Article paru dans Combattre pour le
Socialisme n°53 de juin 1994
Un bouleversement en Afrique du Sud
Le
mardi 26 avril commençait, pour la première fois en Afrique du Sud, des
élections ouvertes à la population noire, majoritaire dans le pays. Le 10 mai,
Mandela était proclamé président de l'Afrique du Sud, premier président noir
dans l'histoire de ce pays. Après quarante-cinq années d'un Apartheid
institutionnel succédant lui-même à plus de deux siècles de colonialisme, c'est
un bouleversement considérable ; mais parce que ni la nature de l'état ni la
situation économique et sociale des masses noires opprimées n'ont changé, ce
bouleversement en prépare nécessairement d'autres.
Un vote massif
Vingt-sept
partis se présentaient à ces élections, mais dix-neuf seulement au niveau
national. Les six plus importants étaient l'ANC (Congrès National Africain)
dirigé par Mandela, le PN (Parti National, au pouvoir depuis 1948, dirigé par
De Klerk), l'Inkatha (organisation vassale du pouvoir blanc, constituée sur des
bases tribales) dirigée par Buthelezi, le Parti Démocratique (DP, parti
bourgeois), le Front de la liberté (FF, scission du regroupement néo-nazi)
conduit par le général Viljoen, et le PAC (Pan Africanist Congress),
organisation nationaliste qui se veut "radicale", s'est engagée en
Avril 1993 seulement dans le processus électoral. Le NP, l'Inkatha, le DP, le
FF défendent, bien sûr l'Etat blanc colonial et la propriété capitaliste.
L'ANC
et le PAC se sont engagés à respecter cet appareil d'Etat, y intégrant leurs
propres milices ; ils affirment vouloir respecter la propriété privée des
moyens de production, ont même abandonné tout projet de nationalisation et
envisagent seulement une certaine intervention économique de l'Etat.
Ces
six organisations étaient susceptibles, selon les sondages, de dépasser le
seuil des 5% de votants, seuil qui donnait le droit de participer au prochain
gouvernement.
Se
sont ajoutées à celles-ci une kyrielle d'organisations souvent de création
récente et qui, presque toutes, ont en commun de défendre le capitalisme et le
fédéralisme, ce point visant à garantir l'existence d'un sanctuaire blanc et
d'un sanctuaire zoulou. Font exceptions deux groupes se réclamant du
socialisme. Quant à l'AZAPO, elle ne se présentait pas à ces élections.
Les
bureaux de vote, ouverts le 26 avril, devaient être clos le 28 ; mais la
pagaille et les irrégularités ont été telles que dans certaines régions les
électeurs n'ont pu voter et qu'il a été décidé de prolonger ces élections de 24
heures dans six anciens bantoustans, dont le Transkeï et le Kwazoulou.
Au
Transkeï, dont le président a été démis quelques semaines auparavant, la moitié
au moins des 1,7 millions d'électeurs, généralement favorables à l'ANC, n'a pas
de cartes d'identité valables. Au Natal, les milices zouloues contrôlent par la
terreur l'ensemble des zones rurales. Jusqu'au dernier moment, elles ont
empêché la commission électorale d'envoyer des observateurs.
Quant au nombre total d'électeurs, estimé au départ à 22,7 millions, il
atteindrait finalement 23,5 millions, avec de brusques afflux imprévus dans
certaines régions…
Au
cours de ces quatre journées de vote, un fait est apparu incontestable : en
masse, la population noire est allée voter. Quelles qu'aient été par ailleurs
les caractéristiques de ces élections, les conditions dans lesquelles elles se
sont déroulées, le cadre constitutionnel pré-établi garantissant l'ordre
colonial, les programmes en présence, quelles qu'aient été les illusions dont
ce vote était chargé, il n'en reste pas moins que le vote fut massif. Faute
d'avoir pu interdire la politique de collaboration de l'ANC, faute que se soit
dégagée une issue politique distincte de celle proposée par l'ANC, faute de
parti révolutionnaire, les masses noires très largement majoritaires ont voté
en faveur de l'ANC.
Des résultats étonnants
Si
les élections ont duré quatre jours le dépouillement a pris plus de temps
encore. Le 2 avril, trois jours après la fin du scrutin, les premiers résultats
sont publiés, portant sur 7 millions de votes : l'ANC obtient 56%, ce qui est
anormalement faible ; le Parti National obtient 28% alors que la population
représente à peine 13% (mais les métis auraient voté pour le PN…). Ces
résultats doivent évoluer car le rythme du dépouillement varie selon les
régions : au Cap Ouest où dominent blancs et métis (2,4 millions d'électeurs),
56% des bulletins ont déjà été dépouillés donnant 62% au PN et 26% à l'ANC).
D'autres régions où domine l'ANC n'ont dépouillé que 10 ou 20% des votes.
Quant à l'Inkatha, s'il est crédité de 7,6% à l'échelle nationale, il s'attend
plus que jamais à perdre le contrôle du Kwazoulou : dans cette région, il
obtient certes 53,4% des votes, mais le résultat ne porte que sur 10% des
suffrages issus de régions qu'il contrôle et la région décisive de Durban ou
domine l'ANC n'a encore fourni aucun chiffre.
Le mardi matin, 11 millions de bulletins (50%) ont été dépouillés : l'ANC a
progressé (62,8%), le PN (23,1%) et l'Inkatha (6,7%) ont régressé. Sans doute
ces résultats intègrent-ils déjà une part de truquage au détriment de l'ANC,
mais avec l'attente des résultats de régions ou domine l'ANC, il faut
s'attendre à ce que l'ANC dépasse le seuil des 66%, que le PN ne recueille pas
20%, que l'Inkatha n'ait pas le contrôle du Kwazoulou : dans cette région, on
n'en est qu'à 20% de votes dépouillés… Si le dépouillement piétine, il apparaît
de plus en plus que les résultats sont sujets à caution : urnes bourrées,
bulletins de votes disparus, partialité ou absence des scrutateurs Mais
qu'importe au juge Kriegler, président de la commission électorale : "il est moins important de savoir si
les élections sont justes et libres que de voir les Sud Africains accepter leur
résultat comme verdict national de leur avenir".
Le
mercredi 4 mai, tout se bloque : l'élection de Mandela à la présidence, prévue
pour le 6 mai, est reportée au 9. Le dépouillement est particulièrement
difficile au Kwazoulou-Natal (4,5 millions d'habitants). Selon le Monde du 5
mai :
"Avant les élections, tous les sondages donnaient l'ANC largement
vainqueur au Natal. Une victoire conforme aux donnée sociologiques d'une région
où les ruraux, partisans traditionnels de l'Inkatha, sont minoritaires par
rapport aux citadins qui soutiennent plus volontiers l'ANC. C'est du reste sur
la base de ces pronostics que le chef de l'Inkatha, Mangosuthu Buthelezi, peu
désireux de perdre, avait longtemps refusé de participer à la consultation
électorale.
Or, le 30 avril, à la surprise des observateurs, les premiers chiffres
attribuaient à l'Inkatha une majorité de plus de 50%. Quand à l'organisation de
M. Mandela, elle atteignait alors à peine les 30%. Depuis, les urnes en
provenance des grandes cités noires des alentours de Durban, qui sont autant de
fiefs de l'ANC, sont parvenues aux centres de comptage. Et rien ne va plus.
"Nous sommes en position d'atteindre 55%", a déclaré mardi soir, un
haut responsable de l'ANC.
Ses concurrents de l'Inkatha ne l'entendent évidemment pas de la même oreille.
Sur le terrain, aucun des protagonistes n'est prêt à concéder victoire à
l'autre. Il va donc falloir négocier, c'est-à-dire décider du résultat
indépendamment du contenu des urnes".
Les négociations vont durer toute la journée mais, comme l'explique cyniquement
le juge Kriegler : "il n'y a pas de
raison d'être puriste, si les deux formations parviennent à un accord, nous
entérinerons".
Encore faut-il que les chiffres totaux et définitifs ne soient pas trop
contradictoires avec ceux qui ont déjà été publiés, et à ce que l'on pouvait en
déduire. La commission électorale va s'en charger.
Coup de théâtre
C'est
ce même jour qu'est faite l'annonce d'un "piratage informatique" dans
la collecte des résultats électoraux ; à cause de ce piratage, les résultats
publiés seraient inexacts, faussés de "2
à 4%". Mais on oublie d'annoncer au profit de qui… Comme l'écrit le
journal "Libération" : "c'est
sans précédent dans l'histoire d'une élection". Et le vendredi, toutes
les difficultés sont miraculeusement réglées, après concertation des trois
principaux partis : l'ANC l'emporte (ce qui est bien la moindre des choses) mais
avec seulement 62,65% des voix : Mandela et De Klerk, avec la commission, se
sont donc mis d'accord pour interdire que soit franchie par l'ANC la barre des
66%, qui aurait théoriquement permis à l'ANC de modifier, seule, la
constitution. Le PN obtient 20,39% des suffrages exprimés, juste ce qui était
nécessaire pour avoir droit au poste de vice-premier ministre (rappelons que
les sondages lui donnaient moins de 20%). L'Inkatha, qui pouvait s'attendre à
une sévère défaite, réalise entre le début et la fin du dépouillement un
remarquable bond en avant : avec 10,54%, il entre au gouvernement et surtout
conserve le contrôle du Natal où il est crédité de 50,3% des voix : la
direction de l'ANC a donc sacrifié cette région et ses militants qui resteront
soumis à la terreur orchestrée par l'Inkatha (2000 morts en 1993).
"Le Monde" lui-même, qui pourtant ne tarissait pas d'éloges pour
Mandela, De Klerk et la "démocratie", est obligé d'écrire:
"les résultats auraient-ils été "ajustés" au Natal de manière à
ce que l'Inkatha obtienne une petite majorité ? Auraient-ils été manipulés
de façon à ce que, à l'échelle nationale, l'ANC n'obtienne pas les deux tiers
d'élus nécessaires pour réécrire la Constitution ? Ou bien le Congrès
National Africain aurait-il "négocié" la victoire de l'Inkatha au
Natal contre la paix civile ? Le doute s'est insinué depuis que des
rumeurs ont fait état de rencontres entre états-majors, cette semaine à
Johannesburg (...)Pendant trois jours, les résultats provisoires restèrent
gelés. Puis vendredi, alors que les contentieux semblaient devoir prolonger
l'attente des résultats définitifs, ceux-ci étaient annoncés comme par
enchantement, et l'Inkatha réalisait un score inespéré, tant au niveau national
qu'au niveau régional."
Le juge Kriegler peut donc conclure que les élections ont été "substantiellement libres et
honnêtes", il y a accord pour ne pas les contester : "Les fraudes, et davantage encore les
erreurs, ont été nombreuses. Personne ne saura jamais les conséquences qu'elles
auraient eu sur les résultats si elles avaient été prises en compte. Mais
personne, non plus, n'a envie de le savoir (...) " écrit Le Monde du 8
mai.
De toute évidence, les résultats du PN et surtout de l'Inkatha ont été gonflés
au détriment de l'ANC ainsi, sans doute, que des petites listes : les sondages
prévoyaient pour le FF, le DP et le PAC un total de 17% (avec un poste de
ministre pour au moins deux d'entre eux) ; ils se retrouvent avec un total de
5,15% ! (soient : 2,17%, 1,73% et 1,25%).
La signification de ce trucage est importante ; tout avait été prévu pour
interdire à la majorité noire d'en finir avec l'Etat colonial, le capitalisme,
la domination économique et social de la bourgeoisie blanche : le principe
"1 homme - 1 voix" qui reconnaît des droits égaux à la minorité
blanche de colons et aux colonisés et par là même nie le droit des noirs à
décider seul de leur avenir et de leur pays ; la mise en place d'une
constitution négociée entre l'ANC et le parti au pouvoir, garantissant la
pérennité de l'appareil d'Etat blanc et du capitalisme ; l'obligation d'une
majorité de 66% au moins pour toute modification de cette constitution et la
mise en place d'un gouvernement d'union nationale interdisant à la majorité de
constituer un gouvernement cohérent même si elle avait obtenue 90% des voix.
Les "seuils" eux-mêmes avaient été fixés en fonction des forces
supposées des uns et des autres : 5% donnait droit à un poste de ministre, 20%
à un poste de vice-premier ministre.
Mais les masses noires, avec toutes leurs illusions, ont voté massivement et
bousculé ce dispositif : elles ont contraint le pouvoir blanc avec l'ANC à
manipuler grossièrement les résultats pour affaiblir l'écrasante victoire
électorale de l'ANC et préserver le dispositif politique échafaudé avant les
élections.
Faute d'une autre perspective politique, faute de parti révolutionnaire, les
masses se sont engouffrées dans ces élections, votant massivement pour l'ANC en
espérant par là résoudre la question du pouvoir.
Pour
ne pas l'avoir compris, l'AZAPO s'est, au moins pour un temps, marginalisée ;
elle pouvait utiliser ces élections pour réaffirmer l'exigence du pouvoir noir,
la nécessité d'exproprier le capital, de dissoudre les forces armées blanches
(ou alors: combattre sur cette perspective en expliquant que les conditions
politiques imposées étaient inacceptables et lui interdisaient de se
présenter). Elle ne l'a, semble-t-il, pas fait.
Le premier aboutissant d'un
processus
Ces
élections sont l'aboutissant d'un processus qui s'est ouvert le 11 février 1990
avec la libération de Mandela et l'ouverture de négociations entre le pouvoir
blanc et l'ANC dans l'objectif de réorganiser le mode de domination,
l'Apartheid instauré depuis 1948 ayant épuisé ses possibilités.
Les négociations conduites durant quatre ans furent difficiles : la
mobilisation des masses noires (grève générale, affrontements avec les milices
de l'Inkatha, avec les collaborateurs, la police blanche ; oppositions
puissantes au sein des organisations syndicales… ) a contraint l'ANC à de
longues interruptions des négociations officielles.
Mais peu à peu, la direction de l'ANC a pu s'engager sur le terrain choisi par
la bourgeoisie blanche : ayant dès l'origine rejeté l'exigence du pouvoir noir
et de l'expropriation du capital, elle a peu à peu capitulé abandonnant sa
propre ligne, renonçant à exiger une assemblée constituante, acceptant la
nécessité d'une majorité qualifiée, la mise en place d'une constitution
négociée, de pouvoirs fédéraux (lesquels garantissent des "sanctuaires"
aux Blancs et aux Zoulous)… Finalement, faute de pouvoir imposer l'exigence du
"pouvoir noir" les masses n'ont pu empêcher ce processus d'arriver à
son terme. tout au plus l'ont-elles ralenti. Durant cette phase initiale,
l'AZAPO pouvait jouer un rôle important ; originaire du mouvement pour la
Conscience Noire, cette organisation avait exprimé le plus clairement les
exigences du combat pour les libertés démocratiques, contre l'Apartheid, pour
le pouvoir noir, l'expropriation du capital, sans lesquels il n'y a pas de
libération possible.
Mais l'AZAPO s'est ralliée à l'orientation de l'ANC "un homme, une
voix", orientation de conciliation avec la bourgeoisie blanche ; en même
temps, constituée historiquement contre l'ANC et sa politique de trahison, elle
a été incapable de mener une politique exprimant en direction de l'ANC les
besoins et aspirations des masses.
L'ANC n'est pas une organisation ouvrière, c'est une organisation nationaliste
petite bourgeoise mais qui demeure la principale organisation noire, la principale
organisation que suit le prolétariat noir et qui contrôle avec l'aide du parti
stalinien la principale centrale syndicale, la COSATU.
L'AZAPO, dans la mesure où elle se situait sur le terrain de la révolution
prolétarienne, c'est-à-dire de la véritable lutte anti-impérialiste, pouvait
prendre en charge des mots d'ordre permettant aux masses de s'émanciper de la
politique de l'ANC : "rupture des négociations, rupture avec l'Etat
colonialiste blanc !", "que l'ANC combatte pour prendre le
pouvoir!". Cela ne fut pas fait.
Lorsqu'il apparut que le gouvernement blanc, avec l'appui de l'ANC et du PAC,
mettait en place le processus électoral, l'AZAPO appela à l'abstention active
tandis que les masses se tournait alors vers le vote pour l'ANC, ce qui ne signifiait
pas qu'elles approuvaient la politique antérieure de l'ANC ni qu'elles
renonçaient à l'exigence du pouvoir noir.
Durant la période 1990-1994, symétriquement à cette mobilisation des masses
noires, la radicalisation des blancs, en particulier des "petits
blancs" est allée croissante, s'exprimant par la montée en puissance du
Parti Conservateur opposé aux négociations avec l'ANC et le renforcement de
l'AWB, regroupement néo-nazi de Terreblanche ; par la multiplication des
actions terroristes contre les militants de l'ANC, par les menaces ouvertes de
s'opposer militairement aux élections. Cette radicalisation n'allait pas sans
tiraillement au sein des organisations les plus radicales dans la mesure où
elle conduisait à s'affronter à la politique décidée par la grande bourgeoisie
et mise en œuvre par De Klerk.
L'AVF (Front du peuple Afrikaaner) regroupait une vingtaine d'organisations
d'extrême droite. En septembre, l'un de ses dirigeants, le général Viljoen,
négocie avec l'ANC et le gouvernement. Mais il est désavoué et les négociations
sont rompues le 29 septembre.
En octobre est fondé l'Alliance de la Liberté (FA) regroupant l'Inkatha, l'AVF
et les dirigeants des deux bantoustans du Ciskeï et du Bophuthatswana.
Néanmoins, après que l'ANC et De Klerk ait adopté un projet de Constitution
intérimaire, les négociations reprennent et le journal Libération annonce sur
toute une page ( le 20 décembre 1993) que le lendemain sera signé un accord
entre l'AVF et l'ANC.
Las ! Le lendemain, l'AVF ne signe pas et Viljoen est une nouvelle fois
désavoué. En janvier 1994, l'Inkatha se prononce pour la rupture des
négociations, exigeant une plus grande autonomie des différentes provinces.
Le 31 janvier, lors d'un meeting d'extrême-droite à Prétoria, Viljoen se prononce
contre le boycott des élections ; il est hué et chassé de la tribune.
Le Monde du 18/2 écrit : "l'extrême-droite
blanche, de plus en plus dominée par sa composante la plus radicale, semble
avoir quitté la sphère des compromis".
Mais au même moment, Mandela fait de nouvelles et importantes concessions sur
la question du fédéralisme.
A ce moment, le chef du bantoustan du Ciskeï, tout en refusant toujours les
élections, a déjà quitté l'alliance : les policiers et fonctionnaires de son
"état" sont de plus en plus inquiets pour l'avenir de leurs salaires
et retraites…
Début février, l'agitation gagne également le Bophuthatswana, avec un mouvement
de grève des fonctionnaires sur des revendications de salaires, revendications
qui deviennent ouvertement politiques, le "président" Lucas Mangope
refusant toute élection.
Tournant au Bophuthatswana
Les
événements qui vont se dérouler dans ce bantoustan de 3,2 millions d'habitants
vont servir de test grandeur nature sur ce qui signifiait un affrontement, à ce
moment là, entre les masses noires et les milices armées des néo-nazis à
l'échelle de l'Afrique du Sud.
Le 9 mars, alors que les services publics, les enseignants, les fonctionnaires
sont en grève, certaines depuis un mois, des affrontements ont lieu entre les
étudiants et la police à l'université. Les manifestations se développent dans
la "capitale", des barricades sont dressées, la police tire, blessant
des dizaines de manifestants. Le Comité de grève des services publics appelle à
la grève générale illimitée tandis que l'AWB fait savoir qu'elle est prête à
envoyer ses milices pour aider Mangope.
Le 10 mars, la police et l'armée locales (qui sont composés de policiers et de
soldats noirs) basculent : à l'université, le face-à-face succède aux
affrontements puis la police fraternise avec les insurgés. Il est vrai que dans
la nuit, un certain nombre de maisons de policiers avaient été incendiées et
que les policiers s'inquiétaient aussi pour leurs salaires…
Le 10 mars au soir, Mangope appelle le général Viljoen à son secours, le
gouvernement d'Afrique du Sud refusant de déplacer l'armée. Dans la nuit, 2000
militants fortement armés prennent le contrôle de Mwabatho, la
"capitale". Viljoen débarque en hélicoptère… et, en quelques heures,
c'est la débâcle. La police du "Bop" intervient contre les groupes
néo-nazis qui se replient.
Politiquement, c'est un désastre pour l'extrême-droite qui doit désormais, et
pour un temps, renoncer à l'affrontement.
Le général Viljoen qui, le 4 mars, avait pris la précaution de s'inscrire pour
les élections, présentera une liste (FF), rejoint par le tiers des députés du
Parti Conservateur qui font scission du PC au lendemain du fiasco du
"Bop", tandis que le reste du CP refuse de participer aux élections.
L'Inkatha et Buthelezi sont alors isolés.
L'Inkatha rentre dans le
rang
Buthelezi
va s'accrocher jusqu'au bout à sa position de boycott. Le 28 mars, des milliers
de Zoulous en armes investissent le centre de Johannesburg, faisant régner la
terreur, s'attaquant au siège de l'ANC, tuant des dizaines de personnes. Mais
politiquement, c'est l'impasse.
Et De Klerk, de concert avec Mandela, proclame l'état de siège au Natal. La
chute de Mangope au "Bop", la démission du "président" du
Ciskeï, la participation d'une partie de l'extrême-droite aux élections,
conduisent finalement Buthelezi, au dernier moment, à s'inscrire dans le
processus électoral. A ces raisons s'ajoutent les nouvelles concessions faites
par Mandela et aussi, mais on ne l'apprendra que plus tard, un accord secret
avec De Klerk sur l'importante et décisive question des terres.
Un accord est signé le 19 Avril entre Mandela, De Klerk et Buthelezi. Il
entérina "l'institution, le statut et le rôle du roi constitutionnel des
Zoulous et du royaume du Kwazoulou" (article 3). Le lundi 25, le parlement
blanc intègre dans la constitution intérimaire cet article 3, l'article 4
prévoyant le recours à une "médiation internationale pour tous les
problèmes pendants relatifs au roi des Zoulous et à la Constitution".
Aussitôt Bill Clinton félicite les signataires. Alors que Mandela avait déjà
accepté la mise en place d'une constitution à caractère fédéral, il accepte
désormais un statut particulier pour le Natal lequel, quels que soient les
résultats des élections, sera dirigé par un "roi" lié à Buthelezi ;
en outre, la province ainsi offerte aux chefs tribaux zoulous est
considérablement plus vaste que l'ancien bantoustan zoulou. Cet accord
constitue donc une nouvelle trahison de Mandela, un cadeau offert à Buthelezi
alors que celui-ci était isolé et menacé d'un sort analogue à celui de son
confrère du "Bop" (même si son éviction aurait été infiniment plus
sanglante du fait des milliers de miliciens zoulous utilisés depuis des années
dans la guerre civile larvée conduite contre les militants noirs, ceux de l'ANC
en particulier).
En même temps, le fait que l'Inkatha, à la suite des néo-nazis blancs, ait dû
renoncer à interdire la mise en place des élections, est une défaite politique,
quelle que soit par ailleurs l'ampleur des concessions faites par Mandela et
quel que soit le caractère du scrutin : même si le dispositif mis en place par
De Klerk et Mandela à travers les négociations conduites depuis 1990 vise à
maintenir le même ordre social, à maintenir l'Etat colonialiste, il n'en reste
pas moins qu'il signifie que l'Apartheid traditionnel a fait son temps, qu'il
ne peut plus contenir les masses noires et que vouloir le maintenir ou le
restaurer aujourd'hui par la force, comme le projetaient les néo-nazis et
l'Inkatha, aurait ouvert la voie à la guerre civile et à un possible
effondrement de l'Etat colonialiste. Pour la bourgeoisie blanche, dussent les
petits-blancs en subir plus ou moins les conséquences, il s'agit avant tout de
réaménager le mode de domination pour préserver l'essentiel, avec l'appui de
l'ANC, face au mouvement des masses noires. Car, à la base de ce processus
contradictoire, il y a la formidable mobilisation des masses noires depuis plus
de trente ans.
On ne peut revenir en
arrière
Les
événements des dernières semaines et des quatre dernières années ne peuvent se
comprendre qu'en relation avec cette mobilisation qui , par vagues successives,
a ébranlé l'Apartheid et menacé, à terme, de jeter à bas l'Etat colonialiste:
grève générale en 1950 puis en 1956, manifestations à Sharpeville en 1960,
grèves sauvages en 1975 à Durban, manifestations et massacres à Soweto en 1976,
embrasant toute l'Afrique du Sud, vague d'émeutes en 1984, grève générale des
mineurs en 1987…
Dans ce processus, les travailleurs noirs et la jeunesse construisent de
puissantes organisations. Elles sont de plus en plus radicales, sans arriver
néanmoins à construire un parti révolutionnaire ni même un parti ouvrier
indépendant de la petite bourgeoisie noire.
Ainsi, en 1958, une partie des militants de l'ANC rejette la politique défendue
par la direction de l'ANC et le parti stalinien, politique concentrée dans la
"Charte pour la liberté" qui tourne le dos à l'exigence du pouvoir
noir ; ces militants créent le PAC (Pan Africanist Congress), réaffirment les
choix du peuple noir mais rejettent en même temps toute référence au marxisme
(cf CPS n°40).
Ainsi, à partir des mobilisations de 1973 et de 1976 se développent le
mouvement de la Conscience Noire et des syndicats de travailleurs noirs.
L'AZAPO qui en sera issue réaffirme l'exigence du pouvoir noir et aussi la
nécessité d'exproprier le capital pour en finir avec l'Apartheid, mettant en
évidence les liens indissolubles entre l'Etat colonialiste et le capitalisme,
l'impossibilité de "démocratiser" cet Etat.
Ainsi en 1985 est créé le puissant Congrès des Syndicats Sud-Africains
(COSATU). C'est cette organisation croissante du prolétariat noir qui a
contraint la bourgeoisie blanche à s'engager dans le processus qui conduit aux
élections d'Avril 1994 ; c'est l'absence de parti révolutionnaire du
prolétariat noir qui a permis que cette opération arrive à son terme.
Le nouveau gouvernement
Investi
le 10 mai, Mandela constitue alors le nouveau gouvernement : De Klerk est
second vice-président, six ministres sont membres du Parti National dont Pik
Botha (ancien ministre des affaires étrangères durant 16 ans), ministre des
mines et de l'énergie, et Derek Keys, homme de confiance de la bourgeoisie
financière et chargé du ministère des finances. Trois portefeuilles sont
confiés à l'Inkatha, dont celui de l'Intérieur (mais sans la police) à
Buthelezi, Mandela va même jusqu'à offrir un ministère au néo-nazi Viljoen qui
n'a pourtant pas obtenu 5%… Viljoen décline l'offre : il sait que l'essentiel
des bouleversements reste à venir.
Parmi les ministres issus de l'ANC, plusieurs sont officiellement membres du
parti stalinien.
L'appareil
d'Etat, l'armée, la police sont préservés ; en outre, les milices noires vont
être politiquement et organisationnellement liquidées par l'intégration au sein
de la police et de l'armée blanches de 8000 (voir 16000) guérilleros de l'ANC
et du PAC.
Dans chaque province, des gouvernements "d'union nationale" du même
type se mettent en place, l'Inkatha et la Parti National conservant chacun le
contrôle d'une province (le terme d'union nationale est d'ailleurs impropre :
ce ne sont pas seulement les partis représentant les classes différentes d'un
même peuple, mais c'est un assemblage niant les choix du peuple noir par
l'alliance avec le parti blanc et l'Etat colonialiste).
Et maintenant ?
En
dépit du tripatouillage des résultats électoraux, la victoire électorale de
l'ANC, l'élection de Mandela constituent pour les masses le triomphe de l'ANC.
Il est possible que les masses fassent crédit, pour un temps, à Mandela. Ce
crédit avait été fortement amputé durant les négociations, mais sa victoire
redonne à l'ANC, pour un temps, ce crédit sans pour autant faire disparaître
l'érosion antérieure. Les échéances vont obligatoirement venir. Tôt ou tard,
les masses noires exigeront la satisfaction des revendications et poseront la
question du pouvoir. Il est peu probable, si tant est qu'il soit réalisé, que
le "Programme de reconstruction et de développement" annoncé par
Mandela soit de nature à répondre aux aspirations des masses. En outre, la
question de la terre va devenir une question explosive. Or, à peine en place,
le gouvernement se trouve touché par une "affaire" embarrassante :
alors que le gouvernement de Mandela prévoyait de redistribuer aux paysans du
Natal 1,2 millions d'hectares administrés auparavant par le Kwazoulou, il
apparaît qu'un accord secret a accompagné la mise en place
"constitutionnelle" du roi des Zoulous : ces terres auraient été
"offertes" au roi des Zoulous, que ce roi et la chefferie
traditionnelle pourraient utiliser et gérer selon un droit de type féodal.
Mais c'est dans toute l'Afrique du Sud que la question va être posée.
La question du parti
révolutionnaire
Quels
que soient les combats à venir, inévitables, la question du parti
révolutionnaire reste entière. Les élections ne sont pas une fin, mais – parce
qu'il s'agit d'un ébranlement de toute l'Afrique du Sud – un commencement.
Néanmoins rien ne pourra être conclu si n'est pas construit un parti
révolutionnaire. Son engagement passe par la mise en avant, en particulier, de
mots d'ordres transitoires adaptés à la nouvelle situation : revendications
économiques (salaires, emplois, santé… ), réforme agraire, expropriation des
grands moyens de production, désarmement des milices blanches, de la police et
de l'armée blanches.
Tous ces mots d'ordre sont unifiés par l'existence d'une majorité de l'ANC.
L'ANC n'est pas une organisation ouvrière, c'est une organisation petite
bourgeoise dont le programme est un programme de défense du capitalisme et de
l'Etat colonial. Mais il s'agit de la lutte du peuple noir pour son
indépendance nationale, d'un de ces pays où des mots d'ordre comme celui
d'Assemblée nationale souveraine ou constituante peuvent être nécessaires, alors
que de tels mots d'ordre sont inacceptables dans les pays où ont eu lieu des
révolutions bourgeoises, où les questions de l'indépendance nationale, des
libertés démocratiques, de la terre ont été résolues. La majorité acquise par
l'ANC exprime la volonté des masses noires que soit réalisé le pouvoir noir.
Alors !
L'ANC a la majorité, qu'elle prenne le pouvoir ! Que la majorité à l'Assemblée
se déclare souveraine, rompe avec la bourgeoisie blanche, rejette la
constitution négociée !
De tels mots d'ordre ne sont que des mots d'ordre transitoires, qui ne peuvent
suffire comme programme pour une organisation révolutionnaire qui reste à
construire : mais ils seraient de nature à permettre à une organisation
révolutionnaire de sortir de son isolement et aux masses de se libérer de la
tutelle de l'ANC tout en leur offrant une issue.
Le 26/5/1994