Espagne :

Combattre pour que les directions des organisations ouvrières
rompent avec la bourgeoisie et se prononcent contre la formation
d’un gouvernement du PSOE avec les partis bourgeois

Élections législatives de décembre 2015 : un nouveau recul des partis ouvriers

Résultats des élections législatives du 20 décembre 2015 :

 

 

Résultats en % des Votants

Nbre de députés 2015

Nbre de députés 2011

Parti Populaire

28,72

123

183

PSOE

22,01

90

110

Podemos

20,66

69

X

Ciudadanos

13,93

40

X

Unité Populaire (ex-Izquierda Unida)

3,67

2

11

PNV (Basques)

1,2

6

5

Démocratie et Libertés [1]

2,25

8

16

« Gauche basque »

0,87

2

7

« Gauche catalane »

2,39

9

3

 

Résultats en % des inscrits

1996

2000

2004

2008

2011

2015

Abstentions

22,62

31,29

24,34

26,15

28,31

26,80

Parti Populaire

29,87

30,38

28,24

29,30

31,99

20,84

PSOE

28,97

23,31

31,89

32,17

20,60

15,97

Izquierda Unida
(Unité Populaire en 2015)

8,11

3,72

3,71

2,75

4,96

2,67

Podemos

 

 

 

 

 

14,98

Ciudadanos

 

 

 

 

 

10,11

Principaux partis "Nationalistes"

5,95

4,77

5,75

3,92

5,69

4,87

Divers

4,48

6,53

6,06

5,72

8,45

3,77

 

Ces résultats expriment une défaite cuisante des partis issus du mouvement ouvrier, PSOE et Izquierda Unida (lié au PCE). Ces partis totalisent 18,64 % des inscrits contre 30,94 % pour le Parti populaire (PP) et Ciudadanos, principaux partis bourgeois, alors que, déjà en 2011, le PSOE recueillait son plus mauvais résultat depuis la fin du franquisme.

Entre 2008 et 2015, le PSOE passe de 11 millions à 5,5 millions de voix, et Izquierda Unida est définitivement hors-jeu, avec moins de un million de voix et seulement deux députés.

C’est aussi une défaite pour le PP, parti traditionnel de la bourgeoisie espagnole : il passe de près de 11 millions à un peu plus de 7 millions voix. Pourtant, pour les partis représentants de la bourgeoisie, le recul du PP est compensé par les 3,5 millions de voix qui ce sont portées sur Ciudadanos, nouveau parti prétendant à occuper la place du PP tout en apparaissant comme n’ayant aucun lien avec la transition post-franquiste.

Même si aujourd’hui en Espagne s’ouvre une situation inédite où aucun camp ne peut légitimement prétendre au pouvoir, les rapports politiques n’ont jamais été aussi défavorables aux partis issus du mouvement ouvrier.

L’apparition de Podemos : un facteur de crise pour le PSOE sans être l’ouverture d’une alternative politique

Un nombre massif d’Espagnols qui votaient traditionnellement pour les partis issus du mouvement ouvrier (PSOE et Izquierda Unida) et une grande partie de la jeunesse ont voté Podemos qui, nationalement, talonne le PSOE avec un peu plus de 5 millions de voix. Podemos ne parvient pas à devancer le PSOE, uniquement grâce aux votes de l’Andalousie et de l’Estrémadure, où le PSOE s’est maintenu en tête.

Inversement, c’est en partie là où l’effondrement du PSOE a été le plus important que Podemos a réalisé ses meilleurs résultats. C’est le cas en Catalogne, en particulier à Barcelone, tout comme dans les banlieues ouvrières de Madrid ou au Pays basque.

Plus largement, Podemos est devenu la première force politique en Catalogne et au Pays basque, la seconde à Madrid, en Galice, aux Canaries et aux Baléares. Mais ce n’est pas Podemos seul qui réalise ces résultats : dans plusieurs régions, ses candidats se présentaient sur des listes de coalition avec d’autres partis.

Il faut toutefois relativiser la « performance » de Podemos. Certes, ce parti est au coude à coude avec le PSOE, mais ce dernier n’a jamais été aussi bas, et pour l’instant, Podemos est loin d’occuper la place qu’avait le PSOE.

La plupart des analystes politiques de « gauche » répètent la même formule : « c’est la fin du bipartisme », reprenant là les termes d’Iglesias, le dirigeant de Podemos, qui déclarait le 20 décembre au soir : « Aujourd’hui une nouvelle Espagne est née, celle qui met un terme au système de l’alternance. »

Même s’il est vrai qu’aujourd’hui aucun des partis traditionnels, le PP et encore moins le PSOE, n’est à même de former seul un gouvernement, cette analyse, considérant que l’opposition PSOE-PP n’est qu’une question de « bipartisme », nie l’origine de classe de ces partis. La défaite historique du PSOE, la place centrale qu’occupe désormais l’organisation petite-bourgeoise Podemos, combinée à une défaite relative des partis bourgeois, traduisent d’abord l’impuissance politique des masses espagnoles.

La politique de Rajoy : tenter de favoriser la « reprise » en amplifiant les coups contre les masses

Le PP est arrivé au pouvoir en 2011, après des élections anticipées provoquées par le PSOE. S’appuyant sur la politique que le PSOE au pouvoir avait menée, le gouvernement Rajoy a amplifié les coups contre les masses.

Dans les domaines régaliens (sécurité, défense, justice, politique extérieure), les dépenses de l’État ont diminué de 22 % en 5 ans et les moyens consacrés à la culture, la santé et l’éducation ont été réduits de 10 % à 30 %. Les dépenses consacrées aux infrastructures ont baissé de 53 %, à la recherche de 33 %. Le non-remplacement de 9 fonctionnaires sur 10 et la pression sur les salaires des agents publics ont permis d’importantes économies. Les dépenses d’indemnisation du chômage ont été réduites. Le régime des retraites a été réformé pour contenir l’évolution des prestations. Ces mesures ont permis d’économiser 57 Md€ et de ramener la dépense publique à son niveau de 2006. Dans le même temps, le gouvernement a augmenté les taux de « l’impôt sur le revenu de l’activité et de l’épargne », de l’impôt sur les sociétés, de la TVA et des impôts relevant des communautés autonomes ainsi que les cotisations sociales. Les recettes fiscales ont augmenté de 33 md€ entre 2012 et 2014.

Il faut ajouter à cela un plan de recapitalisation des banques de 127 md€, dont près de 60 md€ sur les fonds publics. En parallèle, les gouvernements des communautés autonomes vont appliquer la même rigueur à leurs budgets.

Ajouté à ça, un décret-loi sur les « mesures urgentes pour la réforme du marché du travail » reprend pour l’essentiel les revendications patronales que le PSOE n’avait pas pu satisfaire (malgré deux « réformes » du marché du travail en 2010 et 2011).

Ces coups, ajoutés à ceux portés contre l’Éducation (loi Wert votée en 2013), la Santé, la suppression des subventions aux hôpitaux, la réduction du personnel hospitalier et bien d’autres, ont fini par porter leurs fruits.

Ainsi, depuis 2013, une reprise de la croissance économique se précise. Merkel et Dragui expliquent : « les réformes mises en œuvre en Espagne sont l’exemple à suivre pour sortir de la crise ». Et Rajoy peut pavoiser : « Nous avons reconstruit notre économie en un temps record, nous avons les meilleures fondations et le vent souffle en notre faveur. »

Le PIB, après avoir baissé de 3,6 % en 2009 (au moment où éclate la crise en Espagne), est encore de - 2,6 % en 2012, de - 1,7 % en 2013 ; en 2014, il passe à + 1,4 % et en 2015 à + 3,1 %.

La balance courante est passée d’un déficit de 110 milliards en 2008 à un excédent de 5 milliards en 2013, en raison d’une baisse des importations (-1,5 % par rapport à 2008) et à une augmentation des exportations (+21 % sur la même période). Pour ne prendre qu’un exemple : l’automobile représente 15 % des exportations, et  leur volume a augmenté de 5,5 % au premier trimestre 2014.

Comme nous l’avons dit plus haut, cette reprise a été permise grâce à une baisse généralisée des salaires et une flexibilisation toujours plus importante des emplois. Pourtant, c’est une reprise incertaine. Voici ce qu’en disent les Échos du 24 mars 2015 : « (…) la production industrielle espagnole n’a pas progressé (…) La réindustrialisation sera longue et difficile », prévient Thibault Mercier [économiste chez BNP Paribas]. (…). « L’investissement productif est reparti, mais il reste en deçà de son niveau d’avant-crise », remarque pour sa part Denis Ferrand, directeur général de COE-Rexecode, pour qui « il ne faut pas exagérer la portée du rebond espagnol » (…) « La vraie compétitivité passe par l’amélioration de la productivité. Or, en Espagne, la hausse de la productivité pendant la crise s’explique par l’effondrement de l’emploi dans les secteurs peu productifs. »

La dette extérieure s’est remis à augmenter début 2014 ; la dette publique frise les 100 % du PIB en 2015 (soit 1000 md€), contre 40 % en 2007. La dette privée est encore plus lourde.

Les secteurs du bâtiment et de l’immobilier, au cœur de la croissance espagnole avant l’éclatement de la crise, sont aujourd’hui sinistrés. Un chiffre : la consommation de ciment est passée de 55,9 millions de tonnes en 2006 à 10,6 en 2012… Une chute spectaculaire, ramenant à la consommation de 1967.

Il va donc de soi pour la bourgeoisie espagnole que la violence des coups portés ne doit pas faiblir, la survie du capitalisme espagnol est en jeu.

Des coups contre les masses appuyés sur un dialogue social permanent

En février 2012, un décret-loi sur les « mesures urgentes pour la réforme du marché du travail » est adopté par le gouvernement Rajoy ; au menu : forte réduction du coût du licenciement, suppression de l’autorisation administrative de licenciement économique, extension des possibilités de modifications unilatérales du contrat de travail, priorité à la négociation d’entreprise pour flexibiliser les conditions de travail... Or, même si la politique des pactes sociaux entre les directions des organisations syndicales, le gouvernement et les dirigeants syndicaux, telle que l’avait pratiquée Zapatero, est abandonnée par Rajoy, le dialogue social restera la camisole qu’enfilent les directions syndicales au prolétariat.

« Dès le 30 novembre, dix jours seulement après les élections, le gouvernement demandait aux directions des CCOO et de l’UGT d’entamer des négociations avec les organisations patronales afin de préparer la réforme du marché du travail, et de trouver un accord en urgence. (…) Ils firent donc le choix de se rendre à la convocation du gouvernement et du patronat. Malgré le contenu de la contre-réforme, pire destruction des droits des travailleurs en Europe à cette date, les dirigeants syndicaux n’en faisaient pas un casus belli, et le texte était adopté le 10 février. » (CPS n°46, 18 avril 2012)

Début 2012, les organisations syndicales signent un accord interprofessionnel triennal qui met en œuvre des pertes de pouvoir d’achat cette année-là et une modération salariale liée aux résultats des entreprises. Cet accord sera ensuite décliné dans les accords de branches. De tels accords seront signés dans la métallurgie, la chimie et les caisses d’épargne.

Pire encore, dans l’automobile, les directions syndicales vont signer une série d’accords d’entreprises dits de « compétitivité ». En 2010, c’est Nissan-Renault, dans ses usines de Barcelone, qui ouvre la marche : l’UGT accepte un gel des salaires jusqu’en 2014, une hausse du temps de travail à salaire égal et une plus grande flexibilité dans l’aménagement du temps de travail. Un nouvel accord est signé en 2013, avec l’ensemble des organisations syndicales : il prévoit que les nouveaux embauchés auront un salaire de 35 % inférieur aux autres. D’autres constructeurs vont emboîter le pas : en février 2012, Seat ; en mai 2012, PSA ; en novembre 2012, Renault ; en 2013, General Motors et Ford… Chaque fois, l’UGT (parfois les Commissions ouvrières), prend en charge ces pactes, laissant isolés les ouvriers de l’automobile entreprise par entreprise.

C’est en s’appuyant sur l’isolement des travailleurs et sur la signature d’accords au niveau national que les constructeurs parviennent à faire avaler à la classe ouvrière l’inéluctabilité de leurs plans. Leur discours sera relayé par les directions syndicales : « Nous ne pouvons pas tout accepter, mais pas non plus être trop exigeants dans les négociations, car ce plan est très important pour nous, reprend M. Martin Puertas (UGT). Il permettrait de créer de l’emploi dans les usines Renault durant plusieurs années.» (Le Monde, 8 novembre 2012)

Candido Ménedez, dirigeant UGT, a clairement exprimé le contenu de ces négociations : « Nous devons faire une politique qui favorise le maintien et la création de secteurs industriels avec une plus grande valeur ajoutée. » Une déclaration qui se passe de commentaire.

Un recul sans précédent pour les masses espagnoles

L’Espagne de 2016 est plus pauvre que celle de 2008, les masses y connaissent une dégradation catastrophique de leurs conditions d’existence, car le moteur de la « reprise économique » c’est une baisse générale des salaires : des spécialistes estiment que les salaires réels ont baissé de plus de 8 % entre 2009 et fin 2013.

Le taux de chômage (20,9 %) est le deuxième plus élevé de l’Union européenne ;  50 % de la jeunesse est au chômage. Un million et demi de personnes entre 16 et 29 ans n’ont pas de travail et ne se forment pas, et si leur nombre a baissé depuis 2009, c’est que beaucoup sont partis à l’étranger. Le pays est donc ancré dans un chômage de masse.

En 2012, le risque de pauvreté des chômeurs a augmenté de 13 points depuis le début de la crise ; il existe près de 2 millions de ménages dont tous les membres sont au chômage et près de huit cent mille où aucun de ces membres ne perçoit de revenu. Près de la moitié des chômeurs n’est plus indemnisée.  Au dernier trimestre 2015, la population active était à son plus bas niveau depuis le premier trimestre 2008.

Les créations d’emplois sont en grande majorité des emplois précaires (64 % de contrats temporaires à temps plein). Des emplois fragiles, qui avaient été les premiers supprimés au moment de l’éclatement de la crise (2,5 millions d’emplois temporaires ont été perdus entre 2008 et 2013).

C’est aussi la vie quotidienne des masses espagnoles qui ne cesse de se dégrader : expulsion de leur logement pour ceux qui ne peuvent plus payer, coupures d’eau, de gaz, d’électricité. De plus en plus d’Espagnols en sont réduits à se nourrir grâce aux associations caritatives.

La réaction des masses à la politique du PP

La politique d’accords des directions des organisations syndicales avec le patronat, combinée à la défaite historique du PSOE aux élections de décembre 2015 et la place centrale qu’occupe désormais Podemos, traduisent d’abord l’impuissance politique des masses espagnoles. Pourtant, depuis 2011, face la politique de Rajoy, une puissante volonté de résistance du prolétariat et de la jeunesse s’est exprimée.

Ce fut d’abord les deux journées de « grève générale », appelées par les directions confédérales en 2012, après l’adoption de la loi sur la « réforme » du marché du travail. Largement suivies, elles seront sans lendemain et resteront enfermées dans le cadre fixé par les directions confédérales : les objectifs assignés à ces grèves n’étaient pas le retrait de la loi, mais une inflexion de celle-ci.

Des mouvements importants vont se développer face aux coupes budgétaires. En 2011, les enseignants madrilènes engagent des mouvements de grève contre l’offensive menée par la présidente (PP) de la région. Les Commissions ouvrières s’intègrent aussitôt dans ce mouvement qui va prendre de l’ampleur, avant que les directions syndicales organisent son isolement dans une « plate-forme » intégrant les syndicats mais aussi une multitude d’association ou de mouvements citoyens. En 2012, ce mouvement prend une ampleur nationale (contre la loi Wert). Là encore, les directions syndicales ne prendront pas en charge l’organisation du combat, s’abritant derrière la « plate-forme » citoyenne, dite « marée verte ».

Des mouvements similaires se développent ensuite dans différents secteurs, tous sur le modèle de la « marée verte », et plus significativement dans la santé (« marée blanche »). Sur la base de ces « marées », les directions syndicales confédérales et professionnelles constituent en avril 2012 une « plateforme pour la défense sociale et les services publics », regroupant avec eux 150 associations. Une manière d’éviter la confrontation directe avec le gouvernement...

En juillet 2012, le gouvernement Rajoy annonce le pire programme d’austérité depuis le début de la crise. Des manifestations spontanées éclatent, surtout à Madrid. Les directions syndicales de la fonction publique appellent alors  à des manifestations dans toute l’Espagne, qui seront massives. Mais le cadre est fixé : il faut que le gouvernement ouvre le dialogue, comme en témoigne cet extrait de l’appel à la grève : « Le nouveau plan de rigueur annoncé par Rajoy au Congrès des Députés ne va pas rester sans réponse et nous disons à ce gouvernement qu’il joue actuellement avec du feu. (…) Ce gouvernement n’a pas arrêté de décréter des coupes, de mépriser la négociation, le consensus et le dialogue social. Un dialogue social qui a été un outil très précieux pour défendre l’État providence et l’équilibre des relations du travail et que maintenant Rajoy méprise à nouveau. »

La question de la manifestation aux Cortès (Parlement) pour empêcher le vote des mesures d’austérité du gouvernement Rajoy va se poser concrètement, mais les masses se retrouvent face à une ribambelle de journées d’actions. Et si le 15 septembre 2012, un samedi, à l’appel de l’UGT, des CCOO et de la « plate-forme sociale », se tient une manifestation nationale, l’objectif de cette manifestation n’est pas d’interdire le vote des coupes budgétaires, ce qui supposerait d’affronter le gouvernement, mais : « Les syndicats [il faut entendre les directions syndicales] soutiennent que les efforts de réduction du déficit sont injustement concentrés sur les classes populaires et exigent un référendum sur cette politique. » (Le Monde, 15 septembre 2012). Pourtant, les masses seront présentes, démontrant leur volonté de combat.

Bien sûr, il n’est pas possible dans le cadre de cet article de détailler toutes les initiatives prises par les appareils pour briser cette volonté de combattre qui s’exprima lors de manifestations massives et de grèves jusqu’au début 2013… On y entend toujours le même refrain :  « Nous enjoignons au gouvernement de l’Espagne de négocier, car il existe encore une certaine marge d’autonomie dans la façon de mettre en place les politiques d’austérité et les politiques structurelles imposées par les institutions européennes depuis le mois de mai 2010. » (Ignacio Fernández Toxo, président de la Confédération Européenne des Syndicats - CES -, secrétaire général de Commissions ouvrières, cité par Le Monde, 29 mars 2012).

Présentée comme l’aboutissement de ces tentatives de combat, une « Marche de la Dignité » se tient le 22 mars 2014 à Madrid, rassemblant plusieurs centaines de milliers de manifestants. Cette marche était convoquée par une kyrielle de groupes : du SAT (Syndicat andalou des travailleurs) aux dizaines de collectifs composant le syndicalisme « alternatif », en passant par les mouvements sociaux et la multitude de groupes de tout type dont la liste serait sans fin ; sans oublier les assemblées du 15-M (Indignés), la PAH (Plate-forme contre les expulsions de logement), la « Coordination 25-s », etc.

Le manifeste d’appel à cette marche se concluait ainsi : « Une mobilisation contre le paiement de la dette, pour un emploi digne, pour un revenu suffisant, pour les droits sociaux, pour les libertés démocratiques, contre les coupes, la répression et la corruption, pour une société d’hommes et de femmes libres ; une mobilisation contre un système, un régime et des gouvernements qui nous agressent et ne nous représentent pas.

Par conséquent nous exigeons qu’ils s’en aillent. Que s’en aillent le gouvernement du Parti populaire et, également, tous les gouvernements qui sabrent dans les droits sociaux fondamentaux, tous les gouvernements qui collaborent avec les politiques de la troïka. »

Mais aucune perspective politique. Car seul le front unique des organisations ouvrières, UGT et CCOO, reprenant à leur compte ces revendications, rompant le dialogue social avec la bourgeoisie, combattant pour chasser le gouvernement Rajoy et sa majorité au Parlement aurait été à même d’ouvrir une perspective politique au prolétariat et la jeunesse. À l’inverse, en écartant dédaigneusement ces organisations, les organisateurs de cette « marche » laisseront les mains libres aux directions de l’UGT et le CCOO, leur laissant l’occasion de renouer avec le dialogue social.

Ainsi, le 18 mars 2014, Rajoy se réunissait au palais de la Moncloa avec les présidents de la CEOE (le Medef espagnol), de la CEPYME (Confédération espagnole des petites et moyennes entreprises) et les secrétaires généraux des CCOO et de l’UGT. Après cette réunion, un communiqué officiel était publié, déclarant qu’« après avoir analysé la situation que traverse le pays, (ils) se sont engagés à impulser le dialogue social. »

Suite à cette première rencontre, plusieurs accords seront signés en 2014. Le dispositif visant en enfermer le prolétariat dans le cadre du dialogue social est complet. D’un côté les directions syndicales refusant de prendre en charge le combat contre le gouvernement, et réintégrant son dispositif de dialogue social ; de l’autre, la galaxie citoyenne propulsée par le mouvement des Indignés, pour qui il s’agit en aucun cas de poser la question du pouvoir, leurs représentants expliquant : « les syndicats font partie du problème et non de la solution », laissant le prolétariat et la jeunesse désarmés.

La grève des mineurs des Asturies pouvait ouvrir la perspective
d’un affrontement général avec le gouvernement

Le bassin minier des Asturies a été un foyer de lutte de la classe ouvrière espagnole, depuis la grève insurrectionnelle de 1934, en passant par les grèves contre le pouvoir franquiste en 1962.

En pleine restructuration depuis 20 ans, les mines de charbon ont progressivement fermé. À ce jour, une quarantaine est encore en activité, faisant travailler 8.000 mineurs. Mais le charbon espagnol, plus cher que le charbon importé, dépend des subventions de l’État. En 2011, l’Union européenne demandait que ces subventions prennent fin en 2018.

Le gouvernement Rajoy décidait alors de réduire les aides au secteur de 63 %. Jusqu’à 30.000 emplois directs ou indirects étaient menacés.

Le 28 mai 2012, les mineurs se lancent dans une grève, reconduite jusqu’au 1er juin, date à laquelle est lancée une grève illimitée qui conduit à l’occupation des puits mais aussi des routes et chemins de fer menant aux sites d’extraction. Le 18 juin, une journée de grève générale est appelée par les deux principaux syndicats UGT et CCOO dans les régions minières touchées par les mesures du gouvernement (Castille, Andalousie, Aragon, Asturies). Selon les syndicats, la grève est très largement suivie, avec une adhésion de 100 % dans les bassins miniers concernés. Un mouvement relayé par celui des enseignants, des ouvriers des chantiers navals et surtout des travailleurs des transports.

Un mot d’ordre apparaît : « Nous ne sommes pas des indignés, nous en avons marre ! » Le caractère que prend cette grève ne fait que confirmer cette appréciation : « Le conflit des mineurs espagnols, en grève depuis deux mois, a redoublé de violence vendredi avec de nouveaux affrontements dans le nord du pays qui ont fait deux blessés, pendant que la "marche noire" s’approche de Madrid, où elle doit arriver mardi soir.(…). » (La Dépêche, 6 juillet 2012)

L’arrivée de cette « marche noire » à Madrid va exprimer clairement l’aspiration des masses espagnoles à affronter directement le gouvernement en suivant l’exemple des mineurs. Le 10 juillet, les mineurs arrivent à Madrid dans la nuit. Ils sont accueillis par des milliers de madrilènes aux cris de : « Madrid obrero está con los mineros », « ¡ Que viva la lucha de la clase obrera ! », « ¡ Si esto no se arregla, guerra, guerra, guerra ! »(« Si ça n’est pas abrogé, guerre, guerre, guerre ! ») » (Libération, 9 juillet 2012)

La même aspiration s’exprime tout au long de la « marche noire » des mineurs : « “Nous autres, nous n’avons pas peur de la police, si on nous attaque, on répondra. On ne va pas lâcher notre objectif “, assure Arturo San Gil, qui en est à sa troisième marche noire en deux décennies. (…) Et de rappeler avec fierté : “En Espagne, ce sont les mineurs qui ont déclenché les principales luttes. Rappelez-vous la guerre civile, elle a commencé dans les Asturies, au fond des mines. Aujourd’hui, notre mouvement pourrait réveiller d’autres secteurs.“ » (Libération, 9 juillet 2012)

Alors que le jour même de cette manifestation le gouvernement annonçait de nouvelles mesures d’austérité, la grève des mineurs, conjuguée aux mouvements de nombreux secteurs contre la politique anti-ouvrière du gouvernement Rajoy, posait objectivement la question de l’appel immédiat à la grève générale de l’ensemble du prolétariat espagnol par les directions de l’UGT et des Commissions Ouvrières, pour vaincre et chasser ce gouvernement.

En l’absence d’une telle perspective, malgré l’ampleur du soutien populaire, et la détermination et la combativité des mineurs, ce mouvement va être liquidé par les directions syndicales du secteur minier :

« Nous avons décidé de réorienter la mobilisation, c’est pourquoi les travailleurs retranchés dans les différents puits sortiront aujourd’hui [jeudi] et demain, le 3 août, les activités reprendront dans les mines", a déclaré dans un communiqué le syndicat UGT, à l’origine de la grève avec celui des Commissions ouvrières (CCOO). (…) Étant donné que le gouvernement dit "ne pouvoir apporter aucune solution en 2012" pour le secteur du charbon, déclare l’UGT, "un nouveau calendrier d’actions et de mobilisations" sera élaboré par les syndicats.” (Le Monde, 3 août 2012)

La défaite de la grève des mineurs fermait la possibilité de combattre la politique « d’austérité” du gouvernement Rajoy sur un terrain d’affrontement de classe, laissant la porte grande ouverte aux illusions frelatées portées par les Indignés.

Les objectifs de Podemos

Dès les élections européennes, Podemos fait un carton. En à peine six mois, il parvient à rassembler 1,2 million de voix et à talonner Izquierda Unida.

Le 31 janvier 2015, Podemos appelait à une « marche pour le changement », à Madrid, qui réunira des dizaines de milliers de manifestants. Mais qu’elle était la revendication de cette marche ? Il n’y en avait pas. Pour Iglesias, le leader de Podemos, il s’agissait de mobiliser le « rêve », avec pour mot d’ordre : « si se puede » (« oui c’est possible »). Tout un programme, plutôt, l’expression de l’absence de tout programme, de toute perspective.

« Le premier travail de Podemos consiste à « traduire » le discours traditionnel de la gauche à partir d’axes discursifs capables d’emporter l’adhésion la plus large : les questions de la démocratie, de la souveraineté et des droits sociaux. « Concrètement, précise Lago, nous ne parlons pas de capitalisme. Nous défendons l’idée de démocratie économique. » Oubliée, donc, dans les discours, la dichotomie « gauche-droite » : « La ligne de fracture, explique M. Iglesias, oppose désormais ceux qui comme nous défendent la démocratie (...) et ceux qui sont du côté des élites, des banques, du marché ; il y a ceux d’en bas et ceux d’en haut ; (...) une élite et la majorité » (Le Monde Diplomatique, 22 novembre 2014).

Pour Podemos, il ne faut en aucun cas parler ni d’ouvriers, ni de capitalisme, ni de socialisme… En fait, ils se réclament de Don Quichotte !… De plus, on retrouve chez Podemos, comme chez les Indignés, le refus de la forme parti :

« C’est surtout l’héritier des mouvements sociaux et plates-formes citoyennes, comme les Indignés de mai 2011, qui ont essaimé pendant la crise. “Podemos est parvenu à canaliser ces énergies vers une option politique concrète“, estime Fernando Vallespín.

Cet héritage explique la structure résolument participative du parti, qui répond aux attentes des Espagnols, désireux de s’emparer du débat politique. Les 265.000 adhérents de Podemos ne paient pas de cotisation au parti, qui se finance, pour l’instant, via le « crowdfunding ». Ils se réunissent en groupes géographiques ou sectoriels, les « cercles », organisés partout en Espagne, en toute autonomie. (…)

Au sein de ces cercles, comme au niveau national, Podemos exploite tous les outils du numérique, (…) Les instruments numériques correspondent bien à la philosophie participative du groupe. Grâce à eux, “les cercles et les gens [sont] les principaux promoteurs des initiatives, débats et consultations citoyennes qui définiront l’action de Podemos“, pouvait-on lire dans le document de candidature de Pablo Iglesias et de son équipe aux organes centraux de Podemos.” (Les Echos, 11 décembre 2014)

Pour Iglesias, peu importe la perspective politique, l’essentiel est de « mobiliser ce que personne n’a mobilisé : l’illusion. » Il s’agit pour lui d’opposer le « peuple » à la « caste » dans laquelle il inclue sans différenciation, le PP au pouvoir, les grands médias, les institutions de l’État, autant que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier : le PSOE ou les deux grandes confédérations ouvrières, Commissions Ouvrières et UGT…

Le programme économique de Podemos est tout aussi… accommodant.  Par exemple ? « le but n’est pas de ne pas payer la dette… Nous pouvons essayer de promouvoir un processus de restructuration ordonné de la dette en Europe et spécialement dans les pays de la périphérie… ». Ainsi en août 2015, quand en Grèce Tsipras capitulait devant les principaux impérialismes européens, Podemos continuait de soutenir le parti « frère ». Iglesias déclarait : « … c’était une situation limite : soit l’accord, soit une sortie de l’euro », ajoutant que, « d’une certaine manière le gouvernement [grec] a gagné en stabilité », et « en même temps, il a obtenu que le sujet de la restructuration de la dette soit envisagée »… Une bien belle « victoire » pour les masses grecques en effet. Le numéro deux de l’organisation déclarait également que les élus de Podemos auraient pu voter oui à l’accord européen, qui prévoyait pourtant l’application des mesures d’austérité rejetées par un referendum en Grèce…

Et de la même façon que Podemos s’engage à respecter le cadre de l’économie capitaliste, cette organisation ne considère pas qu’il est nécessaire d’en finir avec la monarchie.

Podemos : pour une réforme constitutionnelle… sans remettre en cause la monarchie

« À la mort de Franco, le 2 novembre 1975, Juan Carlos, qu’il a désigné comme son successeur, accède au trône. Très rapidement, il va se lancer dans une opération de "réforme politique" du franquisme pour préserver l’État bourgeois espagnol et ses institutions essentielles. Le gouvernement Juan Carlos – Suarez constitué en juillet 1976 (au retour de Juan Carlos d’un voyage aux États-Unis) accouchera d’une loi de "réforme politique", validée par référendum en 1976.

Cette loi correspond à la nécessité pour la bourgeoisie espagnole d’adapter la forme de sa domination aux nouveaux rapports politiques avec sa classe ouvrière, de tenter de préserver contre elle l’essentiel des institutions de l’État. (…).

Mais elle est lourde de dangers : l’apparition de fissures dans l’édifice franquiste peut précipiter l’irruption révolutionnaire des masses. C’est pourquoi de nombreux secteurs de la bourgeoisie espagnole s’opposent à la "réforme politique", comme plus tard certains secteurs de l’armée tenteront un coup d’État dans une tentative vaine de rétablir l’ordre antérieur des choses.

La loi de "réforme politique" garantit cependant l’essentiel : elle préserve l’État bourgeois.» (Combattre pour le Socialisme, mars 2001)

La monarchie est le principal garant de la continuité des institutions héritées du franquisme. Mais Podemos ne se prononce ni pour en finir avec elle, ni pour la République. Citons Iglesias :

« Nous avons été confrontés à un cas d’école lors de la visite officielle du roi d’Espagne au Parlement européen, le 15 avril 2015. (…) Il existe, grosso modo, deux options. La première, généralement adoptée par la gauche - dont Izquierda Unida (Gauche unie) -, consiste à dire : “Nous sommes républicains. Nous ne reconnaissons pas la monarchie, nous n’irons donc pas à la réception en l’honneur du roi d’Espagne. Nous ne reconnaissons pas cet espace de légitimité pour le chef de l’État.“ Même si c’est une position parfaitement tenable sur le plan éthique et moral, elle nous place immédiatement dans l’espace de la gauche radicale, dans un cadre très traditionnel. Cela nous aliène instantanément de larges couches de la population qui éprouvent de la sympathie pour le nouveau roi (…). La monarchie figure toujours parmi les institutions les plus appréciées en Espagne. (…) Deux options, donc : soit nous n’allons pas à la réception et nous restons coincés dans la grille d’analyse traditionnelle de l’extrême gauche, qui offre très peu de possibilités d’action ; soit nous y allons (…).

Nous y sommes allés, mais sans rien changer à notre façon de nous présenter, avec nos vêtements de tous les jours, en ignorant le protocole. » (Le Monde Diplomatique, juillet 2015).

Podemos choisit en réalité le soutien à la monarchie. Quand en juin 2014 les députés votaient à 85 % pour la loi intronisant Philippe de Bourbon, suite à l’abdication de Juan Carlos, Iglesias expliquait : « il ne s’agit pas d’un débat sur la forme de l’État. Il s’agit d’un débat pour savoir si les Espagnols sont majeurs et s’ils ont le droit de décider ou s’ils doivent rester sous tutelle des élites des partis qui prennent les décisions dans les salons privés des restaurants au lieu de les soumettre aux citoyens. »

Le même aveu de soumission aux institutions apparaît dans la composition des listes de Podemos pour les élections législatives de décembre 2015. On y retrouve pêle-mêle : des magistrats, le dirigeant d’un syndicat des Gardes civils (police à statut militaire héritée du franquisme) et surtout un ancien général. Cette dernière recrue est plus qu’un symbole : c’est l’ancien général de l’armée de l’air et le chef d’état-major des armées (à ce titre, il joua un rôle majeur dans la guerre menée par l’OTAN en Libye en 2011). C’est cet homme-là que Podemos place en deuxième position sur sa liste dans la province de Saragosse, le présentant comme le futur ministre de la défense d’un gouvernement de Podemos…

Une dirigeante de Podemos, élue européenne mais surtout représentante du courant « anticapitalistas » du parti, Teresa Rodriguez, explique que cette candidature se justifie au nom du respect de la « pluralité » de Podemos. Mais elle va plus loin en soutenant la position de Podemos de respecter les accords signés entre l’état espagnol et l’OTAN.

Et cette politique va à l’encontre de l’aspiration des masses d’en finir avec les institutions héritées du franquisme.

Le renouveau des aspirations républicaines

Or, la contestation de la monarchie a refait surface ces dernières années. En plusieurs occasions, on voit réapparaître de façon de plus en plus évidente, les références à la République. Lors de manifestations des enseignants à Madrid en 2011 et 2012, les drapeaux républicains ont fait leur apparition, tout comme le 22 mars 2014, à l’arrivée de la « marche de la dignité » à Madrid. Mais il faut surtout parler des manifestations qui eurent lieu en faveur de la République au moment de l’abdication de Juan Carlos.

La « transition » a mis sous le boisseau la nécessité de faire le bilan des décennies franquistes, cela au nom de la réconciliation nationale autour d’une soi-disant démocratie retrouvée. Or, aujourd’hui, en particulier dans la jeunesse, la nécessité de se réapproprier son passé se fait de plus en plus vive.

Quant au PSOE, inconditionnellement pour la défense de la monarchie, il adoptait en 2013, lors de sa conférence chargée de définir le projet du parti, l’épigraphe suivante : « La tradition culturelle et politique du PSOE est la Constitution de 1978. Mais il l’a approuvée et soutenue comme l’expression d’un cadre juridico-politique qui nous rendait la liberté, la démocratie et l’État social et de droit. Cette Constitution a consacré la monarchie parlementaire comme forme d’État, c’est l’un des grands accords consensuels sur lesquels notre Transition s’est fondée, comme toute notre vie démocratique ces trente-cinq dernières années ». Il faut pourtant préciser que bien qu’adoptée par la majorité de la conférence, cette déclaration de soumission à la monarchie était votée sous les huées d’une partie des présents. Ainsi, même si cela ne s’est pas exprimé publiquement, il existe au sein du PSOE la réfraction de l’aspiration à en finir avec la monarchie.

Les élections municipales et régionales de mai 2015 : un premier coup de semonce

Des élections régionales se tenaient, en mai 2015, dans 13 des 17 communautés autonomes que compte l’Espagne. Un mois plutôt, une première élection se tenait en Andalousie.

On assistait au recul du PP : alors qu’il gouvernait 13 régions précédemment, il ne se maintiendra que dans 4 régions, notamment grâce au soutien de Ciudadanos.

L’abstention, combinée aux bulletins blancs et nuls, était de 35,6 %. Le PP recueillait 19,2 % des voix des inscrits, le PSOE 17,8 %, Podemos 9,3 %, Ciudadanos 6,4 % et Izquierda Unida 2,5 %.

Malgré son résultat mitigé, Podemos doublait le nombre de ses voix depuis les Européennes : il passait de 1 million à 2 millions de voix environ. Mais, nulle part, un parti n’était en mesure de constituer seul une majorité dans les parlements régionaux.

Ainsi, plusieurs configurations vont se présenter dans la constitution des gouvernements régionaux : en Andalousie, c’est une coalition PSOE-Ciudadanos qui forme le gouvernement, dans les Asturies, ce sont le PSOE et IU qui gouvernent ensemble ; en revanche, dans 4 régions (Aragon, Baléares, Estrémadure et Valence), un président PSOE est élu avec les voix de Podemos.

S’agissant des municipales, la configuration est différente. Podemos ne désignait pas de listes ; à la place, se présentaient des listes de coalition regroupant des membres d’associations représentant la « société civile » (Plate-forme des victimes des hypothèques, à Barcelone ; « plates-formes citoyennes » Ganemos - « nous gagnons » -, qui s’étaient constituées dans plusieurs villes en Espagne en vue des municipales, etc.), mais aussi des sections locales de Podemos, Izquierda Unida, les Verts, etc.

Les Municipales constituent la victoire la plus emblématique de ces listes, victoire attribuée à tort à Podemos seul. Ces listes prennent la direction des deux villes les plus importantes du pays : Barcelone et Madrid, mais aussi de trois capitales de provinces. Ce sont au total neuf villes de plus de cent mille habitants dont le maire sera issu de ce type de listes.

Pour le PP, ces élections sont aussi un retour de balancier par rapport aux élections de 2011 où il avait pris de nombreuses municipalités au PSOE : alors qu’il dirigeait 38 villes de plus de cent mille habitants depuis 2011, il n’en a plus que 18, tandis que le PSOE repasse lui de 11 à 23 villes. Il faut préciser que souvent ces basculements se font avec le soutien des listes « citoyennes », et que les villes que ces dernières gagnent le sont grâce au soutien du PSOE.

Les élections régionales catalanes : un facteur de crise de l’État espagnol

En 2005, le « gouvernement tripartite » catalan (PSC, IU/Les Verts et ERC) établit avec la formation bourgeoise Convergences et Union (CiU) un accord sur un nouveau statut d’autonomie de la Catalogne. Cet accord prévoyait notamment de définir la Catalogne comme « nation », de créer une circonscription catalane pour les élections européennes et de reconnaître deux langues officielles. Le nouveau statut d’autonomie est approuvé par le Parlement catalan en septembre 2005. Aussitôt, le PP dépose un recours devant le tribunal constitutionnel.

En 2006, un accord reprenant les termes de ce statut est signé entre Zapatero, alors au pouvoir, et Artur Mas, le dirigeant de CiU. Le congrès puis le Sénat adopte ce projet. Le nouveau statut entre en vigueur après un referendum qui se tient en Catalogne : il est approuvé par près de 74 % des votants, mais la participation n’est que de 49 %.

En 2010, un arrêt du tribunal constitutionnel va invalider un certain nombre d’articles de ce statut, notamment la référence à la « nation catalane » et la définition du caractère préférentiel du catalan sur l’espagnol. À partir de là, suit une vague de protestation en Catalogne, qui culmine avec l’organisation d’une marche à Barcelone autour du slogan « Nous sommes une nation. Nous décidons ». Elle est soutenue par l’ensemble des partis, à l’exception du PP et de Ciudadanos, et réunit plus d’un million de personnes. Cela en fait la manifestation la plus importante de l’histoire de la Catalogne.

La décision du tribunal constitutionnel, combiné au développement de la crise, va contribuer à la montée en puissance de la volonté d’indépendantisme catalan. Parallèlement, CiU, au pouvoir en Catalogne depuis 2010, soutient et met en œuvre les plans de rigueur, et doit affronter les masses sur cette question.

Le 11 septembre 2012, jour de la fête nationale catalane, une nouvelle manifestation de masse a lieu :

« “ Que veut cette foule ? Un nouvel État d’Europe. Que veulent ces gens ? Une Catalogne indépendante “, hurlaient en catalan les manifestants venus en famille et entre amis. (…) “ La crise donne des arguments pour l’indépendance “, affirme Mar Tarres, une avocate de 24 ans (…). “ Il y a le sentiment qu’il y a plus de coupes ici parce que nous payons pour les autres. “, ajoute-t-elle. » (Libération, 11 septembre 2012)

Pour le gouvernement catalan, il s’agit d’utiliser la question de l’indépendance au compte de la bourgeoisie catalane : la Catalogne (région la plus riche d’Espagne), ne doit pas payer pour le reste du pays. Pour CiU, il s’agit d’utiliser la question nationale pour faire pression sur Madrid. C’est dans ce cadre, face à la nécessité de se faire une nouvelle crédibilité en Catalogne, qu’Artur Mas convoque des élections anticipées en 2012. Cela ne suffira pas, CiU perd le quart de son électorat et c’est le parti indépendantiste et républicain, l’ERC, qui tire profit de la situation en doublant le nombre de ses voix.

À partir de là, se constitue un gouvernement de coalition CiU-ERC qui va tempérer le programme de coupes précédemment engagé et lancer un processus posant la question de l’indépendance nationale catalane, notamment en tentant d’organiser un referendum d’autodétermination en 2014. Aussitôt annoncée la date du referendum, le gouvernement Rajoy saisira le tribunal constitutionnel pour le faire interdire, le déclarant anticonstitutionnel : si la consultation s’est bien tenue en Catalogne en novembre 2014, elle n’a aucun caractère légal.

C’est un autre type de referendum qui a lieu lors des élections régionales catalanes de septembre 2015. En effet, les partis nationalistes se présentaient en faisant de ces élections une consultation pour ou contre l’indépendance. À cette occasion, les partis au pouvoir en Catalogne constituaient une coalition « Ensemble pour le oui ». Le résultat n’est pas net : même si les partis pro-indépendantistes ou se présentant comme tels obtiennent la majorité absolue au Parlement, ils n’obtiennent que 47,7 % des voix exprimées.

Le 9 novembre 2015, le nouveau Parlement catalan adopte une résolution qui proclame « le début du processus de création d’un état catalan indépendant sous la forme d’une république ». Cette proclamation est assortie de la promesse d’organiser un referendum avant 2017, lors duquel serait présenté le projet de Constitution de cette nouvelle République catalane.

Mais encore une fois, le tribunal constitutionnel annulait cette résolution alors que Rajoy proclamait sa « fermeté et sa détermination » à défendre l’unité de l’Espagne. Dans sa volonté de s’opposer au droit à l’autodétermination de la Catalogne, le PP est soutenu par le PSOE autant que par Podemos. Ainsi, les dirigeants de ces deux partis allaient rencontrer Rajoy pour discuter de la question catalane.

Et c’est seulement en janvier 2016 que le Parlement catalan parvient à élire un nouveau président (membre de Convergence démocratique de Catalogne), avec les voix des députés de la liste « Ensemble pour le oui » et de ceux de la CUP. À peine élu, celui-ci modère les ardeurs indépendantistes en expliquant que son gouvernement ne déclarerait pas unilatéralement l’indépendance de la région. Dans une interview télévisée, il ajoutait : « Disposons-nous d’une puissance suffisante pour déclarer l’indépendance de la Catalogne avec ce Parlement ? Pas encore ». Pour lui, s’il doit y avoir indépendance de la Catalogne, c’est dans le cadre des institutions espagnoles.

La question catalane reste donc un facteur de crise pour la bourgeoisie espagnole, et le fait que Rajoy ait demandé de former un gouvernement d’unité nationale avec le PSOE pour la défense de l’unité espagnole le démontre. De même, la question catalane est au centre des discussions pour la formation d’un gouvernement entre Podemos et le PSOE.

L’enjeu du droit à l’indépendance de la Catalogne pour le prolétariat espagnol

« Les tendances séparatistes posent devant la révolution le problème démocratique du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes. Ces tendances, considérées superficiellement, se sont aggravées pendant la dictature. Mais tandis que le séparatisme de la bourgeoisie catalane n’est qu’un moyen pour elle de jouer avec le gouvernement madrilène contre le peuple catalan et espagnol, le séparatisme des ouvriers et paysans n’est que l’enveloppe d’une révolte intime, d’ordre social. Il faut établir une rigoureuse distinction entre ces deux genres de séparatisme. Cependant, et précisément pour disjoindre de leur bourgeoisie les ouvriers et les paysans opprimés dans leur sentiment national, l’avant-garde prolétarienne doit prendre, sur cette question du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes, la position la plus hardie, la plus sincère. Les ouvriers défendront intégralement et sans réserves le droit des Catalans et des Basques à vivre en États indépendants, dans le cas où la majorité des nationaux se prononcerait pour une complète séparation. Ce qui ne veut nullement dire que l’élite ouvrière doive pousser les Catalans et les Basques dans la voie du séparatisme. Bien au contraire : l’unité économique du pays, comportant une large autonomie des nationalités, offrirait aux ouvriers et aux paysans de grands avantages du point de vue de l’économie et de la culture générales. » (La Révolution espagnole et les tâches communistes, L. Trotsky, 1931)

En conséquence, une organisation révolutionnaire devrait se prononcer inconditionnellement pour le droit à l’autodétermination du peuple catalan et expliquer que seule la classe ouvrière est la classe capable de mener à bien cet objectif.

Après les élections législatives de 2015

À l’issue des élections de décembre dernier, le Parlement espagnol n’a jamais été aussi fragmenté. Aucune coalition de partis n’est aujourd’hui en mesure de former un gouvernement s’appuyant sur une majorité absolue. Les tractations ont commencé aussitôt ouverte la session inaugurale du Parlement. Le 13 janvier, fait inédit, ce n’est pas un membre du parti arrivé en tête lors des élections, ici le PP, qui est désigné à la tête du Congrès, mais le socialiste Basque Patxi Lopez. Ce dernier est élu par les députés du PSOE et de Ciudadanos, et grâce à l’abstention des députés du PP.

Rajoy le premier tente de former un gouvernement, proposant une grande coalition ; mais, rapidement, il doit jeter l’éponge, le dirigeant du PSOE refusant cette alliance.

Depuis, c’est le PSOE qui mène les négociations. Dans un premier temps, il recherche une solution du côté de Podemos, mais les exigences d’Iglesias sont impossibles à admettre pour le PSOE. Le 24 février, un accord PSOE-Ciudadanos est conclu. Podemos quitte alors les négociations, refusant de s’allier à Ciudadanos. Mais malgré ce premier accord, le nouveau gouvernement n’est pas encore près d’être formé.

Au centre du jeu, on trouve aujourd’hui le PSOE, partagé entre sa direction que représente Sanchez et les barons du parti :

« C’est mal parti pour Pedro Sanchez. Il est pourtant le seul qui pourrait devenir Premier ministre, car personne ne pense soutenir Rajoy, explique Pablo Simon, politologue à l’université Carlos-III de Madrid. Mais les rivalités internes du parti ont court-circuité les négociations qui lui permettraient de gouverner en minorité.

Tard dans la nuit du dimanche 27 décembre, après une réunion houleuse de plusieurs heures, les barons socialistes ont interdit à Pedro Sanchez de chercher des alliances avec des partis favorables au « séparatisme ». Cette ligne rouge infranchissable concerne d’abord Podemos, qui défend la tenue d’un référendum d’autodétermination en Catalogne, mais aussi diverses formations nationalistes élues au Parlement. » (Le Monde, 31/12/2015)

S. Diaz, présidente (PSOE) du gouvernement d’Andalousie où elle gouverne avec Ciudadanos, mène le combat contre l’alliance avec Podemos, préférant une alliance PSOE-Ciudadanos-PP.

Pour la bourgeoisie espagnole, la formation d’un gouvernement devient de plus en plus urgente. La question catalane doit être résolue alors qu’elle tend à se radicaliser en l’absence de gouvernement à Madrid… La situation économique inquiète la bourgeoisie, il est urgent que la politique entreprise par Rajoy se poursuive… Rajoy déclare lui-même : « La fragmentation des forces politiques ne peut pas être un élément de paralysie, de blocage ou d’inaction (…). L’Espagne ne peut pas se permettre une période d’incertitude politique qui jetterait à la poubelle les avancées obtenues ces dernières années grâce aux efforts de tous les Espagnols. »

 Mais c’est aussi Bruxelles qui presse à la formation d’un gouvernement : « la commission européenne s’est émue du vide politique espagnol. Elle en a profité pour rappeler qu’elle réclamera de « douloureux ajustements budgétaires » au prochain gouvernement, lequel devra « poursuivre les réformes. » (La Tribune, 25 janvier 2016)

Mais il semble que la formation d’un nouveau gouvernement soit impossible et que de nouvelles élections pourraient être convoquées.

Quelques conclusions

Le résultat des dernières élections législatives, marquant un profond recul pour le prolétariat avec la défaite des partis ouvriers traditionnels et l’impasse politique que représente Podemos, il n’est pas possible de formuler à ce stade une issue gouvernementale répondant aux besoins de la classe ouvrière.

Pour que puisse s’ouvrir une issue gouvernementale, le premier combat à mener devrait être que les directions des organisations ouvrières rompent avec la bourgeoisie et se prononcent contre la formation d’un gouvernement du PSOE avec les partis bourgeois.

Dans ce sens, les directions des Commissions ouvrières et de l’UGT devraient faire leurs les revendications du prolétariat et de la jeunesse, et non les abandonner aux petits-bourgeois populistes de Podemos et aux multiples associations « citoyennes » issues du mouvement des Indignés. À commencer par exiger :

- l’abrogation des mesures prises par les gouvernements Rajoy et Zapatero en matière de retraite ou de « réforme » du marché du travail, de réduction des dépenses de santé et d’éducation ;

- l’échelle mobile des heures de travail et le développement d’une formation de qualité pour la jeunesse, face au chômage de masse ;

- le refus du paiement de la dette, l’expropriation du secteur bancaire sous contrôle ouvrier ;

- l’interdiction des expulsions, l’expropriation des promoteurs immobiliers, la réquisition des logements, la réorganisation du secteur au profit de la satisfaction des besoins des travailleurs, l’annulation des dettes immobilières des ménages.

Enfin, ils devraient se prononcer pour le droit inconditionnel des peuples d’Espagne à disposer d’eux-mêmes. À commencer par le peuple catalan.

Les directions syndicales devraient exiger que le PSOE fasse sien ces revendications. C’est seulement ainsi que les masses se tourneraient à nouveau vers ce parti. Le combat pour le front unique des organisations ouvrières sur ce programme ouvrirait la perspective de la venue au pouvoir d’un gouvernement résultant de ce front unique et dont les masses exigeraient la satisfaction de leurs revendications politiques, sociales et nationales.

Cela « exige à l’évidence la liquidation de l’État monarchique hérité de Franco, le respect scrupuleux des nationalités opprimées à disposer d’elles-mêmes, dans la perspective d’une fédération des républiques socialistes ibériques. » (CPS n° 3)

La conclusion que nous donnions dans CPS (n° 46), en 2012, reste d’actualité :

 « C’est seulement en s’engageant dans la voie du socialisme que la misère grandissante peut reculer, que les besoins sociaux peuvent être satisfaits. C’est dans ce combat que peuvent être résolues les contradictions économiques et sociales du capitalisme en crise. C’est par ce combat que peuvent être résolues les contradictions liées au désarroi de la jeunesse et du prolétariat, qui cherche à combattre mais ne peut trouver d’issue positive à cette étape. C’est de ce combat que pourra naître le nécessaire parti ouvrier révolutionnaire, seul à même d’ordonner et d’organiser le combat quotidien, comme celui pour ouvrir la perspective du socialisme. »

 

26 février 2016

 

 

 

 

 



[1] ex- Convergences et Union, parti bourgeois catalan.