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Article publié dans Combattre pour le Socialisme n°8 (90) de mai 2002

 

Argentine: actualité brûlante
du combat pour le gouvernement ouvrier

 

"Que se vayan todos!" ("Qu'ils s'en aillent tous!")


Dix-neuf décembre 2001. Les travailleurs argentins ont subi depuis l'été des mesures particulièrement brutales prises par le président De la Rua et son ministre des finances Domingo Cavallo. La baisse de 13% des salaires et pensions le 11 juillet de cette même année. Le gel des dépôts bancaires le 3 décembre ("corralito"). Un nouveau plan d'austérité est annoncé le huit décembre, qui, au nom du "déficit zéro", programme une terrible réduction de 18,6% des dépenses publiques. Après bientôt quatre années de récession économique, dans un pays au bord de la cessation de paiement, la nourriture vient à manquer, ainsi que de nombreux médicaments. A partir d'un appel à la grève générale d'une journée lancé conjointement par les deux CGT argentines et la CTA pour le 13 décembre, un mouvement conjoint de manifestations et de pillages de magasins démarre dans certaines villes de province, s'étend à des villes comme Rosario et Cordoba avant de toucher la capitale et ville décisive du pays, Buenos Aires.

  Le président, Fernando De la Rua, annonce alors l'instauration de l'Etat de siège au soir du dix-neuf décembre. La réaction des masses argentines est de multiplier leurs manifestations, par centaines de milliers dans tout le pays et notamment des dizaines de milliers à Buenos Aires qui convergent vers le palais présidentiel. L'armée ouvre le feu. On dénombre des dizaines de morts, des centaines de blessés, des milliers d'arrestations arbitraires. Mais la mobilisation redouble face à la répression. Dans toutes les villes et encore à Buenos Aires, les manifestations redoublent. La casa rosada, palais présidentiel, est encerclée par les manifestants. Cavallo démissionne. Fernando De la Rua, dirigeant du parti Radical, appelle le Parti Justicialiste (péroniste) à la rescousse, lui proposant de constituer un gouvernement d'Union nationale. Il essuie un refus. Il ne lui reste plus qu'à s'enfuir en hélicoptère de son palais. Ce vingt décembre, les masses d'Argentine ont fait chuter par leur action un gouvernement bourgeois.

  Cinq mois plus tard, en dépit de ce point d'appui fondamental que constituent la victoire politique des journées de décembre lors desquelles le prolétariat argentin a pu mesurer sa force, rien n'est réglé, et il s'enfonce jour après jour dans la misère. Pour le mesurer, il suffit de se reporter à cet extrait de Libération du 4 mai 2002.

Aujourd'hui, 15 millions d'Argentins, soit la moitié de la population, vivent à la limite ou en deçà du seuil de pauvreté. Si l'inflation annuelle atteint les 70 %, ils seront 20 millions en fin d'année. Depuis quatre mois, plus de 10 000 personnes par jour viennent gonfler la sinistre statistique. Pas seulement des nouveaux chômeurs, mais aussi des gens dont les salaires sont réduits, rognés par l'inflation. Aujourd'hui, la moitié des salariés gagnent moins de 400 pesos par mois (137 euros), alors que l'indice de pauvreté se situe désormais à 485 pesos mensuels (166 euros) pour une famille de 4 personnes. Parmi les plus pauvres, la désertion scolaire atteint jusqu'à 15 %. «Dans ma classe, témoigne Mariana, institutrice dans la banlieue sud de Buenos Aires, nous avons déjà relevé six cas de malnutrition, mais nous en suspectons bien plus. Certains gamins s'évanouissent de faim.» Chaque matin, à la porte du marché central de Buenos Aires, des centaines de personnes fouillent les poubelles, rattrapent les déchets des fruits et légumes. Dans les boutiques, les rayons des produits importés sont vides, et dans les pharmacies, beaucoup de médicaments ne sont plus en vente.

  Commencer à répondre aux problèmes politiques exige d'apprécier correctement comment ce pays en est arrivé à une telle situation de ruine (d'autant que la crise économique est riche d'enseignements bien au-delà de l'Argentine), quels sont les moyens de la bourgeoisie argentine et de ses maîtres impérialistes pour tenter s'en sortir, et comment les masses en Argentine, pourraient surmonter les obstacles (absence de parti et de syndicats ouvriers, confusion politique) dressés devant eux pour répondre positivement à l'exigence figurant derrière la tribune installée Plaza de Mayo lors d'une des manifestations du premier mai à Buenos Aires "Assez de la faim et de la misère – qu'ils s'en aillent tous – que les travailleurs gouvernent"


Un pays ruiné par l'impérialisme


Il peut sembler incroyable que l'on meure de faim dans un pays comme l'Argentine. Durant des années, et en particulier la première moitié du 20° siècle, on pouvait facilement comparer superficiellement ce pays avec l'Australie ou encore la Nouvelle-Zélande. En fait, L'Argentine s'était insérée dans le marché mondial comme exportateur agricole. Lors de la crise économique dislocatrice des années 30, la bourgeoisie argentine s'employa à réaliser un début d'industrialisation – qui s'est traduite par le développement d'une classe ouvrière combative (menant une première grève générale en 1935) et très vite organisée dans sa confédération CGT. L'Argentine ne demeurait pas moins un pays dominé, fondamentalement dépendant de l'impérialisme, quoiqu'ayant une indépendance formelle depuis 1826.

  A partir de la fin 1945, le général Peron s'empare du pouvoir, et instaure, sur la base de la subordination totale du mouvement ouvrier, un régime bonapartiste nationaliste, cherchant à s'émanciper partiellement de la tutelle de l'impérialisme (nationalisations, refus des accords de Bretton-Woods, refus de soutenir l'impérialisme américain pendant la guerre de Corée). Mais, incapable de s'émanciper réellement de l'impérialisme, d'une part, et d'autre part ne pouvant durablement bâillonner la classe ouvrière, son régime s'affaiblit. Il est renversé par les militaires en 1955 avec la bénédiction de Washington, et s'exile en Espagne où Franco l'accueille. C'est la remontée des luttes ouvrières, s'inscrivant dans la nouvelle période de la révolution prolétarienne mondiale ouverte en 68, qui va affaiblir la dictature militaire de manière décisive. En 1969 se déclenche le Cordobazo, grève générale à caractère insurrectionnel à Cordobà, deuxième ville du pays. En 1973, la bourgeoisie argentine négocie avec Péron son retour. Décédé en 1974, sa femme lui succède. Mais la situation est toujours incontrôlable. En 1975, c'est à Rosario que démarre une nouvelle grève générale.

Avec le soutien de l'impérialisme US, et appuyé sur l'écrasement des masses au Chili sous la dictature de Pinochet, une junte de bouchers galonnés s'installe en 1976 et va procéder à une répression effroyable (exécutions sommaires, "disparitions", etc). 

  Tout comme au Chili, cette junte de serviteurs zélés de l'impérialisme va réaliser totalement les volontés de l'impérialisme en matière de dérèglementation, d'ouverture de l'Argentine aux capitaux et marchandises. Cette étape de soumission accrue s'inscrit dans le cadre de la résurgence de la crise économique récurrente du mode de production capitaliste, qui accroît la pression sur les pays dominés, et se traduit aussi à partir de la fin de la convertibilité du dollar, par le développement vertigineux d'une masse de capitaux fictifs, flottants et spéculatifs. C'est dans ces années de dictature (lors desquelles Domingo Cavallo, ministre des finances en décembre 2001, dirige la banque centrale) que l'endettement de l'Argentine prend son essor (de 8 à 44 milliards de dollars). Quand, en 1982, l'impérialisme américain modifie le mode de financement de l'économie capitaliste et passe à une politique "monétariste" de hauts taux d'intérêts, l'Argentine, comme tous les pays d'Amérique latine, est frappée par la crise de la dette. A bout de souffle, la clique militaire s'engage dans l'aventure guerrière des Malouines, utilisant la revendication par ailleurs légitime de l'expulsion de l'impérialisme britannique de ces îles. Sa défaite annonce sa chute prochaine. En 1983, l'armée cède la place au Parti Radical, parti traditionnel de la bourgeoisie argentine. R.Alfonsin devient président. 


Les bons élèves du F.M.I. mènent le pays à la faillite  


L'argentine post-dictature a été qualifiée à plusieurs reprise de "bonne élève du FMI". De fait, sous la direction du parti radical, les masses vont voir leur niveau de vie et leurs conditions d'existence se dégrader profondément. Les gouvernements du parti Radical (UCR) vont utiliser la planche à billet pour faire face aux échéances financières, notamment de la dette des Shylock impérialistes. En 1989, après plusieurs plans et changement de monnaie, l'inflation frôle les … 4 900%!

  A partir des années 90, les péronistes revenus au pouvoir (Carlos Menem sera président jusqu'en 1999) rompent avec la politique de la planche à billets. Tout est fait pour attirer les capitaux flottants. Le peso est arrimé au dollar, la parité devant garantir la stabilité nécessaire aux "investisseurs", tandis que tout obstacle à la pénétration des capitaux étrangers est balayé. Parallèlement, une vague de privatisations totale est engagée. Tout y passe: la Sécurité Sociale, les transports, la distribution d’eau, les banques, etc. Aujourd'hui, l'essentiel des grandes entreprises du pays est sous contrôle des groupes américains, espagnols, britanniques mais aussi français (notamment dans la grande distribution). Va de pair avec ce mouvement la casse des quelques garanties collectives des travailleurs argentins, l'accroissement de la pauvreté, etc. Le Monde diplomatique d’octobre 1999, donne des éléments du "désastreux bilan du ménèmisme":

« (…) Durant les deux derniers gouvernements, le démantèlement du système de protection sociale s’aggrava. L’enseignement public, véritable orgueil national et modèle naguère envié par les Etats-Unis est quasiment en ruine. (…) Les mécanismes d’aide sociale sont en faillite : des milliers de retraités, qui touchent entre 600 et 900 francs mensuels, protestent chaque semaine (…) »

  C'est ce que les économistes bourgeois vont baptiser le "miracle argentin". La croissance du PIB va effectivement osciller entre 1990 et 1994 de 6 à 10% par an. Mais cette croissance résulte d'abord un véritable processus de pillage du pays par les carnassiers capitalistes des pays dominants. Dans le même temps, malgré les recettes des privatisations et les investissements étrangers, la dette publique croît encore.


De la récession à la banqueroute: une expression aiguë de toute la situation économique mondiale


A chaque crise économique et financière, comme celles qui ont frappé le Mexique en 1995, l'Asie du sud-est en 1997, la Russie et le Brésil en 1998, la Turquie et évidemment l'Argentine en 2000, on trouve toujours de doctes experts pour expliquer que c'est telle ou telle caractéristique du pays frappé qui explique la crise. Le mode de production capitaliste ne serait pas en cause, mais, ici "l'aveuglement des pouvoirs publics", là, en Argentine, "la corruption".

  Pour ce qui est de l'Argentine, la corruption atteint sans doute des niveaux records, et est plus voyante et anarchique que dans la Vème République française. Mais la crise argentine au contraire est une expression et une conséquence de la marche de l'ensemble de la planète à la ruine (si le prolétariat mondial ne pouvait l'empêcher). En 1995, c'est la crise financière au Mexique qui frappe l'ensemble des économies d'Amérique Latine, soumises aux possesseurs de capitaux dont les appétits s'exacerbent. L'Argentine connaît alors une première plongée dans la récession. Puis la crise de surproduction et de surspéculation partie d'Asie du sud-est qui va s'étendre à la Russie puis au Brésil en 1998 va la mettre  à genoux (le Brésil absorbe à lui seul un tiers des exportations argentines). Le ralentissement de la croissance américaine et, à sa suite, de l'économie mondiale en 2001, ont porté le coup de grâce à ce pays dominé et dépendant. Depuis 1998 en réalité, l'économie argentine est sur les genoux et peine à retrouver son souffle. Ce qui tira la croissance du début des années 90 est devenu en retour un fardeau épouvantable.

  Incapable d'augmenter significativement le taux d'exploitation de la classe ouvrière, la bourgeoisie nationale, privée qui plus est de débouchés à l'exportation, a vu la dollarisation de l'économie, si séduisante quand il s'agissait d'accueillir les investissements étrangers, se transformer en véritable noeud coulant passé sur la gorge du pays.

  Quand le Brésil, suite à la crise de 1998, dut dévaluer sa monnaie de 40%, concurrence terrible pour les exportations argentines, et malgré une offensive brutale contre les salaires, retraites, le droit du travail, la bourgeoisie argentine ne put trouver d'issue. La hausse du dollar qui suivit aggrava encore les choses. Dans le fond de l'affaire, la parité monétaire avec les Etats Unis compte-tenu du gouffre qui sépare ces deux économies était à la longue intenable. D'autant que, à la différence du Brésil, les gouvernements argentins, sur les conseils du FMI, avaient contracté une dette pour l'essentiel en devises étrangères. Le recul de la production industrielle, des profits, et ses répercussions sur toute la société, rendait le paiement de la dette et le maintien de la parité intenable. Pour preuve, l'apparition de "monnaies de singe" (bons, etc.) dans les provinces pour payer les fonctionnaires, les pensions, les gouvernements provinciaux étant bien incapables de sortir des dollars de leurs caisses vides.

  Avec un endettement atteignant 45% du PIB (ce qui soit dit en passant n'a rien d'exceptionnel), un déficit budgétaire maintenu autour de 3% (mais évidemment lié aux … intérêts de la dette qui en dévore la part du lion) et une croissance économique en panne, les caisses de l'Etat bourgeois argentin se sont vidées inexorablement.

  La faillite officielle qui a résulté de cette situation doit servir d'avertissement à tous les prolétariats: car les caractéristiques financières et économiques de l'Argentine se retrouvent non seulement dans tous les pays dominés par l'impérialisme, mais sont aussi celles, toutes choses égales par ailleurs, des grandes puissances capitalistes. Le mode de production capitaliste est un régime banqueroutier, dont la faillite frauduleuse a été proclamée le 15 août 1971 avec la fin de la convertibilité du dollar en or. La prochaine crise économique mondiale sérieuse aura parmi ses conséquences l'effondrement de bien d'autres Argentine, sinon même celle de pays capitalistes dominants. Et les conséquences pour les masses seront catastrophiques.


Tango au dessus du gouffre


En décembre 2000, le FMI injecte encore 39,7 milliards de dollars pour empêcher la cessation de paiement. Mais encore faut-il arriver à limiter partiellement les déséquilibres, et en particulier atteindre l'objectif d'un "déficit budgétaire zéro". En mars, le président de la Rua annonce un nouveau plan d'austérité. Il sera salué aussitôt, comme lors des années précédentes, par d'importantes grèves sans lendemain mais qui témoigne de la persistance de l'obstacle à tout réel "assainissement" pour les capitalistes: la résistance du prolétariat. De la Rua fait appel le 19 mars à Domingo Cavallo, auquel le parlement vote les "pouvoirs spéciaux" lui permettant d'agir sans rendre de compte. Il rajoute au plan d'austérité des mesures douanières contre le Brésil, des allègements de charges pour les patrons, et est chargé de renégocier la dette avec le FMI, ce à quoi il parviendra en partie. Le 27 avril … nouveau plan d'austérité! 

  Le 11 juillet, pour atteindre le "déficit zéro", les salaires et pensions supérieurs à 500 pesos (ou dollars) sont baissés de 13%. Le 29 août, nouvelle grève et manifestations massives. Mais la mesure est maintenue.

  Le 14 octobre se tiennent les élections législatives (lors desquelles la moitié seulement du parlement est renouvelé…). Elles sont marquées par une sévère défaite des Radicaux, et sont remportées par les péronistes. Quinze jours après, les rats commencent à quitter le navire: le "Frepaso" (front pour un pays solidaire, qualifié de "centre-gauche" et lié à la centrale "syndicale" CTA) quitte le gouvernement. Jusqu'au bout, le gouvernement De la Rua-Cavallo poursuit.: le 3 décembre, il instaure une limitation des mouvements de capitaux et surtout le "corralito" (petit enclos), limitant drastiquement les retraits en liquide dans les banques. En clair, l'épargne des argentins est gelée. Le 5 décembre, le FMI refuse de verser des crédits prévus. Le 8 décembre, nouveau plan d'austérité avec la baisse de 18,6% des dépenses publiques. Le 13, c'est la grève générale à l'appel des trois centrales (les deux CGT et la CTA), septième du genre depuis l'élection de De la Rua, qui amène au renversement du gouvernement les 19 et 20 décembre.

  Est alors nommé comme président le péroniste Saa. Bien que brève, sa prestation va illustrer à quel point la bourgeoisie argentine est elle-même aux abois. Saa va en effet annoncer, mais c'était là inévitable, la suspension (pas l'annulation, donc) du paiement de la dette. En réalité, depuis décembre, les traites n'étaient plus honorées de facto. Mais Saa proposait également d'utiliser le budget du service de la dette pour créer un million "d'emplois", pour relancer l'économie; il annonça également la création d'une nouvelle monnaie, l'Argentino, se substituant aux "monnaies" régionales, certaines nationalisations. Le tout en maintenant le corralito, le peso convertible, et dans la perspective d'élections présidentielles en mars. Que cet avatar de péronisme ressurgisse en ce début janvier montre combien la bourgeoisie argentine ne sait plus à quel saint se vouer. Mais il était hors de question pour l'impérialisme de tolérer de telles ruades de la part de ses vassaux. Bien que ce programme respecte scrupuleusement la propriété capitaliste, cette fuite en avant ne lui était pas acceptable. Aussi Saa se trouva-t-il lâché par les barons péronistes, et, lors d'une des manifestations quotidiennes vers la présidence, la protection policière du palais présidentiel fut-elle ôtée. Son palais pris d'assaut et envahi, sans soutien suffisant dans la classe dirigeante et au parlement, Saa jetait l'éponge. Le 1er janvier, un gouvernement d'Union nationale Péronistes-Radicaux-Frepaso dirigé par Edouard Duhalde était constitué, les élections présidentielles de mars étant quant à elles annulées. Le 6 une "loi d'urgence économique" abandonnait la parité peso-dollar, tout en maintenant le corralito, et aussi le moratoire sur le paiement de la dette publique. Tandis que les depôts bancaires et les salaires des travailleurs se voyaient "pésifiés", c'est à dire amputés par la dévaluation (de 50% en quelques jours, et il faut aujourd'hui trois pesos pour un dollar), Duhalde précisait que les dettes des entreprises seraient aussi soumises à la pesification, autrement dit allégées…


Résistance d'un prolétariat désarmé politiquement


Pour la bourgeoisie compradore d'Argentine, rien n'est réglé. D'une part, elle continue de se débattre comme un poisson hors de l'eau devant les exigences écrasantes de ses bailleurs de fonds impérialistes. Le 24 avril, le ministre des finances de Duhalde, Lenicov, démissionnait suite au refus du parlement d'adopter son plan de sortie du corralito, plan dont la Tribune du 25 avril estimait qu'il

"organise une spoliation que l'on veut la moins douloureuse possible pour les épargnants tout en permettant de sauver les banques".

  Ce plan était l'œuvre d'un ministre dont la Tribune rappelle qu'il "faisait de la recherche d'un accord avec le FMI l'axe central de sa politique économique". Mais le même quotidien précisait qu'à Washington,

"FMI et Trésor américain seraient d'accord pour faire un double exemple du cas argentin: d'une nouvelle politique, moins laxiste, d'une part; du traitement qui attend les pays "peu responsables" , d'autre part".

  En particulier, l'Argentine est mise à l'index pour ne pas avoir honoré sa dette. La Tribune précise en effet:

"qu'est-ce qui empêcherait le Brésil [qui lui a reçu une nouvelle aide financière pour éviter la contagion – Ndlr] ou la Corée de faire de même? S'inquiète-t-on à Washington."

  Mais, surtout depuis les 19 et 20 décembre 2001, la bourgeoisie argentine, en plus d'être frappée par le marteau du FMI, a sous elle l'enclume du prolétariat argentin dont la résistance, malgré les coups terribles qu'il a reçu, est à la racine des problèmes pour les capitalistes corrompus qui dirigent le pays.

  Cette résistance n'a pas commencé en décembre. Il a été mentionné la multitude de grèves générales d'une journée appelées par les syndicats CGT et CTA. On pourrait aussi mentionner celle d'août 1996 qui avait paralysé le pays contre Menem. Il faut aussi indiquer que parmi les chômeurs s'est développé un mouvement, celui des "Piqueteros", travailleurs sans emploi qui manifestent en coupant des routes. Pour autant, il ne faut pas surestimer ce mouvement. Lors de son premier congrès, le 24 juillet 2001, congrès dominé par la CTA:

"les dirigeants responsables de l’Assemblée étaient clairs et catégoriques. Les barrages devaient réunir quatre conditions : êtres massifs, pacifiques, multisectoriels et se trouver près d’une voie de contournement pour ne pas porter préjudice aux travailleurs devant circuler. Ainsi, on éviterait l’accusation gouvernementale concernant la liberté de circuler."

  Selon Inprecor, revue de l'organisation internationale de la LCR pabliste, qui commentait:

"Les piqueteros savent, sans trop de théorisation, que dans le rapport de forces actuel, il est très difficile d’agir dans les centres de production et d’accumulation du capital. Ils portent donc l’affrontement au niveau de la distribution et de la circulation des marchandises et des personnes, ce qui entrave la réalisation des profits."

  Ce qu'il en est du "rapport de forces actuel" a dû amener les pablistes à réviser leur propre jugement. Ils n'en sont plus à ça près. Mais par contre il est un fait incontestable: dans l'ensemble, la classe ouvrière argentine n'a pas engagé de combats sur son terrain de classe. Les deux entreprises passées sous contrôle ouvrier (avant les évènements de décembre), Zanon (céramique) et Bruckman (textile) font figure d'exception.

  C'est que la classe ouvrière, et plus largement, le prolétariat et les masses populaires argentines, sont face à une situation dans laquelle elles ne disposent d'aucune organisation de classe qu'elles puissent utiliser pour s'ouvrir aisément une perspective politique. Les élections du 14 octobre 2001 en ont témoigné. Alors que le vote est obligatoire en Argentine, l'abstention a dépassé les 26%, tandis que s'accumulaient au fond des urnes 21% de votes blancs ou nuls. Mais les résultats des suffrages exprimés ont été: 37,4% pour les péronistes, 23,1% pour l'alliance entre le parti Radical et le Frepaso, les autres listes étant loin derrière. Soit une victoire électorale pour les partis bourgeois.

  Bien sûr, il faut noter tout de même le score de la "gauche unie" qui rassemble le PC argentin et le MST débris du parti moréniste, principal courant historique se réclamant frauduleusement du trotskysme en Argentine (3,5%), celui du Parti ouvrier à la dénomination prétentieuse et de facto mensongère, qui fut lié quelques années au combat pour la reconstruction de la quatrième internationale (2,0%, doublant ses voix en deux ans), du Parti Socialiste des Travailleurs (0,7%), et du parti de Luis Zamora, ancien dirigeant moréniste très connu (1,0%). Plus important, à Buenos Aires, le Parti Ouvrier, Zamora, ont dépassé dans certaines zones les 10%, obtenant des députés. Mais fondamentalement, tout en exprimant son rejet des partis bourgeois et de leur politique, le prolétariat argentin n'en est pas moins demeuré à la lisière de ces élections, ne pouvant y poser la question du pouvoir. Pis encore, il n'existe pas d'organisations syndicales ouvrières en Argentine.


Un mouvement ouvrier à reconstruire


Quand Peron prend le pouvoir en 1945, il engage une offensive d'intégration du mouvement ouvrier argentin (la CGT) à l'Etat bourgeois. Le Parti Travailliste fondé juste auparavant, avec sa bénédiction, par des militants CGT, est intégré en 1946 au "parti unique de la révolution", qui devient en 1947 le "parti justicialiste". L'intégration de ce parti, qui n'a jamais été un authentique parti ouvrier, est une première étape vers la destruction de la CGT en tant qu'organisation syndicale de classe. Dès 1945 (quand Peron est secrétaire d'Etat au travail et affirme "sans discipline syndicale, les masses sont impossibles à contrôler"), des mesures de "reconnaissance" des syndicats sont prises, distinguant ceux qui sont habilités à négocier et les autres, qui vont être pris en main directement par des agents du gouvernement avant que d'être intégrés à la CGT. Puis le droit de grève est remis en cause.  En 1949, la CGT soutien cette décision, et s'incorpore de manière organique au parti justicialiste, parti bonapartiste bourgeois. Enfin, en 1950, la syndicalisation devient obligatoire dans le secteur public, qui occupe une place centrale après la vague de nationalisations. C'est l'Etat et les patrons qui prélèvent et reversent les cotisations, les prébendes, aux appareils syndicaux. Le congrès de la CGT qui se tient la même année adopte de nouveaux statuts et entérine la destruction de la CGT en tant qu'organisation ouvrière, au profit d'un "syndicat" qui est en fait devenu un ministère du travail bis, foyer de corruption et de gangstérisme.

Dans les années 90, la décomposition de la bourgeoisie argentine, sa crise, se traduisent également par des crises au sein de la CGT. En 1991, une première scission donne naissance à la CTA, basée essentiellement dans la fonction publique. Liée notamment aux secteurs de l'Eglise catholique qui prônent la "théologie de la libération", la CTA sera reconnue officiellement en 1997 et à ce titre participe de la redistribution des prébendes, de la syndicalisation obligatoire. En 1994, une seconde scission se produit, donnant naissance à la CGT "rebelde" dirigée par H.Moyano, liée aux secteurs du péronisme qui ont porté brièvement Saa à la présidence de la République. Il est évident, compte-tenu des circonstances politiques dans lesquelles ces organisations ont vu le jour, qu'il ne s'agit pas là d'éléments de reconstruction du mouvement syndical ouvrier, ces organisations sont tout aussi bourgeoises que la traditionnelle CGT péroniste.


Les masses à la recherche d'une issue politique: les assemblées populaires


C'est dans ces conditions que, cherchant à combattre les gouvernements bourgeois en l'absence de toute organisation politique, se sont constituées dans le cours du mouvement du prolétariat argentin les "Assemblées populaires", assemblées de quartier. Au nombre de quelques dizaines fin décembre, essentiellement sur Buenos Aires, ces assemblées, regroupant sur une base géographique quelques centaines de participants, se sont étendues à tous le pays. Courant avril, on en comptait plus de 500, essentiellement dans les grandes villes. Ce sont elles qui appellent aux manifestations dites "cacerolazos", lors desquelles les habitants défilent en frappant sur leurs ustensiles de cuisine. Elles existent essentiellement dans les quartiers populaires, et sont socialement surtout composées de ces couches du prolétariat que sont les employés, les fonctionnaires. Mais la participation de la classe ouvrière en tant que telle demeure très faible.

  Dès l'apparition et le développement de ces organes nés des nécessités du combat, ceux-ci sont devenus un enjeu décisif de la lutte des classes en Argentine. La CTA, grâce à son discours "gauche", et l'Eglise catholique, ont lutté et luttent pour transformer ces assemblées de quartiers en association "d'entraide" de voisinage, et luttent avec un efficacité hélas certaine pour interdire aux partis politiques d'apparaître en tant que tels lors des manifestations convoquées par les assemblées populaires. 

  Malgré tout, la centralisation de ces assemblées s'est développée. A Buenos Aires, tous les dimanches se réunit une assemblée "interquartiers" adoptant résolutions et plans d'action, en lien avec les piqueteros notamment, et souvent en présence de syndicats tels ceux des chemins de fer. Mais il a fallu attendre le 17 mars pour que se tienne la première assemblée populaire nationale. A ce moment, on constatait déjà que le nombre des participants aux assemblées de quartiers baissait. N'étaient représentées par ailleurs à cette réunion "que" 150 assemblées populaires, de Buenos Aires, bien sûr, mais aussi des autres villes importantes que sont Rosario et Cordoba. 

  Pourquoi assiste-t-on à ce reflux partiel et peut-être provisoire? C'est faute de toute réponse politique à la question du pouvoir. La responsabilité des principales des innombrables formations d'extrême-gauche d'Argentine est énorme à cet égard. Celles-ci, et notamment le MST, PO et le PST, sont orientées sur la ligne de la convocation d'une Assemblée Constituante. A l'évidence, une telle orientation s'oppose à la perspective du développement des organismes d'auto-organisation des masses argentines, développement qui n'aurait de sens et ne peut se produire que dans la perspective de la lutte pour le pouvoir. Le 17 février, pourtant, au sommet jusqu'ici du développement des assemblées populaires, l'Assemblée interquartiers de Buenos Aires se prononçait en faveur d'un gouvernement des Assemblées populaires. Cette perspective pouvait donner une nouvelle et décisive impulsion à la formation de ces assemblées, vers leur transformation en véritables conseils, base éventuelle du pouvoir ouvrier en Argentine. Ce à quoi s'opposèrent les formations citées ci-dessus. De même, elles se désintéressent de la mise en œuvre des résolutions préconisant que ces Assemblées commencent à prendre en charge des tâches de ravitaillement, de distribution de nourriture et de médicaments, etc. c'est à dire à l'apparition d'éléments de contrôle ouvrier.

  Aussi le 17 mars, la résolution adoptée lors de l'Assemblée populaire nationale sur la question du pouvoir est la suivante:

"Pour un gouvernement des assemblées populaires associées aux travailleurs et aux piqueteros, appliquant le programme adopté par l'Assemblée nationale interquartiers et convoquent une assemblée constituante libre, souveraine et démocratique"

Autrement dit, les pseudo-trotskystes argentins ont réussi à faire adopter par les Assemblées populaires qu'elles ne sauraient prendre le pouvoir … que dans la perspective de s'en défaire aussitôt au profit d'une "Assemblée constituante". Ce mot d'ordre démocratique (qui plus est dans un pays où les libertés démocratiques, bien que bafouées, existent plus que formellement) est mis en travers du développement ultérieur du mouvement des masses. Au combat pour le pouvoir et le gouvernement ouvrier est substitué une perspective électoraliste, proposant aux travailleurs de s'en remettre aux urnes, et ne répondant en aucun cas à la question du pouvoir, question essentielle.


Le chemin vers le gouvernement ouvrier


L'Assemblée populaire nationale du 17 mars a cependant adopté un programme qui en de nombreux points est celui que seul un gouvernement ouvrier pourrait mettre en œuvre en Argentine.

  Citons notamment:

"- Refus de la dette extérieure; nationalisation de la banque et du commerce extérieur;

-renationalisation sans indemnité des entreprises privatisées;

-étatisation des usines fermées, sous contrôle ouvrier;

 -plus aucun licenciement;

-indexation des salaires et pensions sur les prix;

-annulation de la baisse de 13% des salaires et des pensions;

-annulation du corralito;

 -réduction de la journée de travail à 6 heures par jour sans perte de salaire;

-arrêt des subventions gouvernementales au patronat et utilisation de l'argent pour la santé et l'éducation;

-rejet du budget 2002;

-le jugement des responsables de la répression depuis 1976"

  Outre l'absence de réponse à la question décisive du pouvoir, qui peut se traduire par le combat pour un gouvernement émanant des Assemblées populaires, manque à ce programme un de ses corollaires: qu'elles mettent en oeuvre le contrôle ouvrier sur le ravitaillement et la production. Sans cette perspective, le programme adopté, aussi correct soit-il, reste en grande partie platonique. La classe ouvrière argentine ne peut pas ne pas le sentir, ce qui explique (outre le poids des deux CGT et de la CTA, la répression policière – notamment des grévistes dans l'enseignement) qu'elle soit aujourd'hui encore dans l'expectative, et que le développement d'organismes du type des assemblées populaires soit encore limité (car ce développement ne peut se réaliser que sur la ligne du combat pour le pouvoir).

  Combattre aujourd'hui sur cette orientation est indispensable, et une telle agitation doit être reliée au combat pour la construction d'un authentique parti ouvrier combattant pour le pouvoir. La situation est plus que favorable à ce que des pas vers la création d'un tel parti soient réalisés, mais encore une fois toutes les forces politiques existantes en Argentine s'opposent à ce mot d'ordre, soient qu'elles se prennent pour le parti ouvrier (PO), soit qu'elles s'opposent à la création de ce parti. Tel est pourtant une des tâches les plus vitales de l'heure: permettre aux travailleurs argentins de poser leur candidature au pouvoir et de mettre un terme à la catastrophe économique qui s'abat sur eux en organisant la production et le ravitaillement selon leurs besoins, expropriant le capital pour ce faire et mettant sur pied un plan de production et de distribution élaboré et contrôlé par les travailleurs eux-mêmes. Tel serait le chemin vers le gouvernement ouvrier, combattant pour le socialisme, dans la perspective d'Etats-Unis Socialistes d'Amérique Latine.

  Ajoutons enfin qu'outre la défense de cette perspective politique, la responsabilité du mouvement ouvrier en France est de dénoncer le pillage de l'Argentine notamment par les groupes capitalistes français, et, pour commencer, d'exiger l'annulation pure et simple de la dette publique Argentine.


 

Le 6 mai 2002

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