Article paru dans “Combattre pour le socialisme” n°61 (7 juin 2016) :

51e congrès de la CGT :

L’appareil dirigeant, avec la complicité de l’«extrême-gauche», se dresse contre la centralisation du combat pour affronter le gouvernement et arracher le retrait du projet de loi El Khomri

 


 

Le projet de loi El Khomri a occupé la place centrale dans le congrès de la CGT. Il ne pouvait en être autrement car la régression historique qu'il impulse avec la primauté donnée à l'accord d'entreprise s'oppose à l'existence de la CGT telle qu'elle est organisée avec ses syndicats, ses fédérations et ses unions départementales. Or le mode d'organisation de la CGT ne doit rien au hasard : c'est le produit du mouvement historique par lequel le prolétariat a tendu à sortir de l'isolement entreprise par entreprise pour surmonter la concurrence entre salariés et créer le rapport de forces le plus favorable possible aux travailleurs. C'est pourquoi la question posée dans ce congrès était celle de l'organisation du combat contre le projet de loi El Khomri, du rôle moteur que devait naturellement y jouer la CGT. Mais la question ne se posait pas de manière abstraite, elle se posait dans un contexte politique et syndical précis sur lequel il est indispensable de revenir pour comprendre. C'est ce à quoi cet article s'attache.


La CGT : une place centrale


La crise du capitalisme ouverte depuis 2008 a pour caractéristique sa persistance, le fait que les bourgeoisies sont frappées par une incapacité à s'en sortir. Elle a produit des effets ravageurs : en France, le nombre de chômeurs de toutes les catégories dépasse les 6 millions, ce qui ne s'était jamais vu. Moins d'un chômeur sur deux est indemnisé, la pauvreté et la précarité se sont largement étendues. Or le seul remède vraiment efficace pour relancer l'investissement en augmentant le taux de profit consiste à aggraver les attaques contre les travailleurs et la jeunesse. Cette nécessité est encore plus forte dans le cas de la bourgeoisie française qui est affaiblie et voit ses positions ne cesser de reculer sur le marché mondial. C'est pourquoi les gouvernements constitués depuis 2012, gouvernements entièrement soumis aux exigences de la bourgeoisie, ont porté des coups de plus en plus durs contre les travailleurs et la jeunesse. Mais ces gouvernements sont porteurs d'une faiblesse originelle : ils sont issus d'une majorité PS-PCF élue pour défendre au contraire les intérêts de la population laborieuse. Aussi leur politique n'a cessé d'approfondir la crise historique des partis issus du mouvement ouvrier, à commencer par le PS, plongé aujourd'hui dans une crise de décomposition. C'est pourquoi ils ont dû recourir, plus encore que les gouvernements qui les ont précédés, au dialogue social avec les organisations syndicales et l'ériger en véritable méthode de gouvernement pour faire passer toutes les contre-réformes.

Les organisations syndicales ont donc occupé une place de premier rang dans le dispositif des gouvernements depuis 2012 et, parmi elles, la CGT, la place centrale. En effet, de par sa place dans l'histoire des luttes de classe en France, la CGT dispose encore d'une force sans équivalent dans le mouvement ouvrier, d'une force qui va bien au-delà des scores, en baisse sensible, qu'elle peut réaliser dans les élections professionnelles. Il n'est qu'à voir l'importance des cortèges CGT dans les manifestations organisées par le mouvement syndical pour le toucher du doigt.


La « méthode du dialogue social » a permis une aggravation constante
des attaques portées contre les travailleurs et la jeunesse


Dès la constitution du gouvernement Hollande-Ayrault-Pinel, B Thibault a indiqué que la CGT entendait prendre toute sa place dans le dialogue social en affirmant : « Nous participerons sans réserve à toutes les négociations ». Cette position a été relayée à tous les niveaux de la CGT.

L'appui apporté par la direction confédérale au dialogue social s'est en particulier traduit par sa participation aux conférences sociales, réunissant chaque année à l'initiative du gouvernement les organisations syndicales et le MEDEF. Elles ont permis d'afficher l'accord des directions syndicales avec la méthode du dialogue social pour « réformer » la France et ont joué un rôle moteur dans la mise en œuvre de la politique du gouvernement.

En 2012 la conférence sociale a lancé le processus de « négociation « dit sur la sécurisation de l'emploi, répondant à l'exigence du MEDEF que soit franchi un pas supplémentaire dans la flexibilité.

La confédération s'est totalement impliquée dans les négociations au nom de la possibilité d'y gagner de prétendus droits nouveaux, tels que la généralisation de la complémentaire santé, alors que cette généralisation, actée dans le cadre de l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 (ANI), ne vise qu'à préparer la substitution progressive des complémentaires payées par les salariés à l'assurance-maladie obligatoire reposant sur le salaire différé.

Elle a soutenu ces négociations en organisant les journées d'action des 8 octobre et 13 décembre 2012 qui ont accompagné tout le processus de négociation au nom de la défense de l'industrie et de l'emploi, alors que c'était précisément le thème invoqué par le MEDEF pour exiger qu'un pas supplémentaire soit fait dans la flexibilité en facilitant les licenciements et en permettant que soient passés des accords d'entreprise, dits défensifs, pour allonger les horaires de travail et/ou baisser les rémunérations.

Une fois l'accord signé entre le MEDEF, la CFDT et diverses organisations, elle a refusé, toujours au nom de l'existence de prétendus droits nouveaux, d'exiger lors des journées d'action 5 mars et 9 avril 2013 le retrait du projet de loi de sécurisation des parcours professionnels déposé pour transcrire l'ANI.

La loi passée en juillet 2013, le patronat a pu saluer les résultats du dialogue social dans une tribune libre de ses principaux représentants en ces termes : « réformer notre pays est possible, comme le montre l'accord du 11 janvier, permettant les premières réformes du marché du travail »... « Ceci est le résultat d'efforts coordonnés des partenaires sociaux et de la puissance publique. Saluons-le ».

Cette victoire a permis au gouvernement d'enchaîner avec la contre-réforme des retraites en 2013. Toujours selon la méthode du dialogue social.

A nouveau, la direction de la CGT a permis par sa participation que la conférence sociale convoquée à cet effet se tienne, elle s'est impliquée à fond dans la concertation organisée en juillet et août 2013 au motif de gagner des droits nouveaux, tels que le compte personnel pénibilité, alors qu'il s'agit d'une amorce d'individualisation des droits à la retraite selon un système d'accumulation de points qui va tout à fait dans le sens de la réforme systémique voulue par la CFDT et consorts de retraite par points.

Sur la base de cet « acquis », elle a refusé tout combat contre le projet, alors que celui-ci prolonge de deux ans les annuités nécessaires pour bénéficier de la retraite à taux plein, augmente les « cotisations salaries » et amorce la suppression des cotisations d'allocations familiales. Au contraire, elle s'est située en soutien au texte en appelant par la bouche de Thierry Lepaon à la journée d'action du 10/09 pour l'améliorer : « l'objectif de la mobilisation n'est pas le retrait du texte, mais de permettre d'améliorer le projet lors des débats parlementaires ». Sur la base de ce soutien au gouvernement, il était clair que la mobilisation ne pouvait être au rendez-vous.

Cette nouvelle défaite imposée sans mobilisation aux travailleurs a permis au gouvernement d'en passer au stade supérieur dans les attaques, avec le pacte de responsabilité, et de programmer un véritable hold-up sur les finances publiques ainsi que dans les poches des travailleurs, au bénéfice du MEDEF, en abaissant les charges des patrons de 41 milliards en trois ans et en opérant 50 milliards de coupes dans les budgets de l'État, des collectivités locales et de la Sécurité sociale.

Alors qu'il s'agit d'un programme de coupe sans précédent dans tous les budgets, allant bien au-delà de ce qu'avait pu faire Sarkozy, la direction confédérale a dit oui par avance à la concertation « dans le cadre du pacte de responsabilité « par une déclaration avec la CFDT, l'UNSA et la FSU le 14 janvier 2014 – avant même que Hollande annonce officiellement le pacte de responsabilité. Le 18 mars, elle a participé à l'organisation d'une journée d'action, avec FO, sans mot d'ordre ; Thierry Lepaon déclarant : « ce ne sera pas une journée contre le pacte de responsabilité mais sur les salaires, l'emploi et le financement de la protection sociale », ce qui équivalait pour le gouvernement à un laissez-passer.

Laissez-passer confirmé le 28 avril, lorsque le pacte de responsabilité a été soumis à l'Assemblée nationale et que la direction confédérale a refusé d'appeler la population laborieuse à se rassembler à Paris pour imposer à la majorité PS-PCF qu'elle rejette le pacte. Elle l'a refusé, alors que le fait que le groupe parlementaire PCF ait voté contre, et surtout que 41 députés du groupe parlementaire PS se soient abstenus démontrait qu'il y avait la possibilité de peser sur la majorité PS-PCF, à condition de mobiliser la population laborieuse.

Dans la Fonction publique, les choses ont été tout aussi claires. Toutes les journées d'action organisées depuis 2012, sans exception, ont eu pour fonction d'accompagner et de justifier la participation au dialogue social du gouvernement : que ce soit celle appelée au moment de l'engagement de la concertation sur l'agenda social Fonction publique du gouvernement en février 2012 ou bien celle du 15 mai 2014 au moment où doivent débuter les négociations à partir du rapport Pêcheur qui constituent une nouvelle étape dans l'offensive contre le statut.

La direction confédérale porte donc la responsabilité d'avoir permis au gouvernement de porter des coups redoublés contre les travailleurs conformément aux exigences de la bourgeoisie. De la loi sur la sécurisation sur les parcours professionnels, en passant par la réforme des retraites et au pacte de responsabilité, c'est à une aggravation constante des attaques contre les salariés et la jeunesse qu'a conduit le dialogue social. Pour le mesurer, il suffit d'ailleurs de comparer le contenu de la loi sur la sécurisation des parcours professionnels avec celui du projet de loi El Khomri, qui généralise l'offensive contre les conventions collectives et donne un droit quasi-discrétionnaire aux patrons pour licencier, quelle que soit la taille de l'entreprise.

 


Thierry Lepaon : le dialogue social incarné


Des premières tensions à l'intérieur même de l'appareil confédéral se sont exprimées avant le 50e  congrès (mars 2013) par une lutte publique autour de la succession de B. Thibault. C'est Thierry Lepaon qui a été désigné par défaut avant le 50e congrès, les autres candidats ayant été récusés. Il est incontestable que T. Lepaon (passé par le Conseil économique et social et environnemental, sorte de laboratoire du dialogue social sous direction du patronat), tant par sa personnalité que par ses prises de position, personnifiait le dialogue social encore plus que d'autres.

Le premier discours qu'il fait en tant que secrétaire général, son discours d'ouverture du 50e congrès, est d'ailleurs totalement axé sur le travail comme point d'entrée de l'activité revendicative. Quoi de plus normal en apparence pour le dirigeant d'une organisation syndicale ? Sauf qu'il ne s'agit pas de traiter des questions classiques de durée du travail et de rémunération, mais de l'inverse. Car ce dont il s'agit, en faisant miroiter des choses aussi illusoires en régime capitaliste que la recherche de l'épanouissement des salariés et la réalisation de la démocratie dans l'entreprise, c'est de pousser à l'association des salariés à la marche de l'entreprise, c'est-à-dire précisément ce qui s'oppose aux revendications classiques des salariés en matière de salaire et de temps de travail.

Sur le fond, il n'y a là rien de bien nouveau. En effet depuis le 44e  congrès de la CGT en 1992 et la restauration du capitalisme en URSS, l'appareil CGT, sous la direction de Louis Viannet, a fait expurger des statuts l'expropriation du capital, en 1995, et mis l'accent sur la démocratie dans l'entreprise, l'association des salariés à la marche de l'entreprise, le travail comme axe revendicatif et les réformes de structure à réaliser dans la CGT pour l'adapter aux exigences du capital. Mais depuis, l'appareil butte sur la résistance des syndicats et sections à prendre en charge cette orientation corporatiste qui est contradictoire à ce qu'est la CGT, à sa nature de classe. Le discours de Lepaon au 50e congrès exprime le fait que pour l'appareil, en mars 2013, on ne peut plus tergiverser : il faut en passer aux accords d'entreprise contre les conventions collectives (c'est à ce moment-là que l'ANI instaure les accords d'entreprise dits « défensifs » contre les conventions collectives), il faut attacher la CGT et ses militants au char de l'entreprise, c'est-à-dire aux nécessités de l'exploitation capitaliste. La défense des intérêts de la bourgeoisie française l'exige. Lepaon est celui qui exprime le plus ouvertement la ligne de l'appareil.

Il est aussi celui qui insiste le plus sur les aspects positifs des contre-réformes. La ligne qu'il défend ne diverge en rien de celle de Thibault, mais la façon qu'il a de faire ressortir les aspects positifs des contre-réformes heurte. C'est ainsi que lorsqu'il vient au meeting de rentrée de l'Union départementale à Marseille, début septembre 2013, et déclare « ne boudons pas notre plaisir » à propos de la prise en compte de la pénibilité pour justifier le fait que la CGT n'appelle pas au retrait du projet de loi sur les retraites, une grande partie des 500 militants présents sont interloqués.

Pour l'essentiel, le 50e congrès constitue une victoire pour l'appareil : il a pu éviter que la confédération exige le retrait du projet de loi dit « de sécurisation des parcours professionnels » et que soit organisé un vote séparé sur le syndicalisme rassemblé, c'est-à-dire l'alignement sur la CFDT. Néanmoins, les votes d'approbation pour l'activité et l'orientation marquent déjà un tassement.


Jusqu'où prendre en charge et sous quelle forme ? Aux origines de la crise de direction de la CGT


De même qu'au plan politique, la prise en charge de la politique du gouvernement, déroute électorale après déroute électorale, n'ouvre aux députés du PS, à des centaines d'élus locaux que la perspective d'un bon de sortie et parfois d'une inscription à Pôle emploi, la prise en charge de la politique du gouvernement par la direction confédérale affaiblit la CGT de manière significative - les résultats aux élections professionnelles dans une série de secteurs de grande importance dès le second semestre 2014 en sont l'expression. Cela conduit des fractions de l'appareil à se demander s'il ne faut pas que la CGT s'affiche un peu moins en positif vis-à-vis de la politique gouvernementale.

Les choses vont se cristalliser à l'occasion de la conférence sociale de 2014 qui porte sur le pacte de responsabilité. En réalité, sur le pacte de responsabilité, l'essentiel s'est passé avant la conférence sociale, avec le « oui » donné en janvier avec la CFDT par avance à la concertation, la journée d'action sans mot d'ordre le 18 mars et le fait que le vote de principe soit passé à l'Assemblée sans qu'aucune mobilisation n'ait été organisée en direction de l'Assemblée. Grosso modo, le boulot avait été fait. Il ne restait qu'à organiser la participation aux concertations dans les branches sur la déclinaison du pacte de responsabilité, mais cela pouvait être fait en dehors de la conférence sociale. Quel intérêt cela présentait-t-il de s'afficher encore une fois en porteurs de valises du gouvernement et de participer du début à la fin à la conférence sociale ? Ce n’était pas l'appel une fois de plus à une journée d'action le 26 juin pour tenter de donner une coloration revendicative à la participation qui était de nature à tromper qui que ce soit. C'est pourquoi, au sein même de la Commission exécutive confédérale des voix s'élevèrent pour demander que soit donnée une autre « image» de la CGT. Ces membres de la direction faisaient connaître un courrier aux instances confédérales qui trouvait immédiatement un écho auprès des directions locales de syndicats. Résultat de cette pression, les représentants de la CGT participeront à la première journée de la conférence, celle qui compte vraiment parce qu'elle vaut approbation de la méthode du dialogue social puis ils quitteront la conférence : une posture.

Il est éminemment probable qu'on ne peut dissocier ces « frictions « dans l'appareil des révélations dont fera l'objet à la fin de l'année Lepaon concernant un certain nombre de faits avérés révoltants pour tout militant ouvrier. Mais personne n'est dupe : la pratique consistant à attribuer des primes de dizaines de milliers d'euros sous forme d'indemnités de rupture de contrat est loin d'être réservée au seul Lepaon dans l'appareil. En réalité Lepaon a été éjecté car une partie de l'appareil a considéré qu'il menaçait ses positions. Il n'en demeure pas moins que les révélations sur les mœurs et prébendes de l'appareil affaiblissent l'autorité de l'ensemble de ses composantes dans une organisation où, stalinisme oblige, des générations entières ont été formées à l'obéissance aveugle à la direction. Cet affaiblissement de l'autorité de l'appareil sur l'organisation est renforcé par le fait qu'au sein des bases militantes les doutes sur le fond sont déjà bien présents.


La direction Martinez est sur la même orientation


Les paroles sont plus radicales : on parle des 32 heures, du fait que les représentants syndicaux ne doivent pas passer tout leur temps à discuter avec les patrons, mais pour autant il n'est question que d'un rééquilibrage entre le dialogue social avec les patrons et les rapports avec les salariés.

Alors quid sur le fond ? L'épisode de la reprise du dialogue social sur la loi Rebsamen à l'initiative de FO mais aussi de la CGT et les propositions consistant à officialiser le fait qu'il n'y a pas de représentation syndicale dans les très petites entreprises (TPE) en disent long. Les négociations sur le dialogue social et les seuils sociaux ont été engagées à la demande du gouvernement fin 2014-début 2015 afin de pousser à une fusion des institutions représentatives du personnel (IRP) dans une délégation unique des personnels (DUP) qui permettrait de supprimer les délégués du personnel et de créer un cadre qui favorise l'association des représentants du personnel à la bonne gestion de l'entreprise. Une attaque en règle donc contre le droit syndical. Or, la confédération a couvert ces « négociations « par sa participation. Il se trouve que la CGC, contre toute attente, a empêché la signature de l'accord. Le Monde s'est interrogé : est-ce la fin de la méthode du dialogue social ? Non, car à la demande de FO et de la CGT, la concertation a repris sur la base du projet de loi Rebsamen... qui reprend les exigences du MEDEF. Mais il faut dire que, encore une fois, il y avait des « droits nouveaux », puisqu’à la demande en particulier de la délégation CGT a été créée une représentation paritaire extérieure pour les très petites entreprises (TPE). Le droit syndical en dehors de l'entreprise, voilà en effet un droit tout à fait nouveau !

Ce qui se passe autour de la conférence sociale d'octobre 2015 en dit également très long. Il faut rappeler que le contexte, c'est le rapport Combrexelle, donc la loi travail en préparation, c'est la question du Compte personnel d'activité (CPA). Autrement dit, un contexte où la question de la rupture du dialogue social se pose avec encore plus de gravité que lors des années précédentes. Or, la direction confédérale a prévu le scénario suivant : Martinez participerait à la première journée, celle où s'affiche le soutien politique à la méthode du dialogue social et ensuite des représentants de moindre importance prendraient le relais la seconde journée dans le cadre des groupes de travail thématiques. Autrement dit, une posture pire qu'en 2014 : une participation accompagnée d'un faux départ ! Ce qui va imposer la non-participation, c'est l'arrestation le 13 octobre au matin par les flics qui viennent les cueillir à 6 heures à leur domicile, comme s'ils faisaient partie du grand banditisme, de travailleurs d'Air France, dont une majorité de militants de la CGT, qui ont participé à l'investissement du comité d'entreprise d'Air France contre le nouveau plan de suppression d'emplois et de licenciements. Dans un premier temps, la CGT Air France a condamné les violences de toutes sortes, renvoyant dos-à-dos la direction et son énième plan avec menace de licenciements et la réaction des travailleurs qui, excédés, ont osé s'en prendre au DRH ou plutôt à sa chemise…

Mais les appels de Valls à la répression contre les travailleurs qualifiés de voyous, la déclaration de Hollande qui vient préciser que le seul rôle dévolu aux organisations syndicales consiste à participer à un « dialogue social apaisé », c'est-à-dire à prendre en charge les mauvais coups, plus le passage en force du gouvernement sur le protocole PPCR dans la Fonction publique, poussent cette fois-ci à un mouvement venu d'en bas : des dizaines de syndicats et de sections interpellent les instances nationales de la confédération pour leur dire qu'il est inconcevable dans ces conditions de se prêter à l'opération dialogue social du gouvernement. Fait significatif : la décision sera prise dans une Commission exécutive confédérale réunie le mercredi 14 au soir : la non-participation l'emporte d'une voix. Que dans une telle situation le résultat fut aussi partagé est lourd de signification sur la position réelle de l'appareil.

Tout aussi lourd de signification est le fait que vis-à-vis de l'état d'urgence proclamé par le gouvernement, la direction confédérale se soit contentée de faire des phrases - contre « l'état d'urgence permanent », d’exprimer un « rejet absolu », d’affirmer que pour elle « c'est définitivement non » ; le fait est : Martinez s'en est d'ailleurs vanté en déclarant que la CGT a « alimenté le débat », jamais la direction confédérale ne s'est opposée réellement au gouvernement en menant combat pour la levée immédiate de l'état d'urgence et contre le projet dit de réforme pénale qui renforce la marche à l'État policier en instaurant « la loi la plus sévère d'Europe » selon Le Monde, c'est-à-dire la plus restrictive d'Europe pour les libertés démocratiques.

 


La politique gouvernementale évacuée du rapport d'activité soumis au 51e congrès


La première caractéristique des rapports soumis au 51e congrès est le fait qu'ils ne partent pas de la situation réelle, de ce à quoi les travailleurs sont confrontés. D'ailleurs, lorsque le rapport d'activité déclare qu'il faut s'appuyer sur «ce que la CGT réalise, imagine et innove plutôt que sur ce que nous subissons », il l'indique : pour définir l'orientation, il ne faut pas partir de la situation réelle, des attaques redoublées que subissent les travailleurs pour les combattre. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il n'y ait dans les rapports pas un mot sur le pacte de responsabilité ainsi que sur la contre-réforme 2013 des retraites, des détails sur lesquels il n'y a pas lieu de revenir… Sur la réforme territoriale, qui est indissociable de la réduction drastique des dotations budgétaires, ce qui est mis en avant ce n'est pas le combat contre la loi NOTRe, le développement de l'intercommunalité, le développement massif de la mobilité que cela implique pour les personnels ; non, c'est la création d'instances de concertation aux niveaux national, régional et départemental, visant à associer salariés et usagers à l'organisation et à l'évaluation des services publics. Idem sur le temps de travail : les 32 heures sont mis en avant, mais les accords d'allongement du temps de travail sont placés sous silence tout comme la concertation qui se développe déjà, au moment où s'écrit le rapport d'activité, sur la loi travail.

Il y a un grand absent dans le rapport d'activité, c'est la politique gouvernementale. Il y est bien question d'une crise de la démocratie française, mais elle proviendrait du fait que la démocratie est confisquée par quelques grands groupes, que l'Union européenne s'inscrit dans cette construction. Du gouvernement français, il n'est pas question ; par contre, le rapport fait des phrases sur les conséquences qui en résultent, comme l'abstention, le repli sur soi, le nationalisme, le racisme, la xénophobie... Un paragraphe entier du rapport d'activité est consacré à la crise de la démocratie française. Il décrit : « le sentiment de malaise, de choses qui nous échappent, la perception de décisions prises on ne sait où, quand et par qui est dominant. Toutes ces réalités vécues au quotidien entraînent des phénomènes de désarroi qui se traduisent par le désengagement et l'abstention. Elles entraînent aussi la colère, le repli sur soi, le populisme, la violence dont se nourrissent le Front national comme l'antagonisme religieux. Face à cette montée de la haine, la CGT mène conjointement le débat idéologique et l'action pour développer la solidarité, la fraternité, l'égalité et la liberté entre les peuples. Elle l'a fait autour de la formidable mobilisation après le drame de Charlie Hebdo et les attentats du 13 novembre. Elle le fait aussi avec la quasi-totalité des organisations syndicales dans les initiatives pour dénoncer l'idéologie du Front national ».

Dans ce passage, il n'y a pas un mot sur le fait que le premier déni de démocratie dans le pays est le fait que la politique du gouvernement est la négation du vote de 2012 contre Sarkozy et pour l'élection d'une majorité PS-PCF. Pas un mot pour expliquer que c'est la politique gouvernementale qui est responsable de la « colère », « du repli sur soi », du développement massif de l'abstention et de la montée en puissance de l'extrême-droite populiste. Il faut ajouter que lorsqu'il aborde la question des interventions militaires, le rapport évoque les interventions militaires en général qui constituent le terreau sur lequel le terrorisme se développe, il n'est pas question des interventions de ce gouvernement, du gouvernement français, pour en exiger l'arrêt immédiat. Le seul moment où le gouvernement est cité et critiqué c'est pour être passé en force sur la loi Macron, pour dire : « il n'y a pas assez de concertation, de dialogue social ».

En évacuant la responsabilité du gouvernement du rapport d'activité, la direction Martinez sait ce qu'elle fait. La preuve en est son discours d'ouverture du congrès, le 18 avril, qui montre que, quand il le veut, Martinez sait s'en prendre directement au gouvernement. Il déclare : « le gouvernement actuel prolonge et amplifie ce que faisait celui présidé par Nicolas Sarkozy : (...) il renforce les aides aux entreprises, en majorité les plus grandes ». Ou bien encore : « les différents ANI, les lois Rebsamen et Macron, ont été autant de coups portés au monde du travail mais avec la loi travail, Hollande et Valls nous proposent purement et simplement un retour au XIXe siècle ». De même en ce qui concerne les conflits militaires, le discours affirme que « notre pays est particulièrement actif dans nombreux de ces conflits (...) F. Hollande se présente en chef de guerre, espérant ainsi redorer son blason en reprenant le flambeau des Bush, de Poutine ou de Netanyahou ».

Cela étant, ce ne sont que des phrases, car devant l'injonction de Cazeneuve qui au même moment indique la limite à ne pas franchir en dénonçant une affiche du syndicat CGT Info' Com contre les violences policières pourtant bien réelles commises en particulier sur les cortèges de jeunes manifestants et pour empêcher les étudiants de se réunir en AG dans les facs, immédiatement Martinez s'exécute : au lieu de renvoyer Cazeneuve à sa responsabilité d'avoir ordonné ces violences, il organise dans le congrès un point presse pour se désolidariser du syndicat Info' Com : l'affiche n'est pas sur le site de la confédération, explique-t-il.

Pourquoi ce double langage ? Parce que le rapport d'ouverture a essentiellement pour fonction de permettre à la direction de maîtriser le congrès, ce qui autorise des phrases gauches, d'autant plus qu'entre-temps la direction Martinez a dû concéder le mot d'ordre du retrait du projet de loi El Khomri devant la pression venue d'en bas.

Mais le rapport d'activité, lui, ne peut pas jouer avec les mots : non seulement il a vocation à être pérennisé par le vote du congrès, mais surtout il doit être en cohérence avec le projet de document d'orientation qui est entièrement écrit sous l'angle du syndicalisme de proposition, c'est-à-dire du refus de combattre la politique du gouvernement.


Le document d'orientation : un outil au service du syndicalisme de proposition


Dans le prolongement du 50e congrès, le projet de document d'orientation remet cela sur la fameuse approche revendicative à partir du travail (voir plus haut) qui vise, sous prétexte de « transformer le travail » (Le Peuple), à attacher les salariés à la bonne marche de leur entreprise, l'association capital-travail au sein de chaque boîte, en proposant que la CGT « aide les salariés à s'emparer [lire : se soumettre] de la stratégie de l'entreprise, de l'administration afin que la finalité de leur travail réponde aux besoins sociaux. » Il ajoute incidemment : « C'est ce qu'on appelle le processus de construction des luttes ».

Mais faire de la prétendue nécessité de « peser sur la stratégie de l'entreprise pour rendre le travail émancipateur », selon les termes du rapport, le processus même de construction des luttes, ce n'est pas n'importe quelle affirmation dans la CGT, c'est-à-dire dans une organisation où « la lutte », même sous une forme totalement pervertie, fait partie, en raison de la place historique de la CGT dans les combats du prolétariat en France, de son ADN : c'est une remise en cause de la nature ouvrière de la CGT.

Un thème entier (il y en a 5) est consacré à la « construction des luttes » dans le projet de document d'orientation. Or c'est un véritable mode d'emploi sur les différentes manières de ne pas s'opposer à la politique du gouvernement et à la bourgeoisie. Il y est dit dans le § 141 : « les luttes s'inscrivent dans le champ de décisions politiques. C'est le cas lors d'un projet de loi où la CGT fait connaître ses propositions, ses désaccords éventuels sur des réformes... La question n'est donc pas d'avoir une posture syndicale par rapport à une posture politique, mais d'agir pour défendre et étendre les droits des salariés, à partir de toutes interventions adéquates : propositions de nouveaux droits, contributions aux textes de lois, pétitions, manifestations, recherche d'élargissement du mouvement, adresse à l'opinion publique, interventions auprès des élus ». Il y a dans ce paragraphe toute la panoplie des artifices utilisés pour ne pas s'opposer, jusqu'aux interventions auprès des élus que l'appareil a opposées systématiquement au combat centralisé des travailleurs et de la jeunesse pour contraindre la majorité PS-PCF à rejeter les contre-réformes. Mais le plus significatif est le fait que l'énoncé commence par les propositions de nouveaux droits, autrement dit il ne s'agit surtout pas d'exiger le retrait des contre-réformes.

Ce qu'il en est des nouveaux droits, de leur nature et de leur fonction, le Compte personnel d'activité en est le meilleur exemple. La discussion ouverte sur le CPA démontrerait « que les revendications et propositions de la CGT sur le nouveau statut du travail salarié et la sécurité sociale professionnelle, forgées il y a plus de 15 ans, sont d'une modernité sans faille », affirme le rapport d'activité.

D'une modernité sans faille  ? En réalité, il s'agit d'abord d'une manœuvre politique. Car le fait que le gouvernement a commencé par ouvrir une négociation sur le CPA avant de l'intégrer en tant que tel dans le projet de loi El Khomri, a eu pour fonction d'associer les directions syndicales, particulièrement la CGT, à l'élaboration du projet de loi et d'éviter qu'elles s'y opposent frontalement en exigeant son retrait. Sur le fond, en guise de droits nouveaux, le CPA s'inscrit dans une logique d'atomisation du prolétariat, de liquidation des garanties collectives du salariat. De ce point de vue, lorsque le projet de rapport d'orientation affirme que « le nouveau statut du travail salarié doit intégrer les nouvelles formes de travail tels que les auto-entrepreneurs et les formes d'emploi telles que l'ubérisation », cela revient à s'aligner sur la position exposée par Hollande selon laquelle la création du CPA est faite pour prendre en compte toutes les formes d'emploi, le passage de l'une à l'autre, d'un statut de salarié à un statut d'auto-entrepreneur. C'est la perspective pour les travailleurs et la jeunesse d'une précarité à vie, en passant d'un statut précaire à l'autre, avec pour seuls droits des droits dits « rechargeables » donc eux aussi précaires. Le CPA est donc, effectivement, d'une « modernité sans faille », mais seulement si l'on se place du point de vue de la bourgeoisie.

Sur ces bases d'adaptation à la politique gouvernementale, le rapport d'orientation reprend à son compte les évolutions des structures de la CGT inscrites dans les résolutions 4, 5 et 6 adoptées au 49e congrès mais qui demeurent pour l'essentiel non appliquées. Il pousse plus loin dans le sens de la territorialisation des structures de la CGT et de l'adaptation à la régionalisation, en cherchant à faire passer une régionalisation des structures de la CGT qui devrait être entérinée lors du 52e congrès.

Conséquence logique, la réaffirmation du choix du syndicalisme rassemblé avec la CFDT. Le rapport d'activité y apporte un vibrant soutien en déclarant que la CGT est « viscéralement attachée au syndicalisme rassemblé » ; quant à la résolution n° 3 du projet de rapport d'orientation, elle affirme : « pour un syndicalisme rassemblé vers la transformation sociale, la CGT et ses syndicats s'engagent … à faire de la convergence d'action un objectif permanent par l'unité syndicale la plus large possible sur des bases revendicatives communes et partagées ».

Des « bases revendicatives communes et partagées » avec la CFDT, soit exactement ce qui a été fait le 23 février et conduit à soutenir la politique gouvernementale en s'alignant sur la CFDT.


23 février : l'alignement de la direction Martinez sur la CFDT, sur le projet de loi El Khomri


D'abord, un constat : il y a bien eu concertation sur le projet de loi en gestation, même si elle a eu lieu en catimini. En témoignent, les récriminations de FO se plaignant de rectifications de dernière minute. Mais une fois le projet révélé dans la presse, plus personne ne peut faire semblant. Laurent Berger s'exprime dans une interview au Monde du 20 février. Dans cette interview, il distingue très clairement ce qui constitue un casus belli : en particulier, le plafonnement des indemnités prud’homales, accessoirement les licenciements économiques. Il ajoute : « la CFDT n'est pas opposée à agir avec d'autres, mais si c'est pour s'opposer au renforcement de la négociation contenu dans le texte, ce ne sera pas possible ». Autrement dit, il n'est pas question d'action commune si c'est pour s'opposer à ce qui est au cœur du projet, c'est-à-dire l'inversion de la hiérarchie des normes : le fait qu'un maximum de choses, durée du travail et rémunérations, devrait être déterminé maintenant au niveau de l'entreprise, conduisant à ce qu'il y ait un code du travail par entreprise, autrement dit plus de code du travail véritable. Berger précise qu'il est d'accord aussi sur l'introduction par la loi du recours au référendum qui généralise la jurisprudence SMART et donne aux patrons un moyen supplémentaire pour mettre la pression sur les organisations syndicales dans le cadre de la négociation d'entreprise, en les obligeant à avaliser les mauvais coups sous peine de risquer de voir les salariés leur être opposés dans le cadre des référendums. Dans cette interview, Berger a tracé la ligne rouge : pas question d'unité pour combattre le projet, ce qui est conforme à la nature bourgeoise de la CFDT.

Le 23 février, les organisations syndicales se réunissent au siège de la CGT. Il en ressort un communiqué commun. En se bornant à demander « le retrait de la barémisation des indemnités prud’homales dues en cas de licenciement abusif et des mesures qui accroissent le pouvoir des employeurs », c'est un copié-collé des positions exprimées par Laurent Berger. On est là dans l'exact prolongement des positions de la confédération de 2010, c'est le « syndicalisme rassemblé ». Voilà ce qu'il en est des positions réelles de Martinez et de son équipe.


La direction Martinez a dû tourner


Mais la déclaration commune du 23 février a soulevé une tempête au sein de la confédération : des responsables d'unions départementales ont vigoureusement dénoncé cette déclaration comme une honte. Elle soulève une protestation générale dans les réunions de militants. Des fédérations se dressent contre la déclaration du 23 (la fédération du commerce, cf. l'édito de CPS du 7 avril). La protestation dans la CGT contre la déclaration du 23 est d'autant plus forte qu'elle peut s'appuyer sur la déclaration des organisations de jeunesse qui, le 25 février, appellent à une journée de mobilisation le 9 mars sur la base du mot d'ordre du retrait, ainsi que sur le succès de la pétition « loi El Khomri non merci » qui fait un tabac sur Internet. Résultat : la direction Martinez ne peut plus tenir, elle doit se prononcer pour le retrait, ce qu'elle fait le 29 février. C'est pourquoi le 3 mars, les choses ne se passent pas de la même façon : l'intersyndicale associant la CGT, FO, la FSU et les organisations de jeunesse se prononce pour le retrait, même si elle maintient l'exigence des « droits nouveaux », comme un fil qui n'est pas rompu avec la concertation. La direction confédérale a dû concéder à la base militante ce qu'elle s'était refusée à faire depuis le CPE en 2006.

Qui plus est, le 9 mars, sous la pression de la base, l'appareil a dû accepter de convertir les rassemblements prévus en manifestations, et ce dans toute la France. Par contre, il a réussi à faire reporter par l'intersyndicale la prochaine journée de mobilisation au 31 mars, ce qui laissait largement le temps pour que s'essoufflent les mobilisations de la jeunesse qui se retrouveront isolées.

Isolées, les tentatives de mobilisation de la jeunesse vont être confrontées dès le 17 puis le 24 mars à un déchaînement de la violence policière contre les manifestants, des facs sont investies pour en vider les étudiants. Or, l'appareil ne protège pas les manifestations de la jeunesse.

Les manœuvres conjointes contre la mobilisation de la jeunesse ont certes pu empêcher son développement, mais le 31 mars, les manifestations sont imposantes : des centaines de milliers de manifestants, de nombreux cortèges du secteur privé, avec des banderoles unitaires, se prononcent sans ambiguïté pour le retrait. Par contre, aucun mouvement vers la grève, sauf à la SNCF, où les travailleurs sont confrontés à la remise en cause de leur statut au profit de l'établissement d'une convention collective, alors que les journées d'action auxquelles les conducteurs s'associent massivement sont conduites sur le mot d'ordre pour une « convention collective de haut niveau », ce qui suppose la liquidation du statut des cheminots…



Le syndicat CGT Goodyear montre la voie


Dès lors, la question est incontournable : va-t-on rejouer le scénario de 2010 avec les journées d'action décentralisées à répétition jusqu'à épuisement des potentialités de mobilisation ? Comment défaire le gouvernement dans ces conditions ? N'est-il pas évident qu'il faut regrouper toutes les forces à Paris, les centraliser au siège du pouvoir ? Le syndicat CGT Goodyear va apporter une réponse à cette question.

Déjà avant le 49e congrès, en 2009, au moment où les travailleurs étaient confrontés aux plans sociaux en série, le syndicat CGT Goodyear avait déclaré : « la réaction de la CGT est inexistante. Nous n'avons eu droit qu'à des mobilisations éclatées sur plusieurs mois. Nous sommes tous là en train de crever dans nos coins alors que tous ensemble nous aurions déjà gagné ».

La différence, c'est que, cette fois, ce syndicat va préciser la forme que peut revêtir le « tous ensemble », en tirant les leçons des 11 journées d'action décentralisées de 2010 qui avaient débouché… sur la défaite. Le 9 avril, après une première amorce le 18 mars, il fait paraître une pétition qui dit : « mais que fout la confédé CGT, qu'attendent-ils pour jeter toutes nos forces dans la bataille contre la loi travail ? Si nous le décidons, dans les conditions actuelles nous sommes capables d'organiser à Paris le 28 avril une manifestation unitaire de plus d'un million de personnes pour arracher le retrait de la loi travail. (...) Il faut que cela change et le 51e Congrès doit être le tournant par lequel la CGT reprend possession de ses forces (...) Décidons à notre congrès à Marseille d'organiser une manifestation d'une ampleur sans précédent le 28 avril tous ensemble à Paris pour imposer le retrait de la loi El Khomr».

La position du syndicat CGT Goodyear est un point d'appui, même si elle ne pose pas la question de la réalisation du front unique des organisations syndicales pour l'organisation de la manifestation nationale et même si elle ne précise pas que la manifestation nationale, ce n'est pas le trajet Nation-Bastille qu'elle devra emprunter, car elle devrait plutôt être dirigée vers le siège du pouvoir pour engager l'épreuve de force avec le gouvernement.


Le congrès de Marseille : « l'extrême-gauche » vole au secours d'une direction affaiblie


Mais le syndicat CGT Goodyear ne va pas pouvoir exprimer librement cette position dans le congrès qui s'ouvre le 18 avril à Marseille. Or le syndicat CGT Goodyear n'est pas n'importe quel syndicat, c'est celui des 8 de Goodyear, qui viennent d'être condamnés à 24 mois de prison dont 8 mois fermes sur plainte du parquet, c'est-à-dire du gouvernement. Les 8 de Goodyear, au même titre que les travailleurs d'Air France poursuivis, incarnent la politique répressive du gouvernement à l'égard des travailleurs, politique qui a été parfaitement résumée à Air France : le mouvement syndical doit pratiquer le syndicalisme apaisé, si tel n'est pas le cas, en cas d'action sur le terrain direct de la lutte de classe, ce sera la répression la plus féroce. Voilà quel est le sens de la répression qui frappe les travailleurs de Goodyear. C'est pourquoi elle est emblématique et appelle une riposte du niveau le plus élevé possible. Normalement, c'est le syndicat Goodyear qui aurait dû ouvrir le congrès CGT, et le congrès les accueillir debout. C'est ce qui aurait d être organisé, c'est ce que l'on est en droit d'attendre de n'importe quelle direction syndicale digne de ce nom, ne serait ce que parce que cela aurait permis de donner immédiatement une dynamique au congrès.

Mais faire de la défense des Goodyear un emblème et leur donner la parole pour exprimer leur proposition de rassembler toutes les forces à Paris aurait été à l'encontre de toute l'orientation défendue par la direction Martinez : cela est hors de question, car cela signifierait une position d'affrontement avec le gouvernement. C'est pourquoi, les Goodyear vont apprendre que leur demande d'intervention est repoussée au jeudi soir à 18 heures. Le jeudi soir à 18 heures, c'est l'heure à laquelle le congrès s'achève, celle de l'apéro qui précède la soirée conviviale. Encore faut-il préciser que le jeudi soir, en guise de séquence de lutte contre la répression anti-syndicale, ce sont des sketches avec des comédiens qui sont organisés, ce qui a eu le don de mettre mal à l'aise une grande partie des délégués.

Le syndicat CGT Goodyear ne s'est pas prêté à ce simulacre, il a eu raison. Après avoir déclaré qu'il interviendrait dans le congrès le mardi après-midi, il a renoncé devant les risques d'affrontement avec le service d'ordre. Mais comment se fait-il que les délégués dits « d'extrême-gauche » (POI, LO, NPA…) n'aient rien dit et fait contre le traitement inadmissible dont ont fait l'objet les représentants du syndicat Goodyear ?

Le congrès a été marqué par deux éléments majeurs. D'une part, la direction confédérale a recueilli des votes historiquement faibles, aussi bien sur l'activité, qui n'a été approuvée que par 58,9% des mandats, que sur le document d'orientation amendé, qui n'a recueilli que 62,77% des mandats (80,63% en 2013). C'est une première dans l'histoire de la CGT de voir la direction sortir d'un congrès avec un soutien aussi faible. De l'avis général, s'il y avait eu un vote séparé sur le « syndicalisme rassemblé », la direction aurait été balayée. La presse du capital rapporte avec dépit qu'il n'a pas été question des « droits nouveaux ». La direction confédérale a été constamment sur la défensive durant le congrès : elle a limité autant que faire se peut la possibilité de débattre et de décider, en faisant en sorte que les amendements au document d'orientation qui n'avaient pas été retenus en commission ne puissent être défendus en séance plénière, et en empêchant nombre de délégués d'intervenir.

Mais, d’autre part, autre fait notable, c’est que la direction a pu franchir sans encombre l'épreuve du congrès. Certes quelques amendements véritables ont été adoptés, ceux sur le « syndicalisme rassemblé », qui affirment qu'il faut construire l'unité syndicale sur la base des revendications tout en n'écartant pas la notion de syndicalisme rassemblé, ce qui vient en affaiblir la portée, ou contre le CPA… Mais outre le fait que ces amendements sont très peu nombreux, le document d'orientation tel qu'il est construit, même amendé, demeure un mode d'emploi en faveur du syndicalisme de proposition.

Cela étant, la question centrale du congrès était celle du combat contre le projet de loi El Khomri. Et si la direction Martinez a pu franchir sans encombre l'obstacle que pouvait représenter le congrès, c'est aux groupes dits « d'extrême-gauche » qu'elle le doit, à ces groupes qui ont fait le silence sur le sort fait aux Goodyear et à leur proposition d'un combat centralisé pour défaire le gouvernement sur la loi El Khomri.

Certains de ces groupes ont dit « grève jusqu'au retrait », d'autres « grève reconductible », mais tous se sont situés sur le terrain suivant : la direction propose et c'est la base qui décide. C'est exactement le contenu de l'appel adopté par le 51e congrès. En déclarant : « d'ici le 28 avril, la poursuite de la construction de l'action implique la tenue d'Assemblées Générales dans les entreprises et les services publics pour que les salariés décident, sur la base de leurs revendications et dans l'unité, de la grève et de sa reconduction pour gagner retrait et ouverture de véritables négociations de progrès social », il renvoie ouvertement la responsabilité aux Assemblées Générales pour construire l'action. Or dans une situation où il n'y a pas plus de grèves que d'assemblées générales, où il n'existe aucun mouvement vers la grève, une telle position revient à dédouaner la direction confédérale en renvoyant la responsabilité à la base qui n'en peut mais. Cet appel a été approuvé par ces mêmes organisations à tel point que certaines – POI et NPA - l'ont publié sans commentaire, le POID faisant dire à un de ses représentants : « la direction confédérale a été obligée d'enregistrer et de tenir compte jusqu'à un certain point de la pression des délégués ». La palme revient à Lutte ouvrière qui l'a qualifié « d'appel fort et déterminé », et même « d'appel regonflant ». Le point commun étant que l'ensemble de ces organisations l'ont présenté comme un point d'appui, alors qu'il s'agissait d'une manœuvre de défaussement.

L'intervention de Martinez le 28 avril au soir à Nuit debout est du même acabit : faire un numéro sur les AG, l'action décidée en AG jusqu'à la grève, pour mieux renvoyer la responsabilité sur la base selon une technique éprouvée.

En réalité, la direction confédérale poursuit sur son orientation de journées d'action décentralisées jusqu'à épuisement : après le 31 mars et le 9 avril, il y a eu le 28 avril, qui s'est traduit par un tassement prévisible, puis le 1er mai, le tout accompagné d'un déchaînement de violences policières - à l'égard desquelles la réaction de l'appareil a été constamment de renvoyer vers les forces de police pour protéger les manifestations alors qu'elles n'ont cessé de les agresser (voir la déclaration du 14 avril qui déclare : « les organisations signataires rappellent une nouvelle fois que les pouvoirs publics doivent garantir le droit à manifester, à se réunir, à s'organiser tout en assurant la sécurité des manifestants »).


Tirer le bilan pour se réapproprier la CGT


Il est un fait que dans le 51e congrès des syndicats et des délégués sont intervenus pour protester contre le traitement infligé aux Goodyear et que certains ont expressément pris fait et cause pour le rassemblement de toutes les forces à Paris, telle cette déléguée du CHRU de Lille qui pose la question dans son intervention : « Quand faisons-nous la démonstration de nos forces unies, rassemblées à Paris ? N'attendons pas que ce mouvement s'épuise, ne nous laissons pas piéger par le jeu de la montre et de l'usure de ce gouvernement et proposons des bus ouverts aux jeunes pour que nous convergions toutes et tous vers la capitale » ou ce délégué de Paris qui déclare : « j'aurais trouvé normal qu'on ouvre le congrès avec nos camarades d'Air France et de Goodyear pour discuter tout de suite de la lutte pour nos libertés et nos droits. Et je reprends ici les mots du camarade de Goodyear : Tous ensemble, au même endroit, au même moment et jusqu'au bout ».

C'est ce à quoi les dirigeants de la CGT auraient dû appeler dans l'unité, en particulier au moment où le projet de loi a été présenté le 3 mai à l'Assemblée : tous ensemble à Paris en direction de l'Assemblée pour imposer à la majorité de députés PS et PCF que nous avons élue de rejeter le projet de loi El Khomri et infliger une défaite au gouvernement. Cela aurait représenté un appel d'air pour tous les travailleurs en Europe, à commencer pour les travailleurs et la jeunesse français.

Oui, cela aurait constitué un appel d'air. Cette évidence vient souligner l'hypocrisie du discours des dirigeants   syndicaux, ceux de la CGT en particulier - car ils sont champions de ce genre de discours (confère le document d'orientation du 51e congrès) -, qui invoquent en permanence l'absence d'alternative politique pour expliquer la faiblesse des mobilisations, se dédouaner et justifier leur prise en charge des contre-réformes, alors qu'en refusant d'organiser l'affrontement avec le pouvoir pour obtenir satisfaction sur les revendications, ils contribuent eux-mêmes à désorienter les travailleurs et à les démoraliser en leur bouchant toute issue politique.

A la différence de ce qui s'était passé depuis le CPE, la pression de la base a obligé Martinez à se prononcer pour le retrait du projet El Khomri, le syndicat Goodyear et certains délégués au congrès, tirant les leçons des journées d'actions décentralisées à répétition de 2010, ont par leur propre réflexion contribué à dégager la forme concrète de l'affrontement avec le pouvoir pour gagner sur la revendication. Ils se sont adressés à leur direction syndicale pour qu'elle assume sa responsabilité qui est de l'organiser. Mais ils se sont heurtés à l'obstacle que représente la politique de l'appareil syndical et de ses soutiens dits « d'extrême-gauche ».

C'est pourquoi, aujourd'hui, il faut tirer le bilan de ce à quoi le syndicat Goodyear et ceux qui les ont soutenus ont été confrontés, aller à la racine, c'est-à-dire tirer le bilan de la politique de l'appareil et du dialogue social.

C'est indispensable pour aider les travailleurs et les militants qui cherchent à utiliser leur syndicat pour combattre, à se le réapproprier.