Grèce :

Après les élections du 25 janvier

 

Les élections législatives grecques du 25 janvier dernier, débouchant sur l’élection d’une majorité relative de députés pour Syriza, ont constitué un développement politique dont la portée s’étend bien au-delà des frontières grecques.

Dans toute l’Europe, tout travailleur conscient a à l’esprit le sort épouvantable que les tenants du mode de production capitaliste infligent aux masses grecques depuis six ans : il y voit l’annonce du sort qui lui est réservé par le gouvernement et la bourgeoisie de son propre pays, à mesure que les développements de la crise y exercent leurs ravages. Aussi l’émergence de Syriza, « nouveau » parti de « gauche », présenté comme un adversaire implacable de l’« austérité », n’a pu manquer d’attirer son attention.

Du côté des principales bourgeoisies d’Europe et des gouvernements à leur service, depuis six ans, la Grèce constitue un véritable laboratoire des politiques anti-ouvrières rendues indispensables – de leur point de vue de classe – par la résurgence de la crise du capitalisme. Quelle que soit la contre-réforme qu’un de ces gouvernements tente de mettre en œuvre contre les acquis ouvriers, on peut être certain qu’elle a d’ores et déjà été mise en œuvre en Grèce.

C’est pourquoi la défaite électorale du principal parti bourgeois grec, la Nouvelle Démocratie, et l’élection d’une majorité relative de députés issus de Syriza a retenti aux oreilles des capitalistes comme un signal d’alarme : il s’agit pour eux de faire un « exemple » en mettant rapidement les dirigeants de ce parti à plat ventre – chose que, nous le verrons, ces dirigeants s’empressent de faire avec une célérité remarquable.

Il est pourtant incontestable que l’émergence de Syriza ouvre une nouvelle page dans l’histoire du combat acharné que se livrent les deux classes fondamentales de la société capitaliste en Grèce : alors que l’effondrement historique du principal parti d’origine ouvrière, le PASOK, aurait pu conduire les travailleurs grecs à l’impasse, ces derniers ont au contraire trouvé un recours électoral pour exprimer la persistance de leur volonté de combat contre les coups qui leur sont portés. Pour quiconque cherche une issue au déferlement implacable des contre-réformes anti-ouvrières, l’analyse attentive de ce qui est en train de se passer en Grèce est une nécessité politique immédiate.

La prétendue « crise grecque » : une manifestation de la crise générale du mode de production capitaliste

Si les Merkel, Hollande, FMI, BCE et consorts accordent tant d’importance aux développements politiques dans ce petit pays de 11 millions d’habitants, dont le PIB représente 2,3% du PIB des pays de la zone euro, c’est précisément qu’il n’existe pas de « crise grecque ». Les causes invoquées de la crise, en Grèce – des montagnes de créances pourries accumulées par le capital financier, une dette publique exorbitante - sont caractéristiques de toutes les puissances impérialistes.

Le fléau qui accable les masses grecques depuis six ans tient à deux racines : d’une part, du point de vue de son développement industriel, la Grèce est un nain économique dans la zone euro, ce qui rend son endettement d’autant plus insupportable ; d’autre part, ce pays a été massivement investi par les banques françaises et allemandes en particulier.

Le passage de la Grèce à l’euro, en 2001, s’était effectué au prix d’un camouflage massif de la dette publique grecque par la banque centrale grecque et son président d’alors, Loukas Papademos. En 2010, le Premier ministre grec, Papandréou, dont les liens personnels avec le capital financier ont fait l’objet de scandales à répétition, décidait de « révéler » la réalité de la dette publique grecque. Fin 2011, Papandréou remettra à Papademos les rênes du pouvoir pour mener à bien la politique dite d’« austérité »… Quant aux puissances dirigeantes de l’Union européenne, c’est la crainte d’une réaction en chaîne gigantesque, heurtant de plein fouet les banques françaises et allemandes, qui les a conduites à exiger que la Grèce subisse une thérapie de choc anti-ouvrière.

Depuis 2010, les plans dits de « sauvetage » de la Grèce, financés par le FMI, la BCE et les ténors de l’Union européenne ont été en réalité des plans de sauvetage des banques, qui ont perçu au nom du règlement de la « dette » grecque des injections massives de capitaux, puis se sont défaussées de leurs créances pourries sur le compte des Etats ou d’autres spéculateurs.

Depuis 2010, l’Etat grec a dû procéder à des dizaines de milliards de coupes budgétaires, sabrant et laminant tous les services publics et les acquis ouvriers ; son PIB a chuté de plus de 25%; la Constitution a dû être amendée pour faire du règlement de la « dette » la priorité de l’Etat ; trois « memorandums », consignant la longue liste des contre-réformes anti-ouvrières exigées par la « Troïka », ont été votés ; malgré les coups portés aux masses grecques, le poids de la « dette » n’a cessé de s’accroître, passant de 299,6 milliards d’euros et 129,7% du PIB en 2009 à 318,7 milliards d’euros et 171% du PIB en 2013 !

En somme, au sein même de la vieille Europe, un pays capitaliste « avancé » subit depuis 6 ans le sort réservé jusqu’alors aux pays dominés par l’impérialisme : et si le caractère insoutenable de la « dette » grecque ne fait mystère pour personne, s’il est certain que tôt ou tard la Grèce est destinée à basculer dans l’abîme, Paris, Berlin, Londres s’affairent encore littéralement à hypothéquer tout le pays pour quelques euros de plus, pour maintenir à flot leurs propres capitalismes encore quelque temps.

Il serait pourtant erroné de clamer que les masses grecques seraient laminées par le seul fait de « diktats » imposés de l’extérieur : si l’on considère que l’un des « fleurons » de la bourgeoisie grecque est constitué par ses armateurs, qu’une partie importante de ses exportations est constituée de produits agricoles, que son industrie représente moins d’un cinquième du PNB tandis que le tourisme représente à peine moins, on comprend que l’économie grecque est une économie dépendante : c’est pourquoi la fraction dominante de la bourgeoisie grecque a lié son sort, vaille que vaille, à celui de l’Union européenne.

Pourtant, que le prolétariat grec parvienne à donner un coup d’arrêt au cycle infernal des contre-réformes, qu’il impose le non-paiement de la « dette », et ce rapport de domination pourrait aussitôt révéler sa face cachée : ainsi, si l’exposition officielle des banques françaises aurait été réduite au minimum depuis 2010, l’engagement de l’Etat français dans les plans de « sauvetage « représenterait plus de 40 milliards, soit autant que les coupes prévues dans le cadre du « pacte de stabilité ». Qu’en Europe, le maillon grec cède, et c’est tout le château de cartes des capitalismes d’Europe, avec l’endettement abyssal de ses Etats et les montagnes de créances pourries accumulées par ses banques, à hauteur de centaines de milliards, qui pourrait être ébranlé.

Les masses grecques : immolées sur l’autel du capitalisme en crise

Dans le même temps où elles volaient au secours de leurs banques en faillite, les ténors de l’Union européenne ont récité en boucle cette litanie : « Les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens ». « Les Grecs » dont il est question ne sont ni les armateurs, ni le clergé orthodoxe – tous deux exemptés d’impôts. Ce sont les masses grecques, les travailleurs qui ont arraché leurs acquis dans le prolongement du combat pour en finir avec la dictature des colonels, ce sont les jeunes coupables de revendiquer le droit aux études et à une vie décente. Voilà la nécessité première pour le mode de production capitaliste en crise : pour maintenir ce qui peut l’être des taux de profit, il faut réduire autant que possible la valeur de la force de travail, quitte à condamner une fraction croissante du prolétariat à la misère et à la déchéance.

Depuis 2010, les coups portés aux masses grecques ont été d’une violence inouïe. Les salaires de tous les travailleurs ont été massivement amputés, de 40% en moyenne ; le salaire minimum a chuté de 750 à 450 euros ; les pensions de retraite ont été laminées. Plus de 60% de la population se trouve au bord du « seuil de pauvreté »… défini à partir du revenu médian qui n’a lui-même cessé de dégringoler. Des impôts et taxes nouveaux n’ont cessé de s’accumuler. Encore faut-il savoir que des centaines de milliers de travailleurs travaillent désormais « bénévolement » en échange du gîte et du couvert, tandis que d’autres sont victimes de retards de paiement chroniques.

Les licenciements massifs, jusqu’au licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires, ont abouti au taux de chômage le plus élevé d’Europe : si les estimations d’Eurostat, à plus d’un quart de la population active, sont de toute manière largement sous-évaluées, c’est plus d’un jeune sur deux qui ne travaillerait pas, voire aurait renoncé à chercher un travail.

Depuis 2012, le droit du travail a été littéralement vidé de sa substance, instaurant la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche et les clauses les plus défavorables aux travailleurs. Dans des secteurs-clés tel celui du métro d’Athènes, les conventions collectives ont été dénoncées. Les négociations salariales de branche ont été supprimées et les syndicats évincés.

Les principales entreprises publiques ont été privatisées, d’autres purement et simplement liquidées, à l’image de la télévision publique ERT, dont les employés ont été licenciés. 91 portions du territoire grec, notamment des îles, ont été vendues. 85 000 boutiques ont fermé à Athènes.

Pour des centaines de milliers de grecs, le droit à la santé, à une protection sociale, aux études, l’accès à l’électricité n’existent plus. Les hôpitaux publics, les écoles et universités publiques ont été laminés. Pour beaucoup, la privation de soins est devenue la règle. 85% de la population n’a plus les moyens de se chauffer l’hiver.

Les libertés démocratiques élémentaires, comme le droit de grève ou de manifestation, ont été corsetées par des dispositifs de réquisition ou d’interdiction. L’appareil policier a été renforcé, armé, formé avec diligence par Berlin pour infliger la répression la plus féroce.

Le taux de suicide a explosé, de même que le taux de mortalité infantile.

Tel est le terrible bilan des trois « memorandums » adoptés entre 2010 et 2012.

À trois reprises depuis 2009 :
les masses grecques ont dégagé une majorité pour les partis d’origine ouvrière

Le prolétariat n’a pas subi tous ces coups sans engager en réponse de puissants combats. Ce faisant, les travailleurs et la jeunesse grecs ont cherché à se saisir de toutes leurs organisations : syndicats et partis.

On ne peut comprendre l’émergence de Syriza – sauf à la présenter comme une sorte de « divine surprise » - si l’on ne prend pas en compte le fait qu’à trois reprises, depuis les prémices de la crise, les travailleurs et la jeunesse grecs ont dégagé une majorité électorale pour les partis et organisations issus du mouvement ouvrier.

 

Élections législatives en Grèce depuis 2009

 

2009

Mai 2012

Juin 2012

2015

Inscrits

9 930 717

9 949 401

9 947 876

9 911 495

Votants

7 042 512

6 476 745

6 216 498

6 330 786

Exprimés

6 856 067

6 324 096

6 155 464

6 181 274

Abstentions

3 074 650

3 624 904

3 791 536

3 729 726

Vote pour les partis d’origine ouvrière

PASOK

3 012 373

833 452

756 024

289 482

KKE

517 154

536 105

277 227

338 138

Syriza

315 627

1 061 928

1 655 022

2 246 064

DIMAR

-

386 394

384 986

30 074

KIDISO

-

-

-

152 230

Autres listes*

NC

91 426

28 008

52 135

Total en voix

3 845 154

2 909 305

3 101 267

3 108 123

Total %

56,08%

46%

50,38%

50,28%

Vote pour les partis bourgeois

ND

2 295 967

1 353 646

1 825 497

1 718 815

LAOS

386 152

182 925

97 099

63 692

Aube Dorée

-

440 966

426 025

388 447

Grecs Indépdts

-

671 324

462 406

293 371

Ecologistes

173 449

185 485

54 408

Allié Syriza

Alliance libérale

-

250 023

98 140

-

La Rivière

-

-

-

373 868

Divers

-

330 769

90 237

234 958

Total en voix

2 855 568

3 415 138

3 053 812

3 073 151

Total %

41,65%

54%

49,61%

49,71%

* Autres listes d’origine ouvrière : coalition Antarsya, maoïstes, organisations pseudo-trotskistes (OKDE, EEK)

 

En 2009, en juin 2012, puis en janvier 2015, l’expression électorale d’une majorité des seuls partis et organisations issus du mouvement ouvrier a posé la question d’un gouvernement des organisations ouvrières unies, appuyé sur les puissantes organisations syndicales grecques – GSEE pour le secteur privé et Adedy pour le secteur public. Reflétant l’intense lutte de classe du prolétariat grec, ces élections ont aussi nourri le développement d’importantes mobilisations et de mouvements de grève.

À l’issue de chaque élection, les dirigeants des partis et organisations d’origine ouvrière se sont entendus… pour ne surtout pas s’entendre : ils ont pavé la voie à la constitution de gouvernements anti-ouvriers mettant en œuvre les contre-réformes les plus criminelles.

Décomposition du PASOK

Depuis 1974 et jusqu’en 2012, le mouvement ouvrier grec a été dominé par un parti de type social-démocrate, parti ouvrier bourgeois : le PASOK. Certes pourri dès l’origine, fondé par les tenants d’une des grandes familles bourgeoises du pays – les Papandréou – ce parti n’en a pas moins émergé à la suite des puissants combats du prolétariat grec et de la jeunesse pour mettre à bas la dictature des colonels. Alors que le parti socialiste grec originel avait été réduit depuis des décennies à sa plus simple expression – la majorité de ses militants ayant fondé le parti communiste grec, le KKE, dès l’orée des années 1920 –, c’est aussi l’effroyable bilan du stalinisme, conjointement à l’absence d’une avant-garde révolutionnaire en Grèce, qui a conduit à la domination du PASOK sur le mouvement ouvrier (nous renvoyons nos lecteurs à l’article paru dans CPS n°40 de mai 2010, qui revient de manière détaillée sur l’histoire des luttes de classes en Grèce).

Au-delà de ses scores électoraux, ce parti dirigeait également le principal courant à la tête des organisations syndicales, le PASKE.

C’est pourquoi, dès les prémices de la crise, le prolétariat et la jeunesse grecs ont exprimé leur volonté de résister à l’offensive anti-ouvrière engagée par le parti bourgeois au pouvoir avant 2009 – la Nouvelle Démocratie – en élisant une large majorité de députés des partis d’origine ouvrière : à lui seul, le PASOK obtenait plus de 43% des suffrages exprimés et 160 députés sur 300 à l’Assemblée grecque, la Vouli. Si l’on y additionne les scores réalisés par les partis et coalitions issus du stalinisme – KKE et Syriza –, les partis d’origine ouvrière totalisaient plus de 56% des voix.

Cependant, aidés par les ex-staliniens dans le rôle du repoussoir, les dirigeants du PASOK ont mis en œuvre une politique en tous points contraire aux raisons pour lesquelles les travailleurs et la jeunesse grecs avaient voté. Dès le lendemain des élections, sur fond de déclarations alarmistes concernant l’état réel de la dette publique, le chef du PASOK et Premier ministre Georges Papandréou annonçait qu’il abandonnait le programme de campagne de son parti et s’engageait dans la mise en œuvre d’une politique d’« austérité » sous tutelle de la « Troïka » FMI-UE-BCE. Ce faisant, le PASOK a sapé les bases mêmes sur lesquelles il reposait.

Après une première phase, au cours de laquelle le puissant appareil du PASOK est parvenu à contenir les masses grecques, la contradiction entre le caractère ouvrier du PASOK et la politique qu’il a menée a nourri une crise destructrice en son sein. À plusieurs reprises, Papandréou a dû exclure des députés de son propre parti, parce qu’ils refusaient de voter les plans anti-ouvriers. En cause : les manifestations ouvrières massives dirigées vers la Vouli, cherchant à dicter aux députés du PASOK le rejet des contre-réformes.

Même si les dirigeants syndicaux de la GSEE et de l’Adedy, étroitement liés au PASOK voire à la Nouvelle Démocratie, se sont d’emblée disposés sur le terrain d’une « autre répartition des sacrifices » - acceptation de fait des plans anti-ouvriers -, les relations entre le PASOK et la bureaucratie syndicale dirigeante se sont dangereusement tendues, le soutien à la politique de ce parti devenant intenable.

C’est pourquoi l’initiative visant à liquider la majorité PASOK et le parti lui-même, au compte de la bourgeoisie, est venue de ses dirigeants : en octobre 2011, aux abois, Papandréou annonçait qu’il organisait un référendum sur le maintien de l’adhésion à l’Union européenne. Par ce biais, il entendait confronter les masses grecques à un choix cornélien : soit rester dans l’UE… et accepter sans broncher la poursuite des contre-réformes ; soit sortir de l’UE… et subir le contrecoup dévastateur d’un retour à la drachme assorti d’une dévaluation massive.

Mais les impérialismes dominants d’Europe exercent alors les plus brutales pressions pour interdire qu’un tel référendum voie seulement le jour : Papandréou, jouant la contrition « patriotique », passe alors un accord d’« union nationale » avec la Nouvelle Démocratie et le LAOS chauvin et raciste. Puis il démissionne au profit d’un gouvernement de cette coalition, dirigé par un représentant direct du capital financier : Papademos, ancien cadre de la BCE et ancien directeur de la Banque centrale grecque.

Le PASOK s’est engagé dans un processus de décomposition accéléré : dès mai 2012, son électorat est divisé par 4. Les dirigeants du PASOK n’en ont pas moins choisi de fournir à la Nouvelle Démocratie – de concert avec DIMAR, scission du parti ex-stalinien KKE – l’une des deux béquilles qui lui ont permis d’avancer. Les élections de janvier 2015 ont consacré l’effondrement complet du PASOK, qui avec moins de 300 000 voix a perdu plus de 90% de son électorat de 2009. On peut dire que le PASOK est aujourd’hui au bord de la disparition.

Le parti « communiste » KKE : l’autre mâchoire de l’étau qui enserre le prolétariat

De manière plus succincte, il convient de faire rapidement un sort au parti ex-stalinien grec, le KKE.

L’article publié dans CPS n°40 de mai 2010 a rappelé le bilan effroyable des dirigeants du KKE à l’issue de la seconde guerre mondiale : d’un parti hégémonique dans tout le pays, ce parti est devenu une force secondaire dans le mouvement ouvrier grec, entaché pour toujours par son rôle dans les défaites sanglantes qui ont permis le rétablissement d’une monarchie en Grèce, puis l’instauration de la dictature des colonels. Tant qu’il subsiste, le KKE n’en joue pas moins un rôle important dans le cadenassage des masses grecques à travers son statut de repoussoir et sa pratique constante de la division et de la calomnie.

Ainsi, tout en occupant sa place dans les instances de la GSEE et de l’Adedy, le courant syndical du KKE n’en anime pas moins son « front syndical » distinct – le PAME - qui s’est fait une spécialité de manifester en cortège séparé dans les rues d’Athènes. Ainsi, s’il combat avec acharnement toute perspective de front unique ouvrier, toute unité syndicale sur le terrain des revendications ouvrières, le KKE n’a pas dédaigné de porter secours à la Nouvelle Démocratie, à la fin des années 1980, pour empêcher le maintien au pouvoir du PASOK.

Lorsque la pression des masses grecques sur la majorité du PASOK a atteint son paroxysme, c’est l’appareil du KKE qui a pris le relais dans la défense de l’ordre bourgeois : le 20 octobre 2011 – dix jours avant que Papandréou n’organise le sabordage de sa propre majorité –, le service d’ordre du KKE et du PAME a violemment barré la route aux cortèges massifs de manifestants qui affluaient en direction de la Vouli pour exiger le rejet des plans d’« austérité » votés ce jour-là. Un membre de ce service d’ordre décédait suite à l’inhalation massive de gaz lacrymogènes employés par la police grecque : la direction du KKE accusait aussitôt les « provocateurs » de cet « assassinat ».

Il n’est pas possible de revenir en détail sur tous les développements de la lutte des classes en Grèce au cours de cette période : c’est ainsi que s’est développé au cours de l’année 2011 le mouvement « Ne paie pas ! » qui, appuyé par le syndicat de l’électricité en rupture avec le PASOK, a organisé entre autres actions le rétablissement gratuit de l’électricité dans de nombreux logements. C’est aussi à l’issue de cette même année que s’est développé dans le pays un mouvement de type « Indignés », associant à toutes les niaiseries du genre (« C’est nous qui décidons ») certaines initiatives de type accès gratuit aux soins, à l’éducation, etc. L’essentiel est que, cadenassées par les dirigeants du PASOK et du KKE, de leurs lieutenants à la tête de la GSEE, de l’Adedy et du PAME, les masses grecques ont été maintenues dans l’impasse politique.

L’émergence de Syriza

En mai 2012, les élections législatives sont marquées par cette impasse : l’abstention explose et dépasse allègrement le tiers des inscrits. Le vote pour les partis et organisations d’origine ouvrière s’effondre et se disperse. Les partis bourgeois ressortent nettement majoritaires. De manière secondaire, toutefois, Syriza est parvenu à capter une fraction de l’électorat ouvrier au détriment du KKE et du PASOK, avec plus d’un million de voix.

Cependant, les divisions internes à la bourgeoisie grecque (effondrement du LAOS, dissidence des Grecs Indépendants sur une base « souverainiste ») ne permettent pas à la Nouvelle Démocratie de constituer une majorité gouvernementale. Syriza – arrivé en seconde position – se voit confié le rôle de constituer une telle majorité.

La progression électorale remarquable de Syriza – passée en trois ans d’une position marginale au statut de première liste d’origine ouvrière – procède pour l’essentiel de ce fait : ses dirigeants, considérant leur relative faiblesse, se sont crus autorisés à mener campagne contre les « memorandums »… quittes à assurer ensuite qu’ils en négocieraient un autre.

Par le jeu des institutions grecques, les dirigeants de Syriza se voient contraints de mener formellement une politique qu’ils ont toujours combattue : celle du front unique ouvrier. Ils proposent une alliance de gouvernement « anti-austérité » au PASOK et à DIMAR – qui refusent au nom du respect des « memorandums » – et se tournent vers le KKE – qui décline tout accord au nom du « combat contre la social-démocratie ». L’impossibilité de constituer un gouvernement conduit alors à l’organisation de nouvelles élections en juin 2012 : plusieurs centaines de milliers de travailleurs et jeunes supplémentaires, tirant les leçons de l’épisode, se détournent du PASOK, du KKE, de DIMAR ou de l’« extrême-gauche » pour se tourner vers Syriza.

Les résultats des élections de juin 2012 sont ainsi marqués par un paradoxe : tandis que les partis et organisations d’origine ouvrière redeviennent majoritaires en voix, l’électorat bourgeois s’est concentré sur la Nouvelle Démocratie qui arrive en première place. La Constitution grecque, qui accorde un « bonus » de 50 sièges de députés pour le parti arrivé en tête, permet à la Nouvelle Démocratie de constituer un gouvernement d’« union nationale » avec l’aide du PASOK et de DIMAR : un gouvernement « majoritaire » à la Vouli mais minoritaire dans les urnes et illégitime aux yeux des masses, ce qui aura des conséquences sur le plan de la lutte des classes.

Une organisation d’origine ouvrière… sur le terrain liquidateur de l’« eurocommunisme »

À l’origine de Syriza, il y a une fraction de l’ex-appareil stalinien : l’ancien parti « communiste » dit « de l’intérieur ». En 1989, les initiateurs de Syriza ont rompu définitivement avec le KKE sur le terrain de l’« eurocommunisme » : ils ont fondé le Synaspismos (« Coalition de gauche, des mouvements sociaux et de l’écologie ») deux ans plus tard. Au cours des années 2000, Synaspismos forme l’épine dorsale d’une coalition plus large, Syriza (« Coalition de la gauche radicale ») qui rassemble, dans une grande cacophonie, pas moins de 17 composantes » écologistes », « maoïstes », « citoyennes », « social-démocrates » ou pseudo-trotskistes.

À la marge du PASOK et du KKE, Syriza s’est positionné comme un laboratoire de la décomposition du mouvement ouvrier et un fervent partisan de l’« Union européenne » : autant dire que l’importance soudaine qu’a prise cette coalition constitue un balbutiement de l’Histoire. Du reste, immédiatement après leur percée électorale de 2012, les dirigeants de Syriza vont faire tout leur possible pour s’excuser de leurs prises de position contre les « memorandums », rassurer les principales bourgeoisies d’Europe sur leur volonté de rester à tout prix dans l’UE et de payer « autrement » la dette : au cours de ses longues tournées européennes, Tsipras se précipite aussi bien auprès du directeur de la BCE, Draghi, que du ministre allemand des Finances, Schauble, et jusque dans le giron du Pape François. Tsipras se présente encore comme candidat à la présidence de l’Union européenne en 2014, sous la bannière du Parti de la Gauche européenne.

Du même élan, Syriza œuvre à boucher toute perspective aux masses grecques sur le terrain de la lutte des classes.

Mai 2013 : Syriza contribue au combat contre la grève générale

Au lendemain des élections de 2012, le gouvernement Samaras (ND-PASOK-DIMAR) engage une nouvelle phase de l’offensive contre le prolétariat : pour mener à leur terme les contre-réformes les plus dévastatrices – liquidation du droit du travail et des conventions collectives, plan de licenciement de 150 000 fonctionnaires impliquant la liquidation de leurs statuts, privatisations et fermetures d’entreprises publiques… –, il est nécessaire de franchir de nouveaux pas dans la voie de l’écrasement pur et simple du mouvement ouvrier.

Mais les travailleurs ont à l’esprit le fait que ce gouvernement haï est un gouvernement illégitime. Au cours de l’année 2013 notamment, plusieurs secteurs-clés du prolétariat s’engagent dans de puissantes grèves qui posent, dans leur développement, la question de la grève générale : successivement, les travailleurs du métro, des cheminots et conducteurs de bus, des enseignants et personnels des écoles, les hôpitaux, les universités… s’engagent dans des grèves massives, dirigées par des assemblées générales. Le gouvernement Samaras répond par la répression la plus brutale, en décrétant les grèves et manifestations « illégales » ou en recourant à des ordres de réquisition. Toutefois, ce n’est pas tant cette répression qui vient à bout de la détermination du prolétariat que la politique des dirigeants du mouvement ouvrier eux-mêmes.

Un exemple flagrant de cette trahison organisée a eu lieu en mai 2013, lors de la grève des enseignants grecs du secondaire. Réunis en assemblées générales massives, en réaction à l’accroissement de leur temps de travail pour permettre de licencier 10 000 d’entre eux, les enseignants ont engagé un puissant mouvement de grève, balayant les ordres de réquisition émis par le gouvernement. Ils se sont adressé à leur syndicat, l’OLME, pour qu’il appelle à la grève générale.

Les dirigeants de l’OLME (le secrétaire général de ce syndicat étant alors… membre du courant syndical lié à la Nouvelle Démocratie !), préférant louvoyer face à la détermination des enseignants, ont d’abord renvoyé la décision à la direction de la fédération de fonctionnaires – l’Adedy. Puis la direction d’OLME a fait savoir que le syndicat était disposé à mettre fin à la grève… à cette seule condition que le gouvernement lève ses ordres de réquisition : une proposition inspirée directement par les dirigeants de Syriza. Enfin le 16 mai, en présence de dirigeants syndicaux largement « mandatés » pour appeler à la grève générale, le dirigeant de l’OLME contourne la difficulté en demandant aux bureaucrates de se prononcer… sur l’existence des « conditions nécessaires » et sur le « soutien suffisant » à la grève générale : prétextant ne pas avoir de « mandat » sur ce sujet, les dirigeants syndicaux ont alors choisi de s’abstenir massivement. La grève était officiellement terminée.

L’axe du « combat contre Aube Dorée », l’organisation authentiquement fasciste qui tente de se constituer en Grèce, a également, en dernière analyse, servi de dérivatif au combat pour la grève générale – combat qui par essence conduit à poser la question du pouvoir.

Certes, les initiatives prises notamment par certains anarchistes grecs pour organiser des milices de jeunes et de travailleurs, affrontant avec courage les bandes d’Aube Dorée, étaient en soi justes et salutaires : car ce parti ouvertement nazi, dont les dirigeants ont une histoire qui les renvoie en fil direct à la dictature des colonels, constitue une véritable menace pour les masses grecques et pour l’existence même du mouvement ouvrier.

Mais Aube Dorée existe parce qu’il prend racine dans l’appareil d’Etat policier qui le vertèbre et le protège : s’il a pu multiplier ratonnades sanglantes et assassinats politiques assumés, c’est qu’il existe dans la bourgeoisie grecque et jusqu’au sein des gouvernements grecs des éléments qui considèrent que l’option fasciste peut passer à l’ordre du jour dans un futur indéterminé, sur les ruines du mouvement ouvrier que le gouvernement Samaras s’efforçait de détruire.

Or, à la fin de l’année 2013 – dans des conditions où les grèves de fonctionnaires continuaient de placer le gouvernement Samaras dans une situation difficile –, les dirigeants du mouvement ouvrier, et notamment ceux de Syriza, ont offert à ce même gouvernement l’opportunité de se refaire une santé : ils ont appelé, non pas à l’écrasement pur et simple d’Aube Dorée, mais à son « interdiction » par le gouvernement. Qui s’est empressé d’arrêter quelques cadres de ce parti pour donner le change, dans un climat de « front républicain ».

Inutile de préciser que, quoi qu’il advienne de la « coquille » Aube Dorée, les bases d’une organisation fasciste en Grèce – qui se trouvent dans l’appareil d’Etat – restent, à ce jour, parfaitement intactes.

Du congrès de Syriza au « programme de Thessalonique »

En juillet 2013, la direction de Synaspismos décide de constituer Syriza en parti. L’organisation du « congrès fondateur », à marche forcée, avec un ordre du jour centré sur l’organisation interne et un nombre pléthorique des « délégués » (3430 !) ne laissent aucun doute sur les objectifs : assurer le contrôle total de l’appareil sur le parti. Depuis 2012, Syriza a connu un afflux considérable d’adhésions : ses effectifs ont quasiment doublé, jusqu’à 35 000 membres. Le congrès montre que ce mouvement vers Syriza a puisé à deux sources opposées.

D’une part, il est indéniable qu’un certain nombre de travailleurs et de jeunes ont cherché à se saisir du cadre offert par Syriza pour y chercher une issue politique. Certains amendements présentés par l’opposition interne, la « Plate-forme de gauche », ont ainsi rencontré un écho significatif, de 30 à 40% des voix pour le non-paiement de la « dette », ou pour la nationalisation des banques ou « des secteurs stratégiques de l’économie » sous contrôle « des travailleurs et du peuple ». Mais tout en défendant certains mots d’ordre justes, la « gauche » de Syriza joue son rôle de flanc-garde : elle défend la perspective abstraite d’un « gouvernement de gauche » d’où le PASOK est exclu par avance, ou la constitution d’un « front uni des partis de gauche »… excluant donc les syndicats comme les partis « qui ont mené des politiques d’austérité ». Orientation qui revient en définitive à faire obstacle à tout combat véritable pour le front unique ouvrier.

D’autre part, usant de sa nouvelle importance, la direction de Syriza a développé des réseaux clientélistes pour poser les bases d’un appareil renforcé. Ainsi, Tsipras est élu avec 72% des mandats comme président du parti : ce congrès ouvrait la voie à une vaste révision au rabais des quelques éléments favorables aux masses dans le programme de Syriza.

En septembre 2014, à l’occasion d’une exposition commerciale internationale, Tsipras présente son « programme de Thessalonique » : il demande l’« annulation de la majeure partie de la dette publique » (ce qui revient à reconnaître la nécessité de la « rembourser »), préconise le renforcement des fonds propres des banques privées et envisage la création d’une « banque publique d’investissement » pour la « relance de l’économie réelle ». Avec cela, un saupoudrage caritatif pour la fraction du prolétariat la plus accablée par la crise : l’électricité « nécessaire » gratuite et des bons alimentaires pour 300 000 foyers, le relèvement du salaire minimum à 750 euros (en deçà de son niveau d’avant 2009), la gratuité du logement pour 30 000 personnes, etc.

Ce programme est, certes, inadmissible en l’état par les principales bourgeoisies d’Europe : mais l’essentiel est que, ce faisant, Syriza conditionne toute sa politique à la conclusion d’un accord avec l’Union européenne et ses autres débiteurs. Qui plus est, tous les piliers du mode de production capitaliste sont préservés : les nationalisations sont écartées, le non-paiement de la « dette » évacué, le capital financier préservé au point de se voir promettre d’être renfloué. En somme, la « gauche radicale » grecque s’est présentée aux élections de janvier 2015 avec un programme… qui en rabat sérieusement sur ceux que pouvaient présenter un François Mitterrand ou un Andréas Papandréou en 1981.

Constitution du gouvernement Tsipras-Kammenos : après la tragédie PASOK, la farce SYRIZA

C’est bien malgré ce programme qu’une importante fraction des masses grecques s’est tournée, en désespoir de cause, vers Syriza lors des dernières élections : du reste, cette défiance se manifeste aussi dans le fait que le score atteint par ce parti se situe bien en deçà du score réalisé par le PASOK en 2009. Cumulés, les partis et organisations d’origine ouvrière rassemblent à peine plus de 50% des suffrages. Avec 36% des voix et 149 sièges sur 300 à la Vouli, Syriza ne peut prétendre gouverner seul : toutefois, il existe une majorité nette des partis d’origine ouvrière avec 177 députés pour Syriza, le PASOK et le KKE.

Il est fort possible que la proposition d’un gouvernement des seuls partis ouvriers se fût d’emblée heurtée à un refus sec des restes du PASOK comme de ceux du KKE : mais il est en revanche certain que les dirigeants de Syriza y ont tourné le dos d’emblée. Au lendemain des élections, parmi diverses listes bourgeoises pressenties, Tsipras a en définitive opté pour la plus réactionnaire : les Grecs Indépendants, scission droitière de la Nouvelle Démocratie sur le terrain du « souverainisme », de la lutte contre l’immigration et d’une défense acharnée des piliers de la bourgeoisie « nationale ».

L’accord avec les Grecs Indépendants implique, notamment, l’engagement de ne pas remettre en cause les exonérations d’impôts consenties aux deux piliers de la bourgeoisie grecque : les armateurs et l’Eglise orthodoxe, premier propriétaire terrien du pays. Plus encore, la constitution du gouvernement Tsipras-Kammenos constitue un gage donné d’avance à la bourgeoisie grecque : Syriza ne gouvernera pas contre leurs intérêts. Dans la foulée, Tsipras parvient à embarquer dans son équipe l’ « opposition » pseudo-trotskiste de service : le principal dirigeant de la « plate-forme de gauche » acceptait de s’asseoir sur ses critiques en contrepartie d’un poste de ministre de l’environnement.

Il s’agit là d’une mauvaise parodie de la tragédie jouée auparavant par le PASOK allié à la Nouvelle Démocratie.

À plat ventre devant l’Union européenne et la bourgeoisie grecque

À l’instar de Papandréou qui « abandonnait » publiquement ses promesses de campagne au lendemain des élections de 2009, il n’a pas fallu un mois à Syriza pour s’engager devant la Commission européenne à ne pas appliquer une seule des mesures symboliques qu’il avait défendues au cours des élections. Le 20 février, Tsipras a conclu un accord avec l’Eurogroupe à Bruxelles : en échange de la poursuite des « aides » convenues avec le précédent gouvernement et d’un changement de nom de leurs interlocuteurs, Syriza et Kammenos s’engagent à gouverner… aux mêmes conditions que leurs prédécesseurs. Le Monde rend compte jusque dans le détail de ce qui n’est pas même une capitulation :

« Au terme d’une réunion qui s’annonçait interminable et qui n’a finalement duré que deux heures, vendredi 20 février, les Européens ont donc annoncé s’être mis d’accord sur une « procédure » de renégociation du programme d’aide (130 milliards d’euros en tout). L’Eurogroupe a jugé recevable la demande d’Athènes de prolonger ce plan au-delà de fin février. (…)

Athènes s’engage à achever le travail du précédent gouvernement, celui du conservateur Antonis Samaras, en mettant en œuvre les réformes imposées par la troïka des créanciers – FMI, Banque centrale européenne (BCE) et Commission de Bruxelles – pas encore toutes sur les rails. En échange, le pays pourra toucher environ 7 milliards d’euros restant à verser sur le total des crédits alloués. Athènes dispose quand même de « flexibilités » : le chef du gouvernement grec, Alexis Tsipras, pourra modifier la liste des réformes à accomplir, à condition qu’elles préservent l’équilibre des finances publiques.

Pour que l’extension de quatre mois soit validée, les Grecs devront soumettre leur liste de réformes, d’ici au lundi 23 février, pour validation par « feu » la « troïka » (Athènes a obtenu qu’on n’emploie plus ce terme, honni en Grèce, et qu’il soit remplacé par « les institutions). » 

Tsipras concluait cette séance par une déclaration triomphaliste : « Hier, nous avons franchi une étape décisive en abandonnant l’austérité, les plans de renflouement et la “troïka”. (…) Nous avons gagné une bataille, pas la guerre. Les véritables difficultés (…) sont devant nous ». En Grèce, ses prédécesseurs de la Nouvelle Démocratie se montraient plus sobres : « le nouveau gouvernement retourne en fait au point où nous avions laissé les choses, mais dans des conditions bien pires » !

La servilité totale de Syriza s’étend à la bourgeoisie grecque elle-même, alors que Tsipras avait fait de la lutte contre la « fraude fiscale » un de ses axes de campagne. La Repubblica constatait ainsi le 18 mars: « La Suisse souhaite conclure un accord fiscal avec la Grèce au plus tôt, mais à ce qu’il semble, Athènes tergiverse. (…) Tsipras, après avoir annoncé une lutte sans quartier à qui ne paye pas les impôts, donne l’impression de ne pas avoir l’intention d’aller chercher l’argent là où il est caché. Or, dans les banques helvétiques, selon les infos, seraient dissimulés entre 30 et 100 milliards d’euros au noir. (…) En attendant, à Athènes les 2000 noms de fraudeurs grecs que l’ex-informaticien de HSBC avait communiqués sont toujours inutilisés. «Jusqu’à présent, une seule demande d’enquête nous est parvenue» font-ils savoir à Berne. »

Un gouvernement d’une extrême faiblesse

En quelques mois, Syriza a donc promis aux « institutions » de continuer à rembourser la « dette », de ne rien entreprendre qui bouleverse son « équilibre budgétaire », de poursuivre l’application des « memorandums », et a abandonné toute velléité de toucher au moindre intérêt de la bourgeoisie grecque. Le problème est que le gouvernement Tsipras-Kammenos est un gouvernement d’une extrême faiblesse face aux masses : il ne dispose ni d’une base ni d’un appareil solide, et n’a ni l’implantation dont disposait le PASOK dans le mouvement ouvrier, ni racines profondes au sein de l’appareil d’Etat.

La difficulté majeure ne réside certes pas dans les jacasseries ambiguës d’une « opposition » interne dirigée par divers groupes pseudo-trotskistes : ces « opposants » ont successivement accepté le programme de Thessalonique, l’alliance avec les Grecs Indépendants et la nomination par Tsipras de ministres ouvertement réactionnaires… l’un des dirigeants de l’« opposition » ayant même accepté un poste au gouvernement.

Mais Syriza est tiraillé entre deux pressions contraires : celles des masses grecques, qui ont voté pour que leurs aspirations soient satisfaites, et celles de la bourgeoisie, qui exigent la soumission de Syriza tout en aspirant à liquider au plus vite ce parti. Tsipras est obligé de louvoyer entre les aspirations des masses et celles de la bourgeoisie qui s’exercent par de nombreux biais. De là provient la mauvaise farce des « réformes » et initiatives politiques au rabais que Syriza a feint de mettre en œuvre en attendant de se faire « retoquer » par Merkel et consorts : vote d’une loi « humanitaire » aussitôt accablée des foudres de Berlin le 19 mars ; annonce d’une « réouverture » d’ERT (radio-télévision publique) pour laquelle le gouvernement grec ne dispose pas de moyens, etc.

En mai, tout en proclamant publiquement accorder la « priorité » au paiement des salaires, Tsipras a brandi l’arme qui avait jadis servi à Papandréou : après avoir changé son équipe de « négociateurs » sur un simple claquement de doigt des « institutions », il a annoncé l’organisation d’un référendum sur l’acceptation des mesures d’« austérité » qu’il s’est engagé à mettre en œuvre. Ce faisant, il entend faire peser à plein l’impasse politique sur le prolétariat.

Du côté des organisations syndicales

Il convient de dire quelques mots de la situation inédite au sein des principales organisations syndicales grecques, profondément secouées par l’application des « memorandums », la dislocation du PASOK, la pression des masses et la volonté de la bourgeoisie grecque de les détruire. Il n’est pas exagéré d’écrire que leur existence est aujourd’hui en jeu.

Organisations syndicales de masse, avec des centaines de milliers d’adhérents dans un pays de 11 millions d’habitants, la GSEE et l’Adedy gardent toutefois un lourd héritage des longues périodes de dictature qu’a connues la société grecque au cours du XXe siècle. Sous les colonels, la GSEE était quasiment devenue un organisme de contrôle du prolétariat par le régime : il a fallu le puissant mouvement des masses et la réintégration en son sein des syndicats clandestins dirigés par le PASOK ou le KKE pour que le droit de tendance y soit rétabli, et la position majoritaire des organisations du mouvement ouvrier réinstaurée. Puis en 1982, le gouvernement d’Andréas Papandréou rétablissait d’importants droits syndicaux (notamment la négociation des conventions collectives et des salaires).

Toutefois, le PASOK n’a jamais aboli un système datant de la dictature anticommuniste de Metaxas : jusqu’en 2012, les syndicats étaient financés pour la plus grande partie, non par les cotisations directes de ses adhérents, mais par des « Foyers du Travail » chargé de récolter et de redistribuer une partie des salaires prélevée directement par le patronat et l’Etat. 90% des ressources de la GSEE provenait ainsi des Foyers du Travail.

En 2012, le gouvernement Samaras a aboli le financement des syndicats par les Foyers du Travail, en même temps qu’il liquidait les conventions collectives et évinçait les syndicats des négociations salariales : tandis que les deux dernières mesures remettent en cause l’existence même des syndicats, la première prive l’appareil de ses conditions d’existence. Ces coups ont été portés aux organisations syndicales après des années de collaboration des dirigeants syndicaux aux contre-réformes via le « dialogue social » et le sabotage des luttes engagées par les travailleurs grecs.

Les appareils se « battent » pour leur survie avec les mêmes méthodes pourries qui ont conduit aux défaites successives du prolétariat. Ils s’appuient, en particulier, sur la CES ou le Bureau international du travail pour faire constater à l’Union européenne l’« illégalité » des mesures prises par le gouvernement de Samaras… en application des exigences de cette même Union européenne.

Tsipras promet aux bureaucrates la restauration d’un « dialogue social » qui rétablirait les prébendes des appareils. Il plaide inlassablement auprès de la bourgeoisie grecque dans ce sens. Mais la corruption officielle des dirigeants syndicaux ayant été abolie, la bourgeoisie verra-t-elle d’un œil favorable son rétablissement à ses frais ?

Si les derniers congrès de la GSEE et de l’Adedy – respectivement en mars et novembre 2013 – ne donnent qu’une expression très atténuée et déformée de cette situation, l’évolution des rapports de forces au sein de leurs organes dirigeants reste significative : la tendance liée historiquement au PASOK passe de 22 à 16 sièges sur 45 à la tête de la GSEE, et de 38 à 22 sièges sur 85 au Conseil général de l’Adedy. Les courants liés au KKE et à Syriza n’en ont profité que de manière marginale : ce sont des scissions de l’appareil dirigeant, animées par de puissants syndicats en rupture avec le PASOK (électricité, métro d’Athènes), qui ont capté la majeure partie des suffrages perdus par le PASOK.

La question qui est posée par cette situation est la suivante : qui, du prolétariat grec ou de la bourgeoisie, tirera profit de ce basculement ?

En cause : l’absence d’un Parti ouvrier révolutionnaire

Nul ne peut prédire si, et comment, le prolétariat grec reprendra le chemin du combat pour sa défense et sa survie. Nul ne peut prédire quand et comment le gouvernement Tsipras-Kammenos s’effondrera. Mais il ne fait aucun doute que l’émergence de Syriza ne constitue qu’une parenthèse dans la guerre à mort que se livrent les deux classes fondamentales de la société.

La situation actuelle en Grèce reste marquée par une double impuissance : celle de la bourgeoisie grecque tout d’abord – qui tout en appliquant une kyrielle de contre-réformes assassines n’est pas encore parvenue à briser les reins du prolétariat. Mais le prolétariat est lui aussi cantonné à l’impuissance, faute de trouver une réponse satisfaisante à la question des questions – la question du pouvoir.

Ce n’est pas de l’absence d’un mouvement ouvrier puissant que pâtissent les masses grecques : c’est au contraire de l’extrême abondance des fractions bureaucratiques et de leurs satellites, fruits des défaites historiques successives du prolétariat au cours de son histoire. On en retrouve en Grèce à peu près toutes les formes et les déclinaisons, des « socialistes » et ex-staliniens jusqu’aux pseudo-trotskistes et aux résurgences de l’anarchisme. Toutes ces composantes déploient leur arsenal de fausses solutions et de vraies trahisons pour dévoyer les vagues successives de luttes ouvrières.

La voie qui mène à la recomposition du mouvement ouvrier sur l’axe de la révolution prolétarienne, du combat pour le socialisme, est longue et jonchée d’obstacles ; à chaque détour du chemin, se trouve un nouveau « conseiller » en faux raccourcis. Telle est la situation qui, associée à l’absence d’un Parti ouvrier révolutionnaire, explique qu’après les tentatives d’utiliser le PASOK, et la décomposition accélérée de ce parti, un balbutiement de l’Histoire ait conduit une fraction importante des masses grecques à propulser un débris issu du stalinisme au premier plan de la scène politique.

Toute la situation grecque conduit à cette conclusion : il n’est pas possible de mener une politique favorable aux masses grecques sans en finir avec le capitalisme. Tout le programme de Syriza le nie. Il ne fait aucun doute que des fractions croissantes du prolétariat et de la jeunesse grecque en ont conscience : mais il leur manque un parti, le Parti ouvrier révolutionnaire, pour donner corps à cette idée.

Ce que défendraient des militants révolutionnaires

En Grèce, des militants révolutionnaires interviendraient sur les axes suivants :

·       Ils avanceraient en premier lieu l’exigence du non-paiement de la « dette » grecque et celle de l’expropriation des capitalistes, à commencer par les banques, pour prendre les mesures favorables aux travailleurs et répondre aux revendications ;

·       Ils combattraient dans le mouvement ouvrier pour que les « memorandums » et toutes les mesures qui en découlent soient abrogés par la majorité des partis et organisations ouvrières à la Vouli ;

·       Ils caractériseraient nettement le gouvernement Tsipras-Kammenos pour ce qu’il est : un gouvernement anti-ouvrier, contradictoire avec le vote des travailleurs du 25 janvier, gouvernement qui doit être combattu et chassé ;

·       Ils exigeraient en conséquence la rupture des organisations syndicales avec ce gouvernement et l’engagement du combat contre lui ;

·       Ils prendraient appui sur l’existence d’une majorité des partis et organisations d’origine ouvrière (Syriza, KKE, et PASOK) pour avancer la perspective d’un gouvernement des organisations ouvrières unies, intégrant les organisations syndicales ;

·       Enfin, ils opposeraient clairement à l’Union européenne des capitalistes la perspective des États-Unis socialistes d’Europe, en commençant par avancer le mot d’ordre : À bas l’Union européenne !

« Front unique avec le PASOK, avec les bureaucrates syndicaux » ? D’aucuns, à l’extrême-gauche, ne manqueront pas de se gausser de cette perspective en glosant sur les « illusions » que ce mot d’ordre induirait vis-à-vis d’une social-démocratie « faillie ». Des militants révolutionnaires répliqueraient qu’ils n’ont aucune illusion dans les dirigeants du PASOK… mais aucune, non plus, dans les divers débris du stalinisme criminel que la majorité de l’« extrême-gauche » grecque courtise et sert inlassablement, tout en s’asseyant avec les bureaucrates au sein des exécutifs syndicaux. Le Front unique ouvrier, levain du combat pour le POR, est au contraire le plus sûr instrument pour balayer les appareils de tout poil.

Ce que serait vraiment la « solidarité » avec les masses grecques

Avancer la perspective des Etats-Unis socialistes d’Europe revient à reconnaître qu’en dernière analyse, l’issue pour les masses grecques dépend du combat de l’ensemble des prolétariats d’Europe contre leurs propres bourgeoisies.

Les appareils en ont conscience, qui dans toutes leurs déclinaisons déploient des écrans de fumée autour de la véritable nature de Syriza et du gouvernement Tsipras-Kammenos. Rappelons que la CES et ses syndicats affiliés dans toute l’Europe ont salué la victoire de Syriza comme « une chance pour l’Europe », tandis que du NPA jusqu’au sein du PS, en passant par le PCF et Mélenchon, chacun y est allé de son petit couplet pour chanter les louanges de Tsipras (Mélenchon allant jusqu’à occulter la nature de l’accord de Bruxelles en beuglant ce grotesque cri de « victoire » le 20 février : « Hourra ! L’ignoble Schäuble n’a pas eu le dernier mot ! Félicitations au gouvernement grec ! »).

Aujourd’hui, les mêmes appareils s’affairent à « soutenir » le gouvernement Tsipras-Kammenos en promouvant toutes les initiatives les plus dénuées d’effet telles que : rassemblements et manifestations pour « faire pression » sur l’Union européenne ou le FMI, pétitions et appels pour un « audit » de la dette grecque, adresses aux gouvernements pour qu’ils « pèsent » dans les négociations, etc.

Contre toutes ces jacasseries stériles, rappelons l’évidence : dans un pays comme la France, dont le gouvernement est intéressé par le « remboursement » de la « dette » grecque, et alors que les banques françaises ont joué un rôle majeur dans le fléau qui accable les masses grecques depuis six ans, la première revendication effective de soutien aux masses grecques est d’exiger l’annulation complète de la « dette » grecque auprès des banques et de l’Etat français. Si ces banques devaient faire faillite en conséquence, se poserait immédiatement la question de leur expropriation.

 

Le 3 mai 2015