Article paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°77 (n°159 ancienne série) - 23 septembre 2020 :

Sous l’effet de l’épidémie de Covid-19, le monde
en proie à un effondrement économique sans précédent
qui exacerbe toutes les contradictions
du mode de production capitaliste pourrissant

 

Le contingent réalise le nécessaire : sous le coup de l’épidémie de Covid-19,
la récession mondiale qui s’annonçait fin 2019 se transforme en dépression économique

Le dernier article sur la situation économique publié dans CPS n°75 en décembre 2019 dressait le portrait d’une économie capitaliste engluée dans une crise profonde depuis 2009 dont elle n’est jamais parvenue à sortir malgré la débauche d’expédients budgétaires et financiers mis en œuvre par les États bourgeois et les banques centrales. Loin de permettre de surmonter les contradictions fondamentales du capitalisme, et d’abord la baisse tendancielle du taux de profit sur laquelle nous reviendrons, la croissance continuelle de l’endettement et l’extension de la sphère du crédit à l’œuvre depuis les années 1970 tendent au contraire à reproduire et amplifier les traits pourrissants du capitalisme en crise.

L’article appréciait d’ailleurs comment l’épuisement relatif des effets de cette échappatoire, combiné à la matérialisation croissante des risques qu’ils comportent (bulles d’actifs, surendettement généralisé, mouvement de changes brutaux), devait inévitablement conduire à la réaffirmation de ces contradictions et à de nouveaux développements périlleux dans la crise récurrente du capitalisme à plus ou moins court terme. L’article ne pouvait cependant pas prévoir combien ces développements allaient être précipités et amplifiés dans des proportions inimaginables par la survenue de l’épidémie du Covid-19 en début d’année : en quelques semaines la nouvelle récession qui s’annonçait s’est transformée en dépression. A n’en pas douter, l’ampleur du choc confère à la crise actuelle une profondeur qu’il nous revient d’examiner en détail. Néanmoins, il ne faut nourrir aucune illusion sur le fait que l’épidémie mondiale, et partant la mise à l’arrêt durant plusieurs semaines de secteurs entiers du capitalisme, n’ont pas fait dérailler de manière accidentelle une économie capitaliste en bonne santé ; cet évènement largement contingent a servi de puissant détonateur à une explosion qui semblait inévitable à moyen terme et qui constitue un nouveau développement -particulièrement aigu, il faut le reconnaître- dans la crise récurrente du capitalisme qui s’est réaffirmée à partir de 2009. A ce titre, il faut simplement rappeler l’avant-propos des Perspectives de l’économie mondiale du FMI d’octobre 2019, c’est-à-dire quelques mois avant que le Covid-19 ne surgisse : « L’atonie de la croissance en 2019 se caractérise notamment par un ralentissement marqué et généralisé sur le plan géographique de l’industrie manufacturière et du commerce mondial. […] Dans le contexte d’un ralentissement synchronisé et d’une reprise incertaine, les perspectives mondiales demeurent précaires. Avec une croissance de 3 %, les dirigeants ne disposent d’aucune marge d’erreur et doivent coopérer pour atténuer de toute urgence les tensions commerciales et géopolitiques. » Un an après, la précarité des perspectives a laissé place à une certitude : l’effondrement n’est pas bien loin.

Face à la croissance exponentielle de l’épidémie, la bourgeoisie contrainte
de poser des entraves considérables à la mise en valeur du capital

Afin d’enrayer le développement fulgurant d’une épidémie ravageuse, les principales bourgeoisies ont toutes été contraintes d’une manière ou d’une autre de prendre des mesures drastiques, notamment les mesures de confinement et de fermeture des commerces. La conséquence immédiate de ces décisions a été de frapper le mode de production capitaliste en son cœur : soudainement, la production et la réalisation de la plus-value ont été considérablement perturbées et ralenties, et cela à peu près partout dans le monde. Comme l’a souligné Marx, la mise en valeur du capital est un « mouvement sans fin ni mesure » si bien que le mode de production capitaliste, plus qu’aucun autre, ne peut supporter une telle interruption de l’activité économique. Dans les faits, les prévisions officielles témoignent toutes d’un effondrement historique de l’activité économique : dans la plupart des pays développés, on s’attend à ce que le PIB recule d’un ordre de grandeur allant de 5 % à 10 % sur l’ensemble de l’année 2020 et, au plus fort du confinement, l’activité économique avait plongé de 20 % à 30 %.

 

Taux de croissance du PIB ( %) - (Source : FMI)

 

2018

2019

2020*

 

 

2018

2019

2020*

Monde

3,6

2,9

-4,9

 

Grande-Bretagne

1,3

1,4

-10,2

États-Unis

2,9

2,3

-8

 

Chine

6,7

6,1

1

Zone euro

1,9

1,3

-10,2

 

Inde

6,1

4,2

-4,5

Japon

0,3

0,7

-5,8

 

Brésil

1,3

1,1

-9,1

 

À l’heure où ces lignes sont écrites, l’OCDE vient de publier de nouvelles prévisions : « La baisse de la production mondiale en 2020 est plus modeste qu’on ne s’y attendait, quoique sans précédent dans l’histoire récente, mais elle dissimule des écarts considérables entre pays, les chiffres ayant été révisés à la hausse pour la Chine, les États-Unis et l’Europe, tandis qu’ils sont inférieurs à ce que l’on anticipait en Inde, au Mexique et en Afrique du Sud. » Le rapport poursuit : « Dans la plupart des économies, le niveau de la production à la fin de 2021 devrait rester en deçà de celui auquel il s’établissait à la fin de 2019 ».

Ces estimations sont elles-mêmes entièrement soumises aux développements de l’épidémie dont on mesure chaque jour un peu plus qu’elle est tout sauf endiguée à l’échelle mondiale comme l’explique clairement l’OCDE : « une résurgence plus vigoureuse de la pandémie, ou des mesures d’endiguement plus strictes, pourraient amputer de 2 à 3 points de pourcentage le taux de croissance mondiale en 2021, se traduisant par une montée du chômage et une période prolongée d’atonie de l’investissement. » (1) Pire encore, ce qui apparaissait il y a quelques mois comme un choc exceptionnellement profond mais temporaire est en train de s’affirmer comme un problème structurel qui va entraver toute forme de reprise en perturbant durablement la production et la réalisation de la plus-value de nombreux secteurs : le tourisme et les transports, et donc en cascade certains secteurs industriels comme par exemple l’aéronautique, le commerce en général ou encore l’immobilier commercial à travers la moindre demande de bureaux avec l’élargissement du télétravail et ainsi par capillarité le secteur de la construction. L’augmentation considérable de l’incertitude conjuguée au choc qui a déjà durement affecté les finances des entreprises va également peser de tout son poids sur l’ensemble de leurs investissements. Quant au commerce mondial déjà largement perturbé par la guerre commerciale que se livre les États-Unis et la Chine, le FMI prévoit en l’état une contraction de près de 12 % d’ici la fin de l’année. De ce point de vue, le pire est devant nous.

La bourgeoisie au chevet du capital : des plans de sauvetages en apparence considérables…

Face à ce qui s’affirme de plus en plus comme une véritable dépression économique, les principales bourgeoisies n’ont pas vraiment tergiversé : instruites par les évènements de cette dernière décennie, des milliards ont été déversés pour permettre aux entreprises de faire face immédiatement au brutal ralentissement de l’activité économique : reports et annulations de taxes et de cotisations sociales, moratoires sur les intérêts et les loyers, dispositifs dits de « chômage partiel » , aides et subventions directes, recapitalisations et surtout prêts massifs garantis par les États.

Les chiffres évoqués par la presse situent le soutien direct des États bourgeois à l’économie capitaliste (par opposition au soutien indirect que constituent les prêts garantis par les États) au moins au niveau de celui de 2008, et parfois plus haut. Cependant, il est compliqué de se figurer l’étendue exacte de ce soutien direct : de nombreuses mesures annoncées demandent encore à être traduites dans les budgets des États et parfois ces mesures seront échelonnées sur plusieurs années. Oxford Economics estime par exemple que le plan de relance de 100 milliards du gouvernement Castex n’en pèse réellement que moitié moins, une partie des mesures devant être décaissées en 2021 et 2022 et une autre partie constituant des dispositifs déjà à l’œuvre. Aux États-Unis, le soutien budgétaire semble colossal ‑ on estime qu’il avoisine les 10 % du PIB ‑ mais la réalité est beaucoup plus nuancée. Le Comité pour un budget fédéral responsable, sorte d’institut économique bipartisan, explique ainsi : « Les mesures de sauvetage économique coûteront 12 % rapporté au PIB de l’année fiscale 2020 ‑ contre seulement 1 % du PIB en 2008 et 4 % en 2009. Cependant, les dépenses de relance n’ont diminué que progressivement entre 2009 et 2012, alors que selon la loi actuelle, elles deviendront négatives à partir de 2022. [...] Entre 2008 et 2012, le gouvernement fédéral a mis en place des mesures de relance budgétaire et d’autres mesures de soutien économique pour un montant d’environ 1 800 milliards de dollars. En comparaison, nous estimons que la législation adoptée pour lutter contre la crise actuelle coûtera environ 2 500 milliards de dollars au cours des cinq prochaines années. En pourcentage du PIB sur cinq ans, ces chiffres sont presque identiques, soit respectivement 2,4 % et 2,3 %. […] Si l’ampleur de la réponse est comparable sur une période de cinq ans, l’argent a été dépensé beaucoup plus rapidement cette fois-ci. L’aide budgétaire accordée pendant la Grande Récession a été dépensée progressivement entre 2008 et 2012. En comparaison, nous estimons que les 1 800 milliards de dollars de l’aide actuelle ont déjà été déboursés et que la totalité des 2 500 milliards de dollars sur cinq ans sera dépensée d’ici le 1er octobre de cette année. » (2).

La question qui se pose est donc de savoir si l’état fédéral américain a les moyens de poursuivre son soutien à ce rythme infernal ? Et sur ce plan, la situation de blocage qui prévaut entre les élus démocrates et républicains autour d’un nouveau plan de soutien apporte quelques éléments de réponse.

Une grande incertitude entoure donc les moyens financiers absolus des États bourgeois pour faire face à la crise. Toutefois, les estimations données reflètent assez fidèlement les rapports entre bourgeoisies nationales. Tandis que les États-Unis, l’Allemagne et le Japon affichent des mesures de soutien direct avoisinant les 10 % du PIB, celles annoncées par la France, l’Espagne ou l’Italie peinent à dépasser les 4 % du PIB. Les capitalismes de second rang, dont la France, sont bien plus démunis et contraints, en retour, de recourir de manière disproportionnée au crédit, ce qui n’est pas la même chose en matière d’impulsion économique. Quant au plan de soutien européen triomphalement annoncé en juin, il faut d’abord noter que sur les 750 milliards d’euros affichés, seuls 390 milliards correspondront à un soutien direct, soit 3 % du PIB de l’UE, le reste étant constitué de nouveaux crédits. Surtout, la question de son financement demeure largement irrésolue et la construction institutionnelle bancale de ce plan visant à ménager les intérêts antagonistes de chaque bourgeoisie est susceptible d’en atténuer considérablement la portée.

… derrière lesquels se dresse une vague de faillites sans précédent

Dans l’ensemble cependant, ni ces transferts directs ni le surcroît d’endettement ne pourront durablement masquer la réalité : des pertes considérables ont été essuyées par l’économie capitaliste dans son ensemble durant les périodes de confinement et, encore aujourd’hui, d’autres se constituent en raison de l’activité économique toujours déprimée. Les mesures de soutien direct transfèrent simplement cette charge du secteur privé au secteur public et le recours au crédit, afin de donner une bouffée d’air aux entreprises des secteurs les plus affectées, permet tout au plus de repousser la reconnaissance de ces pertes, de retarder le processus de dévalorisation et de liquidation de capitaux superflus. Toutefois, étant donné l’importance du choc, l’illusion ne pourra durer bien longtemps. Grâce à leurs interventions, les différentes bourgeoisies n’ont fait que décaler dans le temps le moment où une vague de faillites sans précédent va frapper l’économie capitaliste. C’est ce qu’expliquent très justement les économistes d’Euler Hermès, un assureur crédit : « Alors que la crise Covid-19 affecte fortement un grand nombre d’entreprises, la vague de défaillances sera décalée dans le temps et aura lieu entre le second semestre 2020 et le premier semestre 2021. […] In fine, Euler Hermes estime que les défaillances d’entreprises à l’échelle mondiale croîtront de +35 % entre 2019 et 2021 (+17 % en 2020, +16 % en 2021), soit le plus haut niveau jamais atteint depuis la crise de 2009. […] En France, la vague de défaillances arrivera au T4 2020 et se prolongera sur le premier semestre 2021. […] Entre 2019 et 2021, le nombre de défaillances d’entreprises croîtra de +25 % en France. En matière de volume, un triste record sera prochainement atteint : en 2021, plus de 64 000 défaillances d’entreprises sont attendues en France » (3).

Aux États-Unis, la situation des PME se dégrade rapidement comme l’indique un article du New York Times du 1er septembre : « Les données de Homebase, qui fournit des logiciels de gestion du temps aux petites entreprises, montrent qu’environ 20 % des entreprises qui étaient ouvertes en janvier sont fermées temporairement ou définitivement. Le nombre d’heures travaillées - un indicateur approximatif des revenus- est encore plus bas pendant ce qui devrait être la période la plus chargée de l’année. […] Fin avril, environ un tiers des petites entreprises interrogées par le Bureau du recensement ont déclaré qu’elles s’attendaient à ce qu’il faille plus de six mois pour que les affaires reviennent à la normale. Quatre mois plus tard, près de la moitié d’entre elles le disent et 7,5 % d’entre elles déclarent ne pas s’attendre à ce qu’elles se remettent complètement. Environ 5 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles prévoyaient de fermer définitivement leurs portes dans les six prochains mois. Les dégâts pourraient être bien plus importants en fin de compte. Dans une enquête récente de la Fédération nationale des entreprises indépendantes, un groupe de lobbying des petites entreprises, 21 % des petites entreprises ont déclaré qu’elles devraient fermer si les conditions ne s’amélioraient pas dans les six prochains mois. D’autres enquêtes menées dans le secteur privé ont donné des résultats similaires. » (4)

Si la vague de défaillances a déjà commencé à se matérialiser, elle n’a pas encore donné sa pleine mesure pour plusieurs raisons : 1°) les mesures de soutien direct et les prêts garantis par les États ont effectivement offert un répit à des millions de capitalistes ; 2°) le fait qu’un certain nombre d’entreprises ont pu chercher à “passer l’été”, dans le commerce et le tourisme notamment, malgré une situation déjà largement compromise ; 3°) enfin et surtout les procédures collectives ont souvent été gelées et les outils d’enregistrement administratif des faillites que sont les greffes et les tribunaux de commerce ont souvent été fermés des mois durant !

Or, les dispositifs de soutien aux entreprises vont nécessairement se réduire : les reports de taxes et de cotisations ne pourront s’éterniser, tout comme les moratoires sur le paiement des loyers et des intérêts d’emprunt, et les mécanismes de type « chômage partiel « qui apparaissent comme une charge de plus en plus insupportable pour les États bourgeois. A ce stade, la question des déficits publics et de l’endettement public semble avoir été temporairement mise en sourdine face à l’urgence, en grande partie grâce aux interventions des banques centrales alors que les spread souverains remontaient dangereusement au printemps. Il n’en demeure pas moins que les niveaux très élevés de dette publique hérités de 2009 limitent considérablement les marges de manœuvres financières des États. Même aux États-Unis, les différentes franges de la bourgeoisie ne parviennent plus à s’entendre sur la façon de poursuivre le soutien à l’économie et la perspective d’une nouvelle salve de mesures d’ici aux élections présidentielles de novembre s’amenuise jour après jour. En conséquence de quoi, à mesure que le soutien d’urgence va commencer à se réduire, beaucoup d’entreprises vont rapidement constater que ni les prêts garantis éventuellement souscrits ni les aides reçues ni même les quelques mois de faible activité depuis le déconfinement n’auront permis de rétablir une profitabilité minimale indispensable à la poursuite leur activité et déposeront ainsi leur bilan. Celles qui ne mettront pas la clé sous la porte vont devoir procéder à des restructurations massives tandis qu’il faut s’attendre à une vague de consolidation dans de nombreux secteurs.

Pour les masses, la crise se manifeste d’abord par une vague de licenciements sans précédent
et une augmentation considérable du chômage partout dans le monde

Aux États-Unis, en quelques semaines, ce sont des dizaines de millions de travailleurs qui se sont inscrits au chômage, jusqu’à près de 30 millions certaines semaines, sous l’effet du confinement. Si depuis le printemps ces chiffres ont quelque peu baissé suite à la reprise d’activité, la vague de faillites qui s’amorce et les restructurations qui s’imposent aux entreprises vont durablement priver d’emploi des millions de travailleurs américains. En raison de la faiblesse des acquis du prolétariat aux États-Unis, ces masses sont immédiatement menacées de paupérisation, particulièrement depuis début juillet, avec la fin du surcroît de 600$ octroyés par l’état fédéral afin de compléter les allocations chômage de misère des États américains. Dans un article du World Socialist Web Site décrivant la situation terrible des travailleurs américains, on peut lire : “Feeding America (Nourrir l’Amérique), le plus grand réseau de banques alimentaires et de garde-manger aux États-Unis, estimait avant la pandémie qu’un nombre colossal de 37 millions de personnes aux États-Unis étaient en situation d’insécurité alimentaire. Parmi eux, il y aurait 11 millions d’enfants. Feeding America estime aujourd’hui que plus de 54 millions de personnes pourraient être confrontées à l’insécurité alimentaire en 2020. Maintenant il y aurait 18 millions d’enfants. » (5)

En Europe, malgré l’existence de systèmes d’assurance chômage plus avantageux, la situation des masses se dégrade profondément sur le front de l’emploi : des millions de travailleurs actuellement au « chômage partiel « vont in fine perdre leur emploi et venir gonfler les rangs des dizaines de millions de chômeurs structurels français, espagnols, italiens et allemands comme l’explique l’INSEE : « Pendant la période de confinement, un grand nombre de personnes sans emploi avaient interrompu leurs recherches, conduisant, malgré la baisse de l’emploi, à une baisse du nombre de chômeurs au sens du bureau international du travail (BIT) et à une hausse du halo autour du chômage (personnes sans emploi qui souhaitent travailler mais ne sont pas en recherche active et/ou ne sont pas disponibles pour travailler). Cet effet, très spécifique au confinement mais pas spécifique au marché du travail français, s’estomperait en grande partie au second semestre. De ce fait, le taux de chômage augmenterait alors très nettement dès l’été : il s’établirait ainsi autour de 9,5 % de la population active en fin d’année 2020, soit 2,4 points de plus que mi-2020 et 1,4 point de plus qu’un an plus tôt. » (6).

En Chine aussi, des millions de travailleurs ont perdu leur emploi dans des proportions jamais vues depuis des décennies, notamment les centaines de millions de travailleurs migrants ainsi que l’explique une publication du Trésor : « Le marché du travail était déjà sous tension du fait du ralentissement économique. D’après sa nouvelle définition, le taux de chômage a été stable en 2019 en légère hausse par rapport au S2 2018. Cette stabilité relative cache en réalité une détérioration du marché de l’emploi mise en évidence par les indices PMI emplois liée à des difficultés structurelles amplifiée par les tensions commerciales avec les États-Unis. Globalement, la croissance du nombre d’emplois ralentit en lien notamment avec un effondrement des emplois dans l’industrie (depuis 2014, 17 millions d’emplois ont été perdus dans le secteur de la construction et dans l’industrie et le nombre d’emplois dans ces secteurs a chuté de 6 % par an au cours des deux dernières années). Le chômage a fortement progressé début 2020 sous l’impact de l’épidémie de Covid-19. […] La crise touche les deux populations les plus fragiles : travailleurs-migrants et jeunes diplômés. » (7).

Enfin, dans de nombreux pays « émergents », c’est la barbarie. L’absence ou la faiblesse des acquis du prolétariat dans ces pays rejette des millions de travailleurs dans la misère la plus totale. La situation des masses au Brésil ou en Inde fait froid dans le dos. Dans ce dernier pays, ce sont d’après le New York Time près de 200 millions d’indiens qui pourraient retomber dans la pauvreté et cela dans un contexte où, comme l’indique le titre d’un article du Monde du 8 septembre, « Coronavirus : en Inde, l’épidémie semble hors de contrôle ».

L’offensive de l’impérialisme US contre la montée en puissance de l’impérialisme chinois
redouble d’intensité et nourrit les tensions inter-impérialistes

La constitution d’un marché mondial est l’un des accomplissements les plus importants du capitalisme. Combattre pour le socialisme a analysé comment la restauration combinée du capitalisme en URSS puis en Chine puis l’intégration de ces pays au marché mondial ont fourni les conditions essentielles pour permettre l’essor considérable des échanges internationaux de marchandises et de capitaux qui a en quelque sorte culminé en 2008. Depuis, sous les coups de la résurgence de la crise du capitalisme et des tensions entre impérialismes qu’elle nourrit, la croissance du commerce international et des flux de capitaux a marqué le pas.

Le choc produit par le coronavirus constitue à présent un formidable accélérateur de ces tendances. D’abord, de manière structurelle, le coup d’arrêt mis à la circulation et aux échanges de marchandises en raison des fermetures de frontière et des confinements qui se sont succédés a déstabilisé de nombreuses chaînes d’approvisionnement. Ensuite, la vague de faillites qui arrive va continuer d’affaiblir les « chaînes de valeurs mondiales « : la faillite d’un ou plusieurs fournisseurs intervenant à une étape stratégique du processus de production peut ainsi complètement perturber de nombreuses entreprises en cascade pendant des mois.

Surtout, ce phénomène est lui-même amplifié par l’offensive de plus en plus frontale que mène l’impérialisme US contre la montée en puissance du « jeune « impérialisme chinois. Sous la conduite de Trump, l’impérialisme US tente de bouter Huawei -maintenant les 38 entreprises du groupe Huawei, Tiktok, WeChat ainsi que d’autres champions nationaux chinois- hors du marché mondial et de les refouler sur leur marché domestique comme le montre l’offensive multiforme engagée par l’impérialisme US pour donner une dimension internationale à cette politique d’endiguement de l’impérialisme chinois (avec un succès réel). En envisageant de placer le leader chinois de la fabrication de semi-conducteurs, SMIC, sur la liste noire des entreprises avec lesquelles les groupes américains se verraient interdire de commercer, l’impérialisme US va même jusqu’à dresser des obstacles à Huawei sur le marché chinois : SMIC, qui est en effet appelé par Huawei à se substituer aux entreprises américaines pour lui fournir les précieux semi-conducteurs, est lui-même très dépendant de fournitures américaines. Cette escalade dans la guerre commerciale tend naturellement à s’étendre hors du cadre économique pour se transformer en conflit politique aigu.

Pour comprendre cette transformation, il faut sans doute mesurer combien sur le strict plan de l’objectif annoncé - réduire le déficit commercial américain, et en particulier celui vis-à-vis de la Chine - la politique économique et commerciale de Trump est en train de subir un profond revers ainsi que l’explique Brad Setser : « Malgré tous les discours sur le découplage sino-américain, la structure générale du commerce mondial - du moins la partie déséquilibrée du commerce mondial - est remarquablement simple à l’heure actuelle. Du côté des excédents, on trouve la Chine, ainsi que quelques autres producteurs asiatiques de produits manufacturés. Keith Bradsher a indiqué que la part de la Chine dans les exportations mondiales a atteint un record au deuxième trimestre, à près de 20 %. [...] Et du côté des déficits, il y a les États-Unis. [...] Ce qui est frappant cependant, c’est que la pandémie a entraîné une compression de la plupart des autres déséquilibres commerciaux, de sorte qu’il ne reste pratiquement plus que l’important excédent chinois et le déficit américain tout aussi important »(8)

Or, c’est notamment la réponse spécifique de la Chine face à l’approfondissement considérable de la crise qui alimente cette tendance. D’abord la Chine a relancé sa machine économique plus rapidement que les autres impérialismes, en raison du décalage dans la diffusion du virus et des mesures de confinement, accroissant ainsi ses exportations vers des marchés américains et européens où la production tournait au ralenti. Ensuite, contrairement aux États-Unis qui ont massivement soutenu la consommation des ménages (ce qui n’est pas en contradiction avec les considérations précédentes sur la situation désastreuse des masses US), et aux pays européens où cette même fonction a pu être remplie par les mécanismes de chômage partiel et des acquis plus solides, la bureaucratie chinoise a principalement soutenu l’investissement et les exportations de ses entreprises au prix d’un endettement toujours plus élevé. Dans cette configuration, la Chine « suce la roue » des plans de soutien US et UE, et cela explique en partie pourquoi l’économie chinoise semble mieux résister, à ce stade, que les vieux impérialismes face à la crise. Mais cette béquille ne pourra tenir longtemps : le soutien à l’économie va nécessairement se réduire aux États-Unis et en Europe et la Chine devra rapidement faire face à ses propres contradictions, et notamment au problème que constitue la masse de capital improductif investi cette dernière décennie et qui ne cesse de gonfler.

Si la crise actuelle exacerbe les rivalités inter-impérialistes, en particulier entre les USA et la Chine, en retour, de manière dialectique, ces rivalités chauffées à blanc constituent un facteur d’aggravation important de la crise car, ce faisant, chaque état national déchire avec violence l’unité organique constituée par l’internationalisation aujourd’hui très poussée des forces productives.

Une extension toujours plus grande de la sphère du crédit

Les bourgeoisies des vieux impérialismes n’ont objectivement plus les mêmes moyens de « socialiser les pertes » passées et à venir qu’à la fin des années 2000. Les niveaux d’endettement public hérités de la crise ouverte en 2009 limitent considérablement la capacité financière des bourgeoisies à soutenir directement leurs entreprises en creusant les déficits. Cette relative impuissance a deux conséquences. D’une part, les bourgeoisies vont devoir porter des coups d’une violence considérable contre ce qu’il reste des acquis de la classe ouvrière : à l’impuissance financière répondra une férocité dans les coups portés contre les acquis afin d’écraser socialement le prolétariat. D’autre part, les États bourgeois dont la capacité à creuser les déficits publics est plus limitée doivent en retour se reposer de manière disproportionnée sur les interventions des banques centrales et l’élargissement de la sphère du crédit. C’est une tendance profonde et propre à l’impérialisme comme l’illustre l’augmentation continue du volume de dettes rapportées au PIB à l’échelle mondiale depuis le début des années 1970 présentée dans le graphique ci-dessous.

 

 

Afin de maintenir ininterrompu le flot de crédit en dépit du ralentissement considérable de l’activité, les banques centrales ont encore repoussé les limites de leur interventionnisme. Sous le coup de nouveaux programmes de rachat d’actifs financiers et de prêts au secteur financier toujours moins sélectifs, le bilan de la BCE est passé de 4 500 mds d’euros à la fin de l’année 2019 à plus de 6 500 milliards d’euros fin août. Celui de la Fed a cru pour les mêmes raisons de 4 000 mds d’euros à 7 000 mds d’euros sur cette période. C’est colossal.

C’est d’autant plus colossal que la vague de faillites qui arrive va mécaniquement produire une vague de défauts sur de nombreux prêts et obligations et ainsi considérablement raviver les tensions financières. Les banques sont en première ligne et les provisions qui ont été constituées jusqu’à présent semblent largement insuffisantes ainsi que l’explique un article de la Tribune : « Dans son rapport, Accenture prévoit qu’au niveau mondial, les banques devront provisionner « entre 2 % et 2,4 % de leurs portefeuilles de crédits, afin de couvrir les pertes attendues en matière de prêts impayés − soit près du double des abandons de créances enregistrés lors de la crise financière mondiale de 2008. » (9) Derrière les discours rassurants sur la solidité des banques, qui auraient prétendument tiré les leçons de la crise, personne ne sait véritablement comment le système bancaire va pouvoir supporter la vague de défauts à venir alors même que l’engagement de la Fed et de la BCE semble toujours plus proche de la rupture. En la matière, il faut cependant se garder de vouloir fixer des limites absolues à cet engagement.

Les difficultés objectives de la bourgeoisie à repousser les contradictions de l’économie capitaliste au moyen d’un élargissement de la sphère du crédit ne réside pas tant dans l’impossibilité de procéder à cet élargissement sur le plan quantitatif comme l’illustre la situation actuelle (il n’est toutefois aucunement exclu que cette extension quantitative rencontre des obstacles infranchissables au bout d’un moment). Actuellement, ces difficultés viennent d’abord de ce que les mêmes moyens n’ont pas les mêmes effets, autrement dit que l’endettement croissant de l’économie capitaliste permis par les interventions des banques centrales ne parvient à impulser qu’une croissance du PIB toujours plus faible.

À propos des interventions des banques centrales : entre impuissance et désarroi

La résurgence la crise du capitalisme en 2009 avait conduit les banques centrales à étendre considérablement leurs interventions dans l’économie à travers les opérations de politique monétaire dites non-conventionnelles. Leur bilan a ainsi gonflé à mesure qu’elles fournissaient des liquidités créées ex nihilo en contrepartie de l’acquisition de titres financiers (obligations publiques puis privées, prêts titrisés) et de prêts au secteur bancaire. Depuis, jamais les bilans des banques centrales ne sont revenus à leur niveau d’avant 2009, loin s’en faut. Le soutien est devenu permanent et la tentative de la Fed de réduire la taille de son bilan et de remonter ses taux d’intérêt en 2018 a rapidement tourné court. En réalité, le système financier, et partant le système économique, ne semblent tenir que par l’intervention incessante des banques centrales. Mais de nombreux éléments dans la situation actuelle indiquent surtout les difficultés grandissantes que rencontrent les banques centrales à contenir et retarder la purge d’une masse immense de capital qui prendrait d’abord la forme d’une explosion financière.

Il est ainsi essentiel de revenir sur le krach méconnu qui a frappé le marché des bons du Trésor US au printemps : « Le gouvernement fédéral emprunte en émettant des titres de créance du Trésor, considérés comme les titres les plus sûrs et les plus liquides au monde. Ils servent de réserve de valeur, de véhicule de couverture pour les épargnants et investisseurs mondiaux et de référence par rapport à laquelle d’autres formes de prêts sont comparées. […] Les titres du Trésor sont au cœur des marchés financiers. Le rendement de la dette du Trésor, considéré comme exempt de risque de crédit (le risque de non-paiement), est une référence clé pour de nombreux autres actifs financiers. Les titres sont également essentiels aux prêts à court terme. Des milliards de dollars de prêts au jour le jour utilisent les bons du Trésor comme garantie. Et ce sont des actifs pour les jours de pluie : des investissements sûrs et stables que les banques, les entreprises et les gouvernements accumulent en supposant qu’ils peuvent être rapidement vendus à faible coût s’ils ont besoin de liquidités rapidement. Cela signifie que les perturbations du marché de la dette du Trésor américain peuvent rapidement se propager au reste du système financier. Une telle perturbation influe non seulement sur le taux d’intérêt auquel les consommateurs, les entreprises et les gouvernements des États et locaux empruntent, mais - à l’extrême - peut rendre difficile pour eux d’emprunter. […]

« Mais en mars, alors que les marchés financiers acceptaient les effets néfastes du COVID-19, les investisseurs se sont précipités hors des bons du Trésor et se sont précipités vers les liquidités. La profondeur et la liquidité ont disparu, les prix sont devenus extrêmement volatils, les vendeurs ont eu du mal à trouver des acheteurs prêts à un prix raisonnable, et vice versa. ». L’article poursuit en expliquant comment le dysfonctionnement majeur du marché des bons du trésor US s’est propagé à d’autres compartiments du secteur financier au point de gripper toute la machine. C’est ce qui a poussé la Fed à intervenir au cours du mois de mars en se portant acquéreuses de ces bons du Trésor pour des montants considérables. Mais ici encore, la violence du choc que constitue le Covid-19 et ses conséquences sur les marchés ne peuvent aucunement dissimuler le fait que le système financier avait déjà subi un coup de semonce à l’automne dernier lors du dysfonctionnement majeur du marché des repos. La Fed avait déjà dû intervenir en urgence et fait montre de beaucoup de fébrilité.

La décision de la Fed de basculer vers un système dit de « ciblage de l’inflation en moyenne » illustre également le désarroi qui gagne les banques centrales. Au-delà des aspects purement techniques sur la conduite de la politique monétaire et le risque déflationniste, l’importance de cette décision tient en ce qu’elle devrait permettre à la Fed de maintenir ses taux d’intérêt durablement bas et de poursuivre encore son stimulus monétaire, y compris si l’inflation venait à dépasser la cible de 2 %. La Fed vient d’ailleurs d’annoncer qu’elle maintiendrait ses taux à des niveaux proche de zéro au moins jusqu’en … 2023. Nous n’avons malheureusement pas le temps de développer mais l’extension qui semble à présent sans limite du soutien monétaire que la Fed déploie va contraindre les autres banques centrales à lui emboiter le pas sur fond de « guerre » monétaire et de risque de déflation.

Ce qu’expriment fondamentalement les taux d’intérêt extrêmement bas,
c’est la loi de la baisse tendancielle du taux de profit

Toute la situation actuelle exprime fondamentalement la contradiction suivante : les niveaux d’endettement considérables des entreprises et des États rendraient immédiatement insupportable pour nombre d’entre eux une réduction du soutien monétaire permanent qu’apportent les banques centrales et qui s’accompagnerait d’une remontée générale des taux d’intérêt : ces entreprises ou ces États se trouveraient rapidement dans l’impossibilité de refinancer leurs dettes en raison des charges financières croissantes qui en découleraient et une masse considérable de capital serait menacée d’être balayée. Depuis plus de dix ans, les interventions des banques centrales ont ainsi pour effet désiré de maintenir les taux d’intérêt à un niveau extrêmement bas afin de permettre le refinancement de cette masse énorme de capital sans interruption ni explosion.

Ce qu’il faut bien saisir, c’est combien cette nécessité de maintenir des taux d’intérêt aussi bas n’est pas un phénomène purement monétaire et indépendant des difficultés de mise en valeur du capital que rencontre le capitalisme depuis des décennies. Il faut pour cela revenir brièvement sur l’origine de l’intérêt.

Comme Marx l’explique, l’intérêt n’est rien d’autre qu’une fraction de la plus-value produite et destinée à rémunérer les capitalistes prêteurs d’argent. Elle est une ponction sur la plus-value produite et son importance relative procède d’un rapport de force entre les capitalistes industriels à l’origine de la plus-value et les capitalistes prêteurs d’argent qui ont avancé le capital et entendent être rémunérés pour cela. Marx explique alors ce qui détermine les fluctuations du taux d’intérêt. Il indique qu’il faut considérer séparément les fluctuations du taux d’intérêt de marché (qui sont eux gouvernées par la loi de l’offre et de la demande) des mouvements plus fondamentaux du taux d’intérêt sur longue période qui procède du rapport de force entre capitalistes.

Or, comme l’explique Marx, « l’intérêt étant une partie du profit que le capitaliste industriel doit abandonner au capitaliste d’argent, il doit avoir pour limite supérieure le profit, car lorsqu’il devient égal à ce dernier la part de l’industriel est nulle. « . Et Marx poursuit : « Toutes circonstances égales, c’est-à-dire le rapport entre le profit total et l’intérêt restant à peu près invariable, le capitaliste industriel pourra payer et payera un taux d’intérêt directement en rapport avec le taux du profit. Or le taux du profit est en raison inverse du développement de la production capitaliste ; le taux de l’intérêt, pour autant qu’il se règle effectivement sur celui du profit, variera donc également en raison inverse du développement industriel. Nous verrons plus tard qu’il n’en est pas toujours ainsi. Nous dirons cependant que l’intérêt, même l’intérêt moyen, se fixe d’après le profit ou plus exactement d’après le taux général du profit, et que dans tous les cas le taux moyen du profit peut être considéré comme la limite supérieure de l’intérêt. »(10)

Ainsi, la persistance depuis dix ans de taux d’intérêt extrêmement faibles est d’abord une expression de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit qui traduit elle-même les difficultés croissantes de mise en valeur du capital propres au capitalisme parvenu au stade impérialiste. Sur ce point il est sans doute utile de reproduire ce graphique de Michael Roberts, marxiste américain, qui atteste de manière indiscutable la loi de la baisse tendancielle du taux de profit.(11)

Fondamentalement, à l’origine de la crise récurrente du capitalisme se trouve une insuffisante production de plus-value au regard de la masse de capital à valoriser. Or, non seulement cette masse de capitaux prétendant à leur part sur la plus-value globale ne cesse de grossir par suite de l’extension sans limite de la sphère du crédit que rendent possible les interventions des banques centrales. Mais en plus, à la faveur de ces interventions, un nombre considérable d’entreprises ont réussi à se maintenir artificiellement en vie en s’endettant davantage malgré une très faible rentabilité qui les aurait condamnées dans d’autres circonstances. Ces entreprises zombies sont autant de « couches de graisse », de « boursouflures » pour reprendre les termes de Trotsky qui immobilisent des capitaux dans des entreprises peu rentables, produisant donc peu de plus-value, alors que la « libération « de ces capitaux sous forme d’argent liquide permettrait d’accumuler davantage de plus-value dans des secteurs plus rentables. Aussi peu rentables soient-elles, ces entreprises dites « zombies », n’en réclament pas moins leur part du gâteau au niveau de la plus-value globale. Prise individuellement, chacune de ces entreprises zombies ne peut s’approprier qu’une part extrêmement faible du profit global, mais quand leur proportion dans l’économie grimpe comme c’est le cas depuis des années, ces toutes petites parts finissent par faire masse et contribuent à accroître un peu plus la disproportion entre la base de plus-value produite et la masse de capitaux s’en nourrissant.

Conclusion

La crise est loin d’avoir donné toute sa mesure. Dans les mois à venir, les secousses économiques qui s’annoncent risquent de dépasser tout ce qu’on a connu depuis les crises qui se sont succédé à intervalles réguliers à partir des années 1970, et ce d’autant plus que la crise sanitaire joue un rôle important d’aiguillon dans la détérioration de l’économie et qu’elle aussi est très loin d’être terminée. L’écrivain espagnol, Javier Marias, a donné pour titre à l’un de ses romans : « Si rude soit le début ». Il s’agit en réalité d’une citation tronquée de Richard III. La formule complète est : « Si rude soit le début, le pire reste derrière nous… ». Pour la crise actuelle, la formule qui conviendrait serait plutôt la suivante : « Si rude soit le début, le pire reste devant nous ».

La particularité et la gravité de la situation économique actuelle tiennent au fait que tous les voyants ou presque sont au rouge en même temps. Pour reprendre une métaphore souvent utilisée dans les milieux économiques pour annoncer la reprise mais bizarrement tombée en désuétude depuis quelques temps : « toutes les planètes sont alignées ». C’est vrai, mais dans le mauvais sens, dans le sens d’une crise économique ravageuse. Certes, il n’y a pas de crise finale du capitalisme. Il n’y pas non plus, comme le disait Lénine, de « situation impossible pour la bourgeoisie ». Il faut être d’autant plus prudent sur cette question que ces dernières années, le capitalisme, malgré des situations économiques de plus en plus critiques, a fait montre d’une forme de plasticité et de résilience (pour employer un terme à la mode) en grande partie permise par les rapports de force politiques favorables à la bourgeoisie, qui avec la complicité active des appareils lui ont permis d’obtenir un peu de répit par le biais de violentes attaques contre les conditions d’existence des masses, notamment après la crise ouverte en 2008.

Ces limites importantes posées, il faut constater qu’il y a tout de même des situations largement plus difficiles que d’autres à surmonter pour la bourgeoisie, et la crise actuelle en fait partie. Rarement, dans son histoire, la bourgeoisie n’aura été confrontée, sur un plan économique, à une situation aussi périlleuse. Une telle situation est le produit de toutes les échappatoires utilisées par la bourgeoisie, depuis des dizaines d’années, avec une accélération importante depuis 2008, pour repousser les échéances d’une crise dislocatrice. A l’issue de chaque crise, nous avons écrit dans Combattre pour le socialisme que les gouvernements bourgeois étaient certes parvenus une nouvelle fois à repousser de telles échéances mais qu’ils ne faisaient que reporter les problèmes à l’origine de ces crises et, pire encore, qu’il les reportait à chaque fois sur une base élargie, rendant donc tout à la fois plus difficile et plus périlleux le report des échéances. Aujourd’hui, sous l’effet du choc exceptionnel et durable du Covid-19, incomparablement plus violent que tous les chocs précédents, on se rapproche du moment où ces contradictions sont tendues à se rompre : la fuite en avant dont nous parlons depuis des années ne peut pas être éternelle, à force le mur se rapproche ; il y a un bout à tout, et ce bout, la bourgeoisie, effrayée, commence à le voir de plus en plus distinctement, menaçant d’entraîner avec elle toutes les autres classes de la société, en premier lieu le prolétariat.

Parmi les images terribles de la détresse sociale dans le monde qui ne pourraient être qu’une simple préfiguration de ce qui s’annonce lorsque la crise aura donné sa pleine mesure, en voici une. Ce n’est sans doute pas la plus terrible mais c’est sans doute l’une des plus emblématiques de la faillite en cours de ce régime pourri : il s’agit de ces centaines de milliers de travailleurs américains, jetés brutalement sur le pavé par la crise, sans aucune protection sociale, et réduits à faire la queue sur plusieurs kilomètres à la périphérie des villes américaines dans des zones commerciales, coincés chacun dans leur voiture sans doute payées à crédit, pour recevoir l’aide alimentaire, et cela dans la première puissance économique du monde ! On a là un concentré d’un système aussi absurde que réactionnaire, réduisant les travailleurs à la soupe populaire, tout en leur offrant le luxe de pouvoir polluer l’atmosphère dans des gros pick-up payés à crédit !

Dans une situation économique aussi dégradée et lourde de développements explosifs, plus que jamais, mais à un degré largement supérieur à ce qu’on a connu auparavant, tous les gouvernements bourgeois de la planète mais aussi la bureaucratie chinoise vont devoir porter le fer contre le prolétariat, la jeunesse et leurs conditions d’existence : pour le capital, c’est une question de vie ou de mort car beaucoup de capitalistes -petits et moyens en premier lieu- sont menacés de disparaître avec la dépression en cours et l’approfondissement ultérieur de la crise. Compte tenu de l’état de santé -ou plutôt de mauvaise santé- de l’économie et des piliers censés la maintenir en vie, les attaques contre le prolétariat sont une solution revêtant un caractère d’urgence absolue pour la bourgeoisie dont les autres leviers à disposition sont soit émoussés (les interventions des États), soit aggravent le mal en profondeur (les interventions des banques centrales).

Pour autant, il ne s’agit pas là de la solution miracle : disons qu’il s’agit d’une solution nécessaire mais peut-être pas suffisante vu la profondeur du mal dont souffre le capitalisme, mal incurable puisqu’il s’agit du capital lui-même. Tels les commandants d’un navire qui s’apprête à sombrer, les gouvernements bourgeois sont obligés de lâcher du lest, et donc de s’alléger du poids devenu insupportable des conquêtes ouvrières. Cela ne suffira peut-être pas à empêcher le navire de couler, et ce d’autant moins que l’offensive décuplée pour aggraver l’exploitation du prolétariat a pour point commun avec les échappatoires plus directement économiques d’avoir son revers. En raison de l’ampleur exceptionnelle de la crise économique, de violentes attaques contre le niveau de vie des masses vont certes desserrer le nœud coulant menaçant d’étouffer les patrons, mais elles vont aussi dans un premier temps contribuer à diminuer encore un peu plus la taille du marché, par la diminution de la consommation des masses. De toute façon, les bourgeoisies n’ont pas le choix, ces attaques s’imposent à elles quand bien même leurs effets risquent de s’ajouter à ceux du confinement sur le niveau de consommation des couches de la population les plus défavorisées.

Pour le prolétariat et la jeunesse, en raison de la combinaison des effets destructeurs de la crise en elle-même à l’offensive ultra-violente qui se prépare contre eux, le fameux « monde d’après » s’annonce comme « le monde d’avant » mais en pire, bien pire même. Les déclarations de reconnaissance et d’amour, la main sur le cœur, de Macron et de ses sbires, à l’égard de la « première et de la deuxième ligne », de tous ceux qui ont sauvé des vies et fait fonctionner l’économie durant la période de confinement -les personnels de l’hôpital, bien entendu mais aussi, les livreurs, les éboueurs, les caissières, les agents de la SNCF et la RATP, les ouvriers… en somme, tous « les derniers de cordée », tous ceux « qui ne sont rien » - n’annoncent rien de bon, bien au contraire. Derrière la petite brosse à reluire, se cache un énorme gourdin.

Pour le prolétariat, dans les mois à venir, confronté à la combinaison de la crise économique et de la crise sanitaire, il va s’agir de plus en plus d’une question de vie ou de mort. L’urgence vitale de la situation, et la prise de conscience par de larges couches de la population que le capitalisme n’a pas d’autre avenir à leur offrir qu’une « une horreur sans fin » (Lénine), vont créer des conditions terribles mais nouvelles pour sortir de leur désarroi et de leur misère politique. Mais pour le moment, la misère sociale qui s’annonce va rendre encore plus patente et plus cruelle cette misère politique et la dissymétrie entre les conditions objectives et les conditions subjectives nécessaires à la victoire de la révolution prolétarienne. Si subjectivement, l’affaire s’annonce délicate, compte tenu du retard important pris par la conscience sur l’existence, objectivement toute la situation présente et à venir va marteler aux travailleurs « Prenez le pouvoir, si vous ne voulez pas périr ! » comme l’indiquait Trotsky en 1921 dans La Nouvelle Étape, dans un contexte politique bien différent d’aujourd’hui mais dans une situation objective également périlleuse :

« Au moment où les forces productives du capitalisme butent contre un mur, ne peuvent plus progresser, nous voyons la bourgeoisie réunir entre ses mains l’armée, la police, la science, l’école, l’Eglise, le Parlement, la presse, les gardes-blancs, tirer fortement sur les rênes et dire, en pensée, à la classe ouvrière : “Oui, ma situation est périlleuse. Je vois un abîme s’ouvrir sous mes pieds. Mais nous allons voir qui tombera le premier dans cet abîme. Peut-être avant ma mort, si vraiment je dois mourir, réussirai-je à te pousser dans le précipice, ô classe ouvrière !” Que cela signifierait-il ? Tout simplement une destruction de la civilisation européenne dans son ensemble. Si la bourgeoisie, condamnée à mort au point de vue historique, trouvait en elle-même assez de force, d’énergie, de puissance pour vaincre la classe ouvrière dans ce combat terrible qui approche, cela signifierait que l’Europe est vouée à une décomposition économique et culturelle, comme c’est déjà arrivé à plusieurs autres pays, nations et civilisations. Autrement dit, l’histoire nous a amenés à un moment où une révolution prolétarienne est devenue absolument indispensable pour le salut de l’Europe et du monde. L’histoire nous a fourni une prémisse fondamentale de la réussite de cette révolution, dans ce sens que notre société ne peut plus développer ses forces productrices en s’appuyant sur une base bourgeoise. Mais l’histoire ne se charge pas, par cela même, de résoudre ce problème à la place de la classe ouvrière, des politiciens de la classe ouvrière, des communistes. Non, elle semble dire à l’avant-garde ouvrière (nous nous représentons pour un instant l’histoire sous forme d’une personne placée au-dessus de nous), elle dit à la classe ouvrière : “Il faut que tu saches que tu périras sous les ruines de la civilisation, si tu ne renverses pas la bourgeoisie. Essaye, résous le problème !” Tel est à présent l’état des choses. » (12).

 

____________________________

Références et notes :

https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/773ea84a-fr.pdf?expires=1600435103&id=id&accname=guest&checksum=F7682E8FDD58385153A906B4B417731F

http://www.crfb.org/blogs/how-does-covid-relief-compare-great-recession-stimulus

https://www.eulerhermes.fr/actualites/defaillances-2020-2021.html

https://www.nytimes.com/2020/09/01/business/economy/small-businesses-coronavirus.html

https://www.wsws.org/fr/articles/2020/09/05/faim-s05.html

https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/4653872/point-conj_080920-emploi.pdf

https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/43b4b76e-84d2-4360-b1be-534338e9b85f/files/63d668fe-ab27-4856-81e4-51e59d2a2db6

https://www.cfr.org/blog/return-big-chinese-surpluses-and-large-us-deficits

https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/face-au-covid-les-banques-europeennes-devraient-augmenter-leurs-provisions-de-plus-de-300-milliards-856149.html

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_21.htm

https://thenextrecession.wordpress.com/2020/07/25/a-world-rate-of-profit-a-new-approach/

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1921/08/lt19210819b.htm

 

[  http://socialisme.free.fr - © A.E.P.S., 1 Bis Rue GUTENBERG, 93100 MONTREUIL  ]