompre avec la social démocratie, la deuxième Internationale, passée définitivement dans le camp de la défense de l'ordre bourgeois.

Lénine appréciera l'éclatement de la première guerre mondiale, non pas comme un accident de l'histoire, mais comme l'expression des tendances profondes au pourrissement de l'ensemble de l'économie capitaliste mondiale, entrée dans son époque impérialiste (L'impérialisme, stade suprême du capitalisme). En conséquence, il sera amené à réviser sa propre analyse de ce que serait la révolution russe à venir, abandonnant sa conception d'une révolution dirigée par la classe ouvrière et la paysannerie mais ne touchant pas pour l'essentiel à la propriété privée des moyens de production, pour rejoindre de facto la conception de Trotsky, celle de la « révolution permanente » (en particulier dans ses Thèses d'avril).

Préparant la prise du pouvoir, il sera amené a défendre et éclaircir dans  l'Etat et la révolution la conception marxiste de l'Etat contre ceux qui, tels Kautsky, principal théoricien de la social-démocratie d'alors, dissolvaient la question de l'Etat dans celle de la « démocratie » en général (« une phrase creuse de libéral pour duper les ouvriers » écrira Lénine). Après la prise du pouvoir, il sera amené à lutter contre les tenants de la ligne de la démocratie, sociaux-démocrates apeurés et contre-révolutionnaires avérés, qui reprochent au bolcheviques l'usage de la coercition pour défendre la révolution menacée La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. Lors du premier congrès de l'Internationale Communiste, c'est encore Lénine en personne qui défend les thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne.

Cherchant à constituer une réelle Internationale de partis communistes qui ne soient pas des clones serviles du parti russe, c'est Lénine qui mènera la lutte contre Le gauchisme, maladie infantile du communisme, l'auto-isolement loin des masses au sein de sectes - petites ou grosses - « pures » bardées de phrases révolutionnaires, et au sein de syndicats « rouges », tout comme il cherchera à empêcher l'afflux de carriéristes et opportunistes dans l'Internationale.

C'est lui qui, avec Trotsky, développera et défendra devant toute l'Internationale la politique de front unique des organisations ouvrières, tactique qui avait permis au parti bolchévique de devenir majoritaire dans les soviets en 1917 et qui permettra aux différents partis communistes, notamment le parti allemand (cf. CPS n°12) de postuler à leur tour à la prise du pouvoir.

Et c'est dans ces mêmes années où Lénine cherche à faire de l'Internationale Communiste l'instrument de développement de partis de masse, capables de poser en permanence la question du pouvoir, qu'il lutte à la tête de la jeune république des soviets pour sauver la révolution russe des dangers qui la menacent, les armées blanches, la famine, les scissions dans le parti, et enfin, dans son dernier combat, l'appareil d'Etat bureaucratique qui avec Staline s'est trouvé un représentant au sein du parti bolchévique et commence à manifester sa volonté de profiter pour son propre compte de la victoire emportée dans la guerre civile.

Nous ne faisons ici qu'évoquer les apports politiques les plus notoires de Lénine. Peu d'ouvrages se prêteraient mieux à leur étude, à l'évaluation de leur actualité, qu'une biographie de Lénine.

Des faits contre les falsificateurs


Une autre puissante motivation existe à une biographie de Lénine. Depuis plus de dix ans maintenant, Lénine est cloué au pilori. Calomnies, trucages, falsifications en font le responsable du stalinisme.  La bourgeoisie utilise les crimes de Staline et de ses héritiers pour expulser en fin de compte le socialisme lui-même du champ des possibles. Tout est bon pour amalgamer Lénine (et Trotsky) au stalinisme.

Voici un exemple significatif. Dans la revue l'Histoire, Stéphane Courtois, coordinateur du livre noir du communisme, directeur de recherches au CNRS, s'est livré à plusieurs reprises à une falsification éhontée du Testament politique de Lénine. Mentionnant ce texte dans des articles sur Trotsky (en septembre 2000) et Staline (en mars 2003), il le présente ainsi:« Lénine y passe en revue les militants susceptibles de diriger le Parti, plaçant en tête Staline » (l'Histoire n° 246). Point.

Et Courtois cache (comme Staline) la conclusion du testament, conclusion qui a valu à ce texte d'être censuré des décennies durant par la bureaucratie du Kremlin:
« Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste » 

Comment mieux illustrer la volonté fanatique de falsification de la part de ces prétendus « historiens »? Pour rendre Lénine responsable de Staline, il suffit... de faire disparaître les textes où Lénine combat Staline et la bureaucratie montante!

Un autre exemple de falsification. Lénine écrivait en 1919 au sujet de l'intelligentsia officielle de la Russie:
« Pour ces messieurs, 10 millions de tués dans la guerre impérialiste, c'est une cause qui mérite d'être soutenue (dans les faits, malgré des phrases doucereuses « contre » la guerre), mais la mort de centaines de milliers de personnes dans une guerre civile juste suscite des oh, des ah, des soupirs, des crises de nerfs (...) ces intellectuels laquais de la bourgeoisie, qui se prennent pour le cerveau de la nation, dans les faits ce n'est pas un cerveau, c'est de la merde » (Lénine, p.317)

Dans le Livre noir du communisme, page 805, Courtois reprenait cette citation... en l'expurgeant de la référence aux « 10 millions de tués de la guerre impérialiste »! Il en tirait la conclusion que Lénine avait un « profond mépris pour les plus éminents (sic!-Ndlr) de ses contemporains ».

Accordons à Courtois et ses pairs, souvent anciens staliniens qui ont gardé de leur passage au PCF ces méthodes intellectuelles répugnantes, que c'est à bon droit qu'ils peuvent se sentir visés même par ricochet par le mépris Lénine, eux qui n'ont et n'auront jamais un mot pour dénoncer les crimes de leur propre impérialisme, occupés à frétiller dans l'anticommunisme universitaire de saison.  Et souhaitons que l'expression de ce mépris sera une des mesures de l'élévation future du niveau de la pensée sociale.

Quid alors du livre de jean-Jacques Marie? 

Il y a à puiser dans ses pages pour trouver des éléments de réponse à la campagne menée contre Lénine. On y retrouve décrites les circonstances de la guerre civile, sa brutalité, sa sauvagerie, où les ennemis des bolchéviques comme le général monarchiste Kornilov déclarent (op cit., p.8) :« Même si nous devons brûler la moitié de la Russie et tuer les trois quarts de sa population pour la sauver, nous le ferons »  et agissent en conséquence.

De même, certaines phrases très violentes de Lénine utilisées contre lui aujourd'hui sont replacées dans leur contexte par J-J.Marie. Ainsi rapporte-t-il (p.374) que lors du X° congrès du Parti Communiste :
«  dans son emportement, il (Lénine) affirme nécessaire « d'installer des mitrailleuses » pour liquider les coupables de fractionnisme. Kissilec de l'opposition ouvrière bondit et proteste. Lénine s'excuse aussitôt: « Je regrette beaucoup d'avoir employé le mot « mitrailleuse » et je fais la promesse solennelle de ne plus employer à l'avenir de telles expressions imagées car elles effraient les gens pour rien (...) Personne n'a l'intention de tirer sur personne », ce qui [commente J-J.Marie] n'empêche pas nombre d'historiens d'affirmer que Lénine voulait vraiment fusiller Kissilev et Chliapnikov».

Mais les rares fois où Marie démonte explicitement telle ou telle falsification contre Lénine jouent le rôle de gouttes de miel dans un baril de goudron.

Des « omissions » incroyables


Ce Lénine présente des caractéristiques stupéfiantes pour un livre d'histoire. Voilà un ouvrage dans lequel on ne trouve nulle bibliographie, nulle chronologie, sans parler de notices biographiques des principaux personnages mentionnés. Même sa taille est ridicule: moins de 500 pages, deux fois moins que le Staline du même J-J. Marie.

Ce n'est pas tout. Pour seule référence des textes de Lénine, qu'il cite Jean-Jacques Marie donne des références quasiment invérifiables pour le commun des mortels, à savoir la 5ème édition des Oeuvres Complètes – sans presque jamais donner la date du texte cité, ni le titre de la brochure où de l'article d'où il est extrait. Malheur à qui chercherait le texte original!

Ainsi Jean-Jacques Marie aborde dans des termes particulièrement confus la question de la conception de la révolution russe à venir qu'avait Lénine en 1905. Trotsky, dans son Staline, estimait pour sa part:
« Un exposé critique de la conception révolutionnaire du bolchevisme devrait, de par la nature même des choses, avoir sa place dans une biographie de Lénine. ».

Et il rappelait qu'il existait trois conceptions de la révolution russe à venir: celle des mencheviques, prônant un soutien critique à la bourgeoisie libérale, celle des bolchéviques, une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie »  dirigeant le pays sans pour autant toucher à la propriété capitaliste, et celle de Trotsky, la « révolution permanente », qui se vérifiera en 1917 puisque c'est celle-ci qui affirmait dès 1905 qu'il serait impossible en Russie d'aller de l'avant sans aller vers l'expropriation du capital, et qu'il n'y avait pas de place pour une étape capitaliste, intermédiaire entre le tsarisme semi féodal et l'engagement dans la voie du socialisme.

Cette question est de première importance pour qui chercher à montrer que le stalinisme n'est pas la continuité de Lénine, alors que précisément c'est la lutte contre la « révolution permanente » qui servira de base théorique si l'on peut dire au stalinisme, jusqu'à l'invention par Staline du « socialisme en un seul pays » - et que c'est en notamment en empruntant aux vives polémiques entre Lénine et Trotsky sur la question de la théorie de la révolution permanente que Staline et ses complices chercheront à se présenter frauduleusement comme les héritiers politiques de Lénine contre Trotsky. Joffé, dirigeant bolchevique, oppositionnel au stalinisme, jugera essentiel, au moment même de mettre fin à ses jours,  d'écrire à Trotsky:

« Vous avez toujours eu raison en politique, depuis 1905, et je vous ai répété plus d'une fois ce que j'avais entendu de mes propres oreilles: Lénine reconnaissait que même en 1905 ce n'était pas lui qui avait raison, que c'était vous. Au moment de mourir, on ne ment pas, et je vous redis une fois de plus la même chose... »

De tout ceci on ne parlera pas dans ce Lénine. Alors que Lénine a écrit longuement et publiquement sur sa conception de la révolution russe, Marie décide de citer deux textes « inachevés », ne mentionne pas la brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution ... de Lénine et noie tous les problèmes en sortant (p.100) un article de Lénine dans lequel celui-ci emploie l'expression « révolution ininterrompue » (sans même daigner donner le titre de cet article ne serait-ce qu'en note, à savoir « l'attitude de la social-démocratie à l'égard du mouvement paysan »).

On ne peut être naïf. Jean-Jacques Marie, tout comme ses camarades de la direction du PT qui assurent une large promotion en interne à ce livre, ne sont pas des débutants, ni – en tout cas pour Jean-Jacques Marie – des ignorants. Difficile de ne pas croire que c'est délibérément qu'ils passent la politique de Lénine à la moulinette et au jeu de piste des citations invérifiables.

Ainsi comment expliquer que la politique du front unique des organisations ouvrières, appliquée d'abord par le parti bolchévique en 1917 pour gagner la majorité, généralisée à toute l'Internationale Communiste sur la base de l'expérience du parti allemand (cf. à ce sujet l'article paru dans CPS n°12) au terme d'une lutte que Lénine mena au premier rang, soit évacuée en trois petites lignes de la page 385, avec des guillemets? Simplement par l'hostilité de la direction Gluckstein/Lambert du PT à cette politique, hostilité d'autant plus vive que le PT est issu de la destruction du Parti Communiste Internationaliste qui, lui, fut construit en appliquant la politique définie par Lénine et Trotsky pour l'Internationale au début des années 1920.

Ce n'est pas le manque de place mais un choix: J-J.Marie s'attarde, à plusieurs reprises (pp. 81, 87, 383 et 393) sur l'attitude de Lénine envers les sectes religieuses,  la religion.

L'impérialisme selon Lénine ...


Il est néanmoins un point politique que jean-Jacques Marie prend la peine de développer dans son livre: la conception qu'avait Lénine de L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Il n'eût pas été difficile en la matière de reprendre le texte: Lénine  avait concentré les conclusions de sa brochure en cinq points :

« Sans oublier ce qu'il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d'un phénomène dans l'intégralité de son développement, devons-nous donner de l'impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants :
1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce "capital financier", d'une oligarchie financière; 3) l'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d'unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »
 

Lénine précisait encore, plus loin:
« L'impérialisme est l'époque du capital financier et des monopoles qui portent en tous lieux des tendances à la domination et non à la liberté. Réaction sur tout la ligne quel que soit le régime politique aggravation extrême des antagonismes en présence dans ce domaine également; tel est le résultat de ces tendances. De même se renforcent particulièrement l'oppression nationale et la tendance aux annexions, c'est-à-dire à la violation de l'indépendance nationale (car l'annexion n'est rien d'autre qu'une violation du droit des nations à disposer d'elles-mêmes). » 

... et selon la direction du PT


Au lieu de citer ceci, J-J.Marie prend une place équivalente pour faire passer en contrebande une contrefaçon, la conception que le PT a de L'impérialisme, émaillant à peine son propos de fragments de citations.

Résultat (p.161), on lit que l'impérialisme serait « marqué par la domination du capital financier sur le capital industriel » (...) « l'incapacité à développer les forces productives à l'échelle de la planète ». J-J.Marie poursuit en faisant l'exégèse du mot « putrefaction » qu'emploie effectivement Lénine.
«  Par « putrefaction » il suggère le développement du pillage et de la spéculation, la destruction des forces productives dans la lutte féroce entre capitalisme nationaux pour la conquête des marchés, le développement de capital fictif, ne correspondant à aucune production de marchandise. Enfin la domination destructrice du capital financier sur le capital industriel exigera le rétrécissement puis la liquidation de la démocratie parlementaire au profit de formes autoritaires de gouvernement. »

Dans sa conclusion - c'est dire l'importance qu'il lui accorde - Marie réduit l'actualité de Lénine à l'Impérialisme... du moins à cette conception frelatée qu'il enrichit encore, si l'on ose dire, en affirmant que le capitalisme accuse les traits suivants que Lénine ... aurait « décrits »:

« subordination totale du capital industriel au capital bancaire; destruction des forces productives par une desindustrialisation accélérée; développement fantastique d'une spéculation financière ne correspondant à aucune production de marchandises et du capital fictif sous des formes mafieuses; dépérissement de toutes les institutions démocratiques au profit d'organismes dictatoriaux (du Fonds Monétaire international aux commissaires européens) »

et encore:
« mise en cause de l'existence des Etats-nations et retour aux nations féodales; pillage destructeur du monde entier par l'impérialisme américain »

Tout ceci, selon J-J.Marie, Lénine le « suggère ». A ce compte-là, ce n'est pas de la suggestion, mais de l'hypnotisme, et les médiums sont au 87 rue du faubourg saint Denis, siège du PT, à commencer par le premier d'entre eux, Daniel Gluckstein, auteur d'un livre titré Mondialisation et lutte des classes que Marie paraphrase au lieu de Lénine. Ce qui aboutit à une sorte de jeu des sept erreurs entre l'original et la mauvaise copie.

Lénine affirme que l'impérialisme, c'est la réaction sur toute la ligne, « quel que soit le régime politique ». La direction du PT affirme le contraire: l'impérialisme est contradictoire à la « démocratie parlementaire » et aux « institutions démocratiques » au profit « d'organismes dictatoriaux » (les dirigeants du PT sont fort évasifs sur la nature des « institutions démocratiques » qui seraient remplacées par la dictature des commissaires européens et du FMI: s'agit-il de la Cinquième République? De la monarchie espagnole installée par Franco? Mystère!)

Lénine précise que les monopoles sont issus de la « fusion du capital industriel avec le capital bancaire ». Le PT considère qu'il n'y a pas « fusion », mais domination de l'un (industriel) par l'autre (bancaire).

Lénine souligne le renforcement de l'oppression nationale et le rôle que joue le partage du monde entre les grandes puissances capitalistes; le PT lui défend les « Etats-nations » et ne vise nommément qu'un seul impérialisme: l'impérialisme américain.

D'autres remarques ne peuvent être développées ici (ainsi, jamais Lénine n'emploie l'expression de « forces productives » dans L'impérialisme).
Mais ce que dit la direction du PT, c'est qu'il faut défendre la « démocratie parlementaire », le « bon » capitalisme industriel contre le capital bancaire, et l'Etat-nation français contre l'impérialisme américain et ses relais que seraient les commissaires européens. Voilà pourquoi elle a besoin de passer sous silence ou de falsifier les positions de Lénine.

Celui-ci soulignait en conclusion de sa brochure sur l'impérialisme que face à ce phénomène, deux positions étaient possibles: soit pousser les tendances de l'impérialisme au bout, vers le socialisme, soit au contraire adopter une position réactionnaire essayant de préserver l'ancien capitalisme face aux monopoles et l'oligarchie financière. Est-il besoin de dire pourquoi la direction du PT préfère ne pas mentionner cette conclusion?

Lénine,  la « démocratie parlementaire», les « institutions démocratiques »


Il est tout simplement scandaleux de vouloir faire de Lénine un émule de la « ligne de la démocratie » qui est celle de la direction du Parti des Travailleurs depuis 1984, année lors de laquelle ce qui était alors la direction du PCI découvrit qu'il y fallait promouvoir la « démocratie » contre le bonapartisme, démocratie comprise comme « une forme politique de domination de classe de la bourgeoisie » (cf. rapport préparatoire au 28° congrès du PCI de 1984), donc la démocratie parlementaire.

On sait ce que Lénine pensait des partisans de la « démocratie » en général:

« Il est naturel qu'un libéral parle de « démocratie » en général. Un marxiste ne manquera jamais de demander : ...Pour quelle classe ? » « La « démocratie pure » n'est qu'une phrase mensongère de libéral qui cherche à duper les ouvriers. » (La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, chapitre 2).

Cela ne semble pas empêcher Jean-Jacques Marie, nous l'avons vu, d'affirmer (victime d'une « suggestion » de ses camarades dirigeants du PT) que Lénine constaterait que l'impérialisme entraîne la disparition de la « démocratie parlementaire » et des « institutions démocratiques ».

Or, non seulement Lénine n'a pas constaté, ni écrit, que l'impérialisme entraînait la disparition de la « démocratie parlementaire ». Mais de plus il en avait une appréciation nette, celle de Marx, du parlementarisme bourgeois:

« Décider périodiquement, pour un certain nombre d'années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l'essence véritable du parlementarisme bourgeois, non seulement dans les monarchies constitutionnelles parlementaires, mais encore dans les républiques les plus démocratiques. » (L'Etat et la révolution, chapitre III, section 3)

Lors du 1er congrès de l'Internationale Communiste,c'est Lénine en personne qui présentait des Thèses sur la dictature prolétarienne et la démocratie bourgeoise dans lesquelles est établi ce qui suit:
« L'histoire du XIX° siècle et du XX° siècle nous a montré, même avant la guerre, ce qu'était la fameuse démocratie pure sous le régime capitaliste. Les marxistes ont toujours répété que plus la démocratie était développée, plus elle était pure, plus aussi devait être vive, acharnée et impitoyable la lutte des classes, et plus apparaissait purement le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie. L'affaire Dreyfus de la France républicaine, les violences sanglantes des détachements soudoyés et armés par les capitalistes contre les grévistes dans la république libre et démocratique d'Amérique, ces faits et des milliers d'autres semblables découvrent cette vérité qu'essaye en vain de cacher la bourgeoisie, que c'est précisément dans les républiques les plus démocratiques que règnent en réalité la terreur et la dictature de la bourgeoisie, terreur et dictature qui apparaissent ouvertement chaque fois qu'il semble aux exploiteurs que le pouvoir du capital commence à être ébranlé.

La guerre impérialiste de 1914-1918 a définitivement manifesté, même aux yeux des ouvriers non éclairés, ce vrai caractère de la démocratie bourgeoise, même dans les républiques les plus libres – comme caractère de dictature bourgeoise. »

Le Lénine de Marie mentionne certes l'existence de ces thèses (p.305, sur dix lignes) mais expurgées  des notions ci dessous (parlementarisme, démocratie « pure » etc.) – pas plus qu'il ne mentionne l'existence de l'ouvrage La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. 

On imagine le mépris railleur avec lequel Lénine aurait accueilli l'introduction de pleurs sur les « institutions démocratiques » et la « démocratie parlementaire » dans un ouvrage lui étant consacré.

De  la « République (bourgeoise) une et indivisible »


Pourquoi s'arrêter en si mauvais chemin? a dû se dire Jean-Jacques Marie. Le PT a comme slogan aujourd'hui la défense de la « République une et indivisible » contre l'Union Européenne et les Régions? Et bien, qu'à cela ne tienne, Lénine aussi!  Et Jean-Jacques Marie d'écrire dans un passage (p.73) consacré au Que Faire? de Lénine, ceci:

« Aussi [Lénine] définit-il le social-démocrate comme un « jacobin, lié indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe ». Le jacobin, c'est le révolutionnaire (bourgeois) organisé, intransigeant, qui va jusqu'au bout: jusqu'à la condamnation à mort du roi et de la reine, jusqu'à la proclamation de la République une et indivisible et du maximum sur les prix contre les accapareurs et les spéculateurs afin de nourri les sans-culottes, jusqu'à la création du Comité de salut public pour combattre les royalistes, les fédéralistes, les Anglais, les Prussiens, les Autrichiens et jusqu'à la terreur.

C'est cet héritage que Lénine revendique. »

Quel tableau grossier de la révolution française est offert ici! Mais restons-en à Lénine. « Omission » regrettable de l'auteur : la citation de Lénine sur les « jacobins » ne figure pas dans Que Faire?. Drôle de manière de revendiquer un héritage, il est vrai, que de ne pas  mentionner une seule fois le terme de « jacobin » dans un ouvrage si important!

Cette citation est issue d'une brochure intitulée Un pas en avant, deux pas en arrière, qui rend compte de la scission de 1903 entre bolchéviques et menchéviques. Mais encore, elle vient d'un passage du chapitre « l'opportunisme en matière d'organisation » dans lequel Lénine rappelle:
« La division de l'actuelle social­-démocratie en aile révolutionnaire et aile opportuniste a depuis longtemps déjà, et pas seulement en Russie, donné lieu à des « analogies historiques empruntées à l'époque de la Grande Révolution française ». Axelrod n'ignore pas, vraisemblablement, que les Girondins de l'actuelle social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de « jacobinisme », « blanquisme », etc., pour caractériser leurs adversaires. »

Avant de poursuivre:
« Les « paroles terribles » : jacobinisme, etc., n'expriment absolument rien, si ce n'est de l'opportunisme. Le Jacobin lié indissolublement à l'organisation du prolétariat, conscient de ses intérêts de classe, c'est justement le social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui soupire après les professeurs et les collégiens, qui redoute la dictature du prolétariat, qui rêve à la valeur absolue des revendications démocratiques, c'est justement l'opportuniste. »

Ce « girondin » là que fustige Lénine doit être un ancêtre des lambertistes d'aujourd'hui. Quant à la « République une et indivisible », mieux vaut se reporter au livre de Lénine l'Etat et la révolution pour voir ce que Lénine  met sous ce vocable, une fois entendu qu'il s'agit de lutter contre les monarchies et le féodalisme. Dans le chapitre IV,  section 4, on trouve ce passage dont chaque mot doit être un véritable poison pour la direction du PT qui a fait du centralisme étatique une vertu absolue sous couvert du combat - nécessaire  - à mener en France aujourd'hui contre la régionalisation, et qui semble oublier que la « République » dans laquelle nous vivons est la Cinquième République, régime de type bonapartiste issu du coup d'état du général de Gaulle en 1958.

"Le centralisme, pour Engels, n'exclut pas du tout une large autonomie administrative locale qui, à condition que les "communes" et les régions défendent de leur plein gré l'unité de l'Etat, supprime incontestablement tout bureaucratisme et tout "commandement" par en haut.

Ainsi donc, République unitaire, écrit Engels en développant les vues sur l'Etat qui doivent être à la base d'un programme marxiste. Mais pas dans le sens de la République française d'aujourd'hui, qui n'est pas autre chose que l'Empire sans empereur fondé en 1798. De 1792 à 1798, chaque département français, chaque commune (Gemeinde ) eut sa complète autonomie administrative, sur le modèle américain, et c'est ce qu'il nous faut avoir de même.

Comment organiser cette autonomie et comment on peut se passer de la bureaucratie, c'est ce que nous ont montré l'Amérique et la première République française; et c'est ce que nous montrent encore aujourd'hui l'Australie, le Canada et les autres colonies anglaises. (...) Aussi Engels propose-t-il de formuler comme suit l'article du programme relatif à l'autonomie : "Administration autonome complète dans la province, le district et la commune par des fonctionnaires élus au suffrage universel. Suppression de toutes les autorités locales et provinciales nommées par l'Etat."

« On ne peut aller de l'avant si l'on craint d'aller au socialisme » (Lénine)


Un tel livre est d'une certaine manière un témoignage accablant de la dégénérescence politique de la direction du PT qui sans cesse ignore ou défigure les enseignements de Lénine, à tel point qu'on finit par se ne plus pouvoir faire la part entre les trucages délibérés et la simple ignorance.

Ainsi, voici la manière dont est traité l'ouvrage L'Etat et la Révolution. Jean-Jacques Marie semble confondre ce qui est un ouvrage théorique sur la question de l'Etat avec un programme d'action (au point d'écrire que pour Lénine: « L'Etat et la révolution n'a de sens que si la révolution l'emporte en Europe » (p.200), ce qui ne veut tout simplement rien dire concernant un ouvrage de ce type, un ouvrage théorique. Mais la confusion est volontaire.

 Il s'agit d'aboutir à ceci (p.199):
« Lénine n'évoque alors aucun changement ni dans les rapports de propriété (l'abrogation de la propriété privée) ni dans les rapports de production. Mais le recensement, le contrôle et la répartition exercés après octobre 1917 par les Soviets ou les comités d'usine mettront en cause les privilèges des possédants, à savoir la libre disposition des marchandises qu'ils produisent (...) les propositions de Lénine le privant de ses prérogatives le pousseront à tenter de les récupérer en entravant et sabotant une production dont la libre disposition lui échappe. Ce sera un facteur de guerre civile. »

On se demande si Jean-Jacques Marie a jamais lu. L'Etat et la révolution n'est pas un manifeste, et n'a pas pour but premier de proposer des mesures immédiates. Cela n'empêche pas Lénine d'y écrire  (chapitre V, section 4):
« Jusqu'à l'avènement de la phase «supérieure» du communisme , les socialistes réclament de la société et de l'Etat qu'ils exercent le contrôle le plus rigoureux sur la mesure de travail et la mesure de consommation; mais ce contrôle doit commencer par l'expropriation des capitalistes, par le contrôle des ouvriers sur les capitalistes, et il doit être exercé non par l'Etat des fonctionnaires mais par l'Etat des ouvriers armés. »

Et la direction du PT ose affirmer que ce n'est pas là « envisager  de changement dans les rapports de propriété »! Et s'il est question des mesures immédiates prônées par Lénine en 1917, il suffisait de se reporter aux deux programmes d'actions qu'il a rédigés juste après l'Etat et la révolution, à savoir Les tâches du prolétariat dans notre révolution et La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. La conclusion de ces programmes, qui proposent maintes mesures répondant aux besoins des masses et pour cela mettant en cause la propriété privée des moyens de production, peut être laissée à Lénine: « on ne saurait aller de l'avant si l'on craint d'aller au socialisme ».

Cette phrase figure en tête de notre bulletin. Non seulement parce qu'elle est toujours totalement d'actualité, mais encore parce que c'est en défense de cette orientation que Stéphane Just a été exclu en 1984 et a constitué un groupe autour du bulletin Combattre pour le Socialisme, contre l'abandon de cette ligne fondamentale, celle de Marx et Engels, de Lénine, de Trotsky, par la direction d'alors du PCI (aujourd'hui du PT), cette dernière ne reculant devant aucun trucage pour essayer de présenter son orientation comme étant fidèle au marxisme.

C'est hélas dans cette tradition politique que J-J.Marie a placé son Lénine et c'est ce qui explique le caractère fondamental de cet ouvrage: la doctrine de Lénine y est, consciemment, défigurée, parce que l'exposer dans sa vérité c'est caractériser la politique du PT comme étrangère au communisme. Combien révélatrice à cet égard est l'affirmation faite selon laquelle Lénine ne propose pas en 1917 de mesures relevant de l'expropriation du capital: ceci est la politique, non de Lénine, mais du PT qui a depuis longtemps renoncé au combat pour le socialisme autrement qu'en paroles les dimanches et les jours de fêtes, ce à quoi lui servira maintenant ce Lénine frelaté.

Certes, la stature de Lénine, la discipline qu'il s'est imposé, le combat opiniâtre qu'il a mené, sa personnalité, sont d'une telle envergure que même dans le livre de jean-Jacques Marie elles transparaissent. Mais pour les militants d'aujourd'hui et de demain, qui ont et auront besoin des armes politiques forgées par Lénine et qui se tourneront vers lui par dessus la campagne acharnée pour en faire l'incarnation du mal absolu, un tel ouvrage est du poison, une sorte de nouvelle et tardive illustration de ce que Lénine lui-même écrivait en préface de l'Etat et la révolution :

« Il arrive aujourd'hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d'une fois dans l'histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies.

Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C'est sur cette façon d'"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd'hui "Marxistes" - ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore spécialisés dans l'extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent d'un Marx "national-allemand", qui aurait éduqué ces associations ouvrières si admirablement organisées pour la conduite d'une guerre de rapine !

Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d'abord de rétablir la doctrine de Marx sur l'Etat. » 

Cette tâche qui valait pour la doctrine de Marx vaut pour celle de Lénine.


Le 21 février 2004

 

Haut de la page