Article paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°65 (n°147 ancienne série) - 1er juin 2017 :

 

Défense de Trotsky contre les falsificateurs

osant faire de Trotsky un chantre du « front républicain »

 

Introduction : Trotsky aurait-il appelé à voter Macron pour faire barrage au Front national ?

 

Entre les deux tours de l’élection présidentielle, une escouade de journalistes, intellectuels et militants dits de gauche Jean Birnbaum, Edwy Plenel, Michel Broué, Gérard Filoche, José Chatroussat et François Chesnais est montée au front, plume dans une main et courage dans l’autre, pour défendre l’appel à voter Macron et contribuer à sauver la démocratie française, prétendument menacée par la présence de Le Pen fille au second tour. À ce titre, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils s’en défendent ou non, nos valeureux antifascistes de papier se sont inscrits dans le cadre du front républicain, au sein duquel les appareils à la tête des organisations issus du mouvement ouvrier, partis et syndicats, ont tenu une place centrale. En défense de l’ordre bourgeois, Filoche et compagnie se sont de fait alignés sur le PS, le PCF et les appareils syndicaux, pour lesquels ils ont objectivement joué un rôle de flanc-garde sur la gauche. Contre les différents opposants refusant de se soumettre au front républicain : lycéens, militants syndicaux, mouvements se réclamant de « l’antifascisme », ils ont usé de méthodes héritées du stalinisme, en se prévalant frauduleusement de la caution des écrits de Trotsky sur l’Allemagne des années 30, laissant ainsi entendre que ce dernier aurait fait le même choix qu’eux. À les en croire, Trotsky, le président du soviet de Petrograd en 1905, le théoricien de la Révolution permanente et fondateur de la IVe Internationale aurait donc voté pour le banquier Macron. On a atteint là une forme de sommet dans la falsification. Trotsky prônant le vote Macron, et pourquoi pas Lénine en soutien de Fillon ? Le Vieux a dû se retourner dans sa tombe.

Faire voter les morts a longtemps été une spécialité du couple Xavière et Jean Tibéry, manifestement ceux-ci ont fait des émules dans certains milieux de gauche. Il est donc nécessaire de rétablir la vérité et de réhabiliter l’honneur de Trotsky enrôlé à son corps défendant dans les eaux fangeuses du front républicain. La nécessité en est d’autant plus grande que l’offensive des falsificateurs contre Trotsky porte sur une question politique fondamentale, celle du front unique, et donc de l’indépendance de classe du prolétariat et de ses organisations contre la bourgeoisie. Libre à Filoche, Chesnais et leurs acolytes de capituler en rase campagne et de se vautrer dans le front républicain, mais ils n’avaient pas le droit de le faire en invoquant une fidélité au combat de Trotsky. C’est tout à la fois inacceptable et honteux.

L’analogie que font les faussaires entre l’appel à voter Macron et les positions défendues par Trotsky à propos de la situation en Allemagne dans les années 30 repose sur la démonstration suivante : Trotsky a prôné des alliances avec les partis bourgeois dans la lutte contre le fascisme or, la montée du FN et la présence de Le Pen au second tour correspond à une montée du fascisme en France, donc Trotsky aurait appelé à voter Macron, CQFD. L’hypothèse selon laquelle Trotsky aurait voté Macron repose donc à la fois sur une falsification honteuse de ses écrits et sur une incompréhension totale de la situation actuelle en France qui n’a rien à voir avec celle de l’Allemagne dans les années 30.

 


Un recyclage des calomnies staliniennes contre Trotsky

 

Pour démonter pièce par pièce ce parfait exercice de faussaire, il faut reprendre les faits. Chronologiquement, la première charge contre Trotsky a été lancée simultanément le 26 avril par Gérard Filoche[1] et Michel Broué[2] sur leur blog respectif. Une deuxième salve a été tirée début mai par Edwy Plenel[3] et José Chatroussat[4] (site Culture & Révolution) et Jean Birnbaum dans une tribune du journal Le Monde du 3 mai. Le bouquet final de ce véritable feu d’artifice a été assuré par François Chesnais, le 5 mai, dans un article intitulé : « Écraser Le Pen électoralement dimanche signifie voter Macron et non pas voter blanc ou s’abstenir. ».[5]

C’est donc Filoche qui, sans le nommer, a lancé la mode des citations de Trotsky pour justifier l’appel au vote Macron le 26 avril : « Pour le 2nd tour, du 7 mai désarmons d’abord en votant contre Le Pen. Macron veut nous empoisonner, Le Pen appuie un revolver contre notre tempe. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne et que l’autre veut me tirer un coup de revolver, je tente d’abord d’arracher le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me laissera une possibilité d’en finir avec le premier. Cela ne signifie pas que le poison est un « moindre mal » en comparaison du revolver. »

Ce texte est en réalité un plagiat pur et simple de Trotsky. Ce dernier, dans ses écrits sur l’Allemagne dans les années 30, compare effectivement Brüning (qui serait Macron) au « poison » et Hitler (qui serait donc Le Pen) au « revolver ». Trotsky dit : il faut d’abord se débarrasser du « révolver ». Filoche conclut frauduleusement : il faut voter pour « le poison ». Pour rétablir la vérité, il convient de citer le texte original de Trotsky:

« La social-démocratie soutient Brüning, vote pour lui, assume la responsabilité de sa politique devant les masses, en se fondant sur l’affirmation que le gouvernement Brüning est un " moindre mal ". C’est ce point de vue que le Rote Fahne essaie de m’attribuer, sous prétexte que j’ai protesté contre la participation stupide et honteuse des communistes au référendum d’Hitler. Mais est-ce que l’opposition de gauche allemande, et moi en particulier, avons demandé que les communistes votent pour Brüning et lui apportent leur soutien ? Nous, marxistes, considérons Brüning et Hitler ainsi que Braun comme les représentants d’un seul et même système. La question de savoir qui d’entre eux est un " moindre mal " est dépourvue de sens, car leur système, contre lequel nous nous battons, a besoin de tous ses éléments. Mais aujourd’hui, ces éléments sont en conflit, et le parti du prolétariat doit absolument utiliser ce conflit dans l’intérêt de la révolution.

Dans une gamme il y a sept notes. Se demander quelle note est la " meilleure ", do, ré ou sol, n’a pas de sens. Cependant, le musicien doit savoir quand et sur quelle touche frapper. Se demander abstraitement qui, de Brüning ou Hitler est le moindre mal est tout aussi dépourvu de sens. Mais il faut savoir sur laquelle de ces touches frapper. C’est clair ? Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un " moindre mal " en comparaison du revolver. » (« En quoi la politique du parti communiste allemand est-elle erronée ? », 1931)

On y lit donc que la social-démocratie a appelé à voter Brüning, candidature bourgeoise « au nom du moindre mal ». Mais on y lit surtout que Trotsky se défend explicitement des calomnies des staliniens l’accusant d’avoir préconisé le vote Brüning ! Honte à Filoche de recycler un siècle plus tard les calomnies staliniennes contre Trotsky dans le but de masquer sa propre capitulation devant le front républicain avec la caution de ce grand révolutionnaire. Le procédé est minable. Oui, Trotsky a bien écrit et défendu qu’il faut « arracher le revolver » des mains d’Hitler, non par le vote Brüning comme l’ont fait croire les staliniens et à leur suite Filoche, mais par le front unique SPD (parti social-démocrate allemand)-KPD (parti communiste allemand)-ADGB (Confédération générale des syndicats allemands), la constitution d’organes d’autodéfense ouvrière pour liquider les bandes fascistes. Mené sur cette orientation, le combat contre les fascistes aurait permis dans le même temps de diminuer l’influence de la social-démocratie au sein du prolétariat allemand, dont la persistance, en dépit de la trahison des dirigeants du parti social-démocrate allemand (SPD), était précisément le produit du combat des staliniens contre le front unique dans la lutte contre le fascisme. C’est ce qu’explique très clairement Trotsky dans la suite du texte dont Filoche a plagié sans vergogne un passage :

« Maintenant, il faut se retourner contre le fascisme en formant un seul front. Et ce front de lutte directe contre le fascisme, commun à tout le prolétariat, il faut l’utiliser pour une attaque de flanc, mais d’autant plus efficace contre la social-démocratie.

Il faut montrer dans les faits le plus grand empressement à conclure avec les sociaux-démocrates un bloc contre les fascistes partout où ils sont prêts à adhérer à ce bloc. Quand on dit aux ouvriers sociaux-démocrates : « Abandonnez vos chefs et rejoignez notre front unique en dehors de tout parti », on ne fait qu’ajouter une phrase creuse à des milliers d’autres. Il faut savoir détacher les ouvriers de leurs chefs dans l’action. Et l’action maintenant, c’est la lutte contre le fascisme (…) La majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates veut se battre contre les fascistes mais, pour le moment encore, uniquement avec son organisation. Il est impossible de sauter cette étape. Nous devons aider les ouvriers  sociaux-démocrates à vérifier dans les faits - dans une situation nouvelle et exceptionnelle -, ce que valent leurs organisations et leurs chefs, quand il s’agit de la vie ou de la mort de la classe ouvrière. » En quoi la politique du parti communiste allemand est-elle erronée ? », 1931).

Le front unique transformé en son exact contraire : un cadre d’alliance possible avec des partis bourgeois

 

C’est dans le cadre de cette politique de front unique ouvrier, classe contre classe, que doit être replacée la fameuse citation de Trotsky à propos des accords possibles avec « le diable et sa grand-mère » utilisée par Broué, Birnbaum, Plenel et Chesnais. Ce dernier la cite sous la forme suivante: « Je ne suis pas particulièrement satisfait que ce soit quelqu’un d’autre qu’un militant trotskyste pour porter à l’attention d’un large public l’un des fils conducteurs des textes de Trotski des années 1930, à savoir que “dans la lutte contre le fascisme nous sommes prêts à passer des accords avec le diable, avec sa grand-mère » De cette phrase, ils tirent tous la conclusion que pour faire barrage au FN, Trotsky aurait voté pour le "diable", incarné par Macron. Pour dîner avec le diable, il faut paraît-il une longue cuillère. Or, dans le cas présent, pour les faussaires, cette longue cuillère, c’est Trotsky en personne, dont ils utilisent frauduleusement les écrits pour justifier leur pacte avec le « diable » Macron.

Mais l’un des falsificateurs ne s’arrête pas là, il pousse le bouchon encore plus loin. En effet, Jean Birnbaum dans une tribune du Monde écrit: « Au soir du récent premier tour, sa façon de renvoyer dos à dos Marine Le Pen et Emmanuel Macron a paru d’autant plus emblématique que Mélenchon est un militant à la mémoire longue, formé à l’école d’un courant où l’antifascisme représente un repère identitaire : le trotskysme. Pour en prendre la mesure, il faut rappeler quelques éléments historiques. Tout part du traumatisme fondateur : la victoire d’Hitler en 1933 et la « défaite sans combat » du mouvement ouvrier allemand, le plus puissant et le plus cultivé d’Europe. De génération en génération, les trotskistes ont appris que le principal responsable de cette catastrophe était le parti communiste allemand (KPD) aux ordres de Staline. Dans la période qui précéda l’avènement du nazisme, en effet, le KPD refusa obstinément de faire alliance avec les socialistes pour faire barrage à Hitler. Au contraire, ses chefs désignèrent les sociaux-démocrates leurs ennemis prioritaires, allant jusqu’à les qualifier de « sociaux-fascistes » (...) Pour Léon Trotski, cette position suicidaire constituait « une trahison d’une ampleur historique » au moins équivalente à celle de la social-démocratie le 4 août 1914, lorsque les socialistes votèrent les crédits de guerre. Depuis l’île de Prinkipo où il était exilé, l’ancien chef de l’Armée Rouge mena la bataille contre ce 4 août du stalinisme. Il appela l’ensemble des militants ouvriers, communistes, socialistes ou sans parti, à constituer un « front unique » contre le nazisme. (…) La fin du « front unique » antifasciste marque l’enterrement de cette sensibilité antitotalitaire. Simultanément, elle signe la victoire posthume d’un certain esprit stalinien. » (Le Monde, 03/05/2017).

La charge au vitriol contre Mélenchon – au demeurant fort injuste compte tenu de la position réelle du tribun de La France insoumise entre les deux tours qui a de fait appelé à voter Macron (cf. supplément CPS 64) – se double d’une offensive non moins violente contre les trotskystes aujourd’hui, accusés de commettre le même péché mortel que les staliniens dans les années 30. Birnbaum fait du refus d’appeler à voter Macron, et donc du combat pour le front unique ouvrier sur la ligne, « pas une voix pour Macron, pas une voix pour Le Pen », une resucée du « social-fascisme ». Il s’agit en l’espèce d’une monstruosité commise envers la réalité historique puisqu’au contraire, le front unique ouvrier a constamment été mis en avant par Trotsky pour contrer et briser le « social-fascisme » défendu par les staliniens.

Pour rétablir la vérité, il faut procéder comme pour la première citation sur le « revolver » et le « poison » et partir de la citation exacte de Trotsky tirée d’un texte de 1932, intitulé: « La seule voie » :

« Aucune plate-forme commune avec la social-démocratie ou les dirigeants des syndicats allemands, aucune publication, aucun drapeau, aucune affiche commune ! Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d’accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! On peut se mettre d’accord sur ce point avec le diable, sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski. A la seule condition de ne pas se lier les mains. » [Nous soulignons, ndlr]

Quand on compare la citation originale avec celle reproduite par les faussaires, on s’aperçoit qu’ils ont fait subir à la phrase de Trotsky un triple lifting. Lifting n’est sans doute pas le terme exact ; en l’espèce, nos imposteurs font plutôt dans la chirurgie lourde, limite boucherie.

Première falsification : la citation est amputée du passage suivant: « et même avec Noske et Grzesinski ». Or ce passage est capital. Grzesinski était le chef social-démocrate de la police de Berlin du gouvernement social-démocrate de Prusse, dissous par von Papen le 20 juillet 1932. Quant à Noske, il était également membre du parti social-démocrate allemand, il fut ministre de la Défense entre 1919 et 1920. Il est resté célèbre dans l’histoire pour avoir été l’un des bouchers de la révolution allemande et fait assassiner Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht. Aussi traîtres soient-ils, Noske et Grzesinski étaient des sociaux-démocrates, ce qui donne à la phrase de Trotsky une tout autre signification que celle donnée par les imposteurs: ce que défend Trotsky évoquant des alliances possibles avec le "diable et sa grand-mère", c’est une politique de front unique ouvrier contre le fascisme et non une quelconque alliance avec des politiciens appartenant à des partis bourgeois, ce qui est le cas, jusqu’à preuve du contraire du banquier Macron.

Deuxième falsification : les truqueurs de Trotsky amputent l’expression front unique ouvrier de l’adjectif « ouvrier » ce qui permet de transformer la stratégie du front unique en une alliance de partis sans rivage à droite. Un tel tour de passe-passe serait bien entendu impossible avec l’expression complète front unique ouvrier qui dans les termes mêmes est antagonique avec la défense du vote pour le banquier Macron. La ficelle est tellement grosse que Vincent Présumey, lui-même auteur d’un texte en défense du front républicain[6], a quelque scrupule à trop tirer dessus. Dans un message dont l’un des destinataires était François Chesnais en réponse à son texte, il met en garde sur le point suivant: « Quelques mots supplémentaires sur un point précis qui pèse sans doute très lourd dans la position de certains camarades : le principe qui voudrait qu’en aucun cas on ne vote pour un candidat bourgeois. De ce point de vue, la référence fréquente à Trotsky en 1931 et l’alliance avec le diable n’est pas adéquate, car Trotsky n’a pas envisagé en Allemagne de voter pour quelque candidat bourgeois que ce soit face au nazisme, mais préconisé le front unique KPD/SPD. Ne surinterprétons donc pas cette référence ». En clair, Présumey conseille d’y aller mollo sur la référence à Trotsky au risque que la supercherie finisse par se voir. Il est très significatif que Présumey dévoile le pot aux roses mais que par la suite François Chesnais n’ait en rien modifié son texte. Que des journalistes bourgeois ne s’embarrassent pas de détails quand il d’agit de se référer à Trotsky et d’évoquer son orientation politique, qu’ils fassent même preuve d’une ignorance crasse en la matière est dans l’ordre des choses : cela correspond à leur fonction au sein de la société capitaliste. Mais que Filoche, Plenel et Chesnais, tous trois s’étant réclamés du trotskysme, se livrent eux aussi à un tel exercice correspond à une tromperie volontaire, faite en parfaite connaissance de cause, et participant donc d’un combat conscient mené contre le trotskysme et le front unique ouvrier.

Ce combat constitue un obstacle au combat du prolétariat et de la jeunesse contre la bourgeoisie et les gouvernements à son service dans la mesure où toute lutte de classe d’envergure pose la question du pouvoir. Or, l’unité de la classe ouvrière et de ses organisations défendue par les trotskystes a précisément pour objectif de rendre possible le combat politique de la classe ouvrière pour s’ouvrir une perspective gouvernementale face à la bourgeoisie et ses partis. Tel était le sens de la résolution sur la tactique de l’Internationale communiste qui dans son IVe congrès précisait: « Le mot d’ordre de gouvernement ouvrier est la conséquence inévitable de toute la tactique du front unique ». C’est contre une telle perspective que se dressent ralliement au front républicain et combat contre le front unique ouvrier qui sont en réalité les deux faces d’une seule et même orientation aboutissant à empêcher le prolétariat d’exister comme classe pour soi sur le terrain politique. En cela, une telle orientation complète et aggrave la prise en charge constante durant le quinquennat Hollande des intérêts de la bourgeoisie par les dirigeants du PS et du PCF et les appareils syndicaux, dont la collaboration politique sans faille à la survie du régime capitaliste en crise, en désarmant et en déboussolant les travailleurs, a conduit à éjecter de l’élection présidentielle le prolétariat, placé de fait dans l’incapacité d’émettre un vote de classe au second tour.

 

Une falsification du combat défendu par Trotsky et l’Opposition de gauche contre le fascisme

 

Troisième et dernière falsification: à l’exception de Birnbaum, tous les falsificateurs sortent la citation de Trotsky sur « le diable et sa grand-mère » de son contexte politique. Or, cette citation ne peut être comprise en dehors du combat acharné mené par Trotsky contre la théorie du « social-fascisme » impulsée depuis Moscou par la bureaucratie stalinienne. L’Allemagne des années 1930-1933 en a été le tragique champ d’expérimentation. Le « social-fascisme » consistait à mettre sur le même plan fascisme et social-démocratie, qualifiée par Staline lui-même « d’aile modérée du fascisme ». Cette théorie a servi en réalité de couverture aux intérêts particuliers du Kremlin. Une victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne aurait en effet donné en URSS même une puissante impulsion à la révolution politique donc à l’expulsion de la bureaucratie stalinienne. Il fallait donc pour Staline s’opposer à une cette perspective, quitte pour cela à livrer pieds et poings liés le prolétariat allemand à Hitler. En application de la théorie du « social-fascisme », les dirigeants du parti communiste allemand (KPD) ont fait du combat contre la social-démocratie le combat prioritaire du prolétariat allemand pour être en mesure d’engager par la suite celui contre le fascisme dans de meilleures conditions politiques. Combinée au crétinisme parlementaire du parti social-démocrate allemand (SPD) et à son soutien à la bourgeoisie, cette politique d’obstruction systématique au front unique ouvrier a tout à la fois divisé, désarmé et paralysé le prolétariat allemand, ouvrant ainsi en grand la voie à l’arrivée d’Hitler au pouvoir.

Contrairement aux calomnies staliniennes recyclées aujourd’hui par les falsificateurs, Trotsky n’a jamais défendu la social-démocratie dans son soutien aux différents gouvernements bourgeois, mais il a en revanche pilonné sans relâche la caractérisation stalinienne de la social-démocratie comme social-fasciste : « La théorie du « social-fascisme » reproduit l’erreur fondamentale des lassalliens sur des bases historiques nouvelles. En collant aux nationaux-socialistes et aux sociaux-démocrates la même étiquette fasciste, la bureaucratie stalinienne est entraînée dans des actions comme le soutien au référendum d’Hitler : cela ne vaut pas mieux que les combinaisons des lassalliens avec Bismarck. » (Préface à la révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 1932). Trotsky a constamment opposé au « social-fascisme » le combat pour le front unique ouvrier, dont il tire jusqu’au bout toutes les implications: « marcher séparément, frapper ensemble », y compris, le cas échéant, aux côtés des bouchers de la révolution allemande. Dans le passage sur « le diable et sa grand-mère », un lecteur averti et honnête constate sans peine que Trotsky accentue volontairement le trait en défendant des accords pratiques avec Grzesinski et Noske. Il faut en effet comprendre cette phrase comme un piège tendu aux staliniens dans une situation de vie ou de mort pour le prolétariat allemand, comme une façon de mettre les staliniens en face de leurs contradictions afin de les démasquer aux yeux des masses et de mieux faire ressortir le caractère criminel de leur orientation politique axé sur le poison du « social-fascisme » :

« L’année passée, j’écrivais que dans la lutte contre le fascisme, les communistes devaient être prêts à conclure un accord pratique non seulement avec le diable et sa grand-mère mais aussi avec Grzesinski. Cette phrase fit le tour de la presse stalinienne mondiale : pouvait-on trouver une meilleure preuve du « social-fascisme » de l’opposition de gauche? Certains camarades m’avaient prévenu : « Ils se saisiront de cette phrase. » Je leur répondis : « Cette phrase est écrite précisément pour qu’ils s’en saisissent. Qu’ils saisissent un fer rouge et s’y brûlent les doigts ! Il faut donner des leçons aux imbéciles. » Le cours de la lutte amena Von Papen à faire connaître la prison à Grzesinski. Est-ce que cet épisode cadrait avec la théorie du social-fascisme et les prévisions de la bureaucratie stalinienne ? Non, il était en totale contradiction avec elles. Par contre, notre appréciation de la situation admettait tout à fait une telle éventualité et lui attribuait une place déterminée. (…)

Si le Parti communiste avait déclaré ouvertement, ne serait-ce qu’il y a un an : nous sommes prêts à lutter contre les bandits fascistes, même avec Grzesinski ; si de cette formule il avait fait un mot d’ordre de lutte s’il l’avait développée dans ses discours et ses articles et l’avait fait pénétrer profondément dans les masses, Grzesinski n’aurait pas pu en juillet justifier sa capitulation devant les ouvriers en se référant au sabotage du Parti communiste. Il lui aurait fallu soit s’engager encore plus dans la lutte, soit se compromettre définitivement aux yeux de ses propres ouvriers. N’est-ce pas clair? » (« La seule voie »,1932)

Dans sa démonstration, Trotsky mentionne qu’« il faut donner des leçons aux imbéciles ». Quatre-vingt-cinq ans plus tard, les rôles se sont inversés ! Ce sont les « imbéciles » qui prétendent donner des leçons aux trotskystes, falsifiant pour cela honteusement les écrits de Trotsky. Par la triple falsification qu’ils ont fait subir à la citation de Trotsky sur « le diable et sa grand-mère », les faussaires lui font dire l’inverse de ce que voulait signifier Trotsky. D’une charge violente contre le « social-fascisme » pour mieux faire ressortir la nécessité absolue d’une politique de front unique ouvrier, et du combat classe contre classe, ils l’ont transformée en son contraire : une défense d’un front républicain avec la bourgeoisie, érigé en rempart contre le fascisme, soit l’exacte inverse du combat contre le fascisme développé par Trotsky en conclusion de « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » (1932) :

« CLASSE CONTRE CLASSE : Que faut-il au Parti communiste? Le retour à l’école stratégique des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste. Abandon de l’ultimatisme à l’égard des organisations ouvrières de masse : la direction communiste ne saurait être imposée, elle ne peut être que gagnée.

Abandon de la théorie du social-fascisme, qui aide la social-démocratie et le fascisme.

Exploitation conséquente de l’antagonisme entre la social-démocratie et le fascisme :

a) pour une lutte plus effective contre le fascisme ;

b) pour opposer les ouvriers sociaux-démocrates à leur direction réformiste.

Ce sont les intérêts vitaux de la démocratie prolétarienne, et non les principes de la démocratie formelle, qui doivent servir de critères pour apprécier les changements de régimes politiques de la domination de la bourgeoisie.

Aucun soutien ni direct ni indirect au régime de Brüning !

Défense hardie et dévouée des organisations du prolétariat contre les fascistes.

« Classe contre classe ! » Cela signifie que toutes les organisations du prolétariat doivent occuper leur place dans le front unique contre la bourgeoisie.

Le programme pratique du front unique doit être défini par un accord entre les organisations devant les masses. Chaque organisation demeure sous son drapeau et conserve sa direction. Dans l’action, chaque organisation respecte la discipline du front unique.

« Classe contre classe! » Il faut mener une campagne d’agitation inlassable pour que les organisations sociales-démocrates et les syndicats réformistes rompent avec leurs perfides alliés bourgeois du « front de fer » et serrent les rangs avec les organisations communistes et toutes les autres organisations du prolétariat. »

 

Quelle est la véritable nature du FN, comment le combattre
et quel est le sens du combat pour le front unique ouvrier ?

 

Cette entreprise de falsification des écrits de Trotsky et du sens fondamental de son combat contre le fascisme méritait à elle seule que l’on y revienne pour défendre l’honneur de celui-ci et de son combat inlassable contre la montée du fascisme et la capitulation du Parti communiste allemand. Mais on ne peut s’arrêter là. En détournant les écrits d’un des plus ardents combattants contre le fascisme dans les années 30, il s’agit d’abord et avant tout de soutenir le front républicain bourgeois, en défense du vote Macron contre Le Pen, et surtout en défense de l’état bourgeois « 100% républicain », même si nos falsificateurs s’en défendent. Et pour justifier de se vautrer dans ce front républicain sans rivage à droite, il s’agit également de créer beaucoup de confusion sur la nature réelle du FN, sur sa base politique et matérielle.

Il nous faut donc nous demander si le FN est un parti de nature fasciste ou s’il présente a minima des « traits fascisants » comme l’écrit Chesnais, ce qui d’ailleurs n’est pas tout à fait la même chose. Car l’invocation de Trotsky et de ses écrits des années 30 dans le cadre du combat contre le fascisme en Allemagne, en défense du front républicain, perd tout son sens en l’absence d’un tel diagnostic aux lourdes conséquences. Au demeurant, une fois établie la nature spécifique du FN, on verra combien le véritable combat pratique et immédiat contre celui-ci, contre ses idées et contre les menaces dont il serait porteur est antagonique avec le front républicain et le vote Macron. S’il existe bien un combat spécifique à mener contre le FN en tant que tel, pour lui interdire la rue et la tenue de ses meetings et réunions, combattre aujourd’hui les prolégomènes du fascisme repose d’abord et avant tout sur le combat contre la montée des tendances autoritaires et répressives de l’état bourgeois, tendances que cristallisent aujourd’hui la question de l’état d’urgence et de la marche à l’État policier.

 

Qu’est-ce que le fascisme ? Quelques rappels

 

Précisons toutefois d’emblée qu’il ne nous sera pas possible dans cet article de caractériser longuement et précisément la nature du FN ; ce sera l’objet d’un travail ultérieur que présentera CPS, et nous nous limiterons ici à quelques rappels et constatations qui écartent toutefois rapidement l’idée que le FN est un parti fasciste.

Dire du FN qu’il est un parti fasciste signifierait a minima plusieurs choses. Une telle caractérisation impliquerait que le FN est un parti qui combat plus ou moins ouvertement pour le renversement du parlementarisme bourgeois, qu’il fait campagne sur ce terrain pour « en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise » comme l’écrit très justement Éric Vuillard dans son dernier roman L’ordre du jour. Cette agitation antiparlementaire devrait s’accompagner par des manifestations concrètes sous la forme de véritables milices, vertébrées par le FN, militairement organisées, disposant de puissants relais au sein de l’appareil de répression - police et justice - destinées à affronter et tenter d’écraser physiquement le mouvement ouvrier et à faire régner la terreur. Enfin et surtout, il faudrait que le FN constitue un recours politique pour la bourgeoisie et le grand capital, que celle-ci considère sérieusement, au regard de conditions économiques et politiques toujours plus chaotiques, la nécessité de soutenir, pousser, financer ce parti en vue de son accession au pouvoir. En définitive, c’est Trotsky qui donne le mieux l’essence de ce qu’est le fascisme :

« Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens "normaux", militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre. À travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes des lumpen-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier a lui-même plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige du fascisme un travail achevé : puisqu’elle a admis les méthodes de la guerre civile, elle veut avoir le calme pour de longues années. Et les agents du fascisme utilisant la petite bourgeoisie comme bélier et détruisant tous les obstacles sur leur chemin, mèneront leur travail à bonne fin. La victoire du fascisme aboutit à ce que le capital financier saisit directement dans ses tenailles d’acier tous les organes et institutions de domination, de direction et d’éducation : l’appareil d’État avec l’armée, les municipalités, les universités, les écoles, la presse, les organisations syndicales, les coopératives. La fascisation de l’État n’implique pas seulement la "mussolinisation" des formes et des méthodes de gouvernement - dans ce domaine les changements jouent en fin de compte un rôle secondaire - mais avant tout et surtout, l’écrasement des organisations ouvrières : il faut réduire le prolétariat à un état d’apathie complète et créer un réseau d’institutions pénétrant profondément dans les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat. C’est précisément en cela que réside l’essence du régime fasciste. » (La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne; Démocratie et fascisme, 1932).

On mesure bien que le surgissement de mouvements fascisants procède d’abord d’une situation de crise intense des rapports capitalistes et de la société bourgeoise, crise durable qui accentue considérablement les contradictions propres au capitalisme parvenu à son stade impérialiste. La dislocation du cadre normal d’exploitation qui en résulte, le rejet dans le dénuement le plus extrême de millions de prolétaires et de couches intermédiaires forge la base sociale sur laquelle s’appuient ces mouvements fascistes en même temps que la crise qui traverse la bourgeoisie leur fournit le soutien décisif de franges du grand capital décidées à en recourir à tous les moyens pour poursuivre et accentuer l’exploitation capitaliste.

Le FN peut-il être caractérisé comme un parti fasciste ou fascisant ?

 

Selon tous ces aspects, et d’abord et avant tout en raison des circonstances historiques très différentes de celles des années 30 qui caractérisent notre période, le FN n’est pas un parti fasciste comme le furent le parti nazi ou le Parti national fasciste, et il est encore très loin de le devenir ! Aujourd’hui, le FN se fond totalement dans le moule des institutions de la Ve République et de son bonapartisme bâtard, et il ne remet aucunement en cause le rôle et les pouvoir du Parlement en place, même à demi-mot (à l’inverse par exemple de situations comme celles de la manifestation du 6 février 1934 ou des journées entourant la tentative de putsch des généraux pendant la guerre d’Algérie). Au contraire, il clame partout son respect des institutions de la Ve République et il entend d’abord utiliser les pouvoirs et dispositions les plus bonapartistes (mais « républicains ») que lui confère celle-ci​, dispositions qui ont toutes été considérablement renforcées ces dernières années, pour porter des attaques plus ambitieuses et plus frontales contre les jeunes, les travailleurs et les immigrés !

Une illustration de la nature du FN est que, suite au second tour de l’élection présidentielle, le FN connaît les débuts d’une crise entre différentes fractions. L’affrontement le plus important se déroule entre une première fraction qui semble se structurer autour de Marion Maréchal-Le Pen et désire en finir avec les revendications de sortie de l’UE et de l’Euro, revendications qui agissent aujourd’hui comme un obstacle pour nouer des accords avec les composantes les plus réactionnaires issues de LR, et une seconde, incarnée par Philippot, qui refuse aujourd’hui l’abandon de ces revendications. Marine Le Pen louvoie entre ces deux orientations tandis que Jean-Marie Le Pen, soutenu par de nombreux cadres du FN, a pris l’initiative de présenter 150 à 200 candidats au nom d’une Union des patriotes, dont la ligne vise davantage à jeter les bases d’un véritable parti fasciste.

Ensuite, il n’existe pas aujourd’hui de milices fascisantes comme il en existait dans les années 30 en Italie et en Allemagne et même, toute proportion gardée, dans les années 60 en France. Les petits groupes de nervis d’extrême droite prêts à donner le coup de poing, les assassins de Clément Méric, ne représentent aucune force organisée de masse. Enfin, pour de nombreuses raisons, mais d’abord à cause de sa position sur l’Euro et l’UE profondément incompatible avec les intérêts du grand capital français, le FN n’est aucunement vu comme un recours par la bourgeoisie (tout au contraire de Macron sur ce plan, malgré ses faiblesses politiques). Pour preuve, son incapacité chronique à financer ses campagnes électorales, ce qui le pousse à contracter des emprunts auprès de banques russes et à verser dans des magouilles que le RPR et l’UMP n’auraient pas reniées.

En substance, le FN n’est pas un parti fasciste ou à même de le devenir dans un proche intervalle de temps parce que tout à la fois la situation du capitalisme français en crise et les rapports entre les classes ne nécessitent pas (encore) d’en arriver à de telles extrémités ; ni le cadre vermoulu d’une Ve République pourtant de plus en plus en crise, ni l’activité des masses n’imposent aujourd’hui à la bourgeoisie d’en recourir à l’écrasement physique du mouvement ouvrier. Cela ne signifie toutefois aucunement que ce ne puisse être le cas à mesure que la crise va s’approfondir. Mais ce n’est pas encore le cas, loin s’en faut.

 

Quelle est donc la nature du FN ?

 

Pour autant, le FN conserve en tant que parti des caractéristiques qui lui sont particulières. Il puise ses origines dans un assemblage hétéroclite de tout ce qu’il y avait de plus réactionnaire comme formations politiques d’extrême droite, structuré autour d’Ordre nouveau dans les années 1970, lui-même issu des groupuscules Occident et GUD, dont certains dirigeants tels Longuet, Devedjian, Madelin se sont totalement intégrés à l’UMP puis à LR. Depuis le milieu des années 1980 qui ont consacré son implantation sur le terrain électoral, ce parti a développé une rhétorique nauséabonde, d’abord sur fond d’antisémitisme et de négationnisme, avant de déverser son torrent de haine contre les populations immigrées.

Comme l’indique CPS n°91 du 11/10/2002, « le courant politique qui se reconstitue autour du FN et de Le Pen a des racines historiques dans une fraction de la vieille bourgeoisie française ultraréactionnaire. Celle, qui, issue et liée à la vieille aristocratie et à l’église, plonge ses racines lointaines dans la contre-révolution pour abattre par la première République, le camp des Vendéens, les partisans de la restauration monarchique après la Commune de Paris, le camp des antidreyfusards et celui de l’extrême droite française dans les années vingt et trente, le camp de la collaboration de Pétain avec le régime nazi ».

Il est utile de rappeler que la figure historique du FN, son actuel président d’honneur, a eu un début de carrière qui n’est pas anecdotique. Sous-officier engagé en Algérie – après l’avoir été en Indochine (appellation de l’époque) – il a fait partie de la fraction de l’appareil d’État la plus acharnée à maintenir ce pays sous oppression française et à réprimer le combat pour l’indépendance du peuple algérien : il est avéré que sous ses ordres, une patrouille a torturé à mort un militant algérien, en mars 1957. Ce n’est pas un hasard si le socle électoral historique dont bénéficie le FN se situe dans le Sud méditerranéen, là où se regroupent les survivants et les descendants des « pieds-noirs ». Politiquement, le FN est le représentant d’une petite bourgeoisie constituée d’artisans, de commerçants, de professions libérales ainsi que de couches intermédiaires heurtées de plein fouet par la crise du capitalisme et les tendances propres de l’impérialisme (monopole et dictature du capital financier). De ce point de vue, le FN est effectivement un parti dont le programme demeure violemment réactionnaire, xénophobe, et anti-ouvrier nonobstant les aménagements de façade qui ne dupent personne. Il est porteur d’un nationalisme et d’un patriotisme exacerbés, et il défend inlassablement un retour à l’ordre, aux valeurs morales perdues et à l’autorité. Ce faisant, le FN a toujours été en pointe dans la défense et la mise en avant de toutes les mesures les plus réactionnaires en termes de répressions et de restrictions des libertés démocratiques. À ce titre, il conserve une singularité parmi les partis politiques de la Ve République, et il s’agit de le combattre en tant que tel.

Il convient enfin de constater que le FN a historiquement joué le rôle d’aiguillon pour la bourgeoisie française qui a parfaitement su s’en accommoder. Du point de vue de celle-ci, le FN a précisément toujours eu pour fonction d’avancer et de développer toutes ces idées les plus réactionnaires afin qu’elles pénètrent la conscience des masses et créent un contexte politique favorable, permettant aux gouvernements bourgeois au pouvoir d’aller toujours plus loin sur le terrain de la répression anti-ouvrière et anti-immigrés, et sur celui du recul des libertés démocratiques. Il est cependant aujourd’hui plus qu’un aiguillon : dans bien des domaines, il donne le ton, en premier lieu celui du renforcement de l’État bourgeois, de la répression policière et des attaques contre les libertés démocratiques, mais pas seulement.

 

Quel est le sens réel du combat pratique contre le FN et comment doit-il se mener ?

 

Toutefois, dire que le FN est un parti xénophobe, ultra-réactionnaire et qu’il porte un projet politique autoritaire et particulièrement agressif envers les immigrés et les libertés démocratiques n’est pas la même chose que de le qualifier de fasciste ou de fascisant. Ces tendances autoritaires et le recours à une politique de plus en plus répressive sont contenus dans les développements mêmes du capitalisme parvenu à son stade impérialiste et des rapports entre les classes que sa crise récurrente engendre. Toutes les formations politiques bourgeoises sont susceptibles à un moment ou un autre, en fonction des évènements et de la lutte de classe, de recourir à des méthodes de plus en plus autoritaires et de tendre vers l’État policier, c’est-à-dire au déferlement d’une violence exercée par l’appareil de répression de l’État dressé contre le mouvement ouvrier organisé, les immigrés et les minorités en général, appuyé si nécessaire par des milices fascisantes afin de faire régner la terreur. Cela est le propre de toutes les dictatures militaires qui ont jalonnées l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle (Grèce, Argentine, Chili, Brésil…). De même, il n’est pas étonnant de constater que la formation politique qui se rapprocherait le plus d’une formation fasciste en Europe se trouve aujourd’hui en Grèce avec Aube dorée, et que son éclosion politique procède d’abord de l’intensité de la crise économique qui règne en Grèce.

Le combat pratique, réel, contre la montée de ces tendances autoritaires et ce glissement vers l’état policier ultra-répressif ne peut en aucun cas passer par un quelconque appel à voter pour Macron, contre le FN, car ces mêmes tendances autoritaristes et répressives sont contenues en puissance dans n’importe quel gouvernement bourgeois qui mène une politique au compte du capital. Car de quoi parle-t-on concrètement lorsqu’on évoque ces tendances autoritaires exacerbées dont le FN, et lui seul, serait porteur : d’une politique de répression, de contrôle systématique, de fichage racial et de harcèlement à l’endroit des jeunes issus de l’immigration ? De la violence policière sans cesse accrue qui se déchaîne aujourd’hui dans ces quartiers mais aussi dans les manifestations, avec le soutien constant des plus hautes autorités ? À ce propos, il est particulièrement significatif que Macron ait choisi comme directeur de cabinet Patrice Strzoda, « Monsieur Flashball » qui s’est illustré en tant que préfet de Bretagne dans la répression particulièrement violente du mouvement contre la loi travail. Parlons-nous de manifestations de flics cagoulés, de déportations massives de travailleurs étrangers, d’arrestations et de condamnations de militants syndicaux ? Parlons-nous des assassinats et des mutilations de jeunes et de manifestant perpétrées par les forces de l’ordre « républicaines » dans une totale impunité ?

Si c’est de cela dont nous parlons, ce n’est malheureusement pas de menaces et périls abstraits contenus dans le programme du FN, contre lesquels il conviendrait de lutter un dimanche de mai au bureau de vote, mais une réalité concrète, et la combattre signifie pratiquement tout le contraire de l’appel au vote Macron. Combattre la montée des tendances autoritaires et répressives, celles qui s’abattent quotidiennement sur ces populations que certains de nos falsificateurs nous accusent à demi-mot de négliger, mener la lutte pratique et réelle contre le FN, c’est d’abord combattre contre la mise en œuvre de l’état policier « 100% républicain » qui s’est formidablement accélérée ces deux dernières années. S’il existe bien un corps dans lequel le FN s’implante véritablement, ce sont les flics et les militaires. Le rôle que le FN a pu jouer dans les récentes manifestations de flics le démontre sans fard. La violence croissante des forces de l’ordre, les libertés qu’elles prennent, les pouvoirs considérables qu’elles ont acquis ces dernières années, tout cela est la manifestation concrète, immédiate, de ce dont le FN serait porteur. C’est pourquoi, le combat réel contre le FN est indissociable du combat immédiat contre l’état policier. Il commence même par là !

 

Le combat pour réaliser le front unique des organisations ouvrières
contre la marche accélérée à l’État policier

 

Le combat effectif contre le FN signifie d’abord combattre inlassablement pour réaliser le front unique des organisations ouvrières contre l’état d’urgence et l’union nationale qui s’est constituée sous couvert de lutte contre le terrorisme (union qui allait du PCF au FN, Le Pen étant reçue par Hollande en tant que leader d’un parti d’opposition !), contre toutes les lois policières (notamment la dernière qui a encore élargi le régime de légitime défense des flics en l’alignant sur celui des gendarmes), pour la libération et l’arrêt des poursuites contre les militants syndicaux réprimés (notamment les militants d’Air France et ceux de Goodyear) ; cela signifie combattre pour la constitution de comités de défense intégrant les services d’ordre des centrales ouvrières dans les manifestations pour faire face à l’acharnement des forces de l’ordre qui s’est encore amplifié lors des manifestations du 1er-Mai. Combattre pour le socialisme peut produire maintes démonstrations de son engagement dans tous ces combats. Les faussaires et les donneurs de leçons peuvent-ils en faire autant ?

Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de combat contre le FN à mener en tant que tel. La classe ouvrière et le prolétariat ne peuvent pas ne pas s’inquiéter du poids politique croissant que le FN gagne élections après élections. Que signifierait donc un tel combat contre le FN ? Comme l’indiquait CPS n°41 du 01/02/1992, « les déclarations, la main sur le cœur, pour la « défense de la démocratie », les procès pour « injures » ne peuvent absolument rien contre Le Pen et le Front National ». Le combat pratique contre le FN consisterait d’abord à combattre pour lui interdire la rue, pour empêcher qu’il ne puisse tenir ses meetings, ses réunions et ses manifestations. Des franges non négligeables de la jeunesse aspirent aujourd’hui à mener ce combat, mais pour être efficace, pour qu’il ne demeure pas isolé et à la merci de la répression de l’appareil d’état qui ne manquera pas de défendre le FN dans ces circonstances, celui-ci doit être mené dans le cadre du front unique des organisations ouvrières. Ce combat, ce sont les jeunes et les travailleurs qui devront l’imposer aux directions syndicales qui, elles, s’y opposeront de toutes leurs forces. Le combat contre le FN en tant que tel et le combat contre l’état d’urgence et la marche à l’État policier sont néanmoins des combats indissociables et complémentaires. Ce n’est pas un hasard si, parmi les rares organisations qui ont refusé de se vautrer dans le front républicain, on retrouve en première ligne des organisations « antifascistes » qui n’ont eu de cesse de combattre pratiquement le FN, la répression et la marche à l’État policier.

Pour finir, il faut indiquer que, ce qui nourrit électoralement le FN depuis des années, c’est d’abord l’impuissance organisée de la classe ouvrière et du prolétariat face aux conséquences du capitalisme parvenu à son stade impérialiste (chômage de masse, inégalités croissantes, remise en cause permanente des acquis, destruction des services publics), conséquences qui ont été décuplées avec les nouveaux développements de la crise depuis 2008.

Cette impuissance procède de plusieurs éléments, mais l’un d’entre eux est fondamental, central : la responsabilité du PS du PCF et des appareils syndicaux, particulièrement depuis 1981. Tous les gouvernements dirigés par le PS – avec au départ la participation du PCF puis avec son soutien – ont mené sans relâche une politique au compte du capitalisme contre les travailleurs et la jeunesse. La violence des attaques anti-ouvrières est allée crescendo au fur et à mesure des besoins du capitalisme français toujours plus déliquescent. De leur côté, les directions syndicales ont systématiquement refusé d’engager le combat contre les gouvernements bourgeois, contre leurs projets, de rompre avec eux et de ne participer d’aucune façon à l’élaboration ou à la mise en œuvre des contre-réformes à travers le dialogue social. Ce refus est appuyé et soutenu par de nombreuses forces « d’extrême gauche » (NPA, LO, POI, POID...) qui évitent soigneusement de mener tout combat sur cette orientation de rupture avec les gouvernements, contre l’orientation des directions traîtres, à l’intérieur même des syndicats.

En accompagnant toutes les contre-réformes des gouvernements depuis des décennies, en cadenassant toutes les aspirations et tentatives de la jeunesses et des travailleurs de se dresser contre les conséquences de la crise du capitalisme et contre les attaques de la bourgeoisie, les vieux appareils traîtres du mouvement ouvrier ont, conjointement avec leurs supplétifs « d’extrême gauche », accentués le désarroi politique des travailleurs, rejeté loin de l’organisation des franges de la jeunesse, nourri le discours antisyndical et anti-organisation, et ainsi apporté leur pierre au processus de décomposition politique et organisationnel toujours plus significatif du mouvement ouvrier.

Voilà le véritable lit sur lequel prospère le FN aujourd’hui avec son discours prétendument anti-système et ce qui lui permet à présent de capter les voix d’un nombre certain d’ouvriers ! Le meilleur antidote contre le vote FN, c’est le combat contre le capitalisme, le combat contre les contre-réformes bourgeoises, pour la rupture des organisations ouvrières avec tout gouvernement au service du capital financier, le combat pour le gouvernement ouvrier afin d’arracher à l’influence de Le Pen les couches sociales désespérées par la politique au service du capital financier et jetées dans les bras de Le Pen pour cette raison même.

Ici encore, le Groupe Combattre pour le socialisme peut apporter de multiples preuves de son combat incessant sur cette orientation de front unique des organisations ouvrières. Mais qu’en est-il de nos falsificateurs ? Ceux qui aujourd’hui tentent de jeter l’anathème sur les militants qui refusent de se vautrer dans un front républicain sans rivage, au côté de Sarkozy, Fillon et Gattaz, ceux qui nous disent, « Dimanche on dégage Le Pen, lundi on combat Macron » peuvent-ils nous présenter leur fait d’armes sur ce terrain ? Quand ont-ils ouvertement combattu contre les directions syndicales traîtres pour qu’elles en finissent avec le mortifère dialogue social et qu’elles engagent le combat sur telle ou telle contre-réforme sur le terrain du front unique ouvrier ?

 

Conclusion : la nécessité du combat en défense des acquis du trotskysme

 

Quand bien même la montée du fascisme serait un danger immédiat en France, quand bien même des bandes armées s’en prendraient physiquement aux militants ouvriers et aux organisations du prolétariat, jamais Trotsky n’aurait appelé à voter Macron, ni à rallier le front républicain. Prétendre le contraire relève à la fois du mensonge pur et simple et de la calomnie, mais aussi d’une négation des enseignements de l’histoire. Combattre Pour le Socialisme n° 91 précisait à propos du front républicain de 2002 contre le FN :

« Pour justifier le vote Chirac et enserrer le prolétariat et la jeunesse sur la ligne du « Front Républicain », le PS, le PCF, les dirigeants des organisations syndicales ouvrières et enseignantes et la LCR présentent le FN comme un parti fasciste. Tel n’est pas le cas et il convient d’ajouter immédiatement que, même s’il en était ainsi, l’orientation du « Front républicain » ou de la lutte pour la défense de la « Démocratie », ou encore la politique du « front populaire » et ses variantes édulcorées telle celle de la « gauche plurielle », ne permet pas de vaincre le fascisme et d’écraser les partis fascistes. Au contraire, elle désarme et impuissante la classe ouvrière et la jeunesse et les conduit invariablement à la défaite, servant les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie. Le prolétariat l’a appris à ses dépens en subissant des défaites tragiques et sanglantes, par exemple en Allemagne, en Italie et en Espagne dans les années 1920-1930 mais aussi, plus récemment au Chili au début des années 1970. « Il vient encore d’en faire une cruelle expérience en France, bien entendu dans une moindre mesure, avec l’élection triomphale de Chirac, l’élection d’une majorité « bleu CRS » à l’Assemblée Nationale, la constitution du gouvernement Chirac-Raffarin. En 1938, dans le Programme de Transition Léon Trotsky indiquait : “C’est pourquoi la divulgation impitoyable de la théorie et de la pratique du « Front populaire » est la première condition d’une lutte révolutionnaire contre le fascisme”. »

Dans la continuité du combat de Trotsky, axé sur la rupture avec la bourgeoisie, le Groupe, dans le contexte de l’entre-deux tours, a opposé au front républicain avec la bourgeoisie le front unique ouvrier sur la ligne : « pas une voix pour Le Pen, pas une voix pour Macron ! ». En jouant les rabatteurs pour le front républicain au compte de la bourgeoisie et des appareils, les falsificateurs de Trotsky ont apporté leur caution à une opération politique visant à offrir au capital financier, dont Macron est l’émanation directe (comme le montre de manière éclatante les révélations sur le financement de sa campagne), des conditions politiques favorables pour lancer une offensive brutale mais « 100% républicaine » contre les intérêts des travailleurs et de la jeunesse. Voilà à quelle impasse mortelle conduit le combat mené ouvertement par les faussaires contre le front unique ouvrier. Qui s’inscrit dans une lutte politique de ce type est inévitablement amené à dévaler une pente réactionnaire.

Face à la falsification de Trotsky, sciemment orchestrée par les renégats du trotskysme à l’occasion de l’élection présidentielle, le Groupe ne pouvait rester sans réaction. En effet, cette campagne d’intoxication s’inscrit dans une offensive beaucoup plus large, menée en relation avec la décomposition accélérée du mouvement ouvrier, et visant à liquider les acquis politiques et théoriques issus du combat pour la IVe Internationale cristallisant les leçons de toute l’expérience politique du prolétariat. Dans une telle situation, demeure plus que jamais la nécessité du combat pour la défense de ces acquis tel que l’avait formulé CPS n°35 du 07/01/2009 à propos de la liquidation de la LCR : « Dans l’immédiat, la liquidation de la LCR, abondamment médiatisée, contribue sans conteste à nourrir le désarroi politique des travailleurs, de la jeunesse, à dresser des obstacles à tous niveaux à la reconstruction du mouvement ouvrier sur l’axe de la révolution. Malgré tous les obstacles, ce mouvement s’engagera. S’y préparer, le préparer, exige de défendre la théorie de la révolution prolétarienne mondiale, le marxisme, le trotskysme, contre tous ceux qui veulent les enterrer, pour propager les acquis indispensables à la construction de partis ouvriers révolutionnaires capables de jouer pleinement leur rôle, et dès aujourd’hui organiser autour d’eux. C’est, dans la présente période historique, la tâche que s’est fixée le Groupe et son bulletin Combattre pour le Socialisme ».

 

25 mai 2017

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[1] http://www.filoche.net/2017/04/26/unite-rouge-rose-verte-dabord-pour-battre-le-pen-puis-combattre-macron-et-ses-futures-lois-scelerates-contre-le-code-du-travail-et-la-protection-sociale/

[2] https://blogs.mediapart.fr/michel-broue/blog/260417/nos-amis-de-gauche-qui-deviennent-fous-2

[3] https://www.mediapart.fr/journal/france/010517/dire-non-au-desastre?page_article=2

[4] http://culture.revolution.free.fr/lettres/Lettre_175_02-05-2017.html

[5] http://www.rezocitoyen.org/Second-tour-Ecraser-Le-Pen-electoralement-dimanche-signifie-voter-Macron-et-non-pas-voter-blanc-ou-s-abstenir.html

[6] https://aplutsoc.wordpress.com/2017/05/04/tout-reste-possible/