Article paru dans Combattre pour le Socialisme  4 (86) de juin 2001

 

Une précision nécessaire à propos des Balkans

 


Un précédent article de CPS, paru dans le numéro n°2 nouvelle série du 12 janvier 2001 abordait la question du mouvement qui avait conduit à la chute de Milosevic.

Sa conclusion essayait de tracer une orientation politique pour le prolétariat et la jeunesse de Serbie, orientation dont la conclusion était le paragraphe suivant :

 

"La seule perspective correspondant aux intérêts des prolétariats de la région, c'est la Fédération socialiste des Balkans, elle-même constitutive des Etats-unis socialistes d'Europe, respectueuse du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Pour combattre sur une telle orientation, le prolétariat de Serbie a besoin de sa confédération syndicale et d'un parti ouvrier, indépendants de l'appareil d'Etat, du SPS de Milosevic et de l'ODS de Kostunica. Ainsi serait ouverte la voie pour la construction d'un véritable parti ouvrier révolutionnaire."

 

Si l'orientation générale nous paraît toujours valide,  il était par contre pour le moins cavalier de notre part d'avancer comme mot d'ordre celui de "parti ouvrier indépendant de l'appareil d'Etat, du SPS de Milosevic et de l'ODS de Kostunica".

En effet, poser la question dans ces termes serait passer aux pertes et profits toute l'histoire du mouvement ouvrier dans les Balkans. Ne serait-ce que la résurgence récente en Bosnie d'un parti social démocrate, sans préjuger aucunement de la nature de classe de ce parti, mais dont il faut relever qu'il se réfère ouvertement à la tradition de la social démocratie dans les Balkans, montre qu'une telle approche est erronée.

 

Dans un article paru en 1991 dans le numéro 37 (ancienne série) de Combattre pour le Socialisme, de nécessaires et précieux rappels étaient opérés. Nous les reprenons ici. La conclusion est que le mot d'ordre de "Parti ouvrier" pour les Balkans n'est pas de mise. La tâche immédiate à y entreprendre est celle de la construction du parti ouvrier révolutionnaire.


les sources du mouvement ouvrier yougoslave


Ce n’est que dans la seconde moitié du 19e siècle que débute l’industrialisation de ce qui deviendra la Yougoslavie, industrialisation concentrée pour l’essentiel dans la partie nord du pays. Avec la formation d’une classe ouvrière se créent les premières organisations social-démocrates liées à la Seconde Internationale. Ces organisations se constituent dans le cadre des frontières de cette époque : PSD en Serbie, PSD en Croatie et PSD de Bosnie (régions soumises à l’Empire d’Autriche-Hongrie, assez tardivement pour la Bosnie : 1908).


Le combat de ces organisations intègre immédiatement la question nationale sous la forme du combat pour une fédération balkanique socialiste. Mais la faiblesse de ce jeune prolétariat balkanique — la situation est analogue en Roumanie et en Bulgarie — leur interdit de jouer un rôle réel dans les mouvements nationaux qui accompagnent, au début du siècle, la décomposition de l’Empire ottoman, et se traduisent en particulier par la guerre des Balkans (1912-1913), guerre qui permet la création d’Etats nationaux unifiés : Bulgarie, Roumanie, Serbie, Monténégro... Lénine explique ainsi :

 «Cette tâche, les peuples balkaniques aurait pu la mener à bien dix fois plus facilement que maintenant, et avec cent fois moins de sacrifices, par la constitution d’une république balkanique fédérative. Ni l’oppression nationale, ni les querelles nationales, ni l’exacerbation des différences de religion n’auraient été possibles dans le cadre d’une démocratie complète et conséquente. Un développement réellement rapide, ample et libre, aurait été assuré aux peuples balkaniques.


Quelle raison historique a fait que les questions vitales des Balkans ont été réglées par une guerre inspirée par des intérêts bourgeois et dynastiques ? La principale raison est la faiblesse du prolétariat dans les Balkans ; ce sont ensuite les influences et les pressions réactionnaires de la puissante bourgeoisie européenne».
(“La Pravda”, 29 mars 1913 - Œuvres, T.19, page 29).


L’année suivante, l’attentat de Sarajevo donnait le point de départ de la première guerre mondiale : le PSD serbe et le parti bolchevique furent les seuls partis de la IIe Internationale à refuser de voter les crédits de guerre. Cette position originale eut de grandes conséquences : au lendemain de la guerre, le PSD serbe fut le cadre naturel de constitution du parti ouvrier révolutionnaire.


premiers combats du parti communiste yougoslave


La dislocation de l’empire d’Autriche-Hongrie en 1918, la constitution du premier Etat ouvrier, sur les décombres de l’empire du tsar, provoqua dans les Balkans, une vague révolutionnaire menaçant d’emporter toute la région : le royaume des “Serbes, Croates, Slovènes”, fut alors constitué comme barrage à cette vague révolutionnaire.


Tandis que les dirigeants du PSD croate avalisaient la participation de l’un des leurs au gouvernement bourgeois de la yougo-slavie ainsi constituée en royaume, l’aile “gauche” du PSD croate constituait avec le PSD serbe et le PSD de Bosnie, en janvier 1919, un parti social-démocrate de toute la Yougoslavie. Un dirigeant de ce nouveau parti, Milkic, participait au premier congrès de l’Internationale Communiste, en mars 1919. L’adresse envoyée au congrès affirmait en particulier :

 «La “paix sociale” n’a jamais eu droit de cité chez nous. Nous ne connaissons qu’une guerre, la guerre entre les travailleurs et le capital (...). Les ouvriers de Croatie et de Slovénie sont avec nous convaincus que le chemin vers le socialisme passe par la dictature du prolétariat et que cette dictature revêt la forme du gouvernement des soviets.»

 

En 1920 est constitué le Parti Communiste Yougoslave, adhérent à la IIIe Internationale.


Durant cette période marquée par l’effervescence révolutionnaire en Europe centrale et des grèves spontanées en Yougoslavie, le PCY devient très rapidement une organisation importante exerçant une influence considérable dans le prolétariat et la paysannerie. Cette influence se traduit sur le terrain électoral : il conquiert 59 sièges de députés aux élections pour l’Assemblée Constituante, y devenant le troisième parti par sa représentation.

Aux élections municipales de 1920, il emporte de nombreuses municipalités dont celle de Belgrade.


Paniquée, l’oligarchie militaire et financière organise la répression de la grève générale des cheminots en août 1920, dissout la municipalité communiste de Belgrade, décrète la dissolution des organisations communistes et syndicales. La loi de juin 1921 met hors la loi le PCY et destitue tous ses élus ; l’Assemblée Constituante entérine ces décisions.


Lors de son 4e congrès (novembre 1922), l’Internationale Communiste fit un bilan sévère des erreurs qui avaient conduit à ce désastre : l’absence d’initiative face au début de la répression, l’absence d’organisation clandestine pour se défendre de la terreur blanche, la propension à l’électoralisme, voire la non publication aux militants des 21 conditions d’adhésion à la IIIe Internationale, prouvaient combien était grand l’écart entre l’adhésion à l’IC et la constitution d’une véritable direction et d’un véritable parti bolcheviques. En conclusion de sa résolution sur la question yougoslave, l’IC se fixait l’objectif d’aider à la reconstruction du parti yougoslave, dans le cadre d’une fédération communiste des Balkans. Un nouveau comité central était constitué. Fin 1923, le PCY, qui s’était jusqu’alors peu soucié de la question nationale, proclamait le droit des peuples de yougo-slavie à la sécession.


le PCY, parti stalinien


La dégénérescence de la IIIe Internationale, la soumission croissante de chaque PC aux intérêts de la bureaucratie du Kremlin, va toucher un PCY affaibli par ses erreurs politiques et par la répression. Durant les années de dictature qui suivirent le coup d’Etat du roi (1929), de nombreux militants communistes furent mis en prison.


Dans le cadre de la politique de Front Populaire, le PCY se prononce pour une “fédération” yougoslave, c’est-à-dire pour un aménagement de l’Etat yougo-slave : il n’est plus question du droit des peuples à la sécession. Crises et purges se succèdent au sein du PCY, devenu parti stalinien.


A partir de 1937, un certain Josip-Broz Tito jour un rôle croissant à la tête du PCY : nommé secrétaire général du PCY par le komintern, il séjourne fréquemment à Moscou où on le forme comme dirigeant stalinien : son dernier séjour s’y achève en mars 1940. Le pacte germano-soviétique, en 1939, s’il a désorienté les militants, n’a pas provoqué de réaction au sein du PCY et de sa direction, et jusqu’au 22 juin 1941, date de l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS, le PCY et Tito se soumettent aux exigences de la bureaucratie du Kremlin. C’est ainsi qu’en octobre 1940, la 5e conférence nationale du PCY, clandestine, qui se tient avec Tito mais en l’absence de représentant du Kremlin, adopte des positions tout à fait conformes à celles du Kremlin. C’est ainsi que la direction du PCY ne réagit pas lorsque le 6 avril 1941 l’armée allemande envahit la Yougoslavie en représailles du coup d’Etat organisé par des officiers qui n’avaient pas accepté l’adhésion de la Yougoslavie à l’Axe (adhésion décidée par le roi le 25 mars 1941) : durant les trois premiers mois d’occupation, la direction du PCY reste silencieuse. Pourtant, dès avril 1941, se créé un Front de Libération Nationale Slovène ; des soulèvements spontanés ont lieu en Herzégovine.


Ce n’est qu’après le 22 juin, après l’invasion de l’URSS par l’armée allemande, que le PCY se manifeste : le 12 juillet est lancé un appel à l’insurrection générale.


«une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances»


En 1938, Trotsky envisageait :

 «La possibilité théorique de ce que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc...) des partis petits bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie.» (Programme de Transition).


Incontestablement, la situation de la Yougoslavie en 1941 constitue une telle combinaison tout à fait exceptionnelle et débouche sur la réalisation de ce qui n’était qu’une possibilité théorique.

Quels en sont les principaux éléments ?

• d’abord, la désagrégation brutale de l’appareil d’Etat qui, depuis des années, maintenait opprimées les masses yougoslaves, désagrégation consécutive au coup d’Etat puis à l’intervention armée de l’Allemagne ;

• une telle désagrégation ouvrait la voie à une résurgence du mouvement national, d’autant plus puissante qu’elle renouait avec une tradition de combats nationaux, mettant cette fois l’ensemble des peuples de Yougoslavie, Serbes inclus, face à une même armée étrangère ;

• enfin la faiblesse relative du PCY : d’un côté le PCY était quasiment la seule organisation ouvrière et pouvait se prévaloir d’une certaine légitimité (trouvant sa source dans le vote du PSD contre la guerre en 1914 et la place occupée en 1919-21 par le PCY) ; il en découlait un certain prestige dans les masses dont témoigne le fait que les mouvements spontanés, limités avant l’appel du PCY à l’insurrection générale, deviennent massifs aussitôt après.


Mais d’un autre côté, les erreurs commises en 1920-21, la longue période de répression et de clandestinité qui avait suivi, puis la soumission à une Internationale dégénérée, sa transformation en parti stalinien appliquant la politique dictée par le Kremlin, avait réduit le PCY à un appareil squelettique et à une poignée de militants.


En l’absence d’un authentique parti bolchevique, une telle organisation allait pouvoir se mettre à la tête du mouvement des masses, en constituer la direction politique et militaire en même temps qu’elle allait devoir, par la faiblesse de l’encadrement, faire nombre de concessions à un puissant mouvement de masses, devoir louvoyer entre la volonté des masses en armes et les exigences de la bureaucratie du Kremlin. C’est ce qui marque toute la situation de 1941 à 1948.


le gouvernement de l’avnoj


Durant l’année 1941, le mouvement des masses se développe largement contre les forces d’occupation : à la fin de l’année, ce sont 80 000 partisans qui sont organisés, toutes nationalités réunies. Afin d’encadrer ce combat, la direction du PCY décide dès l’été 1941 de constituer un comité national de libération et envisage de constituer un gouvernement provisoire.


Aussitôt, en août 1941, le Kremlin désapprouve cette initiative : il vient d’établir lui-même des relations avec le gouvernement royal en exil. Le PCY se soumet et reporte sa décision de constituer un gouvernement provisoire. A Moscou, la radio yougoslave “libre” se tait sur la collaboration des tcheniks de Mihajlovic avec l’occupant allemand, ce même personnage était ministre du gouvernement royal en exil jusqu’en janvier 1942.


Tito lui-même, à l’automne 1941, rencontre à deux reprises Mihajlovic. Mais sur le terrain, les brigades des partisans donnent à leur combat un caractère de classe. Ce n’est pas seulement contre l’armée occupante, c’est aussi contre les “partisans” de Mihajlovic, contre les débris de l’ancien appareil d’Etat et de la bourgeoisie, contre les gros propriétaires terriens qu’ils combattent. Le 26.9.1941 est décidée la création d’un état major suprême des comités de libération.


L’année 1942 marque un tournant : c’est la rupture du fait entre la politique dictée depuis le Kremlin et celle poursuivie par le PCY pour ne pas perdre le contrôle des masses.

Le 26.6.1942, l’IC envoie le télégramme suivant aux sections :

 «Il est vital de développer un mouvement sous le mot d’ordre de Front national uni... gardez à l’esprit que l’étape actuelle est celle de la libération du joug fasciste et non de la révolution socialiste.»


Et à Tito il est dit : «Ne répandez pas le mot d’ordre de République.»


Mais en Yougoslavie occupée, c’est la création de la première brigade prolétarienne et la constitution, les 26 et 27 novembre 1942, par les délégués des partisans de l’AVNOJ (Conseil anti-fasciste de libération nationale). Ce conseil est l’organisme politique d’où est issu le Comité exécutif, succédané du gouvernement dont Moscou refuse la création.


Fin 1942 est mise en place l’Armée de Libération Nationale, émanation des peuples yougoslaves en armes : elle regroupe 300 000 partisans fin 1943 et impose la capitulation à l’armée italienne. Il y a dès lors une contradiction à trancher : réunie les 29 et 30 novembre 1943, l’AVNOJ se constitue en corps législatif et constitue son propre gouvernement : le NKOV, niant ainsi le gouvernement royal en exil. Il est décidé que l’Etat sera doté d’un statut fédératif sur la base de l’égalité des peuples, la question de la monarchie devant être réglée à la fin de la guerre, concession ainsi faite au Kremlin et à l’impérialisme.


Réunie au même moment (28 novembre au 1er décembre 1943), la conférence de Téhéran confirme que l’aide sera désormais apportée par les alliés à Tito et non plus à Mihajlovic. Mais si, pragmatiques, les “trois grands” reconnaissent l’armée populaire comme une alliée, ils ne reconnaissent pas pour autant le gouvernement mis en place par l’AVNOJ.


une rupture incomplète


Si le PCY et Tito ont dû aller beaucoup plus loin que le voulaient le Kremlin et l’impérialisme, la politique de collaboration se poursuit.


Le 16.6.1944, sous la pression des Anglais, le gouvernement royal en exil reconnaît l’armée de libération nationale (mais non pas le NKOV). Un accord est passé entre Tito et Subasic, premier ministre du gouvernement royal en exil.

En août 1944, Tito rencontre Churchill puis se rend à Moscou (septembre 1944).


Les combats se poursuivent jusqu’au printemps 1945 ; la puissance du mouvement des masses est telle que, dès la fin de 1944, l’essentiel du territoire yougoslave est sous son contrôle.

La Yougoslavie connaît ainsi, avec l’Albanie (et aussi, pour une grande part, avec la Grèce), une situation radicalement différente de celle de la Pologne ou de la Hongrie dont les territoires sont libérés et aussitôt contrôlés par les armées du Kremlin.


Tito et la direction du PCY n’en poursuivent pas moins leur collaboration avec des forces bourgeoises réduites à une ombre.


• En novembre-décembre 1944 sont signés des accords entre Tito et Subasic qui réduisent l’AVNOJ à un rôle simplement législatif et qui mettent en place une régence et un gouvernement commun ; une assemblée constituante décidera ultérieurement du sort de la monarchie.


• En février 1945, la conférence de Yalta amène à élargir l’AVNOJ à d’anciens députés bourgeois ; et les décisions de l’AVNOJ devront être soumises à l’assemblée constituante. De même que l’Assemblée constituante était donc mise en avant pour détruire les organes de pouvoir des partisans, détruire leur gouvernement.

• En mars 1945, le roi nomme des régents et Tito forme un gouvernement d’union nationale, incluant Subasic et quelques autres membres du gouvernement royal en civil.


Ainsi, les masses qui avaient payé d’un prix très lourd le combat mené contre les armées d’occupation et les forces de collaboration (un million de morts dont 300 000 partisans), se voyaient dessaisies du pouvoir au profit d’un gouvernement bourgeois, conformément à la volonté des impérialismes et du Kremlin de reconstruction des Etats bourgeois.


Mais la reconstruction d’un tel Etat bourgeois était très difficile en Yougoslavie : l’appareil d’Etat bourgeois avait été anéanti, à lui s’étaient substitués les organismes des masses armées, la bourgeoisie comme classe et en particulier la couches des grands propriétaires fonciers était disloquée. Les partisans avaient le pouvoir réel et entendaient le conserver. De nouveau, le PCY devait aller plus loin que prévu.


1945-1948 : rupture avec le kremlin


Aux élections de novembre 1945 sont présentées des listes de Front populaire : elles obtiennent 88,5 % des suffrages exprimés. L’Assemblée Constituante, contrairement à ce pour quoi elle avait été constituée, proclame la République populaire fédérative. Exit la monarchie.


La politique impulsée alors pendant les deux années qui suivent diffère radicalement de celle appliquée au même moment par le Kremlin dans les pays qui sont sous son contrôle militaire : une constitution est adoptée, calquée sur celle de l’URSS ; les propriétés des ennemis et des collaborateurs sont confisquées, puis rapidement c’est l’essentiel de l’économie qui passe sous contrôle de l’Etat : tous les transports, les banques, le commerce extérieur et le commerce de gros, 80 % de l’industrie. La réforme agraire est réalisée. Et, en 1947, le premier plan quinquennal est lancé.

En apparence, des relations étroites sont établies entre le PCY et le Kremlin. Pourtant, la politique appliquée en Yougoslavie est intolérable pour Staline. Il tente “d’aider” le PCY à se ressaisir... en installant le Kominform à Belgrade. En vain : les émissaires du Kremlin sont fraîchement accueillis. Le 28 juin 1948 est rendue publique l’exclusion de la Yougoslavie du Kominform. Sont dénoncés : «l’attitude anti-soviétique des éléments nationalistes du PCY» et un plan quinquennal «mégalomane, irréel, irréalisable». De fait, depuis trois mois, les services de sécurité yougoslaves avaient commencé à arrêter ceux qui, dans le PCY et le nouvel appareil d’Etat, pouvaient être un appui pour les émissaires de Moscou.

Aussitôt rendue publique la rupture, une campagne de calomnie fut organisée dans toute l’Europe par la propagande stalinienne ; les incidents de frontière se multiplièrent.


la bureaucratie yougoslave et celles de l’europe de l’est


Cette crise brutale, la première au sein de l’appareil stalinien international, suscita à l’époque d’importantes illusions, dans les rangs trotskystes en particulier. S’il était juste de combattre la campagne de calomnie orchestrée par le Kremlin et de se déclarer aux côtés de la Yougoslavie en cas d’agression des armées de Staline, autre chose était de croire que la nature du PCY avait changé, ou était en train de changer et que quelques conseils judicieux pouvaient le faire évoluer dans “le bon sens”.


Ces illusions marquent profondément la “Lettre ouverte au Comité central et aux membres du Parti communiste yougoslave” (S.I. de la IVe Internationale, 13 juillet 1948) qui affirme notamment :


«Vos possibilités d’action sur la route du véritable léninisme s’avèrent énormes. Mais votre responsabilité historique dépasse de loin tout ce qui est esquissé plus haut. Des millions de travailleurs de par le monde sont aujourd’hui profondément dégoûtés par la politique et les méthodes utilisées par les dirigeants actuels du Kominform (...) Seule l’avant-garde de cette masse a pu trouver actuellement la voie vers notre organisation, la IVe Internationale. Vous pourriez devenir le centre de rassemblement pour cette masse d’ouvriers révolutionnaires et, ainsi, d’un seul coup, bouleverser les conditions actuelles de paralysie du mouvement ouvrier mondial (...)»
et conclut : «Communistes yougoslaves, unissons nos efforts pour une nouvelle internationale léniniste ! Pour la victoire mondiale du communisme !».

De même, la “Résolution sur la Yougoslavie et la crise du stalinisme” (6e Plénum du CEI, 9-12 octobre 1948) indique :

 «Tito et la direction du Parti communiste yougoslave représentent jusqu’à présent la déformation bureaucratique d’un courant plébéien, anti-capitaliste révolutionnaire.»


Une telle affirmation, même entourée d’un grand nombre de précautions (telle la possibilité évoquée que les dirigeants du PCY deviennent un “appareil bonapartiste (...) porte-parole des forces réactionnaires à travers une série d’étapes») n’en exprime pas moins une incompréhension de la nature du PCY, la recherche d’un raccourci pour construire l’Internationale et préfigure la crise pabliste qui détruira peu après la IVe Internationale.


Staline rompant avec le PCY, celui-ci n’en restait pas moins un parti bureaucratique d’origine stalinienne. Sous la puissante poussée du mouvement des masses le PCY avait dû rompre avec la bourgeoisie yougoslave. Il s’était profondément transformé en intégrant des cadres militaires et politiques issus de la résistance, sans pour autant devenir un Parti Ouvrier Révolutionnaire se situant sur le programme de la Révolution prolétarienne mondiale ou pouvant le devenir. De 1945 à 1948 l’appareil d’Etat et l’appareil du PCY profondément intégrés l’un à l’autre s’étaient développés tant au niveau fédéral qu’au niveau de chaque république. De la guerre était surgi un Etat ouvrier dégénéré et bureaucratique, une bureaucratie yougoslave dont le PCY était le parti. Cette bureaucratie avait face à celle du Kremlin ses intérêts spécifiques qu’elle n’entendait pas sacrifier d’autant que sa résistance à la subordination étroite à Moscou ne pouvait qu’obtenir le soutien des masses yougoslaves.


Attaquer le PCY et Tito, liquider ce dernier et une partie au moins du PCY, était d’autant plus nécessaire au Kremlin que le tournant de 1947 dans les pays de l’Europe de l’Est amenant à l’expropriation totale du capital, au monopole du pouvoir politique exercé par les PC, posait problème : des bureaucraties se cristallisaient ayant leurs intérêts propres et qui devaient tenir compte des réalités économiques, sociales et politiques existant dans chaque pays. La résistance de Tito, du PCY, de la bureaucratie yougoslave devenait un insupportable exemple. Très rapidement en Albanie, en Hongrie, en Bulgarie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, de sanglantes épurations, touchant tous les PC et les bureaucraties de ces pays ont déferlé. Les procès en sorcellerie contre Kotchi Dodze en Albanie, Rajk en Hongrie, Kostov en Bulgarie, Clémentis et Slansky en Tchécoslovaquie, etc... ont été des aspects publics, spectaculaires de ces épurations.


... les partisans grecs


L’épuration a touché jusqu’au Parti Communiste Grec pourtant engagé dans une guerre de partisans contre le gouvernement du pays. En 1944, le PCG contrôlait par la médiation de l’ELAM (Front National de Libération) et l’ELAS (forces armées de ce front) l’ensemble de la Grèce. En août 1944, conformément aux accords passés avec le gouvernement royal en exil, le gouvernement Papandreou, six ministres de l’ELAM entraient dans celui-ci. En octobre, les troupes anglaises débarquaient en Grèce et avec eux le gouvernement de Papandreou qui s’installait au pouvoir. En décembre, les forces armées régulières assistées par les troupes anglaises attaquaient l’ELAS. La direction du PCG capitulait après de durs combats où l’ELAS aurait pu vaincre. Le 12 février 1945 le PCG signait les accords de Varzika qui stipulaient le désarmement de l’ELAS. C’était l’application du contrat passé entre Staline et Churchill : la Grèce devait rester zone d’influence de l’impérialisme anglais.


Dès 1946, pour résister à la répression, se formait dans les montagnes du nord de la Grèce des maquis armés et bientôt une armée de partisans dont le PCG prenait le contrôle. En octobre 1947, le PCG la proclamait “armée démocratique de Grèce”. Elle était placée sous le commandement du “prestigieux” général Marcos. Le 24 décembre, le PCG créait un “gouvernement démocratique provisoire”, mais aucune perspective de lutte pour le pouvoir n’était ouverte à la classe ouvrière et à la population laborieuse des villes et des campagnes. Des liens étroits s’établissaient entre le Parti communiste yougoslave, le Parti communiste albanais et “l’armée démocratique”. La Yougoslavie et l’Albanie servaient de sanctuaire aux partisans et armes, munitions, ravitaillement transitaient par ces pays.


Mais dès le 20 août 1948, le “prestigieux” général Marcos était destitué sous prétexte qu’il aurait été responsable des revers de “l’armée démocratique de Grèce”, en réalité parce que lié au PCY. La direction de l’armée de partisans revenait au secrétaire général du PC grec, le stalinien de vieille souche Nikos Zachariades, les partisans et le “gouvernement démocratique provisoire” étaient épurés. Staline en faisait des instruments de sa politique dirigée contre le PCY et Tito. Le 24 juillet 1949, à la suite de la rupture officielle entre Tito et Staline, le gouvernement yougoslave fermait ses frontières avec la Grèce et cessait de soutenir “l’armée démocratique de Grèce”. Le 30 août elle était défaite dans les monts Grammos et Vitsi. Le 16 octobre le “gouvernement démocratique provisoire” suspendait les combats. Il dissolvait les partisans et lui-même disparaissait, non sans vouloir faire endosser la responsabilité de la défaite à Tito et au PCY.


 

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