Article paru dans Combattre pour le Socialisme n°53 de juin 1994

Un bouleversement en Afrique du Sud

 


Le mardi 26 avril commençait, pour la première fois en Afrique du Sud, des élections ouvertes à la population noire, majoritaire dans le pays. Le 10 mai, Mandela était proclamé président de l'Afrique du Sud, premier président noir dans l'histoire de ce pays. Après quarante-cinq années d'un Apartheid institutionnel succédant lui-même à plus de deux siècles de colonialisme, c'est un bouleversement considérable ; mais parce que ni la nature de l'état ni la situation économique et sociale des masses noires opprimées n'ont changé, ce bouleversement en prépare nécessairement d'autres.

 


Un vote massif


Vingt-sept partis se présentaient à ces élections, mais dix-neuf seulement au niveau national. Les six plus importants étaient l'ANC (Congrès National Africain) dirigé par Mandela, le PN (Parti National, au pouvoir depuis 1948, dirigé par De Klerk), l'Inkatha (organisation vassale du pouvoir blanc, constituée sur des bases tribales) dirigée par Buthelezi, le Parti Démocratique (DP, parti bourgeois), le Front de la liberté (FF, scission du regroupement néo-nazi) conduit par le général Viljoen, et le PAC (Pan Africanist Congress), organisation nationaliste qui se veut "radicale", s'est engagée en Avril 1993 seulement dans le processus électoral. Le NP, l'Inkatha, le DP, le FF défendent, bien sûr l'Etat blanc colonial et la propriété capitaliste.

 

L'ANC et le PAC se sont engagés à respecter cet appareil d'Etat, y intégrant leurs propres milices ; ils affirment vouloir respecter la propriété privée des moyens de production, ont même abandonné tout projet de nationalisation et envisagent seulement une certaine intervention économique de l'Etat.

 

Ces six organisations étaient susceptibles, selon les sondages, de dépasser le seuil des 5% de votants, seuil qui donnait le droit de participer au prochain gouvernement.

 

Se sont ajoutées à celles-ci une kyrielle d'organisations souvent de création récente et qui, presque toutes, ont en commun de défendre le capitalisme et le fédéralisme, ce point visant à garantir l'existence d'un sanctuaire blanc et d'un sanctuaire zoulou. Font exceptions deux groupes se réclamant du socialisme. Quant à l'AZAPO, elle ne se présentait pas à ces élections.

Les bureaux de vote, ouverts le 26 avril, devaient être clos le 28 ; mais la pagaille et les irrégularités ont été telles que dans certaines régions les électeurs n'ont pu voter et qu'il a été décidé de prolonger ces élections de 24 heures dans six anciens bantoustans, dont le Transkeï et le Kwazoulou.

 

Au Transkeï, dont le président a été démis quelques semaines auparavant, la moitié au moins des 1,7 millions d'électeurs, généralement favorables à l'ANC, n'a pas de cartes d'identité valables. Au Natal, les milices zouloues contrôlent par la terreur l'ensemble des zones rurales. Jusqu'au dernier moment, elles ont empêché la commission électorale d'envoyer des observateurs.


Quant au nombre total d'électeurs, estimé au départ à 22,7 millions, il atteindrait finalement 23,5 millions, avec de brusques afflux imprévus dans certaines régions…

 

Au cours de ces quatre journées de vote, un fait est apparu incontestable : en masse, la population noire est allée voter. Quelles qu'aient été par ailleurs les caractéristiques de ces élections, les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées, le cadre constitutionnel pré-établi garantissant l'ordre colonial, les programmes en présence, quelles qu'aient été les illusions dont ce vote était chargé, il n'en reste pas moins que le vote fut massif. Faute d'avoir pu interdire la politique de collaboration de l'ANC, faute que se soit dégagée une issue politique distincte de celle proposée par l'ANC, faute de parti révolutionnaire, les masses noires très largement majoritaires ont voté en faveur de l'ANC.

 


Des résultats étonnants


Si les élections ont duré quatre jours le dépouillement a pris plus de temps encore. Le 2 avril, trois jours après la fin du scrutin, les premiers résultats sont publiés, portant sur 7 millions de votes : l'ANC obtient 56%, ce qui est anormalement faible ; le Parti National obtient 28% alors que la population représente à peine 13% (mais les métis auraient voté pour le PN…). Ces résultats doivent évoluer car le rythme du dépouillement varie selon les régions : au Cap Ouest où dominent blancs et métis (2,4 millions d'électeurs), 56% des bulletins ont déjà été dépouillés donnant 62% au PN et 26% à l'ANC). D'autres régions où domine l'ANC n'ont dépouillé que 10 ou 20% des votes.


Quant à l'Inkatha, s'il est crédité de 7,6% à l'échelle nationale, il s'attend plus que jamais à perdre le contrôle du Kwazoulou : dans cette région, il obtient certes 53,4% des votes, mais le résultat ne porte que sur 10% des suffrages issus de régions qu'il contrôle et la région décisive de Durban ou domine l'ANC n'a encore fourni aucun chiffre.


Le mardi matin, 11 millions de bulletins (50%) ont été dépouillés : l'ANC a progressé (62,8%), le PN (23,1%) et l'Inkatha (6,7%) ont régressé. Sans doute ces résultats intègrent-ils déjà une part de truquage au détriment de l'ANC, mais avec l'attente des résultats de régions ou domine l'ANC, il faut s'attendre à ce que l'ANC dépasse le seuil des 66%, que le PN ne recueille pas 20%, que l'Inkatha n'ait pas le contrôle du Kwazoulou : dans cette région, on n'en est qu'à 20% de votes dépouillés… Si le dépouillement piétine, il apparaît de plus en plus que les résultats sont sujets à caution : urnes bourrées, bulletins de votes disparus, partialité ou absence des scrutateurs Mais qu'importe au juge Kriegler, président de la commission électorale : "il est moins important de savoir si les élections sont justes et libres que de voir les Sud Africains accepter leur résultat comme verdict national de leur avenir".

Le mercredi 4 mai, tout se bloque : l'élection de Mandela à la présidence, prévue pour le 6 mai, est reportée au 9. Le dépouillement est particulièrement difficile au Kwazoulou-Natal (4,5 millions d'habitants). Selon le Monde du 5 mai :


"Avant les élections, tous les sondages donnaient l'ANC largement vainqueur au Natal. Une victoire conforme aux donnée sociologiques d'une région où les ruraux, partisans traditionnels de l'Inkatha, sont minoritaires par rapport aux citadins qui soutiennent plus volontiers l'ANC. C'est du reste sur la base de ces pronostics que le chef de l'Inkatha, Mangosuthu Buthelezi, peu désireux de perdre, avait longtemps refusé de participer à la consultation électorale.


Or, le 30 avril, à la surprise des observateurs, les premiers chiffres attribuaient à l'Inkatha une majorité de plus de 50%. Quand à l'organisation de M. Mandela, elle atteignait alors à peine les 30%. Depuis, les urnes en provenance des grandes cités noires des alentours de Durban, qui sont autant de fiefs de l'ANC, sont parvenues aux centres de comptage. Et rien ne va plus.

"Nous sommes en position d'atteindre 55%", a déclaré mardi soir, un haut responsable de l'ANC.


Ses concurrents de l'Inkatha ne l'entendent évidemment pas de la même oreille. Sur le terrain, aucun des protagonistes n'est prêt à concéder victoire à l'autre. Il va donc falloir négocier, c'est-à-dire décider du résultat indépendamment du contenu des urnes".


Les négociations vont durer toute la journée mais, comme l'explique cyniquement le juge Kriegler : "il n'y a pas de raison d'être puriste, si les deux formations parviennent à un accord, nous entérinerons".


Encore faut-il que les chiffres totaux et définitifs ne soient pas trop contradictoires avec ceux qui ont déjà été publiés, et à ce que l'on pouvait en déduire. La commission électorale va s'en charger.

 


Coup de théâtre


C'est ce même jour qu'est faite l'annonce d'un "piratage informatique" dans la collecte des résultats électoraux ; à cause de ce piratage, les résultats publiés seraient inexacts, faussés de "2 à 4%". Mais on oublie d'annoncer au profit de qui… Comme l'écrit le journal "Libération" : "c'est sans précédent dans l'histoire d'une élection". Et le vendredi, toutes les difficultés sont miraculeusement réglées, après concertation des trois principaux partis : l'ANC l'emporte (ce qui est bien la moindre des choses) mais avec seulement 62,65% des voix : Mandela et De Klerk, avec la commission, se sont donc mis d'accord pour interdire que soit franchie par l'ANC la barre des 66%, qui aurait théoriquement permis à l'ANC de modifier, seule, la constitution. Le PN obtient 20,39% des suffrages exprimés, juste ce qui était nécessaire pour avoir droit au poste de vice-premier ministre (rappelons que les sondages lui donnaient moins de 20%). L'Inkatha, qui pouvait s'attendre à une sévère défaite, réalise entre le début et la fin du dépouillement un remarquable bond en avant : avec 10,54%, il entre au gouvernement et surtout conserve le contrôle du Natal où il est crédité de 50,3% des voix : la direction de l'ANC a donc sacrifié cette région et ses militants qui resteront soumis à la terreur orchestrée par l'Inkatha (2000 morts en 1993).


"Le Monde" lui-même, qui pourtant ne tarissait pas d'éloges pour Mandela, De Klerk et la "démocratie", est obligé d'écrire:


"les résultats auraient-ils été "ajustés" au Natal de manière à ce que l'Inkatha obtienne une petite majorité ? Auraient-ils été manipulés de façon à ce que, à l'échelle nationale, l'ANC n'obtienne pas les deux tiers d'élus nécessaires pour réécrire la Constitution ? Ou bien le Congrès National Africain aurait-il "négocié" la victoire de l'Inkatha au Natal contre la paix civile ? Le doute s'est insinué depuis que des rumeurs ont fait état de rencontres entre états-majors, cette semaine à Johannesburg (...)Pendant trois jours, les résultats provisoires restèrent gelés. Puis vendredi, alors que les contentieux semblaient devoir prolonger l'attente des résultats définitifs, ceux-ci étaient annoncés comme par enchantement, et l'Inkatha réalisait un score inespéré, tant au niveau national qu'au niveau régional."


Le juge Kriegler peut donc conclure que les élections ont été "substantiellement libres et honnêtes", il y a accord pour ne pas les contester : "Les fraudes, et davantage encore les erreurs, ont été nombreuses. Personne ne saura jamais les conséquences qu'elles auraient eu sur les résultats si elles avaient été prises en compte. Mais personne, non plus, n'a envie de le savoir (...) " écrit Le Monde du 8 mai.


De toute évidence, les résultats du PN et surtout de l'Inkatha ont été gonflés au détriment de l'ANC ainsi, sans doute, que des petites listes : les sondages prévoyaient pour le FF, le DP et le PAC un total de 17% (avec un poste de ministre pour au moins deux d'entre eux) ; ils se retrouvent avec un total de 5,15% ! (soient : 2,17%, 1,73% et 1,25%).


La signification de ce trucage est importante ; tout avait été prévu pour interdire à la majorité noire d'en finir avec l'Etat colonial, le capitalisme, la domination économique et social de la bourgeoisie blanche : le principe "1 homme - 1 voix" qui reconnaît des droits égaux à la minorité blanche de colons et aux colonisés et par là même nie le droit des noirs à décider seul de leur avenir et de leur pays ; la mise en place d'une constitution négociée entre l'ANC et le parti au pouvoir, garantissant la pérennité de l'appareil d'Etat blanc et du capitalisme ; l'obligation d'une majorité de 66% au moins pour toute modification de cette constitution et la mise en place d'un gouvernement d'union nationale interdisant à la majorité de constituer un gouvernement cohérent même si elle avait obtenue 90% des voix.


Les "seuils" eux-mêmes avaient été fixés en fonction des forces supposées des uns et des autres : 5% donnait droit à un poste de ministre, 20% à un poste de vice-premier ministre.


Mais les masses noires, avec toutes leurs illusions, ont voté massivement et bousculé ce dispositif : elles ont contraint le pouvoir blanc avec l'ANC à manipuler grossièrement les résultats pour affaiblir l'écrasante victoire électorale de l'ANC et préserver le dispositif politique échafaudé avant les élections.


Faute d'une autre perspective politique, faute de parti révolutionnaire, les masses se sont engouffrées dans ces élections, votant massivement pour l'ANC en espérant par là résoudre la question du pouvoir.

Pour ne pas l'avoir compris, l'AZAPO s'est, au moins pour un temps, marginalisée ; elle pouvait utiliser ces élections pour réaffirmer l'exigence du pouvoir noir, la nécessité d'exproprier le capital, de dissoudre les forces armées blanches (ou alors: combattre sur cette perspective en expliquant que les conditions politiques imposées étaient inacceptables et lui interdisaient de se présenter). Elle ne l'a, semble-t-il, pas fait.

 


Le premier aboutissant d'un processus


Ces élections sont l'aboutissant d'un processus qui s'est ouvert le 11 février 1990 avec la libération de Mandela et l'ouverture de négociations entre le pouvoir blanc et l'ANC dans l'objectif de réorganiser le mode de domination, l'Apartheid instauré depuis 1948 ayant épuisé ses possibilités.


Les négociations conduites durant quatre ans furent difficiles : la mobilisation des masses noires (grève générale, affrontements avec les milices de l'Inkatha, avec les collaborateurs, la police blanche ; oppositions puissantes au sein des organisations syndicales… ) a contraint l'ANC à de longues interruptions des négociations officielles.


Mais peu à peu, la direction de l'ANC a pu s'engager sur le terrain choisi par la bourgeoisie blanche : ayant dès l'origine rejeté l'exigence du pouvoir noir et de l'expropriation du capital, elle a peu à peu capitulé abandonnant sa propre ligne, renonçant à exiger une assemblée constituante, acceptant la nécessité d'une majorité qualifiée, la mise en place d'une constitution négociée, de pouvoirs fédéraux (lesquels garantissent des "sanctuaires" aux Blancs et aux Zoulous)… Finalement, faute de pouvoir imposer l'exigence du "pouvoir noir" les masses n'ont pu empêcher ce processus d'arriver à son terme. tout au plus l'ont-elles ralenti. Durant cette phase initiale, l'AZAPO pouvait jouer un rôle important ; originaire du mouvement pour la Conscience Noire, cette organisation avait exprimé le plus clairement les exigences du combat pour les libertés démocratiques, contre l'Apartheid, pour le pouvoir noir, l'expropriation du capital, sans lesquels il n'y a pas de libération possible.


Mais l'AZAPO s'est ralliée à l'orientation de l'ANC "un homme, une voix", orientation de conciliation avec la bourgeoisie blanche ; en même temps, constituée historiquement contre l'ANC et sa politique de trahison, elle a été incapable de mener une politique exprimant en direction de l'ANC les besoins et aspirations des masses.


L'ANC n'est pas une organisation ouvrière, c'est une organisation nationaliste petite bourgeoise mais qui demeure la principale organisation noire, la principale organisation que suit le prolétariat noir et qui contrôle avec l'aide du parti stalinien la principale centrale syndicale, la COSATU.


L'AZAPO, dans la mesure où elle se situait sur le terrain de la révolution prolétarienne, c'est-à-dire de la véritable lutte anti-impérialiste, pouvait prendre en charge des mots d'ordre permettant aux masses de s'émanciper de la politique de l'ANC : "rupture des négociations, rupture avec l'Etat colonialiste blanc !", "que l'ANC combatte pour prendre le pouvoir!". Cela ne fut pas fait.


Lorsqu'il apparut que le gouvernement blanc, avec l'appui de l'ANC et du PAC, mettait en place le processus électoral, l'AZAPO appela à l'abstention active tandis que les masses se tournait alors vers le vote pour l'ANC, ce qui ne signifiait pas qu'elles approuvaient la politique antérieure de l'ANC ni qu'elles renonçaient à l'exigence du pouvoir noir.


Durant la période 1990-1994, symétriquement à cette mobilisation des masses noires, la radicalisation des blancs, en particulier des "petits blancs" est allée croissante, s'exprimant par la montée en puissance du Parti Conservateur opposé aux négociations avec l'ANC et le renforcement de l'AWB, regroupement néo-nazi de Terreblanche ; par la multiplication des actions terroristes contre les militants de l'ANC, par les menaces ouvertes de s'opposer militairement aux élections. Cette radicalisation n'allait pas sans tiraillement au sein des organisations les plus radicales dans la mesure où elle conduisait à s'affronter à la politique décidée par la grande bourgeoisie et mise en œuvre par De Klerk.


L'AVF (Front du peuple Afrikaaner) regroupait une vingtaine d'organisations d'extrême droite. En septembre, l'un de ses dirigeants, le général Viljoen, négocie avec l'ANC et le gouvernement. Mais il est désavoué et les négociations sont rompues le 29 septembre.


En octobre est fondé l'Alliance de la Liberté (FA) regroupant l'Inkatha, l'AVF et les dirigeants des deux bantoustans du Ciskeï et du Bophuthatswana.


Néanmoins, après que l'ANC et De Klerk ait adopté un projet de Constitution intérimaire, les négociations reprennent et le journal Libération annonce sur toute une page ( le 20 décembre 1993) que le lendemain sera signé un accord entre l'AVF et l'ANC.


Las ! Le lendemain, l'AVF ne signe pas et Viljoen est une nouvelle fois désavoué. En janvier 1994, l'Inkatha se prononce pour la rupture des négociations, exigeant une plus grande autonomie des différentes provinces.


Le 31 janvier, lors d'un meeting d'extrême-droite à Prétoria, Viljoen se prononce contre le boycott des élections ; il est hué et chassé de la tribune.


Le Monde du 18/2 écrit : "l'extrême-droite blanche, de plus en plus dominée par sa composante la plus radicale, semble avoir quitté la sphère des compromis".


Mais au même moment, Mandela fait de nouvelles et importantes concessions sur la question du fédéralisme.


A ce moment, le chef du bantoustan du Ciskeï, tout en refusant toujours les élections, a déjà quitté l'alliance : les policiers et fonctionnaires de son "état" sont de plus en plus inquiets pour l'avenir de leurs salaires et retraites…


Début février, l'agitation gagne également le Bophuthatswana, avec un mouvement de grève des fonctionnaires sur des revendications de salaires, revendications qui deviennent ouvertement politiques, le "président" Lucas Mangope refusant toute élection.

 


Tournant au Bophuthatswana


Les événements qui vont se dérouler dans ce bantoustan de 3,2 millions d'habitants vont servir de test grandeur nature sur ce qui signifiait un affrontement, à ce moment là, entre les masses noires et les milices armées des néo-nazis à l'échelle de l'Afrique du Sud.


Le 9 mars, alors que les services publics, les enseignants, les fonctionnaires sont en grève, certaines depuis un mois, des affrontements ont lieu entre les étudiants et la police à l'université. Les manifestations se développent dans la "capitale", des barricades sont dressées, la police tire, blessant des dizaines de manifestants. Le Comité de grève des services publics appelle à la grève générale illimitée tandis que l'AWB fait savoir qu'elle est prête à envoyer ses milices pour aider Mangope.


Le 10 mars, la police et l'armée locales (qui sont composés de policiers et de soldats noirs) basculent : à l'université, le face-à-face succède aux affrontements puis la police fraternise avec les insurgés. Il est vrai que dans la nuit, un certain nombre de maisons de policiers avaient été incendiées et que les policiers s'inquiétaient aussi pour leurs salaires…


Le 10 mars au soir, Mangope appelle le général Viljoen à son secours, le gouvernement d'Afrique du Sud refusant de déplacer l'armée. Dans la nuit, 2000 militants fortement armés prennent le contrôle de Mwabatho, la "capitale". Viljoen débarque en hélicoptère… et, en quelques heures, c'est la débâcle. La police du "Bop" intervient contre les groupes néo-nazis qui se replient.


Politiquement, c'est un désastre pour l'extrême-droite qui doit désormais, et pour un temps, renoncer à l'affrontement.


Le général Viljoen qui, le 4 mars, avait pris la précaution de s'inscrire pour les élections, présentera une liste (FF), rejoint par le tiers des députés du Parti Conservateur qui font scission du PC au lendemain du fiasco du "Bop", tandis que le reste du CP refuse de participer aux élections. L'Inkatha et Buthelezi sont alors isolés.

 


L'Inkatha rentre dans le rang


Buthelezi va s'accrocher jusqu'au bout à sa position de boycott. Le 28 mars, des milliers de Zoulous en armes investissent le centre de Johannesburg, faisant régner la terreur, s'attaquant au siège de l'ANC, tuant des dizaines de personnes. Mais politiquement, c'est l'impasse.


Et De Klerk, de concert avec Mandela, proclame l'état de siège au Natal. La chute de Mangope au "Bop", la démission du "président" du Ciskeï, la participation d'une partie de l'extrême-droite aux élections, conduisent finalement Buthelezi, au dernier moment, à s'inscrire dans le processus électoral. A ces raisons s'ajoutent les nouvelles concessions faites par Mandela et aussi, mais on ne l'apprendra que plus tard, un accord secret avec De Klerk sur l'importante et décisive question des terres.


Un accord est signé le 19 Avril entre Mandela, De Klerk et Buthelezi. Il entérina "l'institution, le statut et le rôle du roi constitutionnel des Zoulous et du royaume du Kwazoulou" (article 3). Le lundi 25, le parlement blanc intègre dans la constitution intérimaire cet article 3, l'article 4 prévoyant le recours à une "médiation internationale pour tous les problèmes pendants relatifs au roi des Zoulous et à la Constitution".


Aussitôt Bill Clinton félicite les signataires. Alors que Mandela avait déjà accepté la mise en place d'une constitution à caractère fédéral, il accepte désormais un statut particulier pour le Natal lequel, quels que soient les résultats des élections, sera dirigé par un "roi" lié à Buthelezi ; en outre, la province ainsi offerte aux chefs tribaux zoulous est considérablement plus vaste que l'ancien bantoustan zoulou. Cet accord constitue donc une nouvelle trahison de Mandela, un cadeau offert à Buthelezi alors que celui-ci était isolé et menacé d'un sort analogue à celui de son confrère du "Bop" (même si son éviction aurait été infiniment plus sanglante du fait des milliers de miliciens zoulous utilisés depuis des années dans la guerre civile larvée conduite contre les militants noirs, ceux de l'ANC en particulier).


En même temps, le fait que l'Inkatha, à la suite des néo-nazis blancs, ait dû renoncer à interdire la mise en place des élections, est une défaite politique, quelle que soit par ailleurs l'ampleur des concessions faites par Mandela et quel que soit le caractère du scrutin : même si le dispositif mis en place par De Klerk et Mandela à travers les négociations conduites depuis 1990 vise à maintenir le même ordre social, à maintenir l'Etat colonialiste, il n'en reste pas moins qu'il signifie que l'Apartheid traditionnel a fait son temps, qu'il ne peut plus contenir les masses noires et que vouloir le maintenir ou le restaurer aujourd'hui par la force, comme le projetaient les néo-nazis et l'Inkatha, aurait ouvert la voie à la guerre civile et à un possible effondrement de l'Etat colonialiste. Pour la bourgeoisie blanche, dussent les petits-blancs en subir plus ou moins les conséquences, il s'agit avant tout de réaménager le mode de domination pour préserver l'essentiel, avec l'appui de l'ANC, face au mouvement des masses noires. Car, à la base de ce processus contradictoire, il y a la formidable mobilisation des masses noires depuis plus de trente ans.

 


On ne peut revenir en arrière


Les événements des dernières semaines et des quatre dernières années ne peuvent se comprendre qu'en relation avec cette mobilisation qui , par vagues successives, a ébranlé l'Apartheid et menacé, à terme, de jeter à bas l'Etat colonialiste: grève générale en 1950 puis en 1956, manifestations à Sharpeville en 1960, grèves sauvages en 1975 à Durban, manifestations et massacres à Soweto en 1976, embrasant toute l'Afrique du Sud, vague d'émeutes en 1984, grève générale des mineurs en 1987…


Dans ce processus, les travailleurs noirs et la jeunesse construisent de puissantes organisations. Elles sont de plus en plus radicales, sans arriver néanmoins à construire un parti révolutionnaire ni même un parti ouvrier indépendant de la petite bourgeoisie noire.


Ainsi, en 1958, une partie des militants de l'ANC rejette la politique défendue par la direction de l'ANC et le parti stalinien, politique concentrée dans la "Charte pour la liberté" qui tourne le dos à l'exigence du pouvoir noir ; ces militants créent le PAC (Pan Africanist Congress), réaffirment les choix du peuple noir mais rejettent en même temps toute référence au marxisme (cf CPS n°40).


Ainsi, à partir des mobilisations de 1973 et de 1976 se développent le mouvement de la Conscience Noire et des syndicats de travailleurs noirs. L'AZAPO qui en sera issue réaffirme l'exigence du pouvoir noir et aussi la nécessité d'exproprier le capital pour en finir avec l'Apartheid, mettant en évidence les liens indissolubles entre l'Etat colonialiste et le capitalisme, l'impossibilité de "démocratiser" cet Etat.


Ainsi en 1985 est créé le puissant Congrès des Syndicats Sud-Africains (COSATU). C'est cette organisation croissante du prolétariat noir qui a contraint la bourgeoisie blanche à s'engager dans le processus qui conduit aux élections d'Avril 1994 ; c'est l'absence de parti révolutionnaire du prolétariat noir qui a permis que cette opération arrive à son terme.

 


Le nouveau gouvernement


Investi le 10 mai, Mandela constitue alors le nouveau gouvernement : De Klerk est second vice-président, six ministres sont membres du Parti National dont Pik Botha (ancien ministre des affaires étrangères durant 16 ans), ministre des mines et de l'énergie, et Derek Keys, homme de confiance de la bourgeoisie financière et chargé du ministère des finances. Trois portefeuilles sont confiés à l'Inkatha, dont celui de l'Intérieur (mais sans la police) à Buthelezi, Mandela va même jusqu'à offrir un ministère au néo-nazi Viljoen qui n'a pourtant pas obtenu 5%… Viljoen décline l'offre : il sait que l'essentiel des bouleversements reste à venir.


Parmi les ministres issus de l'ANC, plusieurs sont officiellement membres du parti stalinien.

L'appareil d'Etat, l'armée, la police sont préservés ; en outre, les milices noires vont être politiquement et organisationnellement liquidées par l'intégration au sein de la police et de l'armée blanches de 8000 (voir 16000) guérilleros de l'ANC et du PAC.


Dans chaque province, des gouvernements "d'union nationale" du même type se mettent en place, l'Inkatha et la Parti National conservant chacun le contrôle d'une province (le terme d'union nationale est d'ailleurs impropre : ce ne sont pas seulement les partis représentant les classes différentes d'un même peuple, mais c'est un assemblage niant les choix du peuple noir par l'alliance avec le parti blanc et l'Etat colonialiste).

 


Et maintenant ?


En dépit du tripatouillage des résultats électoraux, la victoire électorale de l'ANC, l'élection de Mandela constituent pour les masses le triomphe de l'ANC.


Il est possible que les masses fassent crédit, pour un temps, à Mandela. Ce crédit avait été fortement amputé durant les négociations, mais sa victoire redonne à l'ANC, pour un temps, ce crédit sans pour autant faire disparaître l'érosion antérieure. Les échéances vont obligatoirement venir. Tôt ou tard, les masses noires exigeront la satisfaction des revendications et poseront la question du pouvoir. Il est peu probable, si tant est qu'il soit réalisé, que le "Programme de reconstruction et de développement" annoncé par Mandela soit de nature à répondre aux aspirations des masses. En outre, la question de la terre va devenir une question explosive. Or, à peine en place, le gouvernement se trouve touché par une "affaire" embarrassante : alors que le gouvernement de Mandela prévoyait de redistribuer aux paysans du Natal 1,2 millions d'hectares administrés auparavant par le Kwazoulou, il apparaît qu'un accord secret a accompagné la mise en place "constitutionnelle" du roi des Zoulous : ces terres auraient été "offertes" au roi des Zoulous, que ce roi et la chefferie traditionnelle pourraient utiliser et gérer selon un droit de type féodal.


Mais c'est dans toute l'Afrique du Sud que la question va être posée.

 


La question du parti révolutionnaire


Quels que soient les combats à venir, inévitables, la question du parti révolutionnaire reste entière. Les élections ne sont pas une fin, mais – parce qu'il s'agit d'un ébranlement de toute l'Afrique du Sud – un commencement. Néanmoins rien ne pourra être conclu si n'est pas construit un parti révolutionnaire. Son engagement passe par la mise en avant, en particulier, de mots d'ordres transitoires adaptés à la nouvelle situation : revendications économiques (salaires, emplois, santé… ), réforme agraire, expropriation des grands moyens de production, désarmement des milices blanches, de la police et de l'armée blanches.


Tous ces mots d'ordre sont unifiés par l'existence d'une majorité de l'ANC. L'ANC n'est pas une organisation ouvrière, c'est une organisation petite bourgeoise dont le programme est un programme de défense du capitalisme et de l'Etat colonial. Mais il s'agit de la lutte du peuple noir pour son indépendance nationale, d'un de ces pays où des mots d'ordre comme celui d'Assemblée nationale souveraine ou constituante peuvent être nécessaires, alors que de tels mots d'ordre sont inacceptables dans les pays où ont eu lieu des révolutions bourgeoises, où les questions de l'indépendance nationale, des libertés démocratiques, de la terre ont été résolues. La majorité acquise par l'ANC exprime la volonté des masses noires que soit réalisé le pouvoir noir. Alors !


L'ANC a la majorité, qu'elle prenne le pouvoir ! Que la majorité à l'Assemblée se déclare souveraine, rompe avec la bourgeoisie blanche, rejette la constitution négociée !


De tels mots d'ordre ne sont que des mots d'ordre transitoires, qui ne peuvent suffire comme programme pour une organisation révolutionnaire qui reste à construire : mais ils seraient de nature à permettre à une organisation révolutionnaire de sortir de son isolement et aux masses de se libérer de la tutelle de l'ANC tout en leur offrant une issue.

 

Le 26/5/1994


 

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