Article paru dans “Combattre pour le socialisme” n°61 (7 juin 2016) :

L’Angleterre à la veille du « grand saut » ?

 

Le Brexit déchire la bourgeoisie britannique…


Le 23 juin 2016 aura lieu au Royaume-Uni un référendum sur le « Brexit » (« Britain exit », la sortie de l'Union européenne). La question posée est : « Le Royaume-Uni doit-il rester membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ? ». Le premier ministre David Cameron a été contraint d'organiser ce référendum sous la pression de forces politiques centrifuges propres à la bourgeoisie britannique. L'issue en est plus qu'incertaine pour lui, qui a pris la tête de la campagne pour le maintien dans l'UE. Car cette question divise profondément et de longue date le parti conservateur (Tory) et plus généralement la bourgeoisie britannique. C'est d'ailleurs sur ce thème que s'est constituée en 1993 la formation ultra-réactionnaire UKIP (UK Independence Party, Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni), par une scission du parti Tory, et dont les résultats électoraux ont considérablement augmenté ces derniers mois.

Les prises de position pour ou contre le Brexit conduisent à des affrontements féroces au sein de la classe possédante.

Le 6 janvier 2016, Cameron lui-même a dû annoncer à Westminster que « ses ministres – dont trois au moins veulent quitter l’UE – seraient déliés de la solidarité gouvernementale et pourraient faire campagne librement. À vrai dire, il n’avait pas le choix : les ministres rebelles à l’Europe menaçaient de démissionner si M. Cameron les obligeait à s’aligner sur sa position » (Le Monde, 8 janvier 2016). Dès le 21 février 2016, Boris Johnson, ex-maire conservateur de Londres et principal challenger de Cameron pour la direction du parti Tory, sinon pour le 10 Downing-Street, se posait en chef de file de la campagne pour la sortie. Plus grave, le 18 mars 2016, Iain Duncan Smith, ancien leader du parti Tory entre 2001 et 2003 et figure emblématique des pro-Brexit, démissionnait de son poste de ministre du travail, non sans avoir critiqué ouvertement la politique budgétaire et sociale du ministre des finances Osborne, dauphin désigné du premier ministre. Le Monde du 21 mars n’hésitait pas à parler dès lors de « guerre civile » ouverte dans les sommets du parti conservateur. Il est clair que Cameron, par ailleurs affaibli par la révélation de son implication dans le scandale des « Panama papers », ne pourrait probablement pas, en dépit de ses rodomontades, se maintenir à la tête du gouvernement britannique en cas de victoire du Brexit.

De son côté, la haute bourgeoisie britannique la plus liée au capital financier international et aux grands groupes capitalistes les plus intégrés aux marchés européens et mondiaux, voit comme une catastrophe une éventuelle sortie de l'UE. Les marchés des pays de l’UE représentent 48 % des exportations britanniques. L’interpénétration des grands groupes britanniques avec ceux des autres États européens est très forte, comme en témoigne par exemple, dans l’industrie agro-alimentaire, la fusion récente du groupe britannique R&R avec une filiale de Nestlé, ou encore le projet d’EPR britannique d’EDF à Hinckley Point. Rappelons également qu’en 2008, EDF avait racheté British Energy pour 15,7 milliards d’euros.

De fait, dans les sommets de la bourgeoisie anglaise, on craint de n’avoir plus voix au chapitre sur les règles régissant les marchés de l’UE et sur les décisions financières de la zone euro.  Est significatif cet appel signé par 200 hauts dirigeants d’entreprises représentant plus du tiers des 100 plus grandes sociétés britanniques, publié le 23 février 2016 par The Times : « Quitter l’UE découragerait l’investissement, menacerait l’emploi et mettrait en danger l’économie. Le Royaume-Uni sera plus fort, plus en sécurité et plus riche en restant un membre de l’UE » (…) « Les entreprises ont besoin d’un accès sans restriction au marché européen de 500 millions de personnes pour pouvoir continuer à grandir, à investir et à créer des emplois ».

La bourgeoisie anglaise a également à craindre qu’un Brexit ne donne un nouvel élan décisif pour une séparation de l’Écosse, surtout après la victoire électorale lors de l’élection du parlement local le 5 mai 2016 du parti indépendantiste écossais le SNP, parti bourgeois par ailleurs furieusement pro-Union européenne. Le Brexit pourrait alors constituer le prodrome de la dislocation du Royaume-Uni lui-même.


…et inquiète l’ensemble des puissances impérialistes


C'est aussi la crainte quasi-unanime des sommets des différentes bourgeoisies des États membres de l'UE et de leurs gouvernements respectifs. Le vote de juin prochain laisse en effet présager un « grand saut » dans un avenir incertain, tant pour le Royaume-Uni que pour l'UE elle-même.

Dans Le Monde du 20 janvier 2016, après avoir cité les propos de Cameron : « C’est peut-être la décision la plus importante que nous aurons à prendre de toute notre vie », Martin Wolf écrit : « (…) si le vote pour rester dans l’UE équivaut à prolonger un statu quo inconfortable, le vote en faveur de la sortie ouvrirait une voie vers l’inconnu. Ils ne sauront pas comment les membres restants de l’UE et l’Écosse réagiront, même si la sortie de l’Écosse du Royaume-Uni est devenue moins probable en raison de la chute du prix du pétrole. Enfin, ils ne sauront pas de quelle façon réagira le milieu des affaires. Un vote en faveur de la sortie serait un saut dans le vide. ».

Pour autant, les milieux « européens » de l’impérialisme anglais entendent se servir de la menace du Brexit pour faire pression sur leurs concurrents continentaux. Ainsi, à l’approche d’une importante réunion du Conseil européen, Cameron adresse une lettre à Donald Tusk, président de cette instance, dans laquelle il n’hésite pas à agiter la menace de la sortie de l’UE pour donner poids aux « revendications » du capitalisme britannique, qui se résument, pour l’essentiel, à exiger plus d’espaces pour s’émanciper des règles communes de l’UE, et l’alignement de celles-ci sur le « moins-disant social » en cours au Royaume-Uni.

La bourgeoisie anglaise ne renonce en rien à continuer à jouer le rôle d’avant-garde de la mise en pièce des acquis ouvriers en Europe, et de la réaction en général. Ce faisant, elle défend au premier chef ses propres intérêts, tout en se présentant en « modèle » pour l’ensemble des bourgeoisies européennes, comme ce fut déjà le cas avec Thatcher. Ce rôle dévolu à l’État britannique s’est vu confirmé par les déclarations d’Obama, qui s’est prononcé à son tour, lors de son voyage en Europe en avril 2016, contre le Brexit afin que l’impérialisme US puisse continuer à disposer de la « relation particulière » USA-GB comme instrument de pression au sein du marché européen.

Après avoir fait mine de présenter ses demandes ainsi que des « conditions » qu’il poserait pour mener campagne pour le maintien, Cameron a complété cette comédie lors du conseil européen des 18 et 19 février 2016, essentiellement consacré au Brexit. Il déclare d’emblée : « On a besoin d’un accord qui soit assez fort pour persuader les Britanniques de soutenir l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. ». Mais tout cela est cousu de fil blanc. Comme prévu, le sommet donne satisfaction à l’essentiel des demandes britanniques, non sans que le « Prime minister » fasse mine d’avoir « arraché » ce qui lui était accordé par avance par les autres dirigeants de l’UE, ménageant un « suspense » totalement artificiel. Le tout sur un texte aux formules diplomatiques inconsistantes, permettant à chacun de continuer à faire comme bon lui semble, à commencer par la traque, l’enfermement et la répression des immigrés : « La libre circulation des travailleurs peut être restreinte par des mesures proportionnelles aux buts légitimes poursuivis », est-il indiqué.

Le maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE est en effet la position unanime, bon gré mal gré, de l’ensemble des gouvernements des pays membres, et ces derniers ne manquent pas une occasion de le marteler, Merkel en tête, pour tenter d’éviter le « saut dans le vide », selon l’expression de Martin Wolf. Cette peur panique des conséquences d’un Brexit, tous les partisans du « in », à commencer par Cameron lui-même, cherchent à en contaminer la masse des électeurs du Royaume-Uni. Ce dernier n’a ainsi pas hésité à faire diffuser à 27 millions d’exemplaires une brochure de propagande financée par l’argent public (9,3 millions de livres, 11,7 millions d’euros), destinée à expliquer pourquoi le gouvernement « conseille » le vote « in ».


Le « Brexit », « néfaste pour la City »


Dans Le Monde du 20 avril 2016, le directeur général du Centre for European Policy Studies de Bruxelles, Karel Lannoo, exprime les craintes des milieux dirigeants du capital financier et la Bourse à l’échelle mondiale :

« Cela ne devrait faire aucun doute, un « Brexit » sera néfaste pour la position de la City. (…) Plus globalement, un « Brexit » affectera négativement la compétitivité des marchés financiers européens. (…)

« Londres a réussi à s’adapter rapidement pour servir de tête de pont aux banques étrangères, et plus particulièrement aux institutions financières américaines, pour leurs opérations au sein de l’Union. (…)

« Une fragmentation de la taille critique dont Londres bénéficie aujourd’hui sera aussi négative pour la compétitivité de l’Union européenne dans son ensemble. Même si d’autres centres financiers en Europe tireront un avantage d’un éventuel « Brexit », il est fort probable que l’Union soit perdante, notamment parce qu’elle perdra à la fois une partie de la diversité des acteurs présents à Londres, et la spécialisation que la City (et le Royaume-Uni) a réussi à établir. »


Le carcan des frontières nationales et la camisole de l’UE


Plus fondamentalement, le dilemme du Brexit exprime la contradiction propre à l'impérialisme anglais, déchiré entre les liens historiques qui le portent vers son ancien empire colonial à travers le Commonwealth, ainsi que l'assujettissement particulier qui est le sien à l'égard de l'impérialisme US d'une part, d'autre part la profonde intégration du capitalisme britannique d’aujourd’hui avec les économies continentales européennes. Autrement dit, d'un côté le grand large, de l'autre la terre ferme du continent. Les contradictions politiques qui déchirent la bourgeoisie anglaise à travers le Brexit ne font qu'exprimer cette contradiction matérielle sur fond du déclin continu et irréversible de l’impérialisme anglais.

C’est également une expression particulière à cet impérialisme de l’une des contradictions essentielles du mouvement général du capital cherchant sans fin à éliminer les obstacles des particularismes nationaux qui entravent son développement (ce qui est appelé aujourd’hui la « mondialisation »), sans être jamais en mesure de parvenir à supprimer les frontières nationales qui ont constitué le cadre de la naissance et du développement des bourgeoisies et des puissances impérialistes, et qui le demeureront tant que se survivra le système capitaliste en putréfaction.


« Stay » ou « Leave », mais tous contre les immigrés


Lors du sommet Franco-britannique du 3 mars 2016, Hollande et Cameron ont présenté un front commun particulièrement féroce contre les immigrés :

« M. Cameron a clairement fait comprendre qu’il ne voulait pas accepter les migrants : “Calais n’est pas la salle d’attente pour le Royaume-Uni.“ À l’exception des mineurs isolés qui ont de la famille outre-Manche, a concédé David Cameron. François Hollande a fait preuve de la même fermeté : “ La frontière est fermée. Aller à Calais est la certitude de pas pouvoir traverser la Manche. “ Avant un sommet européen avec la Turquie, lundi 7 mars, le président du Conseil européen, Donald Tusk, a fait passer un message encore plus clair aux migrants économiques : “ Ne venez pas en Europe. Ne risquez pas de perdre vos vies et votre argent. Ce serait pour rien. “ » (Le Monde, 4 mars 2016). Voilà bien ce qu’il en est de leur « sentiment humanitaire » !

Le patronat britannique est bien heureux de pouvoir exploiter sans limite la main-d’œuvre immigrée, taillable et corvéable à merci, pour autant que tout droit et toute possibilité de se défendre lui soient interdits, voire qu’elle soit refoulée dans les ghettos de la « clandestinité ». Il s’en sert aussi pour faire pression et abaisser la valeur de la force de travail en général dans le pays. Mais la bourgeoisie britannique, comme celle de tous les pays capitalistes, n’en agite pas moins, avec une hypocrisie répugnante, la haine des « étrangers », le racisme et la xénophobie, pour diviser les exploités, et dresser les prétendus « nationaux » contre les immigrés. C’est un ressort politique essentiel pour égarer les prolétaires et maintenir sa domination de classe.

En Angleterre, la question des immigrés est utilisée actuellement tant par les dirigeants bourgeois du Brexit que par ceux du camp du « in » ainsi qu’un punching-ball raciste et réactionnaire qu’ils se jettent mutuellement à la tête. Tandis que les UKIP (« Leave.EU ») et les Tories pro-Brexit (« Vote Leave ») font campagne pour l’arrêt de toute immigration, sinon pour expulser les immigrés, les élites du « in » n’hésitent pas à effrayer le bon peuple des électeurs en prophétisant qu’en cas de sortie, la « jungle » se transporterait de Calais à Douvres. Ainsi Cameron n’a-t-il pas hésité à affirmer : « notre frontière effective est à Calais et non à Douvres. Cela est bon pour la Grande-Bretagne et je veux que cela continue. Si nous restons dans l’Europe, la frontière restera à Calais ». Sinon…

De même est agitée par les chefs national-populistes du Brexit la problématique de la « sécurité », en particulier après les attentats sur le continent, auxquels les « immigrés » sont implicitement et honteusement assimilés, ainsi que « l’espace Schengen » dont le Royaume-Uni, au demeurant, ne fait pas partie.

Les « facilités » du droit du travail britannique profitent bien évidemment à 100 % aux patrons d’outre-Manche pour exploiter à leur guise tous les travailleurs présents sur le sol britannique, qu’ils soient étrangers ou autochtones. Mais elles attirent aussi (parfois avec beaucoup d’illusions, mais le plus souvent dans le simple espoir de pouvoir survivre en paix) les masses miséreuses des pays opprimés. La politique du prolétariat ne peut être fondée que sur ce qui demeure un des axes essentiels du programme de la société communiste, à savoir l’internationalisme prolétarien, qui trouve sa base matérielle dans la réalité commune de l’exploitation des prolétaires par la classe capitaliste, quels que soient l’origine nationale, la couleur de peau ou tout autre particularisme.

La déclaration de notre Groupe du 21 septembre 2015 a exposé ce que cela signifie aujourd’hui : « L’impérialisme, ses guerres à outrance, sont responsables de la barbarie qui contraint des millions d’émigrés à l’exil. Lorsqu’ils parviennent aux frontières du pays, Hollande [et Cameron avec lui, NDLR] répond : expulsions et bombardements sur la Syrie ! Pour le mouvement ouvrier, partis et syndicats : « Les travailleurs n’ont pas de patrie » (Marx et Engels). C’est la responsabilité de ses dirigeants de se prononcer : Liberté de circulation ! Régularisation de tous les émigrés ! » (…)

Ce qui est dit dans ce texte à propos de la responsabilité du gouvernement français devant le désastre en cours est pour l’essentiel applicable au gouvernement Cameron et à l’impérialisme britannique :

« Sous l’impact de la crise du capitalisme, le système de pillage impérialiste en vigueur depuis des décennies débouche aujourd’hui sur une barbarie sans limites : les interventions militaires enchaînées par les grandes puissances ont institué des territoires entiers de non-droit, disloqués économiquement et où règne la terreur des clans et autres bandes armées… restent les profits des marchands d’armes et la nécessité d’écraser les peuples. La surface du globe terrestre se couvre de plaies ouvertes, purulentes, dont les puissances impérialistes portent l’entière responsabilité.

« Le constat qui vaut pour les victimes de cette barbarie s’étend aux prétendus “ immigrés économiques “, dont la situation découle de l’exploitation forcenée de la main-d’œuvre par les grandes métropoles, accompagnée du soutien aux régimes qui leur sont inféodés ou soumis par la contrainte. »

Notre déclaration concluait notamment : « Arrêt immédiat des expulsions. Fermeture des centres de rétention. À bas les accords de Schengen, de Dublin et les quotas ! Ouverture des frontières, liberté de circulation pour tous les émigrés. Mêmes droits pour les travailleurs immigrés que pour les travailleurs français. » (…) « Seul un tel gouvernement [issu du front unique ouvrier, rompant avec la bourgeoisie et dont le prolétariat et la jeunesse exigeraient la satisfaction de leurs revendications] renouant avec l’internationalisme prolétarien pourrait s’engager dans la voie pour en finir avec l’Union européenne, pour les États Unis Socialistes d’Europe. »

Combattre en ce sens est une tâche primordiale pour les militants ouvriers et révolutionnaires, en Grande-Bretagne comme en France.

 


Apparences et réalités du capitalisme britannique…


Le Royaume-Uni fut jusqu’à l’aube du XXe siècle la première et la principale puissance capitaliste et un impérialisme d’envergure mondiale, mais sa position hégémonique a été irrémédiablement perdue depuis bien longtemps. Cependant il demeure de nos jours la cinquième puissance mondiale et la deuxième de l’Union européenne.

Le capitalisme britannique affiche en 2016 des performances économiques à faire pâlir d’envie ses concurrents du continent. Depuis fin 1992 (date de la sortie de la livre sterling du système monétaire européen), le PIB britannique a progressé de 68 %, contre 42 % pour la zone euro, et encore de 2,2 % en 2015. Le taux de chômage est en baisse, à 5,5 % fin 2015, le taux de « croissance » du PIB à 2,5 %, le plus élevé du G7... La récession de 2008 semble n’être qu’un mauvais souvenir.

Mais ces résultats sont payés au prix fort par la population laborieuse et la jeunesse et masquent de profondes faiblesses. Le Bilan du Monde 2016 explique : « La reprise repose sur la consommation des ménages et non sur l’investissement ou les exportations. Elle se paie par des salaires bas et l’explosion du travail précaire. Plus d’un Britannique sur cinq (contre 6 % en France) perçoit moins des deux tiers du salaire médian mensuel (1 580 euros). Quant aux « contrats zéro heure » qui ne garantissent aucun travail au salarié, leur nombre a progressé de 20 % en un an pour atteindre 744 000. La majorité des emplois créés relèvent du statut d’auto-entrepreneur. » Cela montre l’escroquerie des statistiques du chômage, d’autant que si 73,7 % de la main-d’œuvre travaille, la Grande-Bretagne est caractérisée par un bas niveau de productivité et un retard important d’équipement en infrastructures.


… payées par la classe laborieuse en Angleterre au fil de 35 ans de politique anti-ouvrière


En décembre 2015, la dernière mine de charbon du Royaume-Uni fermait ses portes, à Kellingley, entraînant la mise au chômage de 450 mineurs, en dépit de réserves de minerai évaluées à vingt ans de production. C’est tout un symbole politique pour la classe ouvrière britannique dont la corporation des mineurs a, depuis des décennies, constitué un des fers de lance du combat de classe. Il n’est que de rappeler la longue grève des mineurs contre le gouvernement de Thatcher en 1984-1985.

Le prolétariat anglais, un des plus organisés au monde, à l’histoire politique séculaire, subit depuis plus de trente ans des attaques incessantes qui ont démantelé une grande part de ses garanties collectives, fruits de décennies de combats de classe. Pas un des gouvernements successifs, thatchériens et blairistes, n’a interrompu cette chaîne de destruction des acquis ouvriers. Le gouvernement tory de Cameron ne fait bien évidemment pas exception à la règle. Le Bilan du Monde 2016 parle, à propos de la première législature de Cameron, d’« un homme et un gouvernement qui ont administré au pays un remède de cheval sans pitié pour les personnes modestes et ont promis de poursuivre pour cinq ans ce traitement ».

Les salaires reculent depuis de nombreuses années. Le Monde du 28 octobre 2015 précise : « Le Royaume-Uni est l’un des pays européens qui compte le plus de bas salaires : 22 % des Britanniques touchent en effet moins des deux tiers du salaire médian, soit moins de 19 000 euros par an. Un pourcentage bien plus élevé que la moyenne de l’Union européenne (17 %) et qu’en France (6 %). (…) Ces millions d’emplois mal payés et faiblement qualifiés expliquent en grande partie le taux de chômage de seulement 5,4 %. Depuis la crise de 2008, cette tendance s’est renforcée. Les salaires des Britanniques ont fortement baissé. Malgré un rebond depuis un an, ils restent 6 % en dessous de leur pic de 2009 (en valeur réelle). » Le nombre de bénéficiaires des crédits d’impôts a de ce fait été multiplié par sept en 15 ans. Un salarié sur cinq gagnerait moins que le « salaire de vie » (living wage), soit le minimum nécessaire pour vivre convenablement, estimé à 7,85 livres (10 euros) de l’heure en province et 9,15 livres (11,60 euros) à Londres.

Le Monde du 3 septembre 2015 exposait que « malgré la croissance, la précarité ne recule pas au Royaume-Uni. Le nombre de contrats à « zéro heure », qui ne garantissent aucun travail fixe à leur signataire, a progressé de 20 % sur un an. Il y en avait 744 000 entre avril et juin, contre 624 000 à la même période en 2014, selon les données publiées mercredi 2 septembre par l’Office national des statistiques (ONS). » Mais selon d’autres sources, ce chiffre pourrait atteindre 1,5 million de contrats, soit 4 % des emplois. « Les contrats à zéro heure ne sont cependant que la facette la plus connue d’un marché du travail toujours plus flexible. L’auto-entreprenariat, le travail intérimaire, les salaires uniquement sur commission sont autant d’autres formes de précarité, également en hausse. » (ibid.) Les « auto-entrepreneurs » (self-employment) représentent les trois quarts des emplois créés depuis 2008, et 15 % de l’emploi total. Pour une bonne part, il s’agit en fait de contrats salariaux déguisés, qui permettent aux capitalistes de ne pas payer les cotisations sociales. Ce sont des millions de « non-salariés » qui n’ont pas accès aux droits élémentaires des salariés (épargne-retraite, assurance-chômage…) et qui ont vu leur revenu diminuer en moyenne de 20 à 25 % depuis la crise économique de 2008, tout comme les « contrats zéro heure » qui ne bénéficient pas de congés payés, ni d’indemnité maladie.

Selon Le Monde du 7 avril 2016, « en 2013, l'ONG Oxfam estimait que 2 millions de Britanniques étaient mal nourris, et qu'un parent sur six se privait de nourriture pour mieux subvenir aux besoins de sa famille. (…) Fin 2013, un rapport sur la faim et l'insécurité alimentaire au Royaume-Uni, (…) a mis en lumière la forte augmentation des prix des denrées alimentaires et du fioul domestique, à un rythme plus rapide que celui de la hausse des salaires et que celui de l'inflation. (…) Mais l'invraisemblable augmentation de la pauvreté outre-Manche depuis quelques mois trouve aussi ses origines dans le « Welfare Reform Act 2012 », la réforme d'ampleur de la protection sociale initiée par le gouvernement conservateur de David Cameron. (…) Un million de personnes ont déjà été victimes d'interruptions du versement de leurs allocations – des sanctions qui durent au minimum quatre semaines et peuvent aller jusqu'à trois ans. »

La situation en matière de logement au Royaume-Uni est particulièrement catastrophique. Sous le titre « Au Royaume-Uni, quarante-cinq ans de constructions insuffisantes », Le Monde du 29 avril 2015 écrit : « En 1969, 380 000 logements ont été construits au Royaume-Uni, moins de 200 000 en 1990 et 140 000 en 2013. Ce déclin continu est au cœur de la crise immobilière britannique : la population croît plus vite que le logement. (…) « Dans le Grand Londres, le prix moyen d’une propriété atteint 7,5 fois le revenu moyen, moitié plus qu’il y a quatre ans. Inabordable pour l’immense majorité de la population. ». En début d’année, on dénombrait 340 000 personnes sur liste d’attente, alors que Londres a enregistré 850 000 habitants supplémentaires en huit ans. Les prix de l’immobilier auraient encore augmenté de 50 % en cinq ans et les loyers sont si chers (couramment 50 à 60 % du salaire, avec un montant moyen de loyer de 3 500 € par mois, 1 350 € par mois pour un studio) que le recours à la « colocation » devient désormais quasi-obligatoire y compris pour les plus de trente ans, voire pour les « quinquas ».

Concernant l'enseignement public, il a subi des coupes budgétaires incessantes depuis plus de trois décennies, qui conduisent à la privatisation et à la dislocation du système d’instruction publique dans ce pays. Le Monde du 6 avril 2016 écrit à ce sujet : « Depuis 2012, en effet, le gouvernement de David Cameron a permis aux universités de tripler leurs frais de scolarité (sans dépasser un plafond de 9 000 livres sterling par an – environ 11 200 euros). Les deux tiers d’entre elles se sont automatiquement alignées sur ce plafond, entraînant la hausse des prêts étudiants. En moyenne, les jeunes Britanniques se sont endettés de 13 292 livres sterling (16 600 euros) pour leurs seules études. Avec approximativement 12 millions d’étudiants, le rapport [de The Knowledge Academy – NDLR] estime que le décalage entre études et emploi aurait coûté aux étudiants 65 milliards de livres (81 milliards d’euros) ». Et ce, alors que le chômage des jeunes atteint 14 % contre un taux moyen de 5 % sur l'ensemble de la population active.

L'indigence du système de santé publique, le NHS (National Health Service), est un exemple flagrant de la mise en coupe réglée des acquis sociaux au profit du capital financier. Le NHS c’est encore 10 500 cabinets médicaux, 2 300 hôpitaux et 1 600 000 salariés, soit près de 6 % de la population active. Le gouvernement a imposé au NHS un programme de 30 milliards d’euros de coupes budgétaires, soit près de 15 % du budget total, ce qui a conduit nombre d’hôpitaux publics à constater en 2015 un déficit comptable, dont la cause unique est l’étranglement financier décidé par le gouvernement. La misère des moyens à laquelle les gouvernements successifs ont réduit le NHS conduit à des délais d’attente inacceptables pour les malades, y compris pour les urgences et les maladies graves comme le cancer.


Aujourd’hui, il est clair que cette conquête majeure du prolétariat anglais qu’est le NHS, créé en 1948, est menacé dans son existence même par la volonté politique délibérée des gouvernements anti-ouvriers successifs. Il est non moins clair que l’attachement profond et indéfectible de la population laborieuse du Royaume-Uni à son NHS ne peut que pousser à combattre pour le défendre.


Tout pour le parasitisme financier de la City…


Cette politique continue de tous les gouvernements depuis Thatcher n’a qu’un seul but : permettre au capital financier de continuer à prélever les taux de profit les plus élevés. C’est ce qui attire vers Londres les capitaux du monde entier. En Grande-Bretagne, le secteur dit des « services financiers », autrement dit et pour l'essentiel, la spéculation du capital financier, représente 30 % à 40 % du PIB selon les estimations. La « City » de Londres demeure la deuxième place financière et boursière du monde après Wall Street, et la seule véritablement globale d’Europe. Mais la concurrence est rude.

Le 23 février dernier était annoncée la fusion de la Bourse de Londres, le London Stock Exchange (LES), qui existe depuis plus de trois siècles, avec la Deutsche Börse de Francfort. En 2011, le LSE avait déjà acquis la Bourse de Milan. Mais Le Monde du 24 février 2016 précisait : « Face à lui, des groupes de plus en plus gros se sont constitués. Les plus importants sont l’américain Intercontinental Exchange (ICE, qui comprend la Bourse de New York), le Chicago Mercantile Exchange (CME) et la place de Hongkong (Hongkong Exchanges and Clearing). Quant à la société Euronext, qui possède notamment la Bourse de Paris, elle est nettement plus petite que ses rivales, depuis que ICE s’en est séparée, en 2014. Ce mouvement mondial de concentration doit permettre de faire face à la concurrence à laquelle se livrent les diverses plateformes. Dans les années 2000, les États-Unis puis l’UE ont dérégulé les marchés actions. De nombreuses petites structures ont vu le jour. Ainsi, aujourd’hui, à peine plus de la moitié des actions britanniques s’échange sur le LES ; l’autre moitié se répartit entre de multiples nouveaux venus, qui offrent leurs services à prix cassé. Résultat, l’activité historique de la Bourse de Londres, l’échange d’actions, représente désormais moins de 20 % de son chiffre d’affaires. » Le reste est constitué par diverses activités de « services financiers » accessoires à l’échange d’actions proprement dit et autres.

Cette domination écrasante du capital financier sur l’économie britannique n’a pu se réaliser que par une destruction de forces productives sans précédent dans tout le pays, et la plongée dans la misère de la classe ouvrière et de la jeunesse.


… au prix du déclin continu de l’impérialisme anglais


Un exemple tout récent du déclin du capitalisme britannique est l'annonce en avril 2016 par le groupe Tata Steel (groupe de capitaux indiens contrôlant déjà une part importante de l’industrie sidérurgique et métallurgique en Europe) de la cession de toutes ses activités métallurgiques au Royaume-Uni. Mais c’est en fait l’ensemble de la sidérurgie britannique qui est désormais menacée de disparition, avec plus de 4 000 licenciements depuis 2015.

« 15 000 emplois directs sont en jeu. En 2007, Tata avait racheté les vestiges de British Steel, l’ancienne entreprise sidérurgique nationale, privatisée par Margaret Thatcher. Il possède aujourd’hui une dizaine de sites au Royaume-Uni, dont deux hauts-fourneaux. Le plus important se situe à Port Talbot, au Pays de Galles. Dans cette vallée industrielle, près de 40 000 emplois dépendent de l’acier. La fermeture du site porterait un coup terrible à l’une des régions les plus pauvres du pays. » (Le Monde, 11 avril 2016). Cette crise de surproduction de l’acier mondial signifie pour le Royaume-Uni le risque d’une catastrophe nationale.

Depuis Thatcher, l’industrie britannique est mise à l’encan des pires figures du capitalisme vautour sans foi ni loi, comme Tata ou ses successeurs.

Les bases économiques du capitalisme anglais sont profondément minées et gangrenées par les mêmes maux qui rongent toutes les puissances impérialistes, avec cependant des traits accentués qui tiennent à la structure même de l'économie du Royaume-Uni. Les gouvernements successifs à partir de Thatcher ont favorisé à l’extrême le parasitisme du capital financier, bancaire et boursier, et poussé à la liquidation de l’industrie britannique, en dépit de toutes leurs postures « patriotiques ». Leur politique a conduit à des destructions massives de forces productives, en expulsant de l’emploi productif des millions de travailleurs et de jeunes, qui se retrouvent soit au chômage, soit dans des petits boulots ou dans la précarité.

Quoi qu’il en soit, « Brexit » ou pas, rien ne sera réglé quant à l’avenir de la Grande‑Bretagne. Ce vote ne tranchera rien de décisif dans l’affrontement entre les classes outre-Manche.


Les oppositions sur le Brexit ne recoupent pas les frontières de classes


Le 14 avril 2016, Jeremy Corbyn, leader du Parti travailliste, se prononçait ouvertement pour le maintien dans l’UE, apportant ainsi un soutien de poids au gouvernement Tory et à Cameron. Selon Les Échos du 15 avril 2016, « il a défendu avec ferveur le rôle “ protecteur “ de l’Europe en matière de droit du travail, de défense de l’environnement ou encore de lutte contre l’optimisation fiscale des multinationales. Il rejoint ainsi les principaux syndicats britanniques, qui soulignent les avancées sociales réalisées grâce à l’Europe, comme la durée minimale des congés payés ou la limitation du temps de travail. Autant de droits “ vitaux “ qui seraient fragilisés, selon Jeremy Corbyn, en cas de Brexit. » Il s’agit là d’une sinistre escroquerie.

Rappelons qu’en 1975, lors du précédent référendum sur l’appartenance à ce qui était alors la CEE, tenu deux ans après l’adhésion du Royaume-Uni, alors que le gouvernement travailliste de Harold Wilson faisait campagne pour le maintien, position que soutenait également la direction du parti tory avec à sa tête Margaret Thatcher, une partie du Labour Party, dont Corbyn et certains ministres du Labour, avaient fait campagne pour la sortie, de même, que la centrale syndicale TUC. En 1983, le manifeste du Labour réclamait un retrait de la Communauté économique européenne. Quant à Corbyn, il avait voté contre le traité de Maastricht, et encore en 2008 contre le traité de Lisbonne. Aujourd’hui, le même déclarait le 14 avril lors d’un meeting à l’université de Londres : « Le Labour est très majoritairement en faveur d’un maintien [dans l’UE] parce que nous estimons que le projet européen a apporté emplois, investissement et protection aux travailleurs, aux consommateurs et à l’environnement ». On sait ce qu’il en est dans la réalité et on comprend que l’enthousiasme fait défaut à ce discours, de même que nombre d’électeurs travaillistes vont s’en tenir à l’abstention, sinon à voter contre.

On mesure ainsi l’avancement de la décomposition politique du mouvement ouvrier dans ce pays, puisqu’en 2016 toutes les grandes organisations ouvrières ont pu être alignées derrière le gouvernement tory dans la campagne pour le maintien, sans que ne se lève d’opposition significative. Ainsi la direction du TUC ose soutenir le « in » sous le slogan « ne prenez pas de risques », en prétendant que la sortie mettrait en danger les emplois, les droits des travailleurs et la « base industrielle » du pays, cela après plus de 35 ans de licenciements, de destruction de branches entières de l’économie et de reculs incessants des acquis ouvriers !

Seules des fractions minoritaires du mouvement ouvrier font campagne pour la sortie. C’est le cas de quelques syndicats comme le syndicat RMT (Rail, Mer et Transport), le syndicat des conducteurs de train ASLEF et celui des boulangers BFAWU, ainsi que le groupement des « Syndicalistes contre l’Union européenne » (TUAEU), que dirige le PCB stalinien, ainsi que le SP et le SWP qui se réclament vaguement du trotskysme. Mais la campagne de ces courants ne dépasse pas l’opportunisme chauvin qui se drape dans la défense de la main-d’œuvre britannique, et de fait contre la main-d’œuvre immigrée. Ils constituent des obstacles pour le regroupement d’une force révolutionnaire ouvrière, repoussant eux aussi les travailleurs qui veulent refuser l’UE dans les bras des leaders bourgeois réactionnaires et nationalistes du Brexit, au nom de la « souveraineté nationale ».


Où sont les intérêts de la classe ouvrière ?


La défense des intérêts des travailleurs exige au contraire la rupture avec l’Union européenne des bourgeoisies et des États impérialistes. Les travailleurs et la jeunesse du Royaume-Uni ont bien évidemment tout intérêt à ce que le Brexit l’emporte, à ce que la Grande-Bretagne quitte l’UE, à ce que l’UE et ses états-majors de combat anti‑ouvriers soient disloqués et disparaissent, à ce que l’Euro soit démantelé. Mais il est clair que le vote pour le « Brexit » ne saurait exprimer à lui seul la défense des intérêts de la classe ouvrière face à l’offensive réactionnaire à laquelle elle a à faire face dans tous les domaines. Les forces politiques qui dirigent la campagne pour le Brexit sont pour l’essentiel des partis bourgeois, sinon des chauvins réactionnaires de la pire espèce, qui, tous, sur fond du racisme anti-immigrés le plus répugnant, se réclament de la défense de l’impérialisme britannique et de sa compétitivité, rivalisant avec leurs concurrents partisans du « in » sur les meilleurs moyens d’assurer la position du capitalisme anglais face à ses concurrents impérialistes. Ils ne sont rivaux que sur les meilleurs moyens d’exploiter le plus possible les travailleurs britanniques et étrangers.

Dans ces conditions, il est décisif pour les militants ouvriers et révolutionnaires de réaffirmer que le drapeau de classe de la lutte des travailleurs contre l’UE comme contre l’impérialisme anglais, c’est le drapeau de l’internationalisme ouvrier, et non celui de la bourgeoisie anglaise. Pour s’ouvrir la voie, les travailleurs et les jeunes doivent mener de front et en même temps le combat contre l’UE et contre leur propre bourgeoisie, avec leurs propres moyens et sur leur propre terrain, en utilisant leurs organisations de classe, syndicat et parti. Il leur faut se garder comme de la peste de s’aligner si peu que ce soit derrière les forces archi-réactionnaires à qui les « médias » ont décerné le leadership de la campagne pour le Brexit. Aucune connivence, aucun « front commun » avec les Boris Johnson, la droite des Tories, ni avec UKIP ! Indépendance totale par rapport aux forces bourgeoises du Brexit ! Car au-delà de la question posée lors de ce référendum, la question européenne reste un enjeu politique majeur, dont la solution ouvrière ne peut résider que dans le combat de chacun des prolétariats d’Europe pour chasser les gouvernements au service du capital, mettre en place un gouvernement ouvrier et prendre le pouvoir dans son propre pays, s’engager dans la voie qui mène au socialisme, et ainsi avancer vers les États-Unis socialistes d’Europe, seule issue dans cette partie du monde pour en finir à la fois avec l’exploitation capitaliste et les frontières qui étouffent les peuples, en Europe et ailleurs.

Si le Brexit devait l’emporter au soir du 23 juin 2016, cela constituerait une défaite politique majeure et cinglante pour Cameron, qui l’obligerait très certainement à démissionner de son poste de premier ministre. Mais pour autant, cela ne saurait représenter, dans les conditions présentes, une victoire pour la classe ouvrière britannique. Car s’il devait céder la place, en l’absence d’alternative crédible du côté du Labour, Cameron ne pourrait qu’être immédiatement remplacé, sans coup férir, par un de ses concurrents conservateurs, avec une politique semblable, voire encore plus anti-ouvrière, anti-immigrés et réactionnaire.

Comprendre comment on a pu en arriver là nécessite de revenir sur deux événements majeurs dans la période récente : les élections générales du 7 mai 2015, qui ont vu la reconduction des Tories au gouvernement, et corrélativement, l’élection le 12 septembre 2015 de Corbyn à la tête du Labour Party.


Les élections générales de 2015 marquent la faillite complète de la politique du « New Labour »

Le 7 mai 2015, les élections générales étaient appelées à renouveler les 650 sièges de la Chambre des Communes. Le tableau qui suit rappelle ces résultats détaillés et comparés à ceux des élections précédentes :

 

(Source : Union inter-parlementaire, IPU, http://www.ipu.org et House of Commons, http://www.parliament.uk)

7 mai 2015

6 mai 2010

5 mai 2005

7 juin 2001

1 mai 1997

9 avril 1992

11 juin 1987

Inscrits

 

46 354 197

45 597 461

44 245 939

44 403 238

43 784 559

43 253 000

43 181 321

Exprimés

 

30 691 680

29 687 604

27 148 510

26 265 187

31 287 097

33 609 431

32 536 205

 

% sur Inscrits

66,21%

65,11%

61,36%

59,15%

71,46%

77,70%

75,35%

Labour Party

 

9 344 328

8 609 527

9 552 436

10 724 895

13 517 132

11 557 134

10 033 633

 

% sur Exprimés

30,45%

29,00%

35,19%

40,83%

43,20%

34,39%

30,84%

 

% sur Inscrits

20,16%

18,88%

21,59%

24,15%

30,87%

26,72%

23,24%

 

Sièges

232

258

355

412

418

271

229

Tories

 

11 300 303

10 726 614

8 784 915

8 357 622

9 602 857

14 093 148

13 763 134

 

% sur Exprimés

36,82%

36,13%

32,36%

31,82%

30,69%

41,93%

42,30%

 

% sur Inscrits

24,38%

23,52%

19,85%

18,82%

21,93%

32,58%

31,87%

 

Sièges

330

306

198

166

165

336

376

Libéraux

 

2 415 388

6 836 824

5 985 454

4 812 833

5 242 894

5 998 446

7 339 912

 

% sur Exprimés

7,87%

23,03%

22,05%

18,32%

16,76%

17,85%

22,56%

 

% sur Inscrits

5,21%

14,99%

13,53%

10,84%

11,97%

13,87%

17,00%

 

Sièges

8

57

62

52

46

20

22

Scottish National Party (SNP)

1 454 436

491 686

412 267

464 305

621 540

629 552

416 873

 

% sur Exprimés

4,74%

1,66%

1,52%

1,77%

1,99%

1,87%

1,28%

 

% sur Inscrits

3,14%

1,08%

0,93%

1,05%

1,42%

1,46%

0,97%

 

Sièges

56

6

6

5

6

3

3

UK Independence Party (UKIP)

3 881 129

919 546

605 973

 

 

 

 

 

% sur Exprimés

12,65%

3,10%

2,23%

 

 

 

 

 

% sur Inscrits

8,37%

2,02%

1,37%

 

 

 

 

 

Sièges

1

0

0

 

 

 

 

Green Party

 

1 157 613

285 616

257 758

 

 

 

 

 

% sur Exprimés

3,77%

0,96%

0,95%

 

 

 

 

 

% sur Inscrits

2,50%

0,63%

0,58%

 

 

 

 

 

Sièges

1

1

0

 

 

 

 

Sinn Fein

 

176 232

171 942

174 530

175 933

126 921

 

 

 

% sur Exprimés

0,57%

0,58%

0,64%

0,67%

0,41%

 

 

 

% sur Inscrits

0,38%

0,38%

0,39%

0,40%

0,29%

 

 

 

Sièges

4

5

5

4

2

 

 

Autres

 

962 251

1 645 849

1 375 177

1 729 599

2 175 753

1 331 151

982 653

 

% sur Exprimés

3,14%

5,54%

5,07%

6,59%

6,95%

3,96%

3,02%

 

% sur Inscrits

2,08%

3,61%

3,11%

3,90%

4,97%

3,08%

2,28%

 

Sièges

18

17

24

20

22

21

20

 

Total sièges

650

650

650

659

659

651

650


L'élément fondamental est l'échec du Labour Party à reconquérir la majorité, et ce après cinq années de gouvernement des Conservateurs en alliance avec les Libéraux. En dépit de l'effondrement du parti Libéral-Démocrate qui perd 60 % de ses voix et plus de 85 % de ses sièges de 2010, se voyant réduit à huit représentants au parlement, le parti travailliste n'a pas été en mesure de capter le mécontentement, le rejet de l'austérité et des Tories ainsi que de leurs alliés Lib'Dem', et la volonté de résistance des masses qui s'était pourtant largement manifestée au cours de la première mandature de Cameron. Et ce en dépit de la profonde division politique qui traverse la classe possédante anglaise sur le Brexit, ce dont témoigne également la très forte poussée du parti ultra-réactionnaire et raciste UKIP qui recueille en 2015 près de quatre millions de voix, multipliant par plus de quatre son score de 2010.

La sévère défaite du Labour marque la faillite de la politique du « New Labour », incarnée alors par Ed Miliband, qui n'a su présenter aux travailleurs et à la jeunesse qu'une perspective de nouveaux sacrifices, pour permettre à l'impérialisme anglais de tenter de maintenir son rang, et au capital britannique son taux de profit. Le manifeste électoral 2015 du Labour était intitulé « La Grande-Bretagne peut être meilleure » (Britain can be better) et proclamait en couverture : « La Grande-Bretagne ne peut réussir que si les travailleurs réussissent. Voici un plan pour accéder au travail dur, partager la prospérité et construire une meilleure Grande-Bretagne ». Le plan en question est révélateur. Le premier point en est la « responsabilité budgétaire », et la première phrase du texte : « Nous sommes un grand pays ». Cela cadre tout le reste. Comment mieux exprimer que la perspective du « New Labour » est la défense de l’impérialisme anglais ? Comment mieux dire que le sac à promesses du Labour de Miliband avait pour nom austérité ? Les blairistes n’avaient à proposer que la poursuite de la politique des Tories sous un verbiage « gauche », à l’opposé de la volonté des masses d’en finir avec Cameron et sa politique de misère. Le « New Labour » de Miliband n’est même pas parvenu à retrouver ses voix de 2005. La reconduction des Tories au pouvoir a ainsi procédé d’abord et avant tout de l’échec de la direction du Parti travailliste bien plus que d’une force intrinsèque des Conservateurs, qui sont loin de récupérer les voix perdues par leurs ex-associés libéraux qui, quant à eux, s’effondrent littéralement. Empêchés de se rassembler dans le vote Labour pour en finir avec l’austérité et les Tories, les électeurs ouvriers et jeunes se sont dispersés dans l’abstention, qui est passée d’un quart à un tiers des inscrits en vingt ans, ou sur diverses formations politiques bourgeoises plus ou moins réactionnaires.


Aggravation de la législation anti-grèves et du contrôle étatique sur les syndicats


Dès sa reconduction en mai 2015, Cameron a engagé une contre-réforme visant à limiter davantage le droit de grève, déjà soumis à de sévères entraves depuis Thatcher. Le projet de loi présenté le 15 juillet 2015 et finalement adopté dès septembre, prévoit l’obligation d’une participation d’au moins 50 % des syndiqués concernés au vote par correspondance préliminaire imposé par la loi. Dans le secteur public et les services dits « vitaux », la grève devrait en outre être votée par au moins 40 % des inscrits, indépendamment du taux de participation. Par ailleurs, la loi Cameron autorise le recours aux intérimaires pour remplacer les grévistes, ce qui était interdit depuis 47 ans. La durée de préavis de grève est portée de 7 à 14 jours. Les manifestations des grévistes et les piquets de grève sont sévèrement restreints, soumis à autorisation préalable par la police, et les infractions constatées relèvent désormais du droit pénal. Une institution étatique de « régulation » devra contrôler la liste des membres des syndicats, leurs règles de fonctionnement et leurs comptes. Les heures de délégation syndicale dans le secteur public pourront être plafonnées par le gouvernement. Le prélèvement automatique des cotisations sur les salaires est aboli.

Cette loi aggrave considérablement les entraves déjà existantes contre les grèves et le mouvement ouvrier, dont la plupart remontent à l’époque de Thatcher.

La vérité est que la classe possédante a parfaitement conscience que pour porter encore plus de coups contre les conditions d’existence des salariés, elle doit s’attaquer beaucoup plus profondément aux droits démocratiques d’expression et d’organisation de la classe ouvrière, lui infliger des défaites politiques suffisantes sur le terrain de la lutte des classes directe. Cameron l’avait exprimé clairement à l’été 2014, à la veille d’un mouvement de grèves et manifestations qui allait mobiliser plus d’un million de fonctionnaires, dont des milliers d’enseignants, contre les restrictions de salaires et de retraites : « Il faut faire cesser les grèves dans les écoles. », « Je ne pense pas que ces grèves soient justes. Comment est-il possible que ce soit bon pour l’éducation de nos enfants d’être perturbés ainsi par les syndicats ? Il est temps de légiférer. » (Cameron dans The Telegraph).

Les appareils syndicaux ont tout fait pour éviter toute action à la hauteur contre cette loi dont ils n’ont pas exigé le retrait. Le plus grand syndicat du pays, « Unite », a proposé ses services au gouvernement pour des « discussions » sur tel ou tel recul pour mieux faire avaler l’ensemble. Ils n’ont appelé qu’à quelques actions symboliques en octobre 2015 devant le congrès Tory et au Parlement sans la moindre mobilisation. Frances O’Grady, la secrétaire générale du TUC, qualifiait la loi Cameron d’« attaque inutile contre les travailleurs et les libertés civiles ». On appréciera ce qualificatif « mesuré » qui relève assurément de l’offre de bons et loyaux services au patronat et aux Tories, et de l’assurance que rien ne serait fait pour exiger le retrait du projet.

C’est Angela Eagle, chargée du commerce (sic !) dans le « shadow cabinet » du Labour, qui fut chargée de parler le 15 septembre au Parlement au nom du Labour. Elle qualifia le projet Cameron d’« attaque idéologique et partisane des conservateurs contre les syndicats, alors que le nombre de jours de grève a chuté de 90 % en deux décennies ». On appréciera le cynisme éhonté de l’argumentation. Corbyn est quant à lui resté silencieux au premier rang des Communes, se contentant dans la presse du lendemain d’une plainte gémissante : « La Grande-Bretagne a déjà les lois syndicales les plus restrictives d’Europe occidentale ». Trois jours après son élection à la tête du Labour, ce silence de Corbyn était déjà lourd de signification politique : qui ne dit mot consent.


Tentatives de résistance


C'est un fait que les travailleurs britanniques ne sont pas encore parvenus à surmonter la défaite historique des mineurs contre Thatcher en 1985. Mais il n'en reste pas moins que leurs capacités de résistance, quoique entamées, demeurent encore très importantes.

En novembre 2010, la jeunesse se mobilisait contre un projet du gouvernement visant à diminuer les bourses d’études et tripler le montant des droits d’inscription à l’université. Le 10 novembre, plus de 50 000 jeunes et enseignants manifestaient à Londres devant le Parlement de Westminster. C’était le droit aux études qui était remis en cause avec des taxes portées à 10 500 € par an, alors même que nombre d’étudiants devaient déjà s’endetter lourdement pour pouvoir poursuivre leurs études. Ce mouvement était le plus puissant depuis l’arrivée au pouvoir de Cameron. Spontanément, les jeunes se dirigèrent en masse vers le siège du parti tory à Millbank Tower, l’occupèrent et le mirent à sac. Des affrontements très violents avec la police s’ensuivirent, et les semaines suivantes virent la répression s’abattre sur les participants traités et lourdement condamnés ainsi que des criminels. Le syndicat étudiant NUS fut surpris par l’ampleur et la détermination des jeunes, mais s’empressa de « condamner les violences », et tenta de détourner les jeunes du lieu du pouvoir en appelant à manifester loin du Parlement. Le 24 novembre, puis le 9 décembre de nouvelles manifestations des étudiants et lycéens eurent lieu à Londres, ainsi que dans d’autres villes, sans l’appel de la NUS. Mais cette fois-ci, la police, déployée en nombre, parvint à cantonner les manifestants par la tactique de répression de rue dite du « kettling » (encerclement). Le mouvement se poursuivit par la suite par des occupations de locaux d’enseignement, mais il finit par s’effilocher en l’absence de relais de la classe ouvrière et de perspectives politiques, du fait des directions syndicales et du Labour, qui appuya le gouvernement tory tant dans ses mesures d’austérité que lors de la répression des manifestants, de même que les directions de la NUS, des syndicats enseignants et du TUC, renvoyant à une journée d’action… trois mois plus tard ! Il n’en demeure pas moins que ce mouvement restera comme un moment essentiel pour l’expérience politique de toute une génération.

Ce mouvement de la jeunesse venait après une série de grèves dans de multiples secteurs comme les transports urbains, les cheminots, les postiers, les enseignants, la santé, etc., et exprimait le rejet par l’ensemble des travailleurs et des jeunes de la politique d’austérité auquel le gouvernement conservateur, prenant appui sur ce qu’avaient fait avant lui les blairistes, entendait élargir et accélérer (voir CPS n° 42, du 10 février 2011).

Le 26 mars 2011, 500 000 manifestants déferlaient à Londres contre le gouvernement Cameron, gigantesque manifestation qui fut une fois de plus « cadenassée par les dirigeants syndicaux et le Labour » comme l’écrivait CPS n° 43 (11 mai 2011) :

« si massive que soit la manifestation, si révélatrice qu’elle soit de la disponibilité du prolétariat au combat, elle ne résout aucun de ses problèmes. L’offensive Cameron peut continuer à se développer, même si celui-ci a dû se livrer à une manœuvre purement tactique : retarder de quelques mois la mise en œuvre du plan de privatisation de la NHS. Car il faut noter que, de manière délibérée, les dirigeants syndicaux anglais ont laissé seuls les étudiants qui ont cherché à affronter le pouvoir en décembre dernier, et par conséquent laissé le Parlement adopter les augmentations de droits d’inscription, retardant de plusieurs mois la convocation de la manifestation. D’autre part, c’est sous le signe d’une « journée pour les alternatives » que les dirigeants syndicaux ont convoqué cette manifestation. Miliband, le dirigeant du Labour prenant la parole à l’issue de cette manifestation, en a donné le contenu : "Tout le monde sait aujourd’hui que le pays connaît des temps difficiles. Mais nous savons aussi qu’il y a d’autres voies. (...) Nous avons besoin de faire des choix difficiles, et quelques coupes. Mais ce gouvernement va trop loin et trop vite en détruisant le ciment de notre société".

« En somme, l’alternative, ce sont d’autres coupes dans le budget, d’autres attaques contre le prolétariat. Il est important de remarquer que Miliband a été copieusement sifflé par les manifestants. » (…)

Les travailleurs britanniques ne se résignaient pourtant pas. Le 30 novembre 2011, la Grande-Bretagne connaissait la plus grande grève de son histoire depuis celle de 1926. Plus de 2,5 millions de travailleurs du secteur public faisaient grève et manifestaient dans la rue, avec un soutien massif de l’ensemble de la population, à l’appel de 26 syndicats du secteur public. Dans le secteur de la santé, on comptait 400 000 grévistes. 18 342 établissements scolaires étaient fermés. 90 % des employés des douanes et des impôts étaient en grève. Quelque mille cortèges de manifestations se déroulaient dans tout le pays, et on compta 750 000 manifestants à Londres. Les travailleurs du secteur public combattaient un plan du ministre Osborne visant à supprimer 710 000 postes de fonctionnaires (sur un total de 2 750 000), à baisser le niveau des salaires et des pensions, reculer l’âge de la retraite et disloquer les grilles nationales de rémunérations. Le dirigeant blairiste du Labour, Miliband, n’avait pas hésité alors à casser le piquet de grève qui se tenait devant la chambre des Communes, et le gouvernement Cameron avait maintenu son plan.

L’automne 2013 a vu se dérouler de vastes mouvements de grèves des enseignants dans tout le pays qui ont touché jusqu’à 3 500 établissements scolaires, avec des manifestations massives dans plusieurs villes. Il s’agissait de combattre un plan d’ensemble d’attaques contre le corps enseignant : augmentation des cotisations retraite, relèvement de l’âge légal de départ à la retraite, abolition de l'échelle salariale nationale, introduction du salaire lié à la « performance », imposition d’un programme d’enseignement axé sur les résultats, suppression de l'inclusion dans l'emploi du temps d'heures de préparation des cours, allongement des heures de cours et recours à des enseignants non qualifiés dans les salles de classe. La cohérence de ce plan d’ensemble est l’« académisation » des établissements locaux, c’est-à-dire en faire des unités autonomes, conduisant à la dislocation totale du système d’instruction publique et du corps enseignant, avec à la clé les budgets de misère « locaux » pour les établissements déjà étranglés depuis des années et la marche à la privatisation. Les dirigeants syndicaux du NUT et du NASUWT ont détourné cette volonté de combat de tout affrontement avec le gouvernement pour en user ainsi que d’une simple masse de manœuvre destinée à « faire pression » pour obtenir que le gouvernement réponde à leurs offres de « négociations », en vérité pour faire passer les contre-réformes.

On pourrait encore citer nombre de grèves et de mouvements de résistance des masses britanniques, ne serait-ce que ces derniers mois. Il faut d’ailleurs signaler que si l’on en croit les statistiques du BIT, le nombre de jours de grèves au Royaume-Uni est loin d’être à son plus bas comme on l’entend parfois. Quelles que puissent être les limites de ces données, on relève cependant une réelle remontée ces dernières années :


 

Années

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

Nombre de jours de grèves (source : B.I.T.)

758 861

455 200

365 300

1 390 000

249 000

443 600

788 300

(Les chiffres de l’année 2015 ne sont pas encore publiés à la date de cet article)

 


Le prolétariat et la jeunesse de Grande-Bretagne ne renoncent pas à combattre pied à pied contre les conséquences de la crise capitaliste et la politique des gouvernements au service du capital détruisant leurs conditions d’existence, pour la défense des conquêtes ouvrières, aussi bien les droits sociaux du « welfare state » que le droit aux études pour la jeunesse, mais aussi les libertés démocratiques, à commencer par le droit de grève et d’organisation syndicale. Ils se heurtent à la politique des directions syndicales et du Labour Party, tout entière orientée pour empêcher l’affrontement avec le gouvernement et bousiller la volonté de combat des masses, permettant ainsi que s’appliquent les contre-réformes.

La détermination et l’opiniâtreté de la jeunesse et du prolétariat britanniques à combattre pour défendre ses intérêts de classe plongent profondément leurs racines dans l’histoire politique et les traditions révolutionnaires et d’organisation de la classe ouvrière de ce pays. Et c’est bien à cela qu’il faut se référer pour comprendre comment a pu se produire l’improbable accession de l’improbable Jeremy Corbin à la tête du Labour Party.


L’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste


Ni la classe ouvrière ni la jeunesse n’ont ni la liberté du choix ni du temps. Face aux attaques qui ne cessent pas de pleuvoir contre leurs acquis, les masses ne peuvent attendre qu’un nouveau parti exprimant authentiquement leurs aspirations soit constitué et capable de prendre le pouvoir. C’est pourquoi elles n'ont d'autre choix dans l’immédiat que de tenter d’utiliser le vieux parti travailliste, en dépit et contre la politique de sa direction, pour s’efforcer sans relâche d'en finir avec l’austérité et les gouvernements de défense du capital.

C’est cette volonté qui s’est ainsi exprimée le 12 septembre 2015 avec l’élection de Corbyn à la tête du Labour, contre le successeur désigné d’Ed Miliband et contre la volonté de la majorité de l’appareil et des notables mis en place par Blair et ses successeurs.

Corbyn était depuis 1983 le député constamment réélu d’une circonscription pauvre du nord de Londres (Islington North). Il n’a jamais occupé de position dans l’appareil dirigeant du parti. Jusqu’à son élection à la tête du Labour, il s’est toujours situé à la « gauche » du Labour, dans le sillage de John McDonnell, Ken Livingstone ou Tony Benn. Il s’était prononcé pour le soutien au Sinn Fein irlandais et pour le retrait des troupes britanniques d’Irlande du Nord, ou encore contre le financement pour 140 milliards d’euros du programme d’armement nucléaire, contre l’OTAN, etc. On estime qu’il détient une sorte de record en ayant, comme député, exprimé à 500 reprises des votes à l’encontre des directives de la direction du parti. De fait, il ne parvint à déposer sa candidature que d’extrême justesse, puisqu’il n’obtint qu’à la dernière heure les 36 parrainages de députés exigés, dont la plupart estimaient sans doute qu’il n’avait aucune chance sinon comme exutoire pour « la gauche ».

Il se présenta pendant sa campagne ainsi qu’un « socialiste parlant vrai », comme un homme honnête et « de principes » dénonçant ouvertement toute politique d’austérité. Cela lui permit de capter le fort rejet par la base du Labour du blairisme et de la soumission constante de ses dirigeants au grand capital financier, qui va de pair avec la corruption répugnante qui les caractérise. Corbyn a ainsi pu apparaître comme une alternative crédible « à gauche » pour tous ceux qui voulaient en finir avec le « new Labour » et la « troisième voie » des blairistes. L’élan autour de sa candidature s’est révélé considérable parmi les travailleurs et la jeunesse, et a mis en défaut tous les pronostics, tant des « médias » que des notables blairistes.

Corbyn parvint à se faire soutenir par l’UNISON, le grand syndicat des services publics (1,3 million de membres), mais aussi par trois syndicats du chemin de fer, le syndicat des télécommunications CWU et « Unite » (syndicat généraliste de l’industrie, revendiquant 1,420 million de membres). La haine contre Corbyn, y compris dans ses aspects personnels, largement déployée par la presse tabloïd pourrie et les « fat cats » blairistes, larbins engraissés du capital, ne pouvait que renforcer la sympathie et le soutien par les travailleurs du rang, les jeunes révoltés et plus généralement tous les « oubliés » par l’« establishment » capitaliste.

On estime à plus de 100 000 les nouveaux adhérents qui ont rejoint le Parti travailliste ou qui ont repris leur carte pour pouvoir voter pour Corbyn, utilisant ainsi une modalité de vote initialement mise en place pour affaiblir le lien avec les syndicats et leur poids dans le Labour, et signifier la prise de distance avec la classe ouvrière. Cet afflux d’électeurs internes au Labour fut lui-même l’objet d’une bataille juridique conduite par la direction blairiste, mais qui ne parvint pas à endiguer le mouvement vers Corbyn.

Sur un total de 610 753 adhérents régulièrement inscrits, Corbyn a été élu dès le premier tour avec 251 417 votes, soit 59,5 % des 422 000 suffrages exprimés, loin devant chacun des autres candidats, soit 83,8 % des votes des « adhérents temporaires », mais aussi 49,6 % des suffrages exprimés des 303 110 « adhérents de plein droit » et 57,6 % de ceux des 158 991 adhérents des organisations affiliées (notons cependant 55 % d’abstentions parmi les adhérents des syndicats, souvent égarés par les manœuvres des appareils). Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’une victoire historique et de scores sans précédent dans l’histoire du Parti travailliste. On mesure par là l’espoir ainsi exprimé par les travailleurs britanniques d’en finir avec l’austérité et le blairisme, et les attentes portées sur Corbyn.

Ce vote au sein du Labour complète le scrutin législatif du printemps 2015 pour exprimer que les masses vomissent les blairistes et leur « New Labour », et témoigne de l’attachement de la classe ouvrière britannique à son parti traditionnel, le vieux Labour Party, expression politique des syndicats ouvriers du TUC, constitué historiquement par eux et qui leur demeure lié organiquement en dépit de toutes les manœuvres des blairistes pour les en dissocier.

C’est aussi une expression de la volonté des masses britanniques de se réapproprier leur outil politique, leur parti historique, pour tenter d’en finir avec plus de vingt ans de « New Labour » et mettre un coup d’arrêt aux attaques Tory-blairistes.


Corbyn peut-il ouvrir une issue pour le prolétariat et la jeunesse ?


Même si son rejet de l’austérité des décennies passées ne pouvait qu’être saisi comme un point d’appui par les travailleurs et les jeunes, les promesses de Corbyn durant sa campagne en restaient à de vagues généralités inconsistantes du genre « construire un nouveau mouvement social pour amener un vrai changement dans notre pays… afin de placer sa richesse et les possibilités qu’il offre au service de millions de personnes au lieu d’être le monopole des millionnaires », qu’il existe « une alternative à cette orthodoxie budgétaire », « une autre façon de gérer l’économie » (capitaliste ! ‑ NDLR), que « les salariés ne sont pas les responsables de la crise » et qu’il faut « faire cesser les coupes massives dans les aides sociales », augmenter les impôts des plus riches et « investir dans l’industrie et les infrastructures ».

Cependant les bons sentiments du programme de Corbyn ne suffisaient pas à préciser quels moyens il entendait utiliser pour réaliser ses objectifs pacifistes et humanistes. Nulle part, il ne proposait ni d’en finir avec le système capitaliste, ni même de commencer à s’en prendre aux grands groupes capitalistes. Son programme ne prévoyait aucune incursion dans la propriété privée des moyens de production.

Dès son élection, il avait déjà cédé devant l’appareil blairiste en refusant d’imposer aux députés du Parti travailliste un vote contre l’extension des bombardements britanniques en Irak et en Syrie, les laissant « libres de leur vote », alors même que le congrès du parti s’était prononcé expressément contre les bombardements. De même, il capitulait sans conditions face aux cris d’orfraie de l’état-major et renonçait à s’opposer au financement du programme d’armement nucléaire. Il avait aussi donné des gages à l’aile droite du Labour en intégrant à son cabinet fantôme ce que Le Monde (14/09/2015) appelle « des personnalités centristes » comme Andy Burnham ou Tom Watson, figures de l’appareil blairiste.

Corbyn n’est en rien un révolutionnaire, ni même un défenseur authentique des droits de la population laborieuse. Ses déclarations comme ses actes montrent que son programme est entièrement bourgeois, qu’il entend respecter et défendre la propriété privée du capital, la société et l’État capitalistes, et qu’il n’aspire qu’à constituer un gouvernement de plus de « sa gracieuse majesté », tout comme il entend en être à présent « l’opposition » respectueuse. Corbyn, on l’a dit, n’a pas hésité à se ranger derrière Cameron en appelant au vote pour le maintien dans l’UE, en couverture de ce dernier menacé dans ses propres rangs, ré-enchaînant de fait le Labour au train fou de la banque, de la finance, de la City et de la politique de Cameron, et désarmant ainsi les travailleurs de tout combat de classe pour en finir avec le gouvernement tory et sa politique. Il a montré dès son élection qu’il n’entendait en rien s’appuyer sur les centaines de milliers de travailleurs et de jeunes qui l’ont porté à la présidence du Labour, mais qu’il ne pouvait au contraire que les décevoir et les démoraliser en respectant le cadre pourri de l’appareil blairiste et des directions syndicales. En promettant de laisser en place le système capitaliste, et en apportant un appui décisif au gouvernement tory en difficulté, la politique de Corbyn s’apparente au couteau sans lame auquel il manque le manche.

On peut prédire sans grand risque d’erreur que la déception des masses à son égard ne tardera guère.


Sadiq Khan élu maire de Londres


La méfiance des masses à l’égard de la nouvelle direction du Labour s’est déjà exprimée dans le peu d’entrain de l’électorat populaire à voter travailliste aux élections locales du 5 mai 2016. En Écosse, le Labour a continué à payer son positionnement anti-indépendantiste de défense de l’impérialisme anglais. Il a perdu plusieurs dizaines de sièges, au profit du SNP parti nationaliste bourgeois écossais, qui le devance au parlement local et conserve l'exécutif écossais. Au Pays de Galles, où le Labour était majoritaire, il perd 8 % au profit des national-populistes xénophobes de UKIP, conservant de justesse la majorité des sièges. La victoire du candidat travailliste Sadiq Khan à la mairie de Londres, fils d’un conducteur de bus immigré pakistanais, « musulman anti‑extrêmiste », repose sans doute en partie sur sa personnalité, qu’il a systématiquement mise en avant durant sa campagne, ce qui ne peut manquer de l’avoir favorisé, dans une capitale où 37 % des habitants sont nés hors du Royaume-Uni. Mais il ne faut pas oublier que le maire sortant Boris Johnson ne se représentait pas, et que les Tories n’ont pu aligner pour le remplacer qu’un milliardaire de la « gentry ». Le Monde du 7 mai 2016 écrit : « M. Khan a promis une politique sociale : il veut construire davantage de logements abordables et geler les tarifs des transports pendant quatre ans. Mais il se dit aussi favorable au monde des affaires, et s’est engagé à défendre les intérêts de la City, en premier lieu en faisant campagne pour rester dans l’Union européenne ». Sadiq Khan a déclaré vouloir « aider les entreprises à prospérer » et a même été jusqu’à prétendre qu’il serait « le maire le plus pro-business que Londres ait jamais connu ».

Il faut rappeler qu’il a été ministre d'État aux communautés entre 2008 et 2009, puis aux transports entre 2009 et 2010, dans le gouvernement de Gordon Brown. En 2010, il a aussi dirigé la campagne d’Ed Miliband pour la direction du Parti travailliste, dont il a fait partie de l’équipe de direction. En 2015 il a soutenu le blairiste Andy Burnham pour l'élection du chef du Labour, contre Jeremy Corbyn. Pourtant, il ne faut pas voir dans l’élection de Khan un vote anti-Corbyn. En prenant position pour le maintien dans l’UE, Khan s’est situé au fond sur la même ligne que Corbyn. Mais en dépit de son positionnement à la droite du Labour, son élection exprime avant tout un vote anti-tories des travailleurs et des jeunes, un vote pour en finir avec la politique anti-ouvrière des Cameron-Johnson.

L’avenir dira que tout espoir en ce sens est une illusion par avance perdue.


Plus que jamais : quel programme ? Quel gouvernement ? Quel parti ?


À propos des derniers développements en Grande-Bretagne, le précédent numéro de CPS (7 avril 2016) écrivait « qu’aucune illusion n’est permise. En l’absence d’un véritable regroupement militant sur le programme révolutionnaire, d’une taille significative, l’aspiration à une politique de rupture avec le capitalisme est condamnée à être dévoyée. » Il s’agit là d’un point de départ essentiel pour tout militant ouvrier révolutionnaire. Notre bulletin Combattre pour le socialisme a eu l’occasion à plusieurs reprises depuis plus de trente ans d’indiquer les axes politiques sur lesquels un tel regroupement devrait s’opérer (voir CPS n°2 a.s ; 1984, n°68 a.s.1997 ; n°22 n.s 2005). En décembre 1998 (CPS n° 76 a.s.) résumait : « En d’autres termes [il faut combattre pour que soit] ouverte au prolétariat la perspective du socialisme, seule voie possible pour en finir avec les maux du régime capitaliste. Cette perspective passe par le combat pour un gouvernement ouvrier en Grande-Bretagne, un gouvernement qui pourrait répondre aux besoins élémentaires des larges masses en s’engageant dans la voie de l’expropriation du capital. En l’absence d’un parti ouvrier révolutionnaire, la mobilisation des masses pour un tel gouvernement passe par l’exigence adressée au Labour Party et aux dirigeants du TUC : « Rompez avec le gouvernement Blair ! Dehors les représentants du capital : gouvernement du seul Labour Party appuyé sur le TUC ! ». D’un tel gouvernement, les masses exigeraient qu’il donne satisfaction à leurs revendications et notamment qu’il renverse les institutions de la monarchie, qu’il mette fin à l’oppression du peuple irlandais en retirant toutes les troupes d’occupation de l’Ulster, qu’il dénonce l’Union européenne. »

C’est sur la base de ces éléments programmatiques que les jeunes et les travailleurs révolutionnaires peuvent combattre et se regrouper, tant au sein des organisations ouvrières que dans les mouvements qui ne manqueront pas de se produire sous l’effet de la crise du système capitaliste et des coups portés par la classe ennemie et ses gouvernements.


 

Le 23 mai 2016

 

 

 

 

«