Article paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°64 (n°146 ancienne série) - 1er mars 2017 :

 

Notes économiques

 

2007-2017 : une étape décisive dans la crise historique
du mode de production capitaliste combinant, à un niveau d’intensité
inédit depuis 1945, les contradictions fondamentales du capitalisme,
leur manifestation au stade impérialiste et les conséquences
des conditions dans lesquelles l’impérialisme a survécu

 

Bref retour sur les dix dernières années et les principaux développements de la crise

À la suite du retournement du marché immobilier américain, le système financier américain, et partant l’ensemble du système financier international, est entré dans crise profonde. Dans ce processus, les grandes banques opérant à une échelle internationale ont joué un rôle central. Les places fortes du mode de production capitaliste, et d’abord les États-Unis, sombraient alors dans une longue et profonde récession à partir de 2008-2009, et le commerce mondial s’effondrait, traduction d’un recul historique des échanges. Au plus fort de la crise, l’implosion du système financier et la dislocation du marché mondial étaient clairement une possibilité. Le salut n’est venu que des interventions tout aussi historiques des banques centrales, et de la Fed en premier lieu, conjuguées à des plans de relance massifs, à commencer par le gigantesque plan de relance chinois.

Malgré les violents coups portés aux acquis des travailleurs dans le même temps, ce soutien sans relâche des États bourgeois à leur capitalisme a considérablement creusé les déficits publics, portant ainsi le volume de dette publique à un niveau historique en temps de « paix ». À une échelle d’ensemble, les dettes privées ont été transformées en dettes publiques. Si cette transformation n’était pas sans importance et sans conséquence pour les masses, car elle supposait en définitive de leur faire payer la crise, du strict point de vue des développements de la crise du mode de production capitaliste, celle-ci ne résolvait aucunement les problèmes. Devant cette impasse, les États européens, et en premier lieu les plus faibles d’entre eux, ont ainsi vu la crise financière, qui est à l’origine une crise de l’endettement privé, s’élargir en une crise de l’endettement public : ces pays ont soudainement vu leur taux de refinancement s’accroître dans des proportions considérables, privant certains d’entre eux d’un accès autonome aux marchés financiers, les plongeant ainsi dans des difficultés considérables. Depuis lors, la question de l’existence de la zone euro est ouvertement posée.

Dans un troisième temps, la crise s’est à nouveau développée en rattrapant nombre de pays « émergents ». Parmi eux, la Chine dont le ralentissement économique est engagé depuis plusieurs années en constitue l’illustration la plus significative. Ce développement de la crise du mode de production capitaliste dans les économies « émergentes » porte un coup fatal à la thèse du découplage qui voulait voir dans ces pays des relais de croissance au moment où l’Europe lutte désespérément pour retrouver un semblant de croissance tandis que les États-Unis expérimentent la pire « reprise » de leur histoire et semblent incapables de jouer le rôle de volet d’entraînement de l’économie mondiale comme auparavant, plombés par le fardeau du parasitisme qui repose avant tout sur leurs épaules malgré les efforts entrepris pour en reporter une partie plus importante sur leurs rivaux. Voilà en quelque sorte où nous en sommes en cette année 2017.

Ce n’est toutefois pas le récit d’une crise partie d’un compartiment bien localisé du capitalisme - le système financier américain - qui se serait ensuite diffusée aux autres pays et aux autres segments de l’économie par capillarité ; au contraire, il s’agit dès le départ une crise du capitalisme dans son ensemble, une crise du mode de production capitaliste pris dans sa dimension mondiale, crise qui cependant devait bien partir d’un endroit précis. De ce point de vue, la métaphore souvent employée de la maladie contagieuse qui se diffuserait de région en région, est mal venue. Celle du cancer est plus appropriée, saisissant dans l’ensemble de ces évènements les développements d’un mal qui ronge et métastase progressivement l’ensemble du corps de l’économie mondiale. La détermination de la crise est mondiale. Elle procède des rapports capitalistes tels qu’ils s’expriment sur le marché mondial et en cela, la crise ne peut se résumer à une crise de l’immobilier américain qui aurait dégénéré. Cette crise est d’une certaine façon l’aboutissement de la période qui s’est ouverte à partir des années 1980-90, à la suite de la restauration du capitalisme en URSS puis en Chine, une période du développement de ces rapports capitalistes et des contradictions afférentes sur le marché mondial pleinement reconstitué. Revenir sur cette période permet de comprendre les singularités de l’ouverture de ce nouvel épisode de crise aigu du capitalisme.

Extension des rapports de production capitalistes au niveau international et « mondialisation du capital »

À partir de la fin des années 80, une importante impulsion à l’exportation des capitaux a été donnée suite à la restauration du capitalisme en Russie, dans les pays de l’Est, puis en Chine, impulsion qui a « libéré » d’immenses territoires immédiatement investis par le capital des firmes oligopolistiques des puissances impérialistes afin d’y exploiter les matières premières et la force de travail, et ainsi se « partager le monde » à une échelle bien plus large que durant la majeure partie du XXe siècle. Sous l’effet combiné de la croissance démographique et de l’insertion d’un plus grand nombre de pays sur le marché mondial, la taille du marché du travail mondial s’est considérablement élargie. Entre 1990 et 2015, celui-ci a augmenté presque de moitié, soit près d’un milliard de travailleurs actifs potentiels. Géographiquement, cette hausse se situe pour 60% en Asie, démontrant ainsi le rôle central qu’a joué la restauration du capitalisme en Chine dans l’augmentation du nombre d’êtres humains susceptibles d’être exploités par le capital. Les grandes entreprises des puissances impérialistes ont puisé abondamment dans ce vaste réservoir de main-d’œuvre, bien que de manière différenciée en fonction de la rentabilité attendue des investissements engagés : elles ont délocalisé une partie de la production industrielle des vieux impérialismes et ouvert de nouvelles unités de production dans les pays où le capitalisme a été restauré mais aussi dans toute une série de pays dits « émergents » comme l’Inde, la Turquie, le Mexique afin d’y exploiter à vil prix la force de travail de centaines de millions de nouveaux prolétaires, souvent issus de la paysannerie, comme c’est le cas des 150 millions de travailleurs migrants en Chine.

C’est en se fondant sur cette internationalisation accélérée de la production à partir des années 1990 que nombre d’économistes bourgeois, ainsi que leurs relais au sein du mouvement ouvrier, en ont conclu que le capitalisme était parvenu à un nouveau stade, celui de la « mondialisation ». Mais comme le rappelait S. Just, dans A propos de la « mondialisation du capital », « l’internationalisation du capital n’est pas un phénomène nouveau. On peut même dire que développement du régime capitaliste et internationalisation du capital sont allés de pair avec la formation du marché mondial et de la division internationale du travail. Entre 1876 et 1913 le volume du commerce mondial triple tandis que la production industrielle quadruple ». Le passage du capitalisme à son stade impérialiste n’a pas interrompu le processus d’internationalisation de la production. En revanche son moteur a changé de nature, l’exportation des capitaux prenant le pas sur l’exportation des marchandises. Dans le chapitre de son ouvrage consacré à l’exportation des capitaux, Lénine explique les raisons ayant conduit à cette évolution : « Les possibilités d’exportation de capitaux proviennent de ce qu’un certain nombre de pays attardés sont d’ores et déjà entraînés dans l’engrenage du capitalisme mondial, que de grandes lignes de chemins de fer y ont été construites ou sont en voie de construction, que les conditions élémentaires du développement industriel s’y trouvent réunies, etc. La nécessité de l’exportation des capitaux est due à la « maturité excessive » du capitalisme dans certains pays, où (l’agriculture étant arriérée et les masses misérables) les placements « avantageux » font défaut au capital. ». Et Lénine de conclure sa démonstration en insistant sur le résultat auquel aboutit « l’importance particulière prise par l’exportation des capitaux à la différence de l’exportation des marchandises » : « les exportations de capitaux influent, en l’accélérant puissamment, sur le développement du capitalisme dans les pays vers lesquels elles sont dirigées. Si donc ces exportations sont susceptibles, jusqu’à un certain point, d’amener un ralentissement dans l’évolution des pays exportateurs, ce ne peut être qu’en développant en profondeur et en étendue le capitalisme dans le monde entier » (Lénine, ISSC ; on trouvera en fin d’article une liste de références des ouvrages cités).

Pour autant, il ne s’agit pas d’affirmer que l’impérialisme est resté égal à lui-même durant un siècle, ni de nier l’existence de différences entre la forte internationalisation de la production durant la période 1880-1914 et celle engagée depuis le début des années 90. En apparence, sous l’effet de la réintégration au marché mondial des pays de l’ex-URSS puis de la Chine (ce qui s’est également accompagné d’une intégration plus prononcée pour nombre d’autres pays), nous serions revenus à une situation similaire à celle précédant 1914. Mais en apparence seulement. En particulier, si les firmes opérant à une échelle internationale et les investissements directs à l’étranger (IDE) ne sont pas choses nouvelles, ils ont en revanche connu une modification quantitative à partir des années 90, tant au niveau de la place occupée dans l’économie mondiale que dans les conséquences sur le « développement en profondeur et en étendue du capitalisme dans le monde entier ».

Depuis 30 ans, sous l’égide du capital financier des puissances impérialistes, un « développement en profondeur et en étendue du capitalisme dans le monde entier »

Poids économique des firmes opérant à une échelle internationale

Celui-ci a connu une progression spectaculaire à partir des années 90, même si une fois encore le mouvement était déjà engagé depuis 1980 : « Au milieu des années 60, les firmes multinationales étaient estimées à environ 7 000 à travers le monde. En 1980, elles étaient au nombre de 10 000 et possédaient alors environ 90 000 filiales à l’étranger. Les 500 premières d’entre elles (aux 3/4 originaires de la CEE, de la Suisse et de l’Amérique du Nord) contrôlaient 80% des IDE. » (IEM 2017). Mais à partir des années 90, le changement d’échelle est flagrant : « En 1993, elles étaient estimées à 37 000 (175 000 filiales à l’étranger). En 2000, elles étaient 63 000 et totalisaient environ 690 000 filiales à l’étranger. En 2011, la CNUCED (dernière enquête disponible) recensait 103 786 firmes transnationales qui contrôlaient 892 114 filiales dans le monde. Elles réalisaient à cette date l’équivalent de 57% du PIB mondial (contre 10% en 1980) et assuraient 30% au moins du commerce mondial. » (IEM 2017). Toutefois, si le nombre et le poids économique des entreprises ayant un champ d’activité international se sont considérablement accrus depuis 25 ans, leur nationalité est très loin de s’être diversifiée dans les mêmes proportions. Non seulement, comme leur nom ne l’indique pas, ces multinationales ont une nationalité, mais cette dernière concerne dans la très grande majorité des cas des puissances impérialistes, États-Unis en tête.

La seule nouveauté, apparue au cours des dix dernières années, est l’entrée en lice de firmes chinoises dans les classements annuels des entreprises les plus puissantes. Ainsi, d’après le classement « Forbes 2000 » de 2015, sur les 50 premières multinationales, 10 sont d’origines chinoises. Cette évolution d’importance participe d’un processus entouré d’incertitudes mais dont on commence à constater les prémisses : celui de la mutation de la Chine en puissance impérialiste. Toutefois, parmi ces 10 firmes chinoises, les 4 premières sont des banques dont la particularité est d’avoir, contrairement aux banques américaines et européennes, une activité internationale encore extrêmement limitée. La moindre internationalisation des groupes chinois par rapport à ceux des puissances impérialistes historiques n’est pas l’apanage du secteur financier : dans le classement publié par la CNUCED des 30 plus grandes firmes non financières classées selon leur chiffre d’affaires réalisé à l’étranger en 2015, n’apparaît qu’une seule firme chinoise, basée à Hong-Kong.

La montée en puissance de la Chine n’est pas encore de nature à menacer le leadership des puissances impérialistes qui continuent de concentrer en leur sein l’essentiel du capital financier. Dans les deux classements précédemment évoqués, elles trustent la quasi-totalité des places, notamment les États-Unis qui placent 20 firmes sur 50 dans le classement « Forbes 2000 » et 6 sur 30 dans celui de la CNUCED. À l’exception de la Chine, et avec les limites indiquées, aucun pays émergent n’est représenté dans ces deux classements. De manière significative, la répartition géographique du nombre de fusions-acquisitions internationales réalisées dans le monde a relativement peu évolué : en 2000, 81% de ces opérations s’effectuaient au sein des pays impérialistes contre 68% en 2013, durant la même période, le pourcentage de fusions-acquisitions dans les pays émergents est passé de 17% à 26% et celle de la Chine de 3 à 5 %. (Diplomatie 2015).

Malgré une progression notable, l’essentiel de ces opérations reste concentré entre les mains des impérialismes, ce qui leur permet de maintenir leur domination sur le marché mondial dans la mesure où les fusions-acquisitions aboutissent à une centralisation accrue du capital, accroissant d’autant la force de frappe de ces entreprises face à leurs concurrentes. Ainsi, malgré des évolutions en cours, l’appréciation portée par S. Just reste valable aujourd’hui : « Comment dans ces conditions est-il possible de parler de « mondialisation du capital » ? C’est d’un autre processus dont il s’agit : concentration du capital entre les mains des grandes puissances impérialistes et soumission au capital financier (le retrait est une forme de soumission en l’occurrence) du reste du monde [...] dans une coopération-conflictuelle, le capital financier des vieilles puissances impérialistes continue à se partager le monde. Il ne s’agit pas d’une nouvelle période historique « la mondialisation du capital », ou encore « nouvel âge du capitalisme » ainsi que veulent le faire croire les économistes idéologues bourgeois et pro-bourgeois, mais d’un nouveau développement de l’impérialisme que Lénine a qualifié de “stade suprême du capitalisme ”«. (SJ, APMC)

Poids des investissements directs à l’étranger (IDE)

Au niveau des IDE, les évolutions sont plus significatives encore. Comme les oligopoles qui les émettent (entre 75 et 80%), ces IDE sont sous la coupe des puissances impérialistes et ont suivi une courbe ascendante très marquée, notamment à la fin des années 90 : de 400 milliards de dollars en 1996, ils s’établissent à 1 400 milliards en l’an 2000 pour atteindre le pic de 1 800 milliards en 2007 juste avant la crise. Cette spectaculaire progression des IDE entrants s’est accompagnée d’une évolution déterminante dans leur destination, en passant progressivement des pays impérialistes vers les économies émergentes et la Chine. Auparavant, les IDE s’effectuaient pour l’essentiel entre pays impérialistes. Si leur origine a peu changé, il en est tout autrement de la destination. À la faveur de la restauration du capitalisme dans les pays de l’ex-URSS, puis en Chine, les flux d’IDE entrant vers les pays dominés ont connu une progression continue, au point qu’en 2012, pour la première fois dans l’histoire, les pays dominés ont reçu davantage d’IDE que les pays impérialistes. La crise a précipité cette évolution : le capital financier des puissances dominantes a cherché des relais de croissance dans les pays qui, à ce stade de la crise, étaient moins touchés que les pays impérialistes.

Il s’agit là d’une tendance de fond marquant une profonde rupture par rapport à la situation prévalant avant la restauration du capitalisme. Il en a résulté une extension considérable des rapports de production capitalistes à l’échelle mondiale. En effet, « depuis les années 90, les plus dynamiques sont les flux d’IDE Nord-Sud, qui financent souvent l’établissement par les multinationales des pays développés des sites de production à bas salaires. L’explosion des investissement étrangers en Chine en a été l’illustration majeure » (CEPII 2017). Trois critères essentiels président à la destination des IDE : la présence de matières premières et d’énergie, le bas niveau de la valeur de la force de travail et l’existence d’un ordre politique stable. Ces deux derniers critères expliquent que la Chine ait constitué une destination privilégiée à partir de son adhésion en 2001 à l’OMC aux conditions de l’impérialisme. En Chine, le développement économique et industriel a été infiniment plus rapide, important et complet que pour les pays émergents, parce que les exportations de capitaux y ont trouvé un terrain extrêmement fertile : un pays à la dimension d’un continent, une base industrielle préexistante (les entreprises d’Etat), une main-d’œuvre nombreuse et bon marché, mais surtout des conditions politiques très propices à une accumulation impétueuse du capital, sur lesquelles CPS est longuement revenu dans la série d’articles consacrés à la Chine : c’est sur la base d’une défaite politique majeure infligée au prolétariat et à la jeunesse que la bureaucratie chinoise a pu œuvrer à la restauration du capitalisme.

Certes le marché mondial comporte encore des trous noirs, et il ne concerne pas, loin s’en faut, l’ensemble des pays avec la même intensité. En particulier le continent africain qui, d’après le Monde diplomatique de janvier 2017, ne représente que 1,8 % de la valeur ajoutée manufacturière mondiale (trois fois moins d’emplois industriels que la seule Corée du Sud). Ces limites importantes posées, il faut cependant constater combien le marché mondial est infiniment plus intégré aujourd’hui qu’à l’issue de la première impulsion d’importance donnée à l’internationalisation de la production durant la période 1880-1914. En trente ans, le capital a pénétré l’ensemble des pays du globe, s’y est soumis l’ensemble des ressources disponibles -- travail et nature -- provoquant des dégâts écologiques considérables et pour certains irréparables (questions qui pourraient faire l’objet d’un article en soi et qui ont ainsi volontairement été mises de côté), et y a tissé un réseau de production, de distribution et d’échanges des marchandises tentaculaires. Sous l’égide du capital financier, en particulier depuis le début des années 2000, la division internationale du travail s’est approfondie entre pays impérialistes et pays dominés si bien qu’elle repose aujourd’hui de moins en moins, pour une partie d’entre eux, sur une division entre produits primaires et produits manufacturés et de plus en plus sur une division des tâches en fonction de la complexité du travail et du savoir-faire technologique qu’elles requièrent. Il résulte de ce processus la formation d’un marché mondial plus intégré et entrelacé qu’en 1914 avec la constitution de chaînes de valeur mondiales : « La division internationale toujours plus fine des processus productifs donne lieu à un développement de chaînes de valeur mondiales, par lesquelles les entreprises multinationales optimisent leurs productions en utilisant de façon coordonnée leurs atouts humains, technologiques et organisationnels dans de multiples pays. » (CEPII 2017).

Aux racines politiques d’une extension sans précédent
des rapports de production capitalistes à l’échelle mondiale

L’augmentation très importante à l’échelle mondiale du nombre de prolétaires potentiellement exploitables est une donnée objective qui a permis à la bourgeoisie de mondialiser la concurrence entre les travailleurs dans le but de surexploiter ceux des pays dominés et de faire pression à la baisse sur le prix et la valeur de la force de travail des ouvriers des pays impérialistes. Mais s’en tenir à cette explication reviendrait à sombrer dans l’économisme. C’est d’abord le désarroi politique et idéologique profond dans lequel se trouve le prolétariat international du fait la restauration du capitalisme en Russie qui lui rend si difficile de lutter victorieusement contre les délocalisations et le chantage à la délocalisation dans les pays dominants et contre une surexploitation féroce dans des conditions parfois dignes du XIXe siècle en ce qui concerne les travailleurs des pays dominés

La nécessité pour l’impérialisme de surexploiter les travailleurs des pays dominés pour en tirer une masse de plus-value supplémentaire mais aussi pour s’en servir de point d’appui afin d’attaquer frontalement les conquêtes ouvrières du prolétariat des citadelles impérialistes n’est pas une nouveauté datant de la restauration du capitalisme. Tel était déjà l’objectif de l’Uruguay Round initié en 1986 et conclu en 1993, comme l’indiquait clairement la conclusion d’un article de CPS sur cette question : « Comme cela a déjà été signalé plus haut, ces accords vont dans le sens de l’aggravation de l’exploitation des pays semi-coloniaux. Ils vont aussi concourir à l’aggravation de l’exploitation des prolétaires, y inclus ceux des puissances impérialistes dominantes. La «libéralisation» tend à faire que pour les prolétariats, la «norme» devient les conditions d’exploitation, d’existence de ceux qui sont les plus exploités, dont la valeur de la force de travail est la plus basse, la situation la plus précaire, les droits sociaux pratiquement nuls, et qu’écrase un chômage massif. Ces accords mettent à l’ordre du jour la multiplication des «délocalisations» au gré du bas prix de la main-d’œuvre. » (CPS n°51, 02/1994).

Mais de la nécessité économique à la possibilité politique de mener à bien ces objectifs, il y un pas important que l’achèvement du processus de restauration du capitalisme en URSS, puis en Chine allait permettre à l’impérialisme de franchir. La victoire politique remportée à cette occasion par la bourgeoisie contre les exploités du monde entier a créé la condition indispensable pour que les firmes des pays dominants et leurs IDE se déploient à l’échelle mondiale à partir des années 90 avec une ampleur sans commune mesure avec les années 80. Ce phénomène était engagé mais de manière insuffisante du point de vue du capital, dont la mobilité aux quatre coins de la planète était limitée géographiquement par les pays où le capital avait été exproprié mais surtout politiquement en raison du rapport de forces entre les classes que cristallisait l’acquis le plus fondamental du prolétariat mondial, l’existence de l’URSS et l’empreinte laissée par la révolution d’Octobre dans la lutte des classes. C’est la raison pour laquelle l’extension des rapports de production capitalistes est loin de s’être limitée aux territoires repris par le capital (URSS, Europe de l’est puis Chine) et les délocalisations d’une partie des capacités industrielles des métropoles impérialistes se sont étendues à toute une série pays comme le Mexique, l’Inde, la Turquie, le Vietnam, le Bangladesh, phénomène n’ayant pu prendre son essor que sur la base de la défaite politique majeure qu’a représentée pour le prolétariat international la restauration du capitalisme dans les pays où il avait été exproprié. Sans cette victoire de l’impérialisme, la marge de manœuvre du capital financier dont se vante P. Barnevick, ancien patron de la multinationale ABB, aurait été bien moindre : « Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales ».

Conclusions intermédiaires

En définitive, cette prétendue « mondialisation » ne constitue donc pas une nouvelle phase du capitalisme, distincte du stade impérialiste, mais un nouveau développement de l’impérialisme, stade agonisant du capitalisme, par suite de la restauration du capital en URSS et en Chine. La crise ouverte depuis 2007 est brutalement venue le rappeler. Il faut comprendre que cette extension considérable des rapports de production et du marché mondial longuement décrite s’est accompagnée d’un développement tout aussi considérable des tendances parasitaires de l’impérialisme. Contrairement à ce qui s’était passé en 1929, des pays comme la Chine, et à un degré moindre le Brésil et la Russie, vont jouer un rôle moteur dans l’aggravation de la crise qui se prépare. En renforçant son implantation aux quatre coins de la planète, en tissant des liens toujours plus étroits entre chaque fraction de l’économie mondiale, le mode de production capitaliste a créé par là-même les conditions d’une multiplication des foyers de propagation de la crise et de la vitesse de propagation de l’incendie.

Si le mouvement de ces trente dernières années a offert dans un premier temps un répit au capitalisme, il a abouti en définitive à « mondialiser » les contradictions de ce mode de production et à préparer les conditions de l’éclatement d’une crise, dont celle de 1929 pourrait n’être en comparaison qu’un modèle réduit. Jamais en effet, n’a été aussi grande qu’aujourd’hui la contradiction entre le caractère de plus en plus international des forces productives et le carcan de la propriété privée des moyens de production à l’intérieur de frontières nationales. Aujourd’hui, plus encore qu’à l’époque, l’économie internationale doit être envisagée « non comme la simple addition de ses unités nationales, mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division internationale du travail et par le marché mondial qui domine tous les marchés nationaux. » (Trotsky, La Révolution permanente). Ces « marchés nationaux » n’en continuent pas moins à subsister, et c’est précisément au niveau de cette persistance de plus en plus anachronique des États nationaux que se trouve la racine profonde de la crise ouverte en 2007 comme de l’impuissance de la bourgeoisie à la juguler. Cette dernière, pour des raisons historiques liées à sa constitution en tant que classe dans le cadre d’États nationaux, est incapable de faire fonctionner l’économie mondiale autrement que sous la forme d’une « simple addition d’unités nationales », en concurrence les unes avec les autres. C’est pourquoi les unions économiques demeurent des cadres de coopération conflictuelle entre impérialismes et sont menacées de dislocation en cas de grave de crise économique, comme l’illustre actuellement le Brexit.

Pour comprendre l’impuissance actuelle de la bourgeoisie à juguler la crise, le cadre d’analyse de l’impérialisme est indispensable

Dix années de soutien constant des États bourgeois au capitalisme : politique monétaire ultra-accommodante, renflouement du capital financier et violentes attaques contre les acquis ouvriers

Afin de contenir les développements les plus violents de la crise, les États bourgeois ont poussé extrêmement loin le soutien à leur capitalisme : il fallait à tout prix endiguer rapidement l’explosion et empêcher que ne s’amplifie le processus de dévalorisation massive et brutale de moyens de production et de capital fictif alors à l’œuvre. Au plus fort de la crise financière, les principales puissances capitalistes ont soutenu à bout de bras les banques et les institutions financière qui risquaient d’être emportés, balayés par les développements de la crise. Mais ce n’étaient pas seulement les grandes banques qui menaçaient de s’écrouler ; de nombreuses industries d’importance première, comme l’automobile, la construction, la sidérurgie, la pétrochimie, le nucléaire, et bien sûr la défense vacillaient. Dans les principales puissances impérialistes, la bourgeoisie creusait alors considérablement les déficits publics afin de soutenir ces grands groupes industriels et financiers au moyen d’aides, de baisses d’impôts ou de commandes publiques, allant parfois même jusqu’à recapitaliser certains d’entre eux afin d’éponger des pertes considérables ou de garantir leurs dettes. Cependant, il convient de souligner les limites que comporte ce soutien : « Vue comme un instrument de relance d’économies en déroute, de préservation et de consolidation du capitalisme face au risque de son effondrement, l’intervention de l’État en économie capitaliste n’est tolérée que dans la mesure où elle contribue à promouvoir les intérêts de l’entreprise privée. Dans cette perspective, les nationalisations doivent donc demeurer limitées, leur extension excessive risquant de mener à une influence déterminante du capital public qui mettrait, à terme, la propriété en péril. » (LG, FLC).

Parallèlement, les actions initiées par les principales banques centrales, et d’abord et avant tout celles de la Fed, revêtent un caractère tout aussi historique. Historique en raison de la longueur de ce soutien au capital financier Historique également du fait des « outils » déployés pour maintenir le flux de crédits indispensables au fonctionnement du capitalisme. La fonction d’une banque centrale en tant qu’institution capitaliste, en tant que banque des banques, consiste à faire en sorte que les taux d’intérêt « effectifs » (sur lesquelles elle a prise en vertu du monopole d’émission de la monnaie) s’approchent de ce qu’elle considère comme le taux « naturel » sous-jacent. Les banques centrales fournissent ainsi au système bancaire des liquidités sous la forme de prêts, à travers l’escompte de titres (les opérations de refinancement de créances), ou encore au moyen des opérations de pension-livrée (les fameux « repo »). À la limite, elles peuvent directement recapitaliser des institutions financières ou leur racheter des titres financiers. Ces dix dernières années, les principales banques centrales ont ainsi conjointement utilisé l’ensemble de ces moyens à une échelle jamais vue auparavant amenant les taux d’intérêts à des niveaux extrêmement faibles, négatifs parfois même. Elles ont pour ce faire gonflé de manière continue leur bilan en émettant de la monnaie de crédit en contrepartie de l’acquisition d’actifs financiers (prêts hypothécaires titrisés, titres de dette publique et à présent obligations privées) auprès des banques et autres institutions financières. Les bilans des principales banques centrales ont ainsi vu leur taille être multipliée par trois ou quatre en l’espace de quelques années. Toutefois, nous le verrons, la faiblesse actuelle des taux d’intérêt n’est pas causée par l’action des banques centrales. Ces actions sont contraintes par les développements à l’œuvre dans la sphère de production, et la faiblesse actuelle des taux est donc d’abord le double reflet de difficultés dans la production de plus-value et de l’existence d’une masse considérable de capital fictif.

Dans ce processus de soutien considérable fourni à l’économie capitaliste, tous les États n’ont pas joué un rôle équivalent : la Chine et États-Unis ont chacun exercé un rôle central et complémentaire. Les plans de relance successifs mis en place par la Chine ont constitué le principal volant d’entraînement pour l’industrie mondiale, soutenant ainsi le processus d’accumulation du capital à travers l’effet d’entraînement de la dépense publique, tandis que les  États-Unis ont maintenu à flot les fondations du système financier international en la personne des banques et autres gigantesques institutions financières, c’est-à-dire qu’ils ont permis la poursuite du financement de la production capitaliste et repoussé la dévalorisation brutale de la masse de capital fictif. C’est ce qu’expliquait très clairement François Chesnais (Notes sur le moment actuel du capitalisme) : « C’est la Chine qui a permis au capitalisme mondial d’éviter en 2009 que la récession partie des États-Unis ne se transforme en une dépression de type 1930. L’injection d’argent pour sauver le système financier n’aurait pas réussi si l’accumulation massive de capital réel en Chine n’avait pas assuré un vaste débouché aussi bien aux machines industrielles allemandes qu’aux matières premières de base en provenance des pays voisins d’Asie et d’Amérique du Sud. ». Ainsi, la nature même du sauvetage du capitalisme initiée en 2008 porte les marques du développement de ces trente dernières années, en particulier de l’approfondissement de la division internationale du travail.

Pour finir, il faut également indiquer combien, depuis bientôt 10 ans, les gouvernements bourgeois des vieux impérialismes ont réussi à porter des coups décisifs contre les conditions de travail et d’existence des masses. Non seulement les largesses des États bourgeois en direction des capitalistes devaient être tôt ou tard payées par les masses en sabrant dans les budgets de la santé, de l’éducation, du logement… mais en plus, ces différents gouvernements ont laminé des décennies d’acquis sociaux en matière de droit du travail, de retraites ou encore d’assurance chômage. Toutes ces défaites ont concouru à affaiblir durablement la classe ouvrière et le prolétariat sur le plan économique mais surtout politique.

Et cependant, la plupart des économies sont à l’arrêt, le commerce mondial stagne, la productivité ralentit

Pourtant, dix années après l’ouverture de cet épisode particulièrement brutal de la crise historique du mode de production capitaliste, et malgré ce soutien incessant et les nombreux coups portés aux masses, il est patent que l’économie mondiale demeure dans une situation de faiblesse et de fragilité historique en dépit de ce déploiement de moyens colossal. De nombreux éléments permettent d’en attester. D’abord le fait que les principaux moteurs de l’économie mondiale – Europe, États-Unis, Chine, Japon -- ne parviennent à retrouver les niveaux de croissance qui étaient les leurs avant crise : l’Europe et le Japon sont à l’arrêt depuis de nombreuses années, la Chine ne cesse de voir son taux de croissance diminuer tandis que les États-Unis, pour mieux portants qu’ils soient, restent dans une situation de faiblesse historique.


Taux de croissance annuel du PIB (en monnaie locale constante)

Décennies

UE

Monde

Chine

Japon

USA

1961-1970

5.09%

5.41%

 

9.30%

4.51%

1971-1980

3.19%

3.87%

6.27%

4.50%

3.20%

1981-1990

2.49%

3.16%

9.35%

4.64%

3.36%

1991-2000

2.25%

2.80%

10.45%

1.35%

3.45%

2001-2007

2.29%

3.44%

10.85%

1.28%

2.45%

2008-2015

0.43%

2.23%

8.63%

0.33%

1.24%

Source : Banque Mondiale

 

Ce qui pouvait passer pour une faiblesse temporaire, un stigmate de la violence des évènements de 2008-2009, s’affirme de plus en plus aux yeux même de la bourgeoisie comme une faiblesse structurelle, le « new normal » ainsi que l’ont désigné les économistes : il apparaît que l’économie capitaliste aura énormément de difficultés à retrouver les taux de croissance qu’elle a connus depuis 1945, dont on constate par ailleurs la baisse tendancielle. Surtout, si de nombreuses crises sont intervenues depuis la fin de la seconde guerre mondiale, c’est la première fois que l’ensemble de l’économie mondiale s’affaiblit de manière si concomitante, conséquence des développements survenus depuis trente ans qui ont consacré le capitalisme comme réalité mondiale et non comme somme de réalités nationales.

Un second signe de l’impasse dans laquelle se trouve actuellement l’économie mondiale a trait au commerce international. En 2009, le commerce mondial s’est contracté dans des proportions jamais vues. En proportion du PIB mondial, le volume des échanges est passé de 61% à 52% entre 2008 et 2009. Par la suite, les échanges de marchandises ont repris, jusqu’à ré-atteindre le niveau de 60% du PIB mondial en 2011. Mais depuis, celui-ci a d’abord stagné avant de reculer en 2015 puis en 2016. C’est la première fois depuis une trentaine d’années que le commerce mondial subit un tel coup d’arrêt : « les derniers chiffres sont décevants et font ressortir un récent affaiblissement du rapport entre le commerce et la croissance du PIB. Historiquement, le commerce a toujours augmenté 1,5 fois plus vite que le PIB, même si, durant les années 1990, le volume mondial du commerce des marchandises a augmenté deux fois plus vite que le PIB réel mondial aux taux de change du marché. Ces dernières années cependant, le rapport s’est rapproché de 1:1, soit un niveau inférieur aussi bien au record des années 1990 qu’à la moyenne historique. Si la projection révisée se confirme, 2016 sera l’année où pour la première fois en 15 ans le ratio croissance du commerce/croissance du PIB mondial chutera en dessous de 1:1. » (OMC 10.2016).

Le sous-investissement découlant de la crise est clairement en cause : « la faiblesse générale de l’activité économique et, surtout, le ralentissement de l’augmentation des investissements semblent être d’importants obstacles à l’expansion du commerce depuis 2012. Selon les analyses empiriques, à l’échelle mondiale, jusqu’aux trois quarts de la baisse de la croissance réelle des importations de biens entre 2003–07 et 2012–15 peuvent être imputés à la faiblesse de l’activité économique, et surtout au ralentissement des investissements. » (FMI, 10.2016). Mais le retournement de la tendance observée depuis trente ans, et que nous avons évoquée auparavant, contribue également à cette faiblesse du commerce international : « Ces résultats suggèrent que, au-delà de la faiblesse relative de la croissance et surtout de l’atonie persistante de l’investissement, les évolutions récentes du commerce mondial pourraient provenir d’un ralentissement de la dynamique liée au fractionnement des chaînes de valeur mondiales (on désigne par ce terme la fragmentation du processus de production en un grand nombre de tâches effectuées dans des pays différents pour tirer le meilleur parti des différences de qualifications, de technologies, de disponibilités d’intrants et de prix des facteurs) et constituer ainsi une rupture durable. Faute d’un recul suffisant, cette conclusion reste à confirmer, mais il paraît naturel que les gains liés à l’extension internationale des chaînes de production tendent à s’amenuiser au fur et à mesure de l’avancée du processus : les arbitrages les plus profitables ont déjà été effectués, les moteurs de ce mouvement (baisse des coûts de transports et de coordination distante) sont sujets à des rendements décroissants, et les politiques économiques ne peuvent être indéfiniment rendues plus favorables à l’extraversion. » (CEPII, 9.2015). Autrement dit, ce que l’on semble entrapercevoir actuellement est la fin de l’impulsion initiée par le rétablissement du capitalisme en URSS et en Chine.

Le troisième indicateur qui témoigne de la configuration dangereuse dans laquelle navigue le capitalisme depuis une dizaine d’années est la faiblesse, là encore historique, de la productivité du travail.


Taux de croissance annuel de la productivité du travail

Décennies

Allemagne

France

Italie

Japon

GB

USA

1971-1980

3.78%

4.01%

4.09%

4.28%

2.94%

1.52%

1981-1990

2.34%

2.99%

1.79%

4.15%

2.22%

1.56%

1991-2000

2.22%

2.10%

1.58%

2.08%

2.51%

1.81%

2001-2007

1.53%

1.44%

0.07%

1.60%

2.03%

2.06%

2008-2015

0.66%

0.49%

0.05%

0.59%

0.13%

0.89%

Source : OCDE

La productivité du travail est ici mesurée comme le rapport du PIB au volume d’heures travaillées avec toutes les limites que cela comporte. Historiquement, l’origine de l’accroissement de la productivité du travail provient de ce qu’« une quantité accrue de moyens de production augmente la productivité du travail vivant et sa puissance créatrice de valeurs d’usage […] Le progrès technique a permis et permettra encore l’introduction de moyens de production remplaçant avantageusement la force de travail vivante, la libérant de tâches difficiles et dangereuses, réalisant de manière plus efficace une production accrue et apportant la possibilité matérielle d’une réduction des heures travaillées. » (LG, FLC). Dans le mode de production capitaliste, l’accroissement de la productivité du travail s’exprime de manière contradictoire sous la forme particulière de la baisse tendancielle du taux de profit. Pour autant, il ne faudrait pas conclure que la stagnation de la productivité du travail est une bonne nouvelle pour le capitalisme car sa hausse est le fondement matériel de l’accumulation du capital. La situation actuelle traduit donc un affaiblissement historique de la puissance créatrice du travail humain, expression même d’un pourrissement accéléré. Comment l’expliquer ? « Les causes du ralentissement de la productivité demeurent incertaines. Il peut s’expliquer en partie par les séquelles de la crise et l’atonie persistante de l’investissement, ainsi que par l’épuisement des gains de productivité tirés de la révolution des technologies de l’information et des communications » (FMI, 10.2016).

Les dix années de crise ouverte qui viennent de s’écouler ont effectivement conduit à un sous-investissement massif, tant dans la recherche et le développement que dans le renouvellement des machines et des équipements mais également dans la formation de la force de travail. Tout cela concourt à affaiblir durablement la puissance matérielle du travail humain et pour la première fois depuis cinquante ans, celle-ci semble avoir cessé de croître. Mais le tableau précédent indique qu’il s’agit d’une tendance qui s’exprime depuis plusieurs décennies dont la crise actuelle ne constitue d’un développement accéléré. Nous verrons plus loin qu’une des racines de cette stagnation de la productivité du travail découle principalement d’un des traits caractéristiques de l’impérialisme : les monopoles. Pour finir, ce fléchissement très marqué de la croissance de la productivité du travail va renforcer les difficultés de mise en valeur du capital : « Un deuxième cycle débilitant a trait à la possibilité d’effets en retour entre la faiblesse de la croissance de la productivité et l’atonie de l’investissement. […] Dans la mesure où une faible croissance de la productivité se traduit par des attentes de faible rentabilité, l’investissement pourrait souffrir. Le ralentissement de l’intensité capitalistique qui en résulterait nuirait à l’adoption de progrès technologiques incorporés dans les biens d’équipement, pèserait davantage sur la productivité totale des facteurs et la productivité du travail, renforcerait les anticipations d’une rentabilité en baisse et, en fin de compte, réduirait l’investissement. » (FMI 10.2016)

Pour comprendre cette incapacité, il faut en revenir
au cadre d’analyse de ce qu’est l’impérialisme, stade suprême du capitalisme

Ainsi, ce n’est pas seulement l’état de faiblesse historique de l’économie mondiale en soi qui frappe, mais surtout le constat que celui-ci intervient alors même que le soutien direct des États et des banques centrales à l’économie capitaliste n’a jamais été aussi long et appuyé. D’une certaine façon, ce soutien, quelle qu’en soit l’ampleur, ne permet pas de résoudre les contradictions dont procède la crise. Il ne fait que les déplacer, les repousser, et surtout les amplifier. C’est le propre l’impérialisme : à ce stade, les rapports de production entrent violemment en contradiction avec le développement des forces productives et constituent une entrave à leur croissance. La baisse tendancielle du taux de profit, l’insuffisante production de plus-value se manifestent alors de manière récurrente sous forme de crise. À défaut de supprimer ou de permettre de surmonter ces contradictions, les moyens déployés par la bourgeoisie pour y faire face ont à terme un caractère parasitaire et contribuent à la reproduction de ces contradictions à une échelle élargie. Ces trente dernières années, les bourgeoisies sont parvenues de plus en plus difficilement à surmonter ces crises en déployant à une échelle sans cesse plus large ces moyens parasitaires, l’efficacité de ceux-ci s’amenuisant. Aujourd’hui une limite semble atteinte. Pour bien le comprendre, il faut de nouveau en revenir aux développements de ces trente dernières années.

Le mouvement de ces trente dernières années examiné plus haut a constitué non seulement un élargissement et un approfondissement du mode de production capitaliste à l’échelle de la planète mais également et surtout un élargissement et un approfondissement des traits parasitaires constitutifs de l’époque de l’impérialisme. En premier lieu, ceux des puissances dominantes aux dépens des pays dominés, selon un processus décrit par Lénine : « l’impérialisme est une immense accumulation de capital-argent dans un petit nombre de pays [...] D’où le développement extraordinaire de la classe ou, plus exactement, de la couche des rentiers, c’est-à-dire des gens qui vivent de la «tonte des coupons», qui sont tout à fait à l’écart de la participation à une entreprise quelconque et dont la profession est l’oisiveté. L’exportation des capitaux, une des bases économiques essentielles de l’impérialisme, accroît encore l’isolement complet de la couche des rentiers par rapport à la production, et donne un cachet de parasitisme à l’ensemble du pays vivant de l’exploitation du travail de quelques pays et colonies d’outre-mer. » (Lénine, ISSC). Depuis l’époque analysée par Lénine, le parasitisme des puissances impérialistes s’est considérablement renforcé sous l’effet de l’amplification du pillage des pays riches en matières premières et de l’exploitation accrue du prolétariat des pays dominés par le biais du développement de la sous-traitance internationale de processus industriels à haute intensité de main-d’œuvre, auparavant localisés dans les métropoles impérialistes. Vivre en parasites du travail effectué dans les pays qu’ils dominent, telle est plus que jamais l’essence même des différents impérialismes. Un second trait parasitaire s’exacerbe fortement au cœur des États impérialistes, notamment depuis le déclenchement de la crise : la création de conditions tout à fait artificielles de réalisation de la plus-value au moyen des dépenses de l’Etat, en premier lieu les dépenses militaires et paramilitaires (ici encore, cette question n’est volontairement pas développée en raison des trop longs développements que cela appellerait). En relation avec la montée des tensions entre les pays capitalistes avancés mais également entre l’impérialisme et des pays comme la Chine et la Russie, le volant d’entraînement de l’industrie d’armement est actionné à une échelle toujours plus grande: « La course aux armements est relancée dans le monde, l’Europe change de cap après 15 années de désarment relatif […]. Trump, président élu des USA, cumulant le tiers des dépenses militaires mondiales, à 622 milliards de dollars a promis une relance des armements nucléaires et des dépenses de sa marine. Il a aussi conditionné le soutien de son pays à l’Europe à une relance des dépenses de cette dernière. ». (Les Échos, 11 janvier 2017)

Pour autant, le parasitisme n’est pas propre aux puissances impérialistes. Les pays « émergents », la Chine en premier lieu, ont été intégrés au marché mondial dans des délais extrêmement courts. En quelques années, ils ont vu les structures de leurs économies pénétrées par le capital étranger et profondément bouleversées, si bien qu’aujourd’hui, dans nombre d’entre eux, des éléments de développement très avancé cohabitent avec des structures encore extrêmement arriérées. C’est le propre du développement inégal et combiné. Mais il faut néanmoins ajouter immédiatement que ces pays ont subi un essor du capitalisme à l’époque de l’impérialisme et ils ont ce faisant importé et développé les traits les plus parasitaires tout aussi rapidement. L’illustration la plus marquante est donnée par le développement extrêmement rapide de l’endettement en Chine qui est parvenu en moins de trente ans à des niveaux similaires à ceux des États-Unis. Le même article des Échos cité précédemment signale également que « grâce au doublement de son budget en 7 ans, l’armée chinoise dispose désormais de ressources financières supérieures à celles du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne combinées. ». Ainsi, en même temps que la restauration du capitalisme en URSS et en Chine a donné une impulsion à l’économie mondiale, on a assisté ces trente dernières années à un essor sans précédent du parasitisme consubstantiel au stade impérialiste. Ce double mouvement permet de mieux comprendre la singularité de la crise actuelle par rapport aux crises passées, mais aussi et surtout l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui le capitalisme et les États bourgeois.

Un développement considérable sur le plan qualitatif et quantitatif
du système de crédit et de l’endettement…

À partir de 1980, on observe une extension extrêmement rapide de la sphère du capital financier. De nombreuses dispositions règlementaires érigées par les bourgeoisies elles-mêmes à la suite de la crise de 1929 sont progressivement effacées afin de permettre cet essor du capital financier. Ce mouvement vient de loin. Il procède d’abord de la suppression de la convertibilité du dollar en or en 1971. Sans rentrer dans les détails, notons que les évènements qui conduisirent à la suppression de la convertibilité du dollar en or exprimaient déjà les difficultés croissantes à valoriser le capital dans le processus de production, difficultés qui commencèrent à se manifester à partir du milieu des années 1960. Pour repousser ces difficultés, il devenait de plus en plus nécessaire de recourir à des moyens artificiels et parasitaires. Le maintien d’une convertibilité du dollar en or, même devenue de plus en plus formelle à mesure que la masse de dollars en circulation gonflait, entravait toutefois le développement de ces moyens parasitaires à une plus large échelle et notamment le crédit et l’endettement public. La suppression de la convertibilité en 1971 et le basculement à un système de change flottant à partir des années 1980 constituaient donc tout à la fois une déclaration de faillite du capitalisme, la fermeture de la parenthèse dorée des « trente glorieuses » mais aussi le préalable à un nouvel essor du capital financier. Celui-ci est fulgurant ; le crédit et l’endettement s’accroissent considérablement en volume mais surtout en poids relatif dans le PIB.


Crédit domestique fourni par le secteur financier (% du PIB)

Décennies

Chine

Allemagne

France

GB

Japon

USA

1962-1971

 

81%

94%

58%

129%

91%

1972-1981

 

91%

103%

59%

144%

97%

1982-1991

79%

102%

111%

90%

185%

116%

1992-2000

95%

114%

125%

116%

215%

122%

2001-2007

117%

126%

140%

157%

180%

149%

2008-2015

159%

112%

172%

176%

171%

155%

Source : Banque Mondiale

Le tableau ci-dessus l’illustre mais de manière limitée car il ne s’agit que du crédit domestique et il ignore donc le crédit international. Si l’on considère l’ensemble du crédit domestique et transfrontalier, on obtient les chiffres suivants. Le constat est implacable : le monde croule aujourd’hui sous une masse de dettes publiques comme privée.


Crédit total fourni par le secteur financier (% du PIB)

Année

Chine

Allemagne

France

GB

Japon

USA

2000

135%

188%

194%

176%

323%

185%

2005

143%

194%

215%

209%

328%

215%

2008

141%

185%

229%

243%

329%

240%

2010

181%

199%

252%

263%

352%

248%

2015

246%

184%

292%

265%

386%

250%

Source : Banque des Règlements Internationaux

Dans ce mouvement, de véritables mastodontes financiers - banques, assurances, fonds de gestion - émergent à l’échelle internationale et achèvent la constitution d’un marché financier mondial intégré, fonctionnant sans interruption. Le processus de fusion du capital industriel et bancaire décrit par Lénine se poursuit à une vitesse décuplée.

D’un côté, les groupes à dominante industrielle sont toujours plus pilotés selon une (seule) logique financière, procèdent à d’énormes investissements financiers - en lieu et place d’investissements industriels - et en tirent des revenus significatifs, parfois plus importants que ceux provenant de leur cœur de métier. Cela procède de ce que « l’horizon industriel, qui va de la conception du produit à sa mise sur le marché, est un temps long, et les investissements sont importants, irréversibles et entachés d’incertitudes. [Ces stratégies de valorisation des capitaux] sont d’autant plus fortes dans un contexte comme celui d’aujourd’hui, caractérisé par une concurrence intense à l’échelle internationale combinée à l’accumulation de capacités de production excédentaires, y compris dans des secteurs déterminants comme l’automobile ou la chimie. C’est pourquoi, dans un système social où l’argent est la forme universelle de la richesse, la propension à « faire de l’argent avec de l’argent » sans passer par ce temps long du cycle de production et les risques qu’il comporte, autrement dit l’attrait pour la liquidité et une valorisation financière de court terme des capitaux, est toujours présente. Lorsque, comme c’est le cas depuis trois décennies, le contexte institutionnel est favorable à la finance, à ses marchés et à la liquidité, aux actionnaires, alors cette propension à privilégier la valorisation financière des capitaux devient irrépressible. C’est la raison pour laquelle les groupes industriels, qui continuent d’avoir des activités de production, sont aussi devenus de véritables groupes financiers » (C. Serfati, 2014).

De l’autre, les grandes institutions bancaires et financières accumulent des participations toujours plus significatives dans les secteurs industriels et commerciaux et peuvent exercer sur certains d’entre eux un contrôle direct. De nos jours, la forme la plus aboutie de ce processus est la holding ou le conglomérat, telle Berkshire Hathaway, détenue par Warren Buffet et qui dispose d’actifs dans la banque et l’assurance, l’agroalimentaire, le textile, la distribution d’énergie et de services collectifs, la construction ou encore les médias. En définitive, « logiques financières et logique industrielle sont nécessairement imbriquées toutefois, comme on le constate de plus en plus, structurellement dans la constitution des grands « groupes financiers », qui sont l’expression concrète de la fusion du capital bancaire et du capital industriel, réunissant banques, sociétés d’assurance, entreprises industrielles et commerciales. À l’intérieur de ces groupes financiers cependant, qu’ils soient à dominante bancaire ou industrielle, la logique des mouvements de capitaux est avant tout financière. » (LG, EMI)

…qui débouchent sur une quantité phénoménale de capital fictif

Mais cet essor n’est pas seulement quantitatif. Le capital financier, c’est d’abord l’expression du capital qui produit de l’argent de lui-même, du capital porté à son stade suprême. C’est lorsque « le rapport capitaliste atteint sa forme la plus extérieure, la plus fétichisée. Nous avons ici A-A’, de l’argent produisant de l’argent, une valeur se mettant en valeur elle-même, sans aucun procès qui serve de médiation entre les deux termes ». Le capital financier est la tendance à l’autonomisation de la valorisation du capital, à son détachement du mouvement de valorisation dans le processus de production : « Expression frappante de son caractère parasitaire, le capital financier, capital de prêt, porteur d’intérêt, représenté par le mouvement A-A’ semble avoir une existence propre totalement autonome face au capital industriel. Les simples actes de prêt et d’emprunt d’argent finissent par rendre invisible le procès qui est à l’origine de l’intérêt. » (LG, EMI).

Ces éléments permettent de comprendre combien la faiblesse actuelle des taux d’intérêt est l’expression d’un parasitisme, d’une surproduction de capital fictif qui pèse de tout son poids sur l’économie. Si le taux d’intérêt n’est jamais qu’une portion du taux de profit, en raison de l’autonomisation du capital financier, « l’argent, capital de prêt, est devenu « capital par excellence », indépendamment du procès de mise en valeur du capital et son revenu, l’intérêt, la forme générale du revenu du capital : tout revenu-argent régulier apparaît comme l’intérêt d’un capital ; sa valeur est calculée par capitalisation de ce revenu, et ceci même si le revenu ne provient pas du capital. Il s’agit alors d’un « capital fictif ». […] La séparation de la propriété du capital de son application à la production et le divorce entre capital réel et capital fictif se traduisent dans l’existence d’un autre marché, celui de la finance, distinct du marché où se transigent les marchandises réelles, relativement autonome face à ce marché et soustrait à l’action directe de la loi de la valeur. » (LG, EMI). L’écart considérable entre la valorisation actuelle des marchés boursiers (le Dow Jones a récemment franchi la barre historique des 20 000 points) et la faiblesse historique de la reprise depuis dix ans est l’incarnation au plus haut point de cette autonomie. La faiblesse historique des taux d’intérêt n’est que le reflet brutal des conditions réelles de la production capitaliste et des difficultés rencontrées dans la production de plus-value.

Ainsi se dessine en creux la vraie nature du problème. Du fait de la crise et du parasitisme déployé depuis des décennies, les conditions de la poursuite de la production et de l’accumulation du capital semblent nécessiter le maintien de taux d’intérêt, « forme générale du revenu du capital », à des niveaux historiquement faibles, parfois même négatifs, et les banques centrales sont l’agent de cette nécessité. Cela signifie surtout que la masse de capital fictif en circulation est telle qu’elle ne peut plus ponctionner individuellement qu’une quantité négligeable sur la production effective de plus-value. Ce qu’expriment les taux d’intérêts négatifs d’une façon caricaturale, c’est le caractère disproportionné du rapport entre le volume de capital fictif qui réclame sont dû et celui de capital productif réel qui, in fine, produit ledit dû. Ce rapport est tendu à tel point que cette masse de capital fictif est pour partie prête à payer pour se placer. C’est l’expression même d’un parasitisme poussé à son plus haut degré. Les banques centrales sont aujourd’hui prises dans une contradiction de plus en plus intense, conséquence directe de ce parasitisme. Il s’agit de conjuguer la tension entre la masse de capital fictif existant et cherchant à se valoriser (ou à ne pas se dévaloriser), tendance dont les appels répétés des banques et des assurances à la remontée des taux pour restaurer leur profitabilité sont l’expression, et la nécessité d’assurer la poursuite de la production et de l’accumulation du capital qui, dans les conditions présentes, exigent des taux d’intérêt encore très faibles car la production de plus-value reste largement insuffisante et ne peut supporter actuellement une ponction plus significative de la part du capital financier.

Trente années d’exacerbation de la tendance aux monopoles

Ces trente dernières années ont donc vu l’approfondissement du processus de constitution d’un marché mondial et un essor du capital financier sans précédent. Ces deux développements sont allés de pair avec l’accentuation d’une autre tendance inhérente à l’impérialisme et analysée par Lénine dans son ouvrage : la constitution de gigantesques monopoles (oligopoles serait le terme aujourd’hui employé) ayant une influence décisive sur la vie économique. C’est même sans aucun doute son trait parasitaire le plus fort : « la principale base économique de l’impérialisme est le monopole. Ce monopole est capitaliste, c’est-à-dire né du capitalisme ; et, dans les conditions générales du capitalisme, de la production marchande, de la concurrence, il est en contradiction permanente et sans issue avec ces conditions générales. Néanmoins, comme tout monopole, il engendre inéluctablement une tendance à la stagnation et à la putréfaction. Dans la mesure où l’on établit, fût-ce momentanément, des prix de monopole, cela fait disparaître jusqu’à un certain point les stimulants du progrès technique et, par suite, de tout autre progrès; et il devient alors possible, sur le plan économique, de freiner artificiellement le progrès technique. [Ndlr : ici réside une des raisons essentielles de la stagnation de la productivité analysée plus haut.] » (Lénine, ISSC).

La plupart des secteurs économiques, et notamment l’industrie, sont aujourd’hui caractérisés par l’existence d’un nombre très réduit d’entreprises disposant de parts de marché considérables, fruit de décennies de concentration et surtout de centralisation du capital. Marx entendait par concentration du capital le résultat d’un processus d’accumulation du capital, de la « croissance des foyers d’accumulation individuels » (LG, FLC) tandis qu’il définissait la centralisation du capital comme la réunion de capitaux déjà existants entre les mains d’un nombre toujours plus réduit de capitalistes. Si ces deux tendances ont pour conséquence de nourrir la tendance aux monopoles, elles ne sont toutefois pas équivalentes. Le mouvement d’affirmation de la tendance aux monopoles de ces trente dernières années est ainsi d’abord et principalement le résultat d’un mouvement de centralisation de capitaux au moyen d’opérations de fusions/acquisitions : « Oubliée, la déprime post-crise de 2008, pour les banquiers d’affaires. Amorcé en 2013, le rebond du marché mondial des fusions-acquisitions ne se dément pas. Bien au contraire : avec 4.600 milliards de dollars (4.195 milliards d’euros) de transactions annoncées, soit une envolée de 41% par rapport à l’an dernier, l’année 2015 représente un record depuis...1980, quand Thomson Reuters avait commencé à compiler les statistiques du marché. En réalité, il n’y pas eu plus de fusions-acquisitions en 2015 qu’en 2014, mais le nombre d’opérations supérieures à 5 milliards de dollars a grimpé de 54%. » (La Tribune, 29/12/2016). Ce n’est pas sans importance, car il ne s’agit que de la réunion de capitaux déjà existants entre des mains toujours plus limitées et non pas d’un processus trouvant principalement sa source dans l’investissement et la reproduction élargie du capital. Ce faisant, la prédominance de la centralisation du capital sur la concentration du capital est elle-même l’expression des difficultés croissantes que rencontrent les capitalistes dans le processus d’accumulation du capital.

Cette tendance aux monopoles n’est pas nouvelle. Celle-ci s’exprime depuis l’avènement de l’impérialisme au début du siècle dernier. Cependant, l’accélération de cette tendance depuis une trentaine d’années est marquée par les conditions dans lesquelles elle s’est réaffirmée, à savoir le mouvement de (re) constitution du marché mondial et d’approfondissement de la domination du capital issu de la restauration du capitalisme en URSS et en Chine analysé précédemment. Ainsi, aujourd’hui, on assiste à de gigantesques opérations de fusions/acquisitions dépassant largement le cadre des frontières nationales : c’est à présent à l’échelle internationale que ce mouvement prend forme. En témoigne par exemple la récente acquisition de Monsanto par Bayer pour 66 milliards de dollars et plus généralement l’explosion des flux d’IDE discutée précédemment.

Deux tendances parasitaires qui se nourrissent l’une de l’autre

L’essor du capital financier décrit plus haut et le renforcement considérable de la tendance aux monopoles sont deux processus intimement liés. La suppression des barrières ayant permis au capital financier de croître dans les proportions indiquées précédemment était en quelque sorte une condition nécessaire pour que la centralisation du capital s’opère à cette échelle, et notamment sur le plan international. Dans ces opérations de fusions / acquisitions, les banques et les institutions financières en général jouent un rôle central en mettant à la disposition des entreprises des quantités immenses de capital de prêt : « L’autre facteur clé de la centralisation du capital est le développement du crédit « qui à ses origines s’introduit sournoisement comme une aide modeste de l’accumulation, puis devient bientôt une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en un immense machinisme social destiné à centraliser les capitaux » [K, III, 68]. Vente d’actions, émission d’obligations, emprunts auprès des banques sont les moyens traditionnels par lesquels la masse des capitaux peut être étendue bien au-delà des limites atteintes par les foyers de concentration individuels. » (LG, FLC) Il fallait donc qu’existe simultanément à ce mouvement un capital financier international pour permettre cette centralisation des capitaux sous la forme de monopoles.

Toutefois, ce capital financier ne pouvait flotter dans le vide ; Il fallait qu’il soit incarné. C’est ainsi que les banques et les institutions financières se sont trouvées au cœur de ce processus de concentration et de centralisation du capital à une échelle d’abord nationale puis à présent internationale. Aujourd’hui, dans les vieux impérialismes, États-Unis, Grande-Bretagne et France notamment, quelques banques et institutions financières détiennent l’ensemble du capital de prêt de l’économie : les actifs de celles-ci représentent plusieurs fois le PIB de leur pays et à l’échelle mondiale, les banques et les institutions financières de ces vieux impérialismes sont encore hégémoniques. La constitution de ces gigantesques monopoles a été en retour un formidable accélérateur du processus de fusion du capital bancaire et industriel en un capital financier. Au sein de ces gigantesques monopoles, de véritables marchés des capitaux internes se sont constitués favorisant la transformation des capitaux industriels et commerciaux ainsi réunis en une masse de capital argent circulant au gré des opportunités d’investissements productifs et financiers. La montagne de trésorerie sur laquelle repose Apple (237 milliards de dollars à fin 2016) en est la parfaite illustration.

Les monopoles sont l’expression de la négation du capitalisme dans le capitalisme

La place considérable qu’occupent les monopoles au sein de l’économie mondiale constitue une des raisons fondamentales qui explique l’impuissance de la bourgeoisie à juguler la crise. Ces gigantesques entreprises qui concentrent en leur sein l’essentiel du capital financier international, très largement fictif, agissent comme une force considérable, politique et économique, s’opposant à tout processus de dévalorisation de capital, fictif ou non, seul à même de permettre le rétablissement du rapport entre capital et travail essentiel au redémarrage de l’économie : « Le rapport essentiel étant le rapport du capital au travail salarié, la proportionnalité dont le rétablissement par la crise est de nature à assurer la reprise est celle qui établit la quantité adéquate de surtravail fournie par une quantité donnée de travail nécessaire. Le rapport entre travail et capital est une proportionnalité d’un type particulier, différente de celle qui caractérise l’équilibre entre production et consommation. La crise apparaît donc comme un moyen pour rétablir de force une proportionnalité adéquate entre travail nécessaire et surtravail. » (LG, FLC).

À l’époque impérialiste, les monopoles entravent cette fonction d’assainissement des crises et en conséquence : « l’État s’est donc trouvé contraint d’intervenir. Il a recouru à divers moyens dont l’objectif était de stimuler le redémarrage de l’économie et de la placer sur le chemin d’une croissance soutenue et sans crises. Il est également intervenu pour soutenir par ses subventions des entreprises non rentables mais jugées indispensables, et pour prendre à son compte en les reportant sur l’ensemble de la société les pertes de celles d’entre elles qui étaient acculées à la faillite. » (LG, FLC). Il en découle ainsi une explosion de la dette publique et le maintien en vie artificielle d’entreprises chroniquement déficitaires grâce au soutien de l’État (pensons aux banques italiennes ou à certains groupes industriels français) ainsi que la perpétuation de leur stock de dettes privées.

Cet endettement généralisé pèse en retour de tout son poids contre la réouverture d’un cycle d’accumulation du capital. D’une part, il affecte immédiatement les développements économiques, car la charge financière de cet endettement, la ponction qu’opère la masse de capital argent sur la plus-value produite, est de plus en plus importante et apparaît comme un poids mort pour l’économie. De plus, cela décourage les capitalistes d’investir dans de nouvelles capacités de production et participe du sous-investissement chronique à la racine des récentes difficultés évoquées plus haut. Autrement dit, afin de repousser la crise et de contenir la dévalorisation du capital existant, en soutenant les monopoles, l’intervention de l’État reproduit à une échelle encore plus grande les contradictions à l’origine même de la crise et notamment la contradiction fondamentale du capitalisme dont ils sont porteurs : « Pour Marx et pour les théoriciens et militants qui sont demeurés fidèles à sa méthode, la centralisation du capital et la monopolisation qu’elle entraîne amènent le capitalisme “dans l’antichambre d’un ordre social supérieur”. Comme l’explique Lénine dans son ouvrage de 1917 intitulé L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, le capitalisme, arrivé à son stade le plus avancé, “conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production ; il entraîne en quelque sorte les capitalistes en dépit de leur volonté et sans qu’ils en aient conscience, vers un nouvel ordre social, intermédiaire entre l’entière liberté de la concurrence et la socialisation intégrale”. Mais, ce “progrès immense de la socialisation de la production”, comme il la caractérise, aiguise à l’extrême la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de son appropriation, posant par le fait même la nécessité de l’expropriation du capital. » (LG, FLC)

 

Conséquences de l’incapacité de la bourgeoisie à juguler la crise : un approfondissement des contradictions du capitalisme et des traits les plus pourrissants de l’impérialisme

Une économie mondiale de plus en plus travaillée par des forces centrifuges ou un ordre économique mondial de plus en plus chaotique

La dislocation du marché mondial ne semble pas imminente, mais les tendances à sa fragmentation se multiplient dangereusement. Cela permet de démystifier toute la propagande bourgeoise relayée par les appareils depuis 25 ans au sujet de la « mondialisation » présentée comme un phénomène économique inéluctable et irréversible : « Les idées en vogue concernant l’intégration économique mondiale exagèrent l’ampleur du phénomène et sous-estiment les possibilités de mener des politiques indépendantes. [...]. Le phénomène actuel n’est pas vraiment nouveau et l’idée selon laquelle la globalisation serait un processus irrésistible est tout bonnement erronée. [...] L’intégration économique n’est donc pas complète ; elle n’est pas non plus totalement inexorable. Les pouvoirs publics ont opté pour un abaissement des barrières commerciales et pour la suppression du contrôle des changes. Ils pourraient tout aussi bien, s’ils le souhaitaient, mettre un terme à ces deux processus. [...]. Les économies des différents pays se sont ouvertes au commerce international et aux mouvements de capitaux, non parce qu’elles étaient entraînées dans un mouvement irrésistible, mais parce qu’elles y trouvaient un intérêt. » (Martin Wolf, cité dans A propos de la mondialisation du capital). Il semble de plus en plus qu’avec la crise et sa durée exceptionnelle, l’intérêt pour l’ouverture du commerce international soit en train de s’émousser et qu’à l’inverse la tentation du renforcement des barrières commerciales gagne du terrain, ce dont Trump est à sa façon l’incarnation.

L’exacerbation des rivalités entre puissances économiques apporte également une preuve supplémentaire du caractère totalement fallacieux de la fable relayée par la bourgeoisie mais aussi par les appareils à la tête des organisations issues du mouvement ouvrier, à savoir l’affaiblissement, voire la disparition des États face aux marchés et aux firmes « multinationales » (qui portent d’ailleurs fort mal leur nom puisqu’elles ont en définitive une nationalité). C’est exactement le contraire qui se passe depuis le début de la crise. Durant la période de relative croissance économique ayant précédé la crise de 2008, la défense par chaque État bourgeois de ses champions nationaux sur le marché mondial a pu se faire de manière assez discrète. Ce n’est cependant plus le cas aujourd’hui où l’engorgement du marché mondial et la multiplication des acteurs sur ce marché oblige chaque État bourgeois à monter au créneau de manière ouverte pour défendre les champions nationaux dans une concurrence internationale de plus en plus en aiguë comme l’illustre par exemple la vague d’amendes infligées par les autorités américaines aux banques européennes. L’un des points chauds de cet affrontement accru entre États via leurs firmes opérant sur le marché mondial pourrait bien être la Chine. Les puissants groupes des pays dominants, américains notamment, ont pu au début des années 2000 avoir des intérêts convergents avec l’État-parti chinois : des profits juteux engrangés par les premiers au moyen de la surexploitation du prolétariat chinois cadenassé par la bureaucratie et un fort développement économique gage de stabilité politique indispensable au second.

Mais cette alliance objective est en train de se déchirer. En effet, les conditions politiques de la restauration du capitalisme et le maintien au pouvoir de la bureaucratie n’ont pas seulement impulsé l’ampleur et la rapidité du développement économique en Chine, mais elles ont aussi déterminé la nature des rapports de la Chine avec les puissances impérialistes. La bureaucratie chinoise n’est pas une bourgeoisie compradore qu’on peut manier à sa guise en fonction de ses intérêts. Le fait que le PCC ait gardé solidement les rênes du pouvoir économique et politique lui ont permis d’obtenir des concessions de la part de l’impérialisme (transferts de technologie, joint-venture…) et de se développer de manière plus autonome par rapport à l’impérialisme que les pays « émergents ». Sur la base des entreprises d’Etat qu’elle contrôle, la bureaucratie est en train d’orchestrer la montée en puissance de champions nationaux en mettant des barrières à la pénétration des entreprises étrangères sur son territoire. De fait, des entreprises chinoises commencent à concurrencer sérieusement les firmes des puissances impérialistes dans plusieurs domaines (nucléaire, téléphonie mobile, informatique…) sur le marché mondial. Même si la Chine est encore loin d’être une puissance financière, elle est en passe, contrairement aux pays « émergents », de dépasser la division entre développement industriel d’un côté et possession des capitaux et maîtrise de la technologie de l’autre. Dans cette perspective, il faut souligner la progression spectaculaire des IDE chinois à l’étranger, qui place la Chine au deuxième rang en termes de flux, derrière les États-Unis (+53% en 2016), même si au niveau des stocks, celle-ci n’est encore qu’au 10e rang mondial, loin derrière les États-Unis, l’Allemagne, ou le Royaume-Uni.

Montée des tendances protectionnistes et entrelacement toujours plus serré
des différentes fractions de l’économie mondiale : un cocktail explosif

Si la Chine serait la principale victime d’une fragmentation accrue de l’économie mondiale, en dernier ressort, le petit jeu extrêmement dangereux « du chacun pour soi », du repli sur soi ne ferait que des perdants. Deux raisons à cela. D’abord, si la Chine calait, les conséquences sur l’économie mondiale seraient à la hauteur de ce « rôle nouveau et décisif » en particulier au niveau du rôle joué par l’accumulation de capital réel en Chine. Ensuite, comme l’indique M. Obsfeld, chef économique du FMI, « Partout en Europe, le consensus politique qui avait jadis porté le projet européen est en train de s’effilocher et s’accompagne d’une marée montante de nationalisme et de replis sur soi. L’une des manifestations est la possibilité que le Royaume-Uni quitte l’UE, abîmant un vaste éventail de relations commerciales et de possibilités d’investissement. [...] Dans d’autres pays industrialisés, comme en Europe, et comme aux États-Unis, une réaction violente contre l’intégration économique transfrontalière risque de stopper ou même d’inverser la tendance d’après-guerre d’une libéralisation toujours plus prononcée des échanges ».

En revanche, ce que ne dit pas Obstfeld, c’est que si cette tendance au repli national, à la fragmentation du marché mondial devait se généraliser, ce ne serait pas un simple retour à la case départ, mais un retour en arrière, dans des conditions aggravées. Le renforcement des obstacles de toutes sortes à la circulation des marchandises sur le marché mondial serait d’autant plus ravageur que, depuis 1945, le caractère international des forces productives s’est affermi et que, dans ces conditions, le retour en force du protectionnisme sur le modèle des années 30 aurait des effets d’autant plus ravageurs sur l’économie mondiale. Le degré d’interpénétration des économies nationales entre elles s’est accru, en particulier depuis les mesures prises à partir des années 80 pour lever les entraves à la circulation des capitaux mais aussi depuis la restauration du capitalisme en Russie et en Chine qui a impulsé un fort développement du commerce mondial. Aujourd’hui, le commerce intra-firmes multinationales représente près du tiers du commerce mondial ce qui rend tout à la fois plus difficile et plus dangereux pour les États nationaux de prendre des mesures protectionnistes car ces dernières auront des répercussions négatives sur leurs propres multinationales et sur leur commerce intra-firmes. Dans ces conditions, pour un État bourgeois, la mise en œuvre d’un protectionnisme débridé revient de plus en plus à se tirer une balle dans le pied. C’est ce que faisait remarquer à juste titre l’éditorial du Monde Économie du 3 janvier 2017 : « La troisième salve lancée par le président américain concernera le libre-échange, avec un ennemi déclaré, la Chine. Un jeu où tout le monde risque de perdre, à commencer par les grands groupes américains très implantés en Asie. »

 

25 février 2017

 

 

Références :

·     (Lénine, ISSC) : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916

·     (IME 2016) : Image Économique du Monde 2016

·     (Diplomatie 2015) : Diplomatie. Les grands dossiers : Géopolitique des multinationales - Les nouveaux maîtres du monde ?, 2015

·     (SJ APMC) : Stéphane Just, A propos de la « mondialisation du capital »

·     (CEPII 2017) : L’économie mondiale 2017

·     (OMC 10.2016) : Communiqué de presse : En 2016, le commerce connaîtra sa croissance la plus lente depuis la crise financière, 27/09/ 2016

·     (FMI, 10.2016) : Perspective de l’économie mondiale, octobre 2016

·     (C. Serfati, 2014) : Emprise financière et internationalisation des groupes français : un premier état des lieux, La Revue de l’Ires 2014/3

·     (LG, EMI) : L. Gill, Economie mondiale et impérialisme

·     (LG, FLC) : L. Gill, Fondements et limites du capitalisme

 

 

 

 

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