Article
paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°58 (n°140
ancienne série) du 10 octobre 2015 [ http://socialisme.free.fr/ - socialisme@free.fr ] :
Chine :
L’amorce d’un tournant dans la situation
économique :
quelles conséquences politiques ?
Introduction
Cet
article est le troisième consacré à la Chine par notre bulletin CPS. Les dernières nouvelles en
provenance de Chine attestent d’un approfondissement marqué du ralentissement
économique. Or, ces nouveaux développements ne sont pas seulement la répétition
de manière amplifiée des précédents ; nous observons des changements qualitatifs.
L’analyse des contradictions de l’économie chinoise entamée dans le premier
article de cette série (voir CPS n°
54 nouvelle série) nécessite donc d’être poursuivi : il faut saisir ce
qu’il y a de nouveau dans la situation économique en Chine et dans les rapports
entre les classes et la bureaucratie. Les récents évènements réaffirment le
besoin d’examiner la situation économique de la Chine sous un double prisme.
Premièrement,
les derniers développements de la situation économique en Chine ne doivent plus
seulement être vus comme une conséquence de la crise du capitalisme mais comme
un nouveau moment de cette crise, le lieu de son développement le plus intense
actuellement. A partir de 2009, les gigantesques plans de relance mis en œuvre
par Pékin ont permis de soutenir l’économie mondiale dans son ensemble. Aujourd’hui,
ce sont en partie les contradictions enfouies en 2009 qui resurgissent, et
l’approfondissement du ralentissement économique en Chine va durablement peser
sur l’économie mondiale. Cela découle du poids économique de plus en plus important
de la Chine – 15% du PIB mondial et près
de 25% de la production manufacturière globale – et de sa pleine intégration au
marché mondial.
Ensuite,
en Chine plus qu’ailleurs, il est impossible de dissocier l’analyse économique
de l’analyse politique. Au‑delà des développements économiques proprement
dits, le pilotage de l’économie par la bureaucratie est une singularité qui
doit être placée au centre de l’analyse. C’est aussi la raison pour laquelle le
tournant amorcé dans la situation économique doit être analysé sous l’angle de
ses conséquences politiques, en particulier sur la lutte de classe d’un prolétariat
chinois à la puissance sociale sans égal mais politiquement et
organisationnellement désarmé. Si ce tournant n’ouvre pas de manière mécanique
un tournant politique, il fait partie fait partie des conditions nécessaires,
quoique non suffisantes, qui mèneront dans des délais imprévisibles à ce que
les masses chinoises surmontent les conséquences de la défaite de 1989 et de la
restauration du capitalisme et engagent le combat pour chasser la bureaucratie.
Pour l’instant, l’approfondissement du ralentissement économique se traduit par
des modifications quantitatives. Mais l’augmentation de la combativité de la
classe ouvrière est un terrain propice à des modifications qualitatives :
comme nous l’écrivions dans le second article consacré à la Chine (voir CPS 57 nouvelle série), c’est dans et
par la lutte des classes que le prolétariat chinois, et notamment les jeunes
migrants, effectue le rude apprentissage de la lutte des classes. De même,
c’est dans le combat pratique qu’il pourra avancer sur la voie de la résolution
des questions politiques et organisationnelles posées par ce combat. En cela,
le tournant amorcé dans la situation économique et l’impulsion qu’il donne aux luttes ouvrières sont de nature à
constituer un aiguillon à la poursuite des processus en cours au sein d’un
prolétariat qui effectue ses premiers pas vers sa constitution en « classe
pour soi ».
En
définitive, ce qui secoue actuellement la Chine, c’est le résultat de
l’insertion de plus en plus prononcée sur le marché mondial d’une économie
encore largement pilotée selon les besoins multiples et contradictoires de la bureaucratie
et forte d’une classe ouvrière menaçante de plusieurs centaines de millions de
travailleurs. Le ralentissement plus fort que prévu de l’économie, les tensions
croissantes au sein de la bureaucratie, et la mise en mouvement, limitée mais
réelle, des travailleurs constituent un cocktail potentiellement explosif qu’il
nous faut apprécier.
1°) Approfondissement du ralentissement économique
en Chine :
un nouveau moment de la crise du capitalisme
La Chine comme l’épicentre
des nouveaux développements de la crise du capitalisme ouverte en 2009
C’est
une dimension de l’analyse que nous n’avons pas suffisamment mise en avant dans
les deux articles précédents consacrés à la Chine. En raison de son poids économique, et en
premier lieu sa place de plus en plus centrale dans les flux de marchandises et
de capitaux, et du fait de son rôle crucial dans la division internationale du
travail en tant que principal lieu de la production industrielle, c’est‑à‑dire
en définitive lieu de la production de la plus‑value, la Chine exerce
maintenant une influence considérable sur le mode de production capitaliste
dans son ensemble. Même si les rapports de force internationaux permettent aux
vieux impérialismes de s’octroyer une grande partie de cette plus‑value,
en dernière analyse, les conditions de son extraction dépendent des conditions
économiques et politiques en vigueur en Chine.
La
Chine n’est pas encore en mesure de contester l’hégémonie économique,
financière et monétaire de l’impérialisme US. En revanche, l’économie
américaine ne peut plus considérer les développements en Chine comme des
évènements de second ordre : ceux‑ci le concernent au premier chef
car, si la montée en puissance de la Chine n’est pas encore une menace réelle
pour la domination sans partage du capitalisme US, le ralentissement à l’œuvre
en Chine a dorénavant la potentialité d’entraîner l’ensemble de l’économie
mondiale dans sa chute. L’impérialisme US a d’ailleurs bien conscience de ce
changement, ce dont témoigne la place nouvelle occupée par les développements
internationaux (c’est‑à‑dire les développements en Chine) dans le
communiqué de la Fed fin septembre motivant le report de la hausse des taux
d’intérêts.
Cette
place centrale de la Chine dans l’économie mondiale n’est pas nouvelle en soi
et ne s’est pas faite en un jour. A posteriori, il faut considérer que les
plans de relance successifs lancés par la bureaucratie chinoise depuis 2009 ont
autant, si ce n’est plus, contribué à éviter une dépression économique mondiale
que les interventions historiques des principales banques centrales :
« C’est la Chine qui a permis au
capitalisme mondial d’éviter en 2009 que la récession partie des États‑Unis
se transforme en une dépression de type 1930. L’injection d’argent pour sauver
le système financier n’aurait pas réussi si l’accumulation massive de capital
réel en Chine n’avait pas assuré un vaste débouché aussi bien aux machines
industrielles allemandes qu’aux matières premières de base en provenance des
pays voisins d’Asie et d’Amérique du Sud. »[i].
Mais le
ralentissement actuel en Chine nous permet de voir encore plus nettement
l’influence croissante de l’économie chinoise sur l’économie mondiale. En
quelques mois, l’ensemble des matières premières a subi un repli considérable :
« Depuis juillet 2014, si le pétrole
a chuté de 60%, on doit noter que le cuivre a chuté de 30%, le soja de 30%, le
sucre de 39%, le café de 20%, le platine de 32% et le porc (coté à Chicago) de
50%.”[ii]. Et comment
ne pas y voir l’effet du ralentissement chinois : “Les importations, elles, ont connu leur 10e mois de recul consécutif.
Avec un ralentissement plus fort. Elles ont chuté de 13,8% en août après une contraction
de 8,1% en juillet. En baisse de 14,5% sur les huit premiers mois de l’année
comparé à la même période en 2014. »[iii]. Comment ne pas lier les
difficultés de l’économie brésilienne et de nombreuses économies exportatrices
de matières premières au ralentissement chinois ?
L’inquiétude
des gouvernements européens et américain devant un atterrissage brutal de
l’économie chinoise n’est pas feinte. Le redémarrage poussif mais réel de
l’économie américaine se trouverait vite incapable de maintenir l’économie
mondiale à flot en cas de décrochage de la croissance chinoise. Surtout que les
gouvernements et les banques centrales sont de moins en moins en position de
soutenir le capitalisme en crise. En 2009, la Chine a absorbé une partie des
contradictions mondiales en passe d’exploser au moyen de plans de relance
colossaux. Aujourd’hui, ce sont ces mêmes contradictions qui refont surface.
Causes du ralentissement
actuel :
l’importance de l’augmentation des salaires et des investissements improductifs
Le
premier article de cette série a analysé les contradictions générées par
l’essor colossal de la Chine ces trente dernières années. Cette analyse demeure
parfaitement juste et permet largement de comprendre le ralentissement actuel.
Sans y revenir en détail, deux points méritent néanmoins d’être soulignés.
D’abord,
l’une des causes profondes du ralentissement en Chine est la hausse
tendancielle des salaires chinois depuis 10 ans, 12% en moyenne chaque année.
L’augmentation de la productivité des travailleurs chinois atténue cette hausse
mais insuffisamment, si bien que le coût du travail en Chine se renchérit par
rapport à ses voisins asiatiques (Vietnam, Bangladesh, Malaisie) et pèse sur la
rentabilité du capital. C’est ce qui explique pour partie la baisse
tendancielle des profits industriels depuis plusieurs années et notamment la
baisse de 8,8% sur un an observée en août. Or, deux éléments poussent
actuellement dans le sens d’une poursuite de la hausse des salaires : la
baisse récente de la force de travail disponible du fait du vieillissement de
la population[iv] et surtout
l’intensification des luttes des travailleurs.
Une
seconde cause du ralentissement actuel résulte sans doute du caractère hybride
du capitalisme chinois. La croissance de ces dix dernières années a été
entièrement tirée par un investissement public et privé démesuré. Mais par‑dessus
tout, du fait du contrôle de la bureaucratie sur l’économie, cet investissement
s’est effectué de manière extensive et non intensive : au lieu de
transformer qualitativement les outils de travail et les processus de production,
et de dégager ainsi des gains de productivité, l’effort d’investissement a
principalement consisté à produire systématiquement à de plus grandes échelles.
Aujourd’hui, nombre de ces investissements se révèlent hautement improductifs.
Un endettement des
entreprises de plus en plus préoccupant
Afin de
financer un tel effort d’investissement, l’endettement des entreprises,
notamment des entreprises d’État, a crû sensiblement ces dernières années. Les
estimations varient, mais on peut raisonnablement penser que le crédit aux entreprises
s’est envolé de plus de 50% depuis 2008.[v] Or une telle profusion de
crédit dans une économie qui ralentit conduit systématiquement au financement
d’investissements de moins en moins rentables et de plus en plus inefficaces.
Cette
dérive est amplifiée dans une économie encore largement sous le contrôle d’une
bureaucratie parasitaire et dans lesquels la loi du profit est souvent soumise
aux intérêts de cette dernière. La loi du profit est l’aiguillon du
capitalisme, le moteur de la concurrence qui assure une allocation des capitaux
entre les secteurs de l’économie largement en fonction de leur rentabilité.
C’est ce processus qui se trouve entravé en Chine et qui démultiplie le
problème de la dette. Là‑bas, l’accès au crédit bancaire et aux marchés dépend
largement des relations que l’entreprise et ses dirigeants entretiennent avec
l’appareil d’État. Les grandes entreprises d’État disposent ainsi d’un accès
privilégié au crédit, ce qui leur a permis de croître de manière particulièrement
inefficace et d’écarter nombre de leurs concurrents privés. Sans parler des
plus petites entreprises sous la tutelle des bureaucraties locales.
Il est
vrai qu’à l’époque de l’impérialisme la concurrence entre les capitaux est
structurellement faussée, profondément perturbée par l’existence des oligopoles
et par la fusion du capital industriel et bancaire. Mais ces entraves à la
libre expression de loi du profit sont toutefois d’une nature différente de
celles qui agissent en Chine, et c’est pourquoi la question des créances douteuses
va y occuper une place plus significative : les mêmes raisons ayant
présidé à leur constitution excessive vont s’opposer à leur résorption.
Il
s’agit en effet aujourd’hui de prendre les pertes sur ces actifs pourris, de
liquider les entreprises déficitaires et les stocks invendus, de dégraisser les
mastodontes d’État et de libérer les capitaux investis de manière improductive.
La question centrale est de savoir qui va porter le fardeau de ce processus
d’apurement. En Chine plus qu’ailleurs, le mécanisme de purge – la crise en
substance – est déformé par les mouvements propres à la bureaucratie. La médiation
du marché y est encadrée par les règles du jeu bureaucratique, et cela peut
retarder et limiter les ajustements indispensables. En témoignent les interventions
répétées de la bureaucratie pour contenir l’effondrement des cours boursiers.
Aujourd’hui,
il semble de plus en plus difficile de repousser ces échéances. La bureaucratie
a‑t‑elle les moyens de faire porter ce fardeau aux masses ?
Quelles composantes de la bureaucratie vont être sacrifiées sur l’autel de
l’intérêt collectif supérieur de celle‑ci ? Nous tentons de répondre
à ces questions dans les parties suivantes. Auparavant, revenons sur certains
développements saillants de ces derniers mois.
Un krach financier qui
révèle l’impuissance et les ambiguïtés de la bureaucratie face aux lois du
marché
C’est
dans ce contexte général de ralentissement du moteur chinois qu’est intervenu
le krach des bourses chinoises cet été. En quelques semaines, la bourse de
Shangaï s’est effondrée aussi rapidement qu’elle avait crû depuis un an et
demi : la hausse de la bourse chinoise (flux) entre janvier et juin 2015
équivalait à l’ensemble de la valeur de la Bourse de Tokyo (stock) tandis que
la baisse depuis le mois de juin (flux) représente à peu près le PIB annuel du
Royaume‑Uni (stock).[vi] Ces chiffres donnent le
vertige.
Toutefois,
contrairement aux impérialismes dominants, les marchés financiers occupent une
place encore relativement limitée en Chine, ce qu’exprime leur poids relatif
dans l’économie bien plus faible : « La valeur flottante des marchés financiers chinois – la quantité
effectivement échangeable – représente juste un tiers du PIB, contre plus de
100% dans les économies développées ».[vii]
La
leçon de ces évènements est plus politique qu’économique : il y a là un
exemple remarquable de la contradiction entre les lois du capitalisme et les
« lois » de la bureaucratie. Devant ses difficultés soudaines à
contenir un tant soit peu l’effondrement des cours, la bureaucratie a pris des
mesures radicales mais qui traduisent surtout son impuissance
grandissante : « Une centaine
de grands groupes publics ont par exemple reçu l’interdiction de vendre des actions
de leurs filiales cotées en Bourse, et des gels de procédures d’introduction en
Bourse furent décidés. De même, les échanges furent interrompus sur 1 300 entreprises
cotées, ce qui correspondait à 40% de la capitalisation boursière chinoise, et
les gestionnaires de fonds furent encouragés à racheter des milliards de yuans
de titres pour enrayer la chute des cours. Les mesures prises la semaine
dernière restent exceptionnelles de par leur caractère autoritaire, avec par
exemple l’obligation pour les plus gros investisseurs de racheter des titres et
l’interdiction d’en vendre. Couplées à une interdiction pour les médias
d’évoquer la crise boursière, ces mesures coercitives ont évidemment permis
d’enrayer la chute des cours depuis le 9 juillet. »[viii].
On perçoit
aussi l’inexpérience de la bureaucratie face aux lois du capital. Même si des
bulles boursières se développent aussi dans les “vieux” capitalismes, la façon
dont la bureaucratie a laissé les cours s’envoler dans des proportions
hallucinantes depuis deux ans en Chine, en contradiction complète avec l’état
de l’économie réelle, témoigne d’un aveuglement de la bureaucratie devant le
miracle de « la valeur qui crée de la valeur ». Le retour sur terre
est plus que brutal.
Enfin,
la nature des mesures prises et leur caractère extrêmement autoritaire rendent
les récents évènements différents des sauvetages financiers orchestrés par les
impérialismes en 2008. A l’époque, les mesures de soutien, pour exceptionnelles
qu’elles furent, demeuraient des mesures de… soutien aux secteurs financiers
dans le strict respect des droits de propriété. Les rares entorses aux lois du
marché (comme la suspension des cotations, l’interdiction des ventes à
découvert, la prise de contrôle d’entreprises par l’État) ont toujours été le
plus temporaires possible et assez limitées. Sauver les grandes institutions
financières et le marché demeurait l’objectif ultime.
En
Chine, face au krach, les autorités sont intervenues de la façon la plus
directe qu’il soit pour stabiliser les cours, exigeant des acteurs privés
qu’ils se conforment aux consignes de la bureaucratie. Il est davantage
question de sauver la face du parti et les intérêts de la bureaucratie que de
sauver de grandes institutions privées. Or, ces interventions de la bureaucratie
sont une violente atteinte au fonctionnement normal du marché. Au regard des
efforts entrepris pour restaurer le capitalisme et développer des marchés
financiers depuis 20 ans, cela constitue nécessairement un recul. C’est là
toute la différence : en Europe et aux USA, un krach boursier n’est pas de
nature à remettre en cause la légitimité même des marchés financiers et des
lois du capital. En Chine, l’épisode récent va nécessairement s’avérer plus
lourd de conséquence.
Des flux de capitaux
sortants de plus en plus grands qui pèsent sur le cours du yuan
Au‑delà
du krach boursier, un phénomène plus préoccupant se révèle progressivement.
Depuis un peu plus d’un an, les capitaux sortent de Chine à un rythme
croissant, ce qui exerce une forte pression à la baisse sur le yuan (les
investisseurs vendent des actifs en yuan contre des dollars) : « On estime que 141,66 milliards de dollars
ont quitté la Chine en août, dépassant le précédent record de 124,62 milliards
en juillet »[ix]. Cela
s’explique d’abord par les craintes que suscitent le ralentissement de
l’économie chinoise et la baisse de la rentabilité du capital investi en Chine.
Ces mouvements sont également amplifiés par les moyens coercitifs mis en œuvre
par la bureaucratie afin d’enrayer le krach boursier : les investisseurs
s’inquiètent des réactions de la bureaucratie en cas de dégradation rapide de
la situation économique.
En
laissant le taux de change yuan/dollar baisser de 3‑4% cet été et en
assouplissant ses marges de fluctuation, la Chine n’a pas véritablement cherché
à doper ses exportations, une telle variation étant largement insuffisante à
cet effet. En revanche, cette décision témoigne des fortes tendances baissières
qui pèsent à présent sur le yuan après des années de tendance haussière, et notamment
une appréciation de 40% entre 2007 et 2014.
Pour la
première fois depuis de nombreuses années, on observe une baisse des réserves
de change chinoises qui traduit l’intensité de l’activité de la banque centrale
sur le marché des changes pour défendre le yuan. En l’espace d’un an, celles‑ci
ont diminué de 400 milliards de dollars sur un total estimé à 4 000 milliards
de dollars.[x] Pourtant,
en dépit du montant colossal de ces réserves, les marges de manœuvre de la
bureaucratie sont plus réduites qu’il n’y paraît.
La
bureaucratie ne semble donc pas souhaiter donner libre cours à une dépréciation
trop importante du yuan, ce qui peut paraître contradictoire avec le fait que
cela soutiendrait fortement les exportations chinoises et l’industrie manufacturière.
Il faut sans doute analyser ce choix en relation avec la volonté de la
bureaucratie d’en finir avec un modèle économique déséquilibré s’appuyant sur
les exportations manufacturières et le surinvestissement industriel. Le modèle
économique chinois doit évoluer vers une économie produisant davantage de
services et de biens de hautes technologies, et la bureaucratie a entrepris des
efforts dans ce sens depuis cinq ans. Surtout, la Chine désire faire du yuan
une monnaie pivot dans l’architecture monétaire internationale, et cela passe
par un yuan fort et plus indépendant du dollar.
Il
n’est donc pas question pour l’instant que le yuan baisse trop fortement :
en plus de favoriser artificiellement les secteurs manufacturiers exportateurs,
cela alourdirait le poids de toutes les dettes libellées en dollars (estimées
aujourd’hui par la Banque des Règlements Internationaux à plus d’un millier de
milliards de dollars contre 200 milliards en 2009[xi]), exacerbant le problème de
l’endettement souligné précédemment, et cela renchérirait le coût des
importations, notamment celles, nombreuses, des composants indispensables à la
production des biens de plus hautes technologie. Les autorités interviennent
donc de façon croissante sur le marché des changes, vendant des réserves de
change pour contrebalancer les pressions à la baisse exercées par les sorties
croissantes de capitaux.
Pour
autant, la bureaucratie ne désire pas que ses réserves diminuent dans une trop
grande proportion, ni à une trop grande vitesse, en partie car, en cédant
massivement de telles réserves, notamment des bons du Trésor américain, cela
exercerait une pression à la baisse sur le prix de ces titres financiers et
diminuerait d’autant la capacité d’intervention future. Surtout, au‑delà
des chiffres bruts annoncés concernant le stock total des réserves de change,
la composition de celles‑ci demeure un secret bien gardé, et il est
vraisemblable que la part immédiatement liquide, et donc mobilisable, soit
sensiblement plus petite qu’on l’estime. Autrement dit, la bureaucratie n’a pas
les moyens de défendre indéfiniment le yuan. Et cela d’autant plus que d’autres
limites objectives contraignent sa capacité d’intervention.
L’expression de
contradictions croissantes
À la
racine du ralentissement économique intérieur se trouvent l’accumulation de
stocks, la multiplication de surcapacités ainsi qu’un coût de la force de
travail qui s’est constamment appréciée depuis 15 ans. Tous ces facteurs pèsent
lourdement sur la rentabilité du capital en Chine. Il y a des capitaux en excès
qui ne trouvent pas à s’investir à des conditions de rentabilité suffisante,
capitaux qui cherchent alors à s’investir pour partie ailleurs qu’en Chine.
Depuis
plusieurs mois, les autorités tentent d’amortir ce ralentissement de l’activité
et cette baisse de rentabilité en usant de l’arme monétaire : baisse des
taux d’intérêt, baisse des réserves obligatoires des banques, interventions
directes pour fournir des liquidités, tous les moyens sont bons. L’objectif est
d’éviter une contraction trop brutale du crédit, bancaire notamment, et surtout
de faciliter le refinancement des entreprises déjà très endettées alors que le
cycle économique se retourne.
C’est
en partie ici que réside la contradiction : cette stratégie entre en
collision avec la précédente, car en baissant les taux d’intérêts, les autorités
accentuent le mouvement de baisse de rentabilité de capitaux placés en Chine –
mouvements qu’une hausse des taux de la Fed ne pourra que renforcer – et, ce
faisant, cela alimente les flux de capitaux sortants, presse le yuan à la
baisse et réduit encore plus les réserves de change. La bureaucratie se trouve
là confrontée à un problème bien connu des économistes bourgeois : l’impossible trinité.
Dans le
cadre du capitalisme, il est en effet extrêmement difficile pour un pays de
maintenir simultanément un haut degré de liberté de circulation des capitaux,
un taux de change fixe et une politique monétaire indépendante. Toutes
tentatives dans ce sens conduit généralement à l’abandon de l’un de ces objectifs.
Sur ce plan, il est clair que Pékin n’abandonnera pas sa politique monétaire.
Laissera‑t‑elle sa monnaie fluctuer davantage, et donc se déprécier
dans l’immédiat, ou préférera‑t‑elle restreindre la circulation des
capitaux ? La première solution affaiblirait objectivement la bureaucratie
en la privant progressivement d’un instrument de politique économique, tandis
que la seconde apparaîtrait forcément comme un retour en arrière dans la voie
de la restauration du capital et du développement des marchés financiers.
Dans
l’ensemble, le pilotage de l’économie chinoise est devenu beaucoup plus
chaotique qu’auparavant. Chaque mesure visant à soulager un problème peut
rapidement en susciter un nouveau et entrer en confrontation avec d’autres
objectifs. Par exemple, il est tentant de voir une relation directe entre les
mesures prises à partir de 2012 afin de contenir l’envolée des prix de
l’immobilier et l’augmentation sidérante des cours boursiers. De même, la
relance industrielle massive à partir de 2009 afin d’éviter un effondrement n’a
fait que retarder le problème de la purge du capital excédentaire, mais en
l’amplifiant. La gestion des déséquilibres et des contradictions entre secteurs
économiques et entre fractions de la bureaucratie suscitées par un développement
inégal mais combiné de l’économie est assez aisée lorsque celle‑ci croît
à un rythme de 10%. L’affaire est autrement plus compliquée lorsque l’activité
ralentit brusquement.
Cette
difficulté à maîtriser les rythmes du ralentissement économique accentue en
retour les contradictions au sein de la bureaucratie : les priorités et
les mesures indispensables varient fortement entre différentes franges de la bureaucratie,
au gré des relations particulières que chacune d’entre elles entretient avec
tel ou tel secteur, et les luttes d’intérêts battent vraisemblablement leur
plein en ce moment. Nous revenons sur ces aspects un peu plus loin.
Conclusion intermédiaire
La
brusque accélération du ralentissement économique en Chine a mis en lumière
toutes les contradictions qui étreignent le modèle chinois. Fondamentalement,
l’attelage PCC‑capitalisme est un attelage contradictoire : le PCC a
besoin de stabilité et de croissance économique forte et continue pour
légitimer son maintien au pouvoir. A contrario, le capitalisme est, par nature,
porteur d’anarchie et de convulsions économiques, de crises et de krachs,
toujours plus ravageurs depuis qu’il est entré dans sa phase impérialiste.
Depuis
20 ans, les conditions politiques du rétablissement du capitalisme ont permis
au PCC d’en contenir les effets déstabilisateurs en tenant d’une main ferme
l’essentiel des leviers économiques au service de ses objectifs politiques, fût‑ce
au prix de multiples contradictions. Les effets grandissants de la crise du
capitalisme ouverte en 2008 sur la Chine, combinés au degré d’ouverture de
l’économie chinoise, font que cette période de contrôle des tendances
centrifuges du capitalisme touche aujourd’hui à sa fin : la loi de la
valeur va s’y exprimer avec d’autant plus de force qu’elle aura été longtemps
contenue. On entre dans une période où le caractère contradictoire de
l’attelage capitalisme‑PCC va donner sa pleine mesure dans un pays où malgré
la forte croissance économique, la restauration du capitalisme ne bénéficie pas
de la même légitimité qu’en Russie dans la mesure où en Chine ce mode de
production n’a pas été rétabli à l’issue d’un mouvement des masses balayant la
bureaucratie, mais à la suite de l’écrasement du mouvement vers la révolution
politique de 1989 par la bureaucratie. Jusqu’à présent, ce sont surtout les tares de la bureaucratie (corruption
généralisée, train de vie ostentatoire des hautes sphères dirigeantes… ) qui
renforçaient le déficit de légitimité du capitalisme en Chine : …
Désormais, le processus va principalement agir en sens inverse : ce sont
les tares capitalisme en crise et ses conséquences sur les conditions
d’existence des travailleurs chinois qui vont rejaillir négativement sur
bureaucratie et la légitimité de son maintien au pouvoir.
2°) Une bureaucratie sous tension, divisée et
prise en étau entre le ralentissement économique…
Renforcement des forces
centrifuges au sein de la bureaucratie
Les
fractures qui déchirent la bureaucratie s’exercent à l’intérieur d’un cadre
unitaire : quelles que soient les contradictions qui la traversent, la
bureaucratie est soudée par la conservation du pouvoir politique et des
privilèges que cela lui confère. Les divisions ne portent pas sur le processus
de restauration du capitalisme qui a permis à cette couche sociale parasitaire
de conforter son monopole politique tout en augmentant considérablement la
ponction exercée sur la richesse sociale dont l’essentiel provient de la
surexploitation des prolétaires chinois.
Les
divisions portent sur la meilleure façon de se maintenir au pouvoir, et sur les
décisions économiques et politiques à prendre afin d’éviter que les multiples
mouvements – luttes ouvrières, luttes des paysans, mouvements de la petite
bourgeoisie sur les questions environnementales – ne se coalisent sous la forme
d’une lutte contre le régime bureaucratique, c’est‑à‑dire, en
somme, sur la place à accorder aux lois du marché et sur l’attitude à
tenir face aux combats du prolétariat (répression systématique vs mise en
œuvre d’un dialogue social). Les réponses à toutes ces questions diffèrent
d’une fraction à l’autre de la bureaucratie en fonction de la place dans
l’appareil (pouvoirs locaux, pouvoir central), de l’insertion dans les rapports
de production, des liens avec le capital privé ou bien avec le secteur d’État
et de son contrôle sur l’économie chinoise.
Les
luttes de clans et les conflits d’intérêt sont consubstantiels à l’existence
même d’une bureaucratie monopolisant le pouvoir politique et vivant en parasite
sur la richesse sociale. Ce phénomène a été amplifié avec le processus de
restauration du capitalisme et la dislocation de la planification. L’anarchie
et la concurrence propres au capitalisme, renforcées par les réformes de
décentralisation ainsi que l’explosion de la corruption, se répandent dans tout
l’organisme économique et social, dissolvent la cohésion d’ensemble de la bureaucratie
et constituent des obstacles à la mise en application des décisions du pouvoir
central par les différents échelons de la bureaucratie : c’est l’une des
motivations au déclenchement de la campagne anti‑corruption. Le
caractère hybride de l’économie chinoise a fissuré un peu plus l’unité de la
bureaucratie, en fonction des liens avec l’un ou l’autre type de propriété.
Sans compter la perte d’homogénéité par intégration d’une partie de la
bourgeoisie au sein de la bureaucratie.
Plus on se rapproche la
crise, plus les couteaux s’aiguisent
Avec le
ralentissement économique, les réformes, en particulier les restructurations
des entreprises d’État, ne peuvent plus être différées, car c’est à leur niveau
que se situent les plus importantes surcapacités de production : c’est en
effet dans le secteur d’État que, pour des raisons politiques, les lois du
marché sont les plus comprimées. Le problème est que si ces mastodontes d’État
ont été un fer de lance de l’hypercroissance chinoise (avec les investissements
colossaux effectués par les capitaux étrangers dans le secteur privé), ils sont
aujourd’hui de plus en plus un poids mort qui nourrit la baisse continue de la
croissance. C’est u à la liquidation des couches de « graisse » stagnant
dans les entreprises d’État que devaient
aboutir les réformes annoncées par Xi Jinping et Li Keqiang depuis leur
accession au pouvoir… ; mais ils se heurtent à l’opposition farouche d’une
fraction de la bureaucratie dont la survie sociale est en jeu : « La
réunion annuelle des principaux dirigeants du PCC s’est déroulée dans un climat
tendu. La volonté réformatrice du président Xi Jinping s’est sans doute heurtée
à l’opposition de plusieurs membres influents. La publication, le 20 août, dans
les colonnes de plusieurs médias officiels comme le Guanming Ribao d’un article
dénonçant l’extrême résistance » au‑delà de tout ce qu’on
peut imaginer « témoigne des dissensions au sein du pouvoir chinois »[xii].
La
crise place la bureaucratie dans une situation contradictoire : nécessité
d’accélérer les réformes tout en gardant un contrôle sur l’économie afin
d’éviter que le ralentissement ne dégénère en récession, c’est‑à‑dire
nécessité de donner une place accrue aux lois du marché au moment même où celles‑ci,
du fait de la crise du capitalisme, ne peuvent qu’apporter anarchie et convulsions
en tout genre. « Ces directives (ndlr : réformes des entreprises d’État) reflètent les
objectifs contradictoires poursuivis par Pékin. D’un côté, il est nécessaire de
moderniser ces mastodontes à l’heure où l’économie chinoise ralentit. De
l’autre, il n’est pas question pour le parti unique de céder le contrôle en
dernier ressort. »[xiii].
Toutes
ces difficultés expliquent le temps pris pour mettre en œuvre ces réformes et
le fait que, pour l’instant, ces réformes sont a minima et en dessous des
nécessités imposées par la situation économique de la Chine. Pour accélérer le
train des réformes, Xi Jinping et sa garde rapprochée ont déclenché sous
couvert de lutte contre la corruption une campagne extrêmement violente contre
certaines fractions de la bureaucratie, notamment les cercles dirigeants des
entreprises d’État, dont le tort était de faire obstacle aux réformes.
3°) … et la lutte de classe ascendante menée
par le prolétariat
Derrière la lenteur des
réformes, la crainte d’affronter les masses
C’est ce qui transparaît très clairement du discours
de Li Keqiang à la session annuelle de l’Assemblé nationale populaire :
« Il devient de plus en plus difficile d’éliminer les obstacles occultes
et de briser les intérêts particuliers quand on veut s’attaquer aux différents
problèmes de la réforme. Alors que la réforme en Chine atteint une étape
critique dans une zone d’eaux profondes, approfondir la réforme va conduire à
des conflits plus complexes encore et toucher à des intérêts particuliers
encore profondément enracinés ». Derrière ces intérêts particuliers, il
n’y a pas que les pans de la bureaucratie opposés aux réformes ; il y aussi
ceux des travailleurs, en particulier des ouvriers d’État. On est à mille
lieues du discours va‑t’en guerre que le même Li Keqiang avait tenu il y
a un an devant l’Assemblée nationale populaire : « la principale priorité
est une percée dans les réformes. Il ne s’agit pas de se couper les ongles, il
s’agit de se taillader les veines ! C’est comme s’enfoncer un couteau dans
le corps ». Cependant,
« enfoncer un couteau dans le corps » des 40 millions travailleurs
des entreprises d’État, sans compter les dizaines de millions d’autres qui y travaillent
envoyés par des agences de placement, est une tache politiquement explosive.
La
résistance aux réformes se nourrit des divisions de la bureaucratie dont la
courbe ascendante est elle‑même déterminée par la courbe ascendante de
l’activité du prolétariat : ces divisions s’alimentent à la peur des
masses, en particulier de la puissance sociale de la classe ouvrière. C’est
leur point commun avec les purges et les procès staliniens. Comme l’écrivait
Trotsky, « les contradictions
politiques sont naturellement un reflet des contradictions sociales. La
bureaucratie a une peur terrible de la population [...] Les procès sont
l’expression de ce phénomène. Une partie de la bureaucratie a massacré une
autre partie. Pourquoi ? Parce que le mécontentement des masses produit
différents courants au sein de la bureaucratie. Une fraction dit : faisons‑leur
des concessions et l’autre dit non »[xiv].
Si les
violentes frictions au sein de l’appareil bureaucratique ont leur part
d’autonomie, leur logique propre au fonctionnement en cliques et clans, elles
ne sont pas pour autant indépendantes de la lutte de classe menée par le prolétariat.
En cela, l’exacerbation des tensions entre la bourgeoisie et la bureaucratie et
au sein même de l’appareil bureaucratique, et le tour qu’elles prendront,
seront fortement déterminés par le cours de la lutte de classe du prolétariat
chinois. Inversement, l’approfondissement des brèches au sommet du pouvoir aura
une influence sur le combat des masses.
La crainte
« d’enfoncer un couteau dans le corps » des 40 millions travailleurs
des entreprises d’État, est quelque peu paradoxale pour un régime qui a fait
ses preuves en la matière : la bureaucratie a en effet procédé à 50
millions de licenciements dans le secteur d’État durant les années 1990 et
2000. Mais, depuis ces hauts-faits d’arme, sa tâche s’est compliquée en raison des modifications
intervenues dans la situation économique, sociale et sur le terrain de la lutte
des classes.
Courbe économique descendante,
courbe ascendante de la lutte des classes :
une collision périlleuse pour la bureaucratie
Les
coups portés aux ouvriers d’État l’ont été au moment où la Chine prenait son
envol économique. Une partie des ouvriers d’État a pu trouver à se réemployer dans
le secteur privé alors en plein boom et les marges de manœuvre économiques ont
permis à la bureaucratie de mettre en œuvre des mesures d’accompagnement aux dizaines
de millions de licenciements. Aujourd’hui, cette période faste touche à sa fin.
Cela crée un risque potentiel de conjonction entre les luttes des migrants et
le combat des ouvriers d’État, car la forte diminution de la croissance va
d’abord affecter les travailleurs du secteur privé, là où les lois du marché
s’appliquent plus librement que dans le secteur d’État. Cela explique la
crainte de la bureaucratie que la conjonction entre la dégradation des
conditions d’existence des migrants, du fait de la dégradation de la situation
économique, et celle des conditions d’existence des ouvriers d’État, du fait
des réformes, se traduisent par une conjonction des combats sur le terrain de
la lutte des classes.
Plus
encore que la croissance économique, ce sont les conditions politiques nées de
la terrible défaite infligée au mouvement vers la révolution politique de 1989
qui ont permis à la bureaucratie de porter des coups décisifs aux ouvriers
d’État que la répression sanglante de Tiananmen a laissé tout à la fois sonnés
et désorientés. Et c’est parce qu’aujourd’hui encore les conséquences de la
défaite de 1989 et de la restauration du capitalisme n’ont toujours pas été
surmontées, que le prolétariat chinois n’a pas été en mesure, notamment sur le
plan politique, de développer une activité à la hauteur de la croissance de sa
puissance sociale : c’est le cas en particulier de son noyau décisif, les
ouvriers d’industrie, dont les effectifs ont considérablement augmenté depuis
25 ans. Cette activité demeure très en deçà de ce que l’on pourrait attendre
d’une classe ouvrière forte de centaines de millions d’individus. En
définitive, il y a eu multiplication des mouvements locaux, mais pas de
véritable mouvement de masse, peu de grèves rassemblant plus de 10 000 ouvriers
(ce qui est très peu au regard de la taille de la classe ouvrière chinoise), à
quelques exceptions notables près, dont la grève des 40 000 salariés de l’usine
de chaussures Yue Yen en avril 2014.
Toutefois,
dans le cadre même les limites caractérisant les luttes du prolétariat chinois,
il est un phénomène décisif à souligner : ces luttes suivent une courbe
ascendante. De ce point de vue, la bureaucratie se retrouve donc dans une
situation inverse à celle qu’elle a connue au moment de porter le fer contre
les ouvriers d’État, dont les luttes avaient fortement décliné après le choc de
1989.
Rien de
tel aujourd’hui : la classe ouvrière, en particulier les migrants, mène
des luttes offensives pour l’amélioration de ses conditions d’existence et
prend progressivement conscience de sa force. Ses succès, même partiels, lui
donnent confiance et nourrissent sa volonté de combat alors même que la
détérioration de la situation économique en Chine menace de réduire à néant le
peu dont elle dispose. Le China Labour
Bulletin relève ainsi 1223 grèves et autres formes de protestations des
travailleurs sur les six premiers mois de l’année 2015, tandis qu’il en
constatait 437 sur la même période en 2014. La particularité de la situation en
Chine, contrairement à ce qui s’est passé dans les métropoles impérialistes au
moment de l’ouverture de la crise en 2008, c’est que la situation économique et
financière de plus en plus en menaçante va entrer en collision avec un
prolétariat de plus en plus actif sur le front de la lutte des classes. Cette
activité s’accompagne de processus moléculaires à l’œuvre au sein de la classe
ouvrière que la deuxième partie de cette série d’articles publiée dans CPS n° 57 nouvelle série a longuement
analysés : effacement croissant chez les ouvriers d’État de la peur qui a
fait suite à la répression de 1989, affirmation de l’identité ouvrière des
migrants combinée à une compréhension intuitive de leur place dans les rapports
de production capitaliste, prise de conscience progressive chez les ouvriers
d’État comme chez les migrants de former une seule et même classe, et donc nécessité
du combat pour une organisation syndicale subordonnée à la défense de leurs
intérêts de classe et non à ceux de la bureaucratie et du capital comme c’est
le cas de l’ACFTU (All‑China
federation of Trade Unions).
Autrement
dit, si les conséquences de la défaite de 1989 n’ont pas été surmontées, ses
conséquences délétères sur la lutte de classe du prolétariat chinois ont
commencé à se dissiper, ce qui offre à la bureaucratie, un point d’appui moins
ferme que celui dont elle disposait au milieu des années 90 au moment de
procéder à la restructuration des entreprises d’État et au licenciement de 50
millions de travailleurs. Là se situe l’origine des peurs qui saisissent les
cadres dirigeants du PCC au moment même où ceux‑ci, en collaboration avec
la bourgeoisie, vont devoir à nouveau porter des coups aux conditions
d’existence des travailleurs. Entreprise d’autant plus périlleuse dans le
contexte chinois que l’amélioration de ces conditions d’existence, en particulier
des migrants, malgré une surexploitation féroce, est un fait récent, produit
d’un combat lui‑même récent et grandissant. Plus récente est la progression
du niveau de vie, plus difficilement acceptable sera vécue toute tentative de
retour en arrière.
Le ralentissement économique
sape la base matérielle la légitimité politique de la bureaucratie
Avec la
rupture du cycle économique caractérisé par une hypercroissance, ce n’est pas
seulement le capitalisme en Chine qui risque de perdre de sa légitimité, c’est
aussi celle de la bureaucratie qui a
rétabli par la force ce mode de production qui va s’en trouver affectée, les
deux phénomènes se combinant et se renforçant mutuellement. Au temps de la
croissance à deux chiffres, les griefs des travailleurs, en particulier des migrants,
vis‑à‑vis de la bureaucratie portaient sur l’inégale répartition
des fruits de la croissance. Pour le pouvoir central, de tels griefs ne représentaient
pas de menace politique directe, dans la mesure où les gigantesques profits
tirés de l’exploitation des ouvriers permettaient de gérer les conflits de
cette nature au niveau local en octroyant aux ouvriers en lutte la satisfaction
d’une partie de leurs revendications, notamment des augmentations de salaires.
Une telle situation a pu créer l’illusion chez les migrants qu’il était possible
d’arracher une amélioration continue de leurs conditions d’existence sans avoir
à s’affronter à la bureaucratie, donc de poser la question du pouvoir. Avec la
crise, la base matérielle de ces illusions est en train de disparaître.
Si la
crise devait s’approfondir, ce sont les bases mêmes de la légitimité du pouvoir
sans partage exercé par la bureaucratie qui seraient sapées : une
croissance se réduisant comme peau de chagrin distille et distillera de plus en
plus de doutes, à un niveau non plus local mais d’ensemble, sur la capacité de
la bureaucratie à développer économiquement la Chine. Or, tout le problème pour
le PCC est que cette capacité est la principale légitimité dont il dispose pour
justifier son pouvoir absolu. Faute de résultats économiques suffisants, le
danger est que le prix à payer par les masses pour le maintien de la bureaucratie
à la tête de l’État devienne de plus en plus injustifiable autant
qu’insupportable : absence de libertés politiques et démocratiques,
immense prédation sur la richesse créés par les travailleurs par le biais de la
corruption et de la fusion entre l’économique et le politique, maintien du hukou (permis de
résidence urbain) pour les migrants…, autant de points d’abcès qui, dans des
conditions économiques nouvelles, peuvent cristalliser le combat des masses
contre le pouvoir de la bureaucratie. Si la crise va restreindre la possibilité
des grèves économiques, elle peut ouvrir un espace pour le déclenchement de
grèves politiques.
4°) La bureaucratie « ne peut plus faire comme
avant »
Pour
survivre, et continuer à confisquer le pouvoir et toucher les immenses
prébendes en découlant, la bureaucratie doit s’adapter au tournant amorcé dans
la situation économique.
Depuis
son intronisation, tout le discours de Xi Jinping est vertébré par le
diagnostic suivant : « Il faut réformer le parti de fond en comble
pour le sauver et assurer son maintien au pouvoir ». La nécessaire
adaptation du PCC suit deux axes. Il
s’agit d’abord de redorer le blason du PCC, dont la légitimité ne peut plus
reposer sur la seule croissance économique. Cela conduit à une lutte implacable
contre les dérives des cadres du PCC, en particulier, la corruption qui mine
l’image du parti dans toutes les couches de la société. Ensuite, face aux
risques de radicalisation de la lutte des classes et de la coalition des
milliers de mouvements locaux en une lutte d’ensemble contre le régime bureaucratique,
le PCC prend les devants et se met en ordre de bataille pour intensifier la
répression et couper l’herbe sous le pied au mouvement des travailleurs vers
l’organisation indépendante.
La
baisse continue de la croissance et ses conséquences possibles sur le terrain
de la lutte des classes imposent à Xi Jinping de régénérer tous les leviers du
pouvoir afin de faire de Pékin la structure de commandement centrale d’une
machine ultra‑efficace.
Sous la férule de Xi
Jinping, l’appareil bureaucratique mis au pas et en ordre de bataille…
Face aux forces centrifuges qui déchirent le parti
et minent l’autorité du pouvoir central, Xi Jinping a décidé d’employer la
méthode forte : il fait de la lutte contre la corruption une arme
redoutable pour faire régner l’ordre par la peur dans le PCC. Ainsi, sur le
plan institutionnel, la campagne contre la corruption a vu le pouvoir de la commission
disciplinaire centrale du PCC, dirigée par un homme de Xi Jinping, s’étendre
considérablement. Et la machine à sanctions fonctionne à plein : en 2013,
200 000 fonctionnaires ont été sanctionnés, soit 50 000 de plus que la moyenne
des années précédentes, et 70 cadres se sont suicidés. C’est par cette méthode
du bâton que le président chinois a tenté de briser les obstacles aux réformes
en procédant à plusieurs destitutions de hauts dirigeants des entreprises
d’État. Même régime pour les pouvoirs locaux dans le viseur de Pékin pour leurs comportements de petits
potentats court‑circuitant et contournant les décisions du pouvoir
central selon leurs propres intérêts : « Le comité de discipline
revendique en 2013, plus de 6 400 punitions pour corruption concernant des responsables
au niveau des districts, une hausse de 36% sur un an »[xv]. Au‑delà
des sanctions, Xi Jinping a fait voter toute une série de mesures visant à limiter
leur pouvoir de nuisance.
La
pression s’exerçant sur les cadres du PCC est d’autant plus grande que le
pouvoir central, après avoir lui‑même subi des purges, en ressort
concentré entre les mains de Xi Jinping. La campagne anti‑corruption lui
a servi de couverture à une purge politique de ses rivaux au plus haut
niveau ; il a ainsi mis la main sur des secteurs décisifs de l’appareil
d’État chinois, en particulier la sécurité intérieure et l’armée. Depuis Mao Tse‑Toung, jamais aucun numéro un chinois n’avait
concentré entre ses mains autant de pouvoir que Xi Jinping.
…en vue de briser les
capacités de résistance du prolétariat
Si Xi
Jinping est en train de sacrifier une partie de la bureaucratie pour sauver
l’ensemble du système, sa véritable cible est ailleurs. A travers les purges
politiques, ce sont bel et bien les masses qui sont visées. Resserrer les vis à
tous les étages du PCC pour mettre ce dernier en capacité d’affirmer son
emprise sur la société chinoise et en premier lieu sur le prolétariat :
tels sont les deux axes complémentaires de la politique impulsée
par Xi Jinping.
Depuis
quelques mois, Pékin a intensifié la répression des luttes ouvrières, comme en
témoigne cette déclaration d’un dirigeant de l’ACFTU du Guangdong, cité par le China Labour Bulletin de janvier
2015 : « La répression policière des manifestations ouvrières est
devenue bien plus fréquente et les méthodes de la police bien plus agressives.
Ils sont inquiets de la montée des mécontentements dans les usines, en
particulier dans ce contexte de ralentissement économique. ».
A la
suite du tournant de la grève de Honda en 2010 (voir CPS n° 57 nouvelle série), de son retentissement sur les luttes ouvrières
dans toute la Chine, le pouvoir de l’époque, sous la pression des franges de la
bureaucratie liées à l’appareil de l’ACFTU, avait pris l’option suivante :
plutôt que de s’opposer frontalement au mouvement naissant de la classe
ouvrière pour s’organiser de manière indépendante, Pékin avait fait le choix,
pour le freiner au maximum, de « l’épouser » afin d’être en mesure de
l’encadrer le plus possible et d’en garder le contrôle. Dans ce contexte, une
rénovation démocratique de façade des syndicats d’usine avait été initiée sous
contrôle du PCC. Celle‑ci était censée servir de base au développement du
dialogue social sur le modèle de celui en vigueur dans les vieilles puissances
capitalistes, dont Pékin espérait que sa version chinoise serait aussi efficace
pour cadenasser le mouvement des travailleurs.
Devant
l’échec quasi complet de ce projet, et dans une situation économique qui s’est
fortement dégradée depuis 2010 et va laisser de moins en moins de « grain
à moudre », Xi Jinping fait marche arrière et orchestre le retour en force
de la matraque. Derrière les discours de façade sur le développement des
négociations collectives, ou sur la nécessité de « renforcer les syndicats
pour protéger les travailleurs et augmenter leur salaire »[xvi], un
dirigeant de l’ACFTU a assigné en mars 2015 comme tâche au syndicat de « d’abord
chercher à promouvoir le développement économique ce qui peut aboutir à un gel
ou même à une baisse des salaires en fonction de la situation économique ».
Mais
pour donner les moyens politiques au syndicat officiel de négocier des baisses
de salaire, et diminuer le risque de se faire déborder par les travailleurs, il
faut infliger des défaites importantes à la classe ouvrière, et en particulier
aux migrants qui constituent l’essentiel des bataillons en lutte au sein
prolétariat. L’omnipotent Xi Jinping compte mettre à profit le fait que la
classe ouvrière chinoise, malgré les modifications quantitatives et pour une
part qualitatives de sa lutte de classe, n’a pour l’instant pas fait irruption
massivement sur son terrain de classe à un échelon national. Dans ces
conditions, la menace que fait peser la formidable puissance sociale du
prolétariat sur la bureaucratie est restée jusqu’à présent à l’état de menace
potentielle. Tant que la croissance était là, la bureaucratie et la bourgeoisie
pouvaient relativement bien s’accommoder de cette menace potentielle. A chaque
lutte présentant le risque d’un début de matérialisation de la menace, ils
pouvaient donner en partie satisfaction aux revendications économiques et les
contenir sur ce terrain économique. Maintenant que la crise se
profile, il serait dangereux pour la bureaucratie de continuer avec cette épée
de Damoclès au‑dessus de la tête, dans une situation où le « grain à
moudre » va devenir denrée de plus en plus rare et où il va même falloir
reprendre une partie du grain concédé dans les années précédentes. C’est pourquoi
la simple existence d’une menace d’une mise en mouvement des masses à l’échelle
de sa puissance sociale va devenir intolérable et très risquée car elle
pourrait se transformer beaucoup plus rapidement qu’avant en confrontation avec
l’appareil bureaucratique. D’autant plus
que la crise va saper la légitimité de la bureaucratie, dont le monopole de
toutes les instances de pouvoir est présenté comme la condition nécessaire
d’une vigoureuse croissance économique.
Xi Jinping
démine terrain le terrain à coups de matraque
Pékin
n’a donc pas le choix : il faut briser dès maintenant les capacités de
mobilisation de la classe ouvrière, tant que la menace qu’elle fait peser sur
l’État‑parti demeure à un stade potentiel. Pour cela, il est nécessaire
de lui infliger des défaites qui aient valeur d’exemple, la meurtrissent, et
effacent en partie le tournant de la grève des travailleurs de Honda dont la
victoire avait au contraire inspiré confiance au prolétariat et dont ensuite
les méthodes de lutte avaient essaimé dans toute la Chine : élections de
délégués élus en AG sur la base d’une plateforme de revendications élaborée
démocratiquement, brisant ainsi localement, le temps de la grève, le monopole
de représentation que s’est arrogé le PCC via l’ACFTU.
C’est à
cet objectif que répond le recours plus systématique à la répression des
grèves, à l’arrestation et au licenciement des délégués ouvriers élus en AG (à
rebours de ce qu’il s’était passé à Honda où les ouvriers étaient parvenus à
imposer à la direction de l’usine une clause indiquant que les délégués ne
pourraient être ni renvoyés ni arrêtés), à la multiplication des pressions
contre les centres d’aide ouvriers, qui sont des ONG, constituées pour
l’essentiel d’avocats mais aussi d’anciens délégués ouvriers, chargées de
conseiller les migrants dans la défense de leurs droits. Jusqu’à présent, ces
ONG étaient tolérées par le pouvoir, mais aujourd’hui elles sont dans la ligne
de mire Xi Jinping « Les autorités ont décidé depuis quelques mois de
harceler, d’intimider, voire de faire tabasser par la police ceux qui
apparaissent comme des délégués « meneurs » dans les grèves ainsi que
les conseillers des centres d’aide aux travailleurs migrants. » En
juin dernier, nous écrivions dans CPS :
« Sous la pression de la lutte de classe, la bureaucratie peut tolérer
à la limite la reconnaissance sur un plan local du droit des travailleurs à
s’organiser par eux‑mêmes en dehors du cadre de l’ACFTU, sous la forme
d’élections de délégués ouvriers, le temps d’une grève. ». Il semble désormais
que ce soit de moins en moins le cas.
Tout ce
qui pourrait servir de point d’appui au prolétariat pour avancer sur la voie du
combat pour l’organisation indépendante doit être impitoyablement éradiqué,
tout espoir des travailleurs de pouvoir avancer en ce sens doit être brisé. Pour
éviter à tout prix que le tournant amorcé dans la situation économique ne se
traduise par un tournant politique, Pékin est engagé dans une sorte de course
contre la montre. Il lui est
indispensable de juguler, avant que la crise ne leur serve d’aiguillon,
les processus politiques en cours au sein de la classe ouvrière, au centre
desquels se trouvent les premiers jalons posés au mouvement du prolétariat
chinois vers sa constitution en « classe pour soi » à la suite de la
grève de Honda en 2010. Alors que les années de croissance florissante touchent
à leur fin, la défense des revendications, non plus seulement pour améliorer
leur situation matérielle, mais aussi pour garder les avancées qu’ils ont pu
arracher, va revêtir pour le prolétariat un caractère de plus en plus vital qui
ne peut que renforcer sa détermination à mener plus loin le combat pour
l’instrument à même d’assurer la défense de ces revendications : une
organisation syndicale qui soit au service de leurs intérêts de classe et non
de ceux de la bureaucratie et des capitalistes.
Des barils de poudre
supplémentaires ?
La
bureaucratie s’attache actuellement à déminer le terrain pour diminuer autant
que possible le risque que s’exprime la puissance sociale du prolétariat au
moment où elle devra porter le fer contre ses conditions d’existence.
Parviendra‑t‑elle à ses fins ? Impossible de répondre à cette
question à l’étape actuelle. Tout juste peut‑on remarquer que cette
opération de déminage, au lieu de repousser la menace potentielle que fait peser
sur le pouvoir un prolétariat fort de plusieurs centaines de millions d’unités,
pourrait tout aussi bien en précipiter la manifestation. Le retour de bâton de
la politique de la matraque pourrait s’avérer douloureux.
Xi
Jinping prend un double risque. D’une part, en réduisant la possibilité de
grèves économiques victorieuses par un recours plus systématique à la
répression, il s’expose au danger que le combat des ouvriers se déplace sur un
terrain politique contre le pouvoir de l’État‑parti. D’autre part, en
faisant donner la charge sur les grévistes par la police pour protéger les
intérêts des patrons, Xi Jinping va contribuer à dissiper les illusions des
migrants sur la nature de la bureaucratie alors que, jusqu’à présent, ces
derniers, dans leur grande majorité, « ne considér[aient] pas la
bureaucratie comme un ennemi à abattre, mais au contraire comme un point
d’appui pour lutter contre les excès des patrons et faire respecter le mince
filet de protection existant en Chine. » (CPS n° 57 nouvelle série).
Xi
Jinping est conscient des risques encourus, et même si toute sa politique est
entièrement subordonnée à l’objectif d’éviter le scénario du pire – l’irruption
d’un mouvement de masse tourné contre le pouvoir de l’État‑parti –, il
s’y prépare et restructure la bureaucratie en conséquence. Voilà pourquoi le
budget alloué à la sécurité intérieure est aujourd’hui supérieure à celui de la
défense nationale, bien que ce dernier soit lui‑même en constante
augmentation. De même, nul hasard, si les secteurs de l’appareil d’État sur
lesquels il a renforcé son emprise sont la sécurité intérieure et l’armée. Les
Commissions qu’il a créées dans ces deux secteurs, et qu’il dirige d’une main
ferme, visent à améliorer leur efficacité et s’assurer de leur fidélité au chef
en cas de troubles sociaux et politiques de grande ampleur.
5°) Conclusion
Dans
une situation où « ceux d’en
haut » peuvent de moins en moins vivre comme avant, ce qui les
contraints, pour conserver le monopole du pouvoir à des adaptations, sources de
violentes luttes intestines, et où « ceux
d’en bas » veulent de moins en moins vivre comme avant, et a fortiori
accepter tout retour en arrière au niveau de leurs conditions d’existence, la
rupture du cycle économique marqué par une croissance fulgurante est lourde de
périls politiques pour la bureaucratie et va profondément modifier les
conditions de la lutte des classes en Chine où, plus que partout ailleurs, les
questions économiques et politiques sont très fortement interpénétrés. En
particulier, les développements de la situation économique sont en train de
saper progressivement les bases matérielles du fragile équilibre social entre
les classes comme à l’intérieur des classes tel qu’il s’est dessiné dans le
cadre de l’architecture de classes forgée par la restauration du capitalisme.
Pour la
bureaucratie comme pour l’ensemble des classes sociales, le ralentissement
brutal de la croissance créée une situation aux allures de terra incognita : deux décennies de croissance ininterrompue
ont créé des illusions et une forme précaire d’équilibre social. Dans quelle
mesure la rupture du cycle économique se traduira‑t‑elle par la
rupture du cycle politique ouvert avec la restauration du capitalisme en
Chine ? Sur ces questions, la plus grande prudence est de mise, d’autant
que la Chine n’est pas encore en crise, même si l’exacerbation des
contradictions économiques indique une évolution en ce sens. De toute façon, il
n’existe pas de relation mécanique entre l’ouverture d’une crise économique et
le déclenchement d’une crise politique. L’histoire enseigne que leur relation
est dialectique : « L’effet
politique (ndlr d’une crise) – et non seulement sa profondeur mais aussi la
tendance – est déterminé par
l’ensemble de la situation politique et par les événements qui la précédèrent
et l’accompagnent. Mais surtout par les luttes, les succès et les insuccès de
la classe ouvrière à la veille de la crise. En certains cas une crise peut
donner une impulsion extraordinaire à l’action révolutionnaire prolétarienne ;
en d’autres elle peut le paralyser complètement » (Trotsky, Le Flot monte).
C’est
pourquoi dans cet article nous avons insisté sur l’aspect décisif de la courbe
ascendante des luttes ouvrières, malgré leurs limites, luttes dont la
combinaison avec les modifications importantes de la situation économique est
de nature à encourager la maturation des processus moléculaires au sein du
prolétariat chinois, sans qu’il soit possible à cette étape de déterminer les
délais et la portée d’une telle maturation.
Parmi ce flot d’incertitudes, deux certitudes
cependant : seul le prolétariat chinois, par son immense puissance sociale,
est capable de rallier derrière lui toutes les autres couches sociales
exploitées et la jeunesse pour abattre la bureaucratie et son appareil policier
et militaire ; seul le prolétariat chinois, par sa place dans les rapports
de production, est porteur de la solution aux maux engendrés par la
restauration du capitalisme en pleine crise, à savoir le socialisme. Non pas le
« socialisme » défendu en paroles par les dirigeants du PCC dont la
politique de défense du capitalisme tend au contraire à donner toujours plus de
place aux lois du marché. Mais le socialisme fondé sur le pouvoir des conseils
ouvriers et paysans et élaborant un plan de production pour satisfaire les
immenses besoins des masses. C’est ce que réclamaient les ouvriers de Honda en
2010 sous une forme certes confuse et empreinte de grandes illusions vis‑à‑vis
de la bureaucratie : « Honda est une compagnie japonaise et le Japon
est un pays capitaliste. Mais la Chine est censée être un pays
socialiste ! Les compagnies japonaises qui investissent en Chine doivent
suivre les règles de la Chine. Mettez en œuvre le socialisme ».
La
perspective du socialisme exige au contraire une révolution politique pour
chasser la bureaucratie, stopper la liquidation de ce qui reste de la propriété
d’État de façon à pouvoir l’utiliser, non plus en fonction du profit, mais au
compte des masses. Cette révolution politique devra se combiner avec une
révolution sociale, expropriant la bourgeoisie chinoise et les capitalistes
étrangers ; faute de quoi, le plan de production élaboré sous contrôle
ouvrier resterait lettre morte.
Pour
mener à bien une tâche historique d’une telle ampleur, le prolétariat chinois,
comme tous les prolétariats, a besoin d’un parti ouvrier révolutionnaire. En
Chine, dans les conditions politiques particulières liées au maintien au
pouvoir de la bureaucratie, c’est dans le combat contre cette bureaucratie,
pour la conquête des libertés démocratiques, pour la défense et l’amélioration
des conditions d’existence, posant la question de l’instrument pour le faire, à
savoir la création d’une organisation syndicale indépendante de la bureaucratie
et des multinationales, que pourront se dégager au sein du prolétariat les éléments
d’avant‑garde cherchant à construire un tel parti révolutionnaire et à
renouer pour cela avec la riche histoire de la classe ouvrière chinoise et les
acquis politiques des générations antérieures, en particulier la révolution de
1949 ayant conduit à l’expropriation du capital et le mouvement vers la révolution
politique de 1989.
[i]
http ://www.herramienta.com.ar/herramienta‑web‑16/notes‑sur‑le‑moment‑actuel‑du‑capitalisme‑premiere‑partie
[ii] http ://www.lemonde.fr/argent/article/2015/08/20/matieres‑premieres‑pourquoi‑tant‑de‑baisse_4731796_1657007.html#zByU0vQYX6m8CHmb.99
[iii]
http ://www.latribune.fr/economie/international/chine‑les‑importations‑et‑les‑exportations‑continuent‑a‑chuter‑503358.html
[iv] Le Monde diplomatique, 10/2015
[v] https ://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2015/wp1572.pdf
[vi] http ://bankunderground.co.uk/2015/09/17/how‑china‑lost‑uk‑gdp‑in‑22‑working‑days/
[vii]http ://www.economist.com/blogs/freeexchange/2015/07/chinas‑stockmarket‑crash
[viii] Interview de M. Gaulard,
La Tribune 13/07/2015
[ix]
http ://www.bloomberg.com/news/articles/2015‑09‑25/china‑capital‑outflows‑hit‑record‑in‑august‑on‑yuan‑weakness
[x] http ://blogs.ft.com/gavyndavies/2015/09/21/the‑drain‑on‑chinas‑foreign‑exchange‑reserves/
[xi] http ://www.bis.org/publ/work483.pdf
[xii] L’Opinion, 25/08/2015
[xiii] Le Monde, 13/09/ 2015
[xiv]
Trotsky, Discussion sur la question
russe, 25 mars 1938
[xv] Le Grand Bond dans le brouillard,
Gabriel Grésillon, p. 225
[xvi]
Déclaration de Xin Jinping
à l’occasion du 1er mai 2015