Italie :

Tirer les enseignements d’une des plus longues grèves
de l’histoire du mouvement ouvrier

 

Le 6 décembre 2014, une des plus longues grèves de l’histoire du mouvement ouvrier italien a pris fin à l’usine sidérurgique AST du groupe Thyssen-Krupp de Terni (Ombrie, à 100 km au nord-ouest de Rome).

Cette grève, dans une période où s’accumulent l’adoption d’une réforme du droit du travail draconienne, le vote de la loi de Finances, la prochaine publication du texte de la réforme de l’école et le projet de réforme de la Fonction publique, a été un événement dont il nous est apparu utile d’essayer de retirer quelques enseignements.

Examinons d’abord le contexte économique et politique. Dans l’éditorial de La Repubblica du 7 décembre, E. Scalfari le fondateur du journal, militant de la première heure pour la formation du Parti Démocratique - c’est-à-dire l’auto-liquidation du PCI - le résume ainsi :

« Accroître la productivité, améliorer la compétitivité et en même temps augmenter le nombre des postes de travail cela n’appartient que trop au monde des fables ; à l’inverse, avec le temps qui passe, les sacrifices augmentent, l’économie se détériore et la corruption prospère ».

L’insoutenable pesanteur de la dette

C’est encore Scalfari qui parle :

« Nous sommes un pays qui se trouve dans de très mauvaises eaux économiques et nous avons sur le dos la plus forte dette publique d’Europe, une des plus élevées dans le monde ». Seule consolation : « Ceci est sans aucun doute notre faiblesse mais paradoxalement c’est aussi notre force : un défaut de la dette italienne ferait sauter en l’air tout le système bancaire du monde occidental et on ne peut exclure que de nombreux pays asiatiques seraient atteints ; en somme une débâcle aux proportions gigantesques » (La Repubblica, 7 décembre 2014).

À ce jour, la dette italienne approche les 2200 milliards d’euros. De 2010 à 2013 elle a coûté 300 milliards d’euros d’intérêts, 82 milliards pour la seule année 2013 soit 5,3% du PIB (Istat, avril 2014). Cette somme représente la moitié de l’ensemble des salaires de la Fonction publique. Pour y faire face, depuis 2008, les gouvernements ont opéré des coupes sombres dans le budget de l’État : blocage des salaires et turn over réduit. De 2008 à 2012, le nombre des fonctionnaires a diminué de 5,5% et la dépense globale pour les salaires de 4,4%. Cette dépense ramenée à la dépense publique totale est légèrement inférieure à la moyenne européenne ; elle est en baisse de 2 points depuis 2008. Indicatif : pour le personnel de la Fonction publique en Italie on dépense (par tête) 33% de moins qu’en France.

Insatiable, la dette dévore une avance primaire pourtant supérieure (globalement sur les 20 dernières années) à celle de l’Allemagne : 585 milliards contre 80 (- 479 pour la France). Mais dans le même temps (depuis 1993), l’Italie a dû payer 1635 milliards d’euros d’intérêts (Il Corriere della Sera, 4 août 2014).

Depuis 4 ans, l’économie transalpine est en récession ; la fuite des investisseurs étrangers s’accentue, la déflation s’installe, le chômage (officiel) est à 13,4% chiffre record depuis 1977, celui des jeunes de moins de 25 ans atteint 43,9%, (Istat, janvier 2015). Les Neet, jeunes qui n’étudient pas, ne se forment pas et ne travaillent pas sont 2,435 millions.

Selon les données officielles, de 2001 à 2011 l’industrie manufacturière italienne a perdu un million d’emplois. Un nombre à rapprocher des cent mille entreprises fermées dans la même période, ce qui illustre une faiblesse structurelle de l’industrie italienne au regard des exigences présentes du capitalisme : beaucoup d’entreprises trop petites. De 2011 à 2013, ce mouvement s’est poursuivi avec vingt mille fermetures d’entreprises et cent soixante mille emplois détruits.

Au premier janvier 2014, le ministère du développement économique disait avoir sur sa table 159 plans sociaux. Fin 2014, la perspective n’est pas celle d’un ralentissement de la tendance à la destruction massive de capital obsolète (selon les critères du profit) : dans un article de La Repubblica du 31 octobre, on annonce que cent soixante plans sociaux sont en cours d’examen. Aucun secteur n’est épargné : textile, chimie, agroalimentaire, informatique. La sidérurgie est particulièrement menacée avec 21400 emplois directs concernés, ce qui nous ramène à l’AST-TK, voir plus haut. On doit y ajouter deux autres grands centres sidérurgiques eux aussi sous les projecteurs : Lucchini qui, russe depuis 2005, est devenu algérien le 2 décembre 2014, installé à Piombino à côté de Livourne bastion historique du prolétariat, et l’ILVA, à Tarente. Cette dernière est actuellement sous tutelle de l’État, la famille propriétaire étant au centre d’un énorme scandale économico-sanitaire qui implique les institutions à tous les niveaux.

Sur les 122000 emplois créés dans les douze derniers mois, seuls 19000 sont à temps plein. La proportion du part-time involontaire est en hausse pour atteindre 63,6% (Censis). Le travail au noir (3 millions de personnes concernées) représenterait 6,5% du PIB selon la CGIA (Confédération générale de l’industrie et de l’artisanat) de Mestre et coûterait 43,7 milliards à l’État. Beaucoup de ceux qui ont du travail ont dû accepter un emploi déqualifié, il en est ainsi pour un ingénieur sur trois et un diplômé en économie sur deux.

À propos de l’emploi, concluons avec cette information : dans sa fureur de réduire les dépenses publiques, le gouvernement a décidé de commencer à liquider les provinces (départements) et donc une partie de leurs fonctionnaires devrait être transférée vers les régions qui n’ont pas les fonds pour les payer ou les «métropoles» qui n’existent pas encore.

Dans la peur du lendemain, les familles ne dépensent pas et même les entreprises qui se portent bien n’investissent pas. « Les investissements rapportés au PIB sont au minimum depuis l’après- guerre » (Censis).

Face à cette situation profondément délabrée, la bourgeoisie italienne s’est largement rassemblée derrière un nouvel homme providentiel l’ex-boy scout Matteo Renzi, dit «Il rottamatore» c’est-à-dire celui qui débarrasse des objets usagés, comprendre ici la fraction des dirigeants du PD qui vient du PCI sans se soucier que le PCI soit aussi l’origine (pour l’essentiel) de ce qui reste de militants dans le parti dont il est le secrétaire.

Du Parti démocratique (PD) au «Parti de Renzi»

Renzi, chef du troisième gouvernement après Berlusconi, formé comme ceux de ses prédécesseurs (Monti et Letta) en dehors des règles constitutionnelles - c’est-à-dire sans passage devant les urnes - affiche de plus en plus un projet constitutionnel bonapartiste. Suppression du Sénat et Premier ministre plus indépendant du Parlement sont à l’ordre du jour d’un vaste plan de réformes. La pratique du vote de confiance se généralise, le Chef multiplie les déclarations, twitte à tout va, pourtant : « La base a disparu du PD. Les électeurs sont nombreux, jusqu’à 40,8% aux Européennes, mais les adhérents ont disparu. L’alarme s’est déclenchée avec les primaires en Emilie Romagne la région rouge historique : seulement 58000 participants. Mais cela n’a pas surpris ceux qui connaissent les chiffres secrets de la direction : on est à moins de 100000 inscrits pour toute l’Italie, cinq fois moins qu’en 2013 » (La Repubblica du 3 octobre 2014). Les récentes élections partielles régionales en Emilie Romagne ont confirmé que cette désaffection avait aussi des incidences électorales : certes le candidat du PD a été élu, mais dans un contexte marqué par plus de 60% d’abstentions, dans une région où l’on votait traditionnellement à 90%.

Renzi se dit pour un «parti de la Nation», traduire : Parti De Renzi. Il affiche un discours et une pratique anti-»concertation» et anti-CGIL - Confédération générale italienne du travail, autant dire la CGT italienne - (« le gouvernement n’écrit pas les lois en négociant avec les syndicats (…) Si les syndicalistes veulent négocier qu’ils se fassent élire »), auxquels Berlusconi, avec qui Renzi a officiellement noué un pacte - dont le contenu est secret, mais qui vise à assurer sa collaboration politique en échange de la levée des sanctions judiciaires qui limitent son activité politique - n’a rien à ajouter.

C.Salmon (Médiapart, 24/12/2014) nous dit : « Dix mois après son arrivée au pouvoir, Matteo Renzi apparaît pour ce qu’il est : un phénomène d’hallucination collective. Sa nouvelle « narrazione » de l’Italie ne fait que reprendre les vieilles rengaines de Thatcher et Reagan ». Pas d’hallucination du côté de la bourgeoisie : la politique de Thatcher et de Reagan est celle dont elle a besoin, et si Renzi peut la mettre en oeuvre sans risque (à ce jour), c’est parce que, dans le contexte de désarroi politique du prolétariat et de la jeunesse, la direction confédérale de la CGIL et de ses fédérations n’avance qu’une opposition de façade, se gardant scrupuleusement de tout mot d’ordre et de toute initiative qui conduiraient à une véritable épreuve de force avec le gouvernement. On peut même parler d’une véritable collaboration.

Opposition feinte, vraie collaboration

Ce que vaut l’opposition de la direction de la CGIL au gouvernement Renzi, au-delà de sa place dans le petit jeu des rivalités internes au PD, on peut en juger sur la réforme du travail (Jobs act). L’aspect majeur de cette réforme est la modification des règles concernant le CDI : pour les nouvelles embauches, la période d’essai passe de un à trois ans. Un contrat à la protection très affaiblie puisque l’article 18 (ce qu’il en restait) est presque complètement aboli. Une aubaine pour les patrons qui, selon les calculs de l’UIL, auront tout intérêt à embaucher pour… licencier (un avantage chiffré à plus de 6000€ pour un licenciement avant la fin de la première année, 19000€ pour un licenciement à la veille des trois ans, ce grâce aux primes à l’embauche et aux exonérations diverses).

Réaction de S. Camusso, secrétaire générale de la CGIL (24/09/2014) : «Si on parle d’allonger la période d’essai, je suis pour discuter des délais (…) je comprends qu’il y ait une période pendant laquelle l’article 18 n’intervient pas mais il est nécessaire que ce soit transitoire». Quatre jours plus tard, Landini, le secrétaire de la FIOM (Fédération de la métallurgie de la CGIL) : « La proposition (sic) de la CGIL et de la FIOM est d’introduire une période d’essai plus longue mais à la fin il doit y avoir les protections pour tous».

On comprend alors pourquoi la «grève générale» appelée par la CGIL (et l’UIL, Union italienne du travail) a été repoussée au 12 décembre, 9 jours après l’adoption définitive de la loi par le Parlement au moyen de la procédure dite du vote de confiance.

Même méthode à propos du projet de réforme de la Fonction publique. Les «propositions unitaires» qui constituent la base de «l’opposition» des trois confédérations syndicales au projet du gouvernement sont présentées sur le site de la CGIL : « (…) «Une réforme de la Fonction publique qui veut être le moteur d’un Pays avancé doit définir des horizons stratégiques : quelle santé, quels services sociaux, quelle justice, quelle instruction (...) quelles politiques du travail doit elle être en mesure de réaliser» lit on dans le document. Et c’est sur ces lignes qu’il faut réorganiser le modèle de welfare A partir des contrats de travail (souligné par le traducteur) mais aussi de la simplification administrative et normative, de la construction des réseaux territoriaux et des points d’accès unifiés pour les citoyens et les entreprises, de la rationalisation qui supprime les mauvaises dépenses et innove dans les services rendus. Et puis par l’investissement dans les compétences, par une autre gestion des directions, avec les instruments de la flexibilité qui améliorent la productivité et les services, par l’évaluation qui récompense les résultats, par un modèle plus avancé de dirigeance responsable, moins de dirigeants, de nouvelles embauches favorisant l’entrée des jeunes dans la FP et la retraite pour ceux qui ont des tâches usantes». »

Dans ces «propositions», il ne manque rien du projet gouvernemental : nouveau contrat (liquidation du statut), compétences, flexibilité, évaluation (mérite)…

Dans le secteur des banques, lors de la négociation sur le renouvellement du contrat national, les employeurs ont annoncé d’importantes réductions des coûts (salaires) non négociables : les dirigeants syndicaux ont quitté la négociation en fanfare, ils ont appelé à la «grève générale» du secteur (en janvier) et, en attendant, ils ont... repris les discussions dans le dos des salariés.

Pour tous les salariés du privé, la deuxième étape du Jobs Act (juin 2015) prévoirait d’établir la suprématie du contrat d’entreprise sur le contrat national, un enjeu non moins capital qui, pour les syndicats, équivaudrait à une quasi-liquidation de leurs fédérations toutes adossées au contrat national. Au lendemain de la publication des décrets d’application du Jobs act une opportune polémique s’est ouverte pour savoir s’ils ne pourraient pas s’appliquer à la Fonction publique…

Enfin, signalons que la suppression de la moitié des heures de délégation syndicale dans la FP (effective le 1er septembre 2014) n’a entraîné aucune réaction des directions syndicales.

Journées d’action pour le dialogue social

Après la manifestation à Rome du 25 octobre à l’appel de la CGIL, La Repubblica a rapporté quelques remarques de Renzi au fur et à mesure qu’il était informé de son déroulement : «  «Combien sont ils? Un million? Je sais bien comment on compte les manifestants. De toute façon ils sont moins nombreux que dans le passé», confiait le Premier ministre à ses proches. Puis il a demandé « La Camusso a-t-elle déjà parlé ? ». Des paroles de la secrétaire de la CGIL on comprendrait quels seraient les effets politiques du cortège. Rapidement il a été clair qu’on n’était pas arrivé à la rupture. À partir de ce moment-là, Renzi a commencé à calmer les réactions des siens. « Tout ça ne change rien. Et moi, je ne change ni le Jobs act ni la loi de Finances ».

Mais pour les dirigeants de la CGIL les déclarations sur le thème : «je fonce, je n’ai pas besoin du dialogue social» passent mal. Comment préparer le terrain à l’adoption sans vague des réformes si on n’est pas partie prenante de leur élaboration ?

Sergio Coferrati était secrétaire confédéral de 1994 à 2002, il est aujourd’hui député européen du PD depuis 2009, il avertit Renzi : « Le Jobs act concerne le travail, et le fait qu’il n’y ait pas de confrontation avec les représentants de ceux qui donnent le travail (sic !) et de ceux qui travaillent ne renforce pas la fonction exécutive, pas plus que la confrontation, s’il y en avait une, n’affaiblirait la fonction législative. Si l’initiative du gouvernement est accompagnée de la confrontation, le projet se renforce » (La Repubblica 24/11/2014). Au lendemain de la grève générale du 12 décembre, il en remet une couche ; au journaliste qui lui dit : « Renzi a dit non à la concertation », il précise : «  Il ne s’agit pas de cela mais d’un dialogue «préventif». Avant les décisions importantes, on écoute les parties sociales, on donne un temps à la discussion, on évalue les alternatives et les suggestions. Puis, quand il y a convergence c’est bien, sinon alors le gouvernement a non seulement le droit mais le devoir de procéder. La confrontation conduit objectivement à renforcer le respect auquel le chef de l’État a justement appelé » (La Repubblica 13/12/2014).

Il ne faut donc pas se tromper sur le sens des journées d’action qui ont fleuri depuis la manifestation du 25 octobre jusqu’à leur apothéose : la «grève générale» du 12 décembre.

Les travailleurs de la santé ont été appelés à la grève par le syndicat autonome le 3 novembre, le 4 c’était les juges de paix, le 5 les retraités manifestaient, le 8 la CGIL (avec la CISL et l’UIL) organisait une manifestation nationale de la Fonction publique à Rome derrière la banderole : «Pour débloquer l’avenir», un de ces pseudos mots d’ordre pour signifier qu’on ne dit pas «non aux réformes». Les métallos étaient appelés à la grève (8 heures) par la FIOM le 14 dans le Nord, le 21 dans le Sud ; le 14, c’était aussi l’appel à la «grève générale» public et privé des syndicats dits de base à laquelle se sont associés des collectifs d’étudiants et de lycéens.

La direction de la CGIL concluait la résolution de la direction appelant à la «grève générale» de huit heures du 12 par ce bouquet final : « (…) en même temps la CGIL garantira le plein engagement dans ses autres initiatives au programme, telles le «voyage pour la légalité», la collecte de signatures pour la loi sur les marchés publics et la campagne «sauvons la santé» ». Tout un programme en effet, aux antipodes d’une rupture avec le gouvernement.

On doit rappeler que la concertation en tant que pratique de la direction de la CGIL pour participer activement à la liquidation des conquêtes ouvrières s’est manifestée avec éclat dans l’accord signé en 1992 avec la Confindustria (patronat) et le gouvernement pour la liquidation de l’échelle mobile des salaires, suivi, quelques mois plus tard, de la première des contre-réformes des retraites. Cela dans un contexte politique marqué par le début (1989) du processus politique qui allait du ralliement à l’économie de marché ouvertement revendiqué par les dirigeants du PCI jusqu’à la liquidation pure et simple de leur parti.

Deux décennies plus tard, malgré la crise mondiale du système capitaliste dont les conséquences sont particulièrement douloureuses pour le prolétariat et la jeunesse d’Italie, l’effacement de l’alternative du socialisme et le désarroi politique qu’il génère sont toujours une donnée majeure de la situation.

Mais même dans un pays où le plus implanté des partis d’origine ouvrière dans l’Europe d’après-guerre a été liquidé par sa direction, sous l’aiguillon des coups portés aux travailleurs et à la jeunesse, la colère peut l’emporter sur la résignation. C’est ce que vient de rappeler, avec toutes ses limites, la grève de l’AST Thyssen-Krupp.

Le surgissement du mouvement spontané et ses limites

L’affaire a commencé le 17 juillet avec l’annonce, par les représentants des propriétaires, d’un « plan d’action stratégique global, en mesure de rétablir la «profitabilité» soutenable (sic!) de l’entreprise, malgré le cadre difficile du marché caractérisé par une surcapacité de production ». D’où la fermeture programmée d’un haut-fourneau (sur deux) et 586 suppressions d’emplois, plus la suppression des avantages de salaires liés à un accord d’entreprise. Une entreprise de rentabilisation avant une probable mise en vente de l’entreprise qui emploie 2600 ouvriers, mais qui, avec la sous-traitance, conditionne beaucoup des emplois dans la région. Pour l’industrie italienne, c’est une implantation stratégique qui produit 40% des aciers spéciaux du pays (12% pour l’Europe), l’Italie étant le deuxième producteur et le deuxième consommateur d’acier en Europe.

Comme réaction à cette annonce, les syndicats appellent à une grève de 8 heures : tel qu’il est présenté, disent-ils, le plan est irrecevable, «parce qu’il n’est fait que de coupes». C’est également le discours du président de la région et des représentants des collectivités locales : « le plan nécessite de substantielles modifications, à commencer par la question de l’emploi et les perspectives industrielles sur tout le site de Terni ». «Modifications» n’est pas retrait, tout le monde sait ça.

Immédiatement, les responsables fédéraux des syndicats (CGIL, CISL, UIL) se déplacent sur le site pour «aider» les responsables locaux et mettre tout le poids de leurs «compétences» dans les assemblées du personnel. Résultat : les «initiatives» diverses et variées se multiplient selon un schéma bien rôdé : grève de 4 heures et occupation de l’autoroute la plus proche le 28 juillet, à nouveau occupation de l’autoroute le 31 juillet, grève de trois heures le premier août, grève de la faim d’un ouvrier…

Le quotidien régional Umbria Domani (31 juillet) commente : « les travailleurs demandent l’arrêt immédiat du plan financier de Thyssen Krupp et une initiative du gouvernement aux plus hauts niveaux pour redéfinir un nouveau plan industriel basé sur des éléments partagés, l’engagement concret et déterminé du gouvernement face aux multinationales et à la Commission européenne pour ne pas affaiblir les productions à Terni, pour éviter le redimensionnement productif et les pertes d’emplois qui deviendraient un drame social pour la communauté de Terni ; à la Commission européenne elle demande de la cohérence respectivement aux engagements de ces dernières années pour sauvegarder la place stratégique du site de Terni ».

Le retrait du plan n’est formulé que pour ouvrir sur un autre ; en clair, c’est la reconnaissance de la nécessité de faire des économies ou, plus précisément, la prise en charge de la logique du «profit soutenable» avec la fiction d’un partage équitable des sacrifices. Ce même jour, le journal se félicite de ce que les manifestations ont eu lieu dans la « correction et le respect de l’ordre public ».

Dans la nuit, premier accroc : « Un groupe important d’ouvriers se met spontanément en grève et une centaine d’entre eux, parmi lesquels quelques syndicalistes, envahissent les locaux dans lesquels se tient un CA du groupe qui a à son ordre du jour la dissolution des sociétés qu’il contrôle. Ils exigent de rencontrer les dirigeants de l’entreprise. Assiégée, la PDG Lucia Morselli («la dame de fer») n’a pu s’échapper que vers 5 heures du matin grâce à une diversion de la police » (d’après un communiqué du 1er août de Sinistra et Liberta).

Quelques heures plus tard la «dame de fer» est dans le bureau de la Ministre. Umbria Domani rend compte :

«  La Ministre du développement économique Federica Guidi (ex-patronne de Jeunes industriels, fille d’un ex-vice- président de la Confindustria, ndt) a rencontré la PDG de l’AST TK qui a décidé de suspendre la procédure de mise au chômage technique pour 586 ouvriers (…) La ministre a pris acte de cet engagement (…) et souhaité «que se reconstitue un climat général de confrontation profitable à toutes les parties concernées et elle invite les organisations syndicales et les institutions territoriales à contribuer effectivement à ce que cela se fasse». »

Le journaliste ajoute : « Nonobstant l’arrêt de la procédure de chômage technique, les 130 contrats intérimaires expirant fin août ne sont pas renouvelés ». Tout va très bien, Madame la Marquise !

Au moment où se tenait cette rencontre, à Terni, deux mille travailleurs et habitants de la ville étaient rassemblés dans la cour intérieure de l’usine. Ils décident la grève jusqu’au 4 août, jour de la fermeture annuelle de l’usine.

Le 4 août « la direction de la TK, les syndicats et les représentants des collectivités territoriales signent un accord sur la proposition du gouvernement : la Thyssen s’engage à suspendre la procédure de chômage technique ainsi que l’annulation de l’accord salarial jusqu’au 4 septembre. À partir de cette date, une discussion s’ouvrira sans préalable qui pourra intégrer des modifications du plan industriel ; elle pourra porter également sur les investissements » (Umbria Domani).

Le 25 août, l’entreprise réouvre ses portes dans un climat alourdi par la proximité de l’échéance du 4 septembre, mais l’Église de Rome fixe le cap !

Une sainte-alliance anti-ouvrière

«Le 31, une délégation d’ouvriers avec le maire de Terni et le président de la province se sont retrouvés place Saint-Pierre, à Rome, pour l’Angelus. La communauté ternane espérait un message du Souverain Pontife, la diplomatie vaticane a répondu par le silence. (…)». Umbria Domani poursuit avec une déclaration de l’évêque G. Piemontese : « Il était important d’être avec les travailleurs place Saint-Pierre et de prier avec le Pape François, de faire connaître nos propositions (…). Avec la proximité du sommet du 4 septembre nous avons voulu donner un signal d’espérance. (…) Mardi prochain 2 septembre, à 21 heures, nous invitons tout le monde à la veillée de prière pour la protection de l’emploi au sanctuaire San-Antonio à Terni, afin de prier ensemble pour que la TK modifie ses plans, ne considérant pas seulement le nombre mais aussi le visage des ouvriers (…). Que ce ne soit pas seulement la logique du profit qui détermine les choix, mais la justice et l’équité ».

«Que la TK modifie ses plans», c’est la bannière de la Sainte Alliance patronat-gouvernement‑direction des syndicats‑Église pour faire passer les sacrifices ouvriers nécessaires pour un profit soutenu.

Le 4 septembre, les syndicats, la direction, les syndicats et les institutions se réunissent à Rome (surtout pas à Terni !). Au terme d’une longue nuit, ils signent un accord dont les termes ont été rédigés par la ministre Federica Guidi, d’où le nom de «Lodo Guidi» pris par ce document. Il faut lire pour mesurer ce qu’a été l’engagement des directions syndicales :

«  1) Les propriétaires, les partenaires sociaux et toutes les institutions nationales et territoriales confirment que l’AST représente un patrimoine industriel pour le pays comme pour le territoire sur lequel elle œuvre. Pour cela, elle doit continuer à être une importante entreprise sidérurgique compétitive sur le marché national et international des aciers spéciaux. L’action cohérente de tous les intéressés, chacun dans son domaine de responsabilité, est la condition fondamentale pour que cette affirmation se concrétise et en même temps garantisse le maintien d’un climat social adéquat à la gestion des problèmes complexes qu’il faut affronter sur un territoire déjà touché par une situation de l’emploi critique.

2) Le plan industriel présenté par «AST-TK» le 17 juillet dernier auprès du ministère du travail contient des indications et des objectifs confirmés par l’entreprise dans le but de surmonter les difficultés économiques, industrielles et financières. Ces indications (en particulier la référence aux objectifs de réduction des coûts évalués à cent millions d’euros par an) seront le point de départ d’une confrontation ouverte et sans préalable qui pourra comporter des modifications du plan industriel.

3) Les signataires reconnaissent que, dans ce cadre, la confrontation entre les partenaires sociaux est fondamentale dans l’objectif de parvenir rapidement (…) à des solutions partagées sur les objectifs d’entreprise à moyen-long terme concernant :

- L’organisation de la production.

- L’amélioration de l’efficacité, de la productivité, de la qualité.

- Les perspectives et les dimensions de l’emploi direct aussi bien qu’induit.

4) L’accord doit se réaliser d’ici au 4 octobre.

5) Dans ce cadre, l’entreprise s’engage à retirer sa procédure de mobilité (licenciements) en date du 1er août et suspendue ensuite, elle retire également la suppression des avantages salariaux et s’engage à ne pas prendre d’initiatives unilatérales (…). Face à ces engagements les organisations syndicales s’engagent à leur tour à ne pas prendre d’initiatives unilatérales conflictuelles sur les matières en négociation.

6) En cas de désaccord le 4 octobre, l’entreprise activera la procédure de licenciements.

7) En cas de désaccord le 4 octobre, les syndicats se réservent la possibilité d’activer des procédures de mobilisation.

8) Un point intermédiaire sera fait au ministère le 29 septembre. »

Le cardinal de Pérouse (capitale de l’Ombrie, dont Terni est une préfecture) au terme d’un déjeuner avec Matteo Renzi - qui n’a jamais reçu une délégation de travailleurs - déclare : «  « le Premier ministre m’a rassuré pour Terni». Sans rien ajouter il a laissé entendre qu’il y avait une solution en vue » (Umbria Domani, 9 septembre).

La «solution» ? Des départs «volontaires» et une combine du gouvernement pour que l’entreprise paye moins cher l’énergie (la sidérurgie est énergivore, en Italie le coût de l’énergie est particulièrement élevé). Dix jours plus tard, le même journal : « On a la sensation que la partie se joue loin des rencontres officielles avec les syndicats et les institutions locales ». Loin des rencontres officielles peut-être, mais loin des syndicats et en particulier de la direction nationale de la FIOM (Fédération de la métallurgie de la CGIL), c’est un gros mensonge, comme on peut le lire… un peu plus bas : « Il y a eu hier un nouveau face à face Guidi-Morselli (…) ; selon des indiscrétions, il paraît que durant cette réunion le secrétaire de la FIOM M. Landini est venu s’installer à la table. Comment est-il venu à connaissance de la réunion qui était strictement réservée, on ne sait pas, il est difficile de dire si c’est par hasard (sic !) ou non. (…) Quel cours aura suivi la rencontre après son arrivée, il est difficile de le savoir, mais il semble que Landini se soit éloigné avec la sensation que le gouvernement fera mur contre le plan de licenciements de la Thyssen » (Umbria Domani, 19 septembre). 

Ce n’est pas un hasard si c’est Landini, le dirigeant syndical qui a encore la confiance d’une partie non négligeable des métallos et qui est perçu comme un leader «ouvrier» bien au- delà de ce secteur, a dû se livrer à cette farce pour - à l’unisson avec le cardinal - distiller le poison de la confiance dans une possible issue positive des négociations secrètes.

Moins de deux semaines plus tard, le 1er octobre, l’AST-TK fait passer par une agence de presse l’annonce d’une nouvelle procédure de mobilité (licenciements) pour un maximum de 290 employés. Les ouvriers qui choisiraient de partir avant fin décembre toucheraient 80000 euros ; passé cette date, le départ est à 50000 euros. De plus, l’entreprise réaffirme sa volonté de supprimer les avantages de rémunération découlant d’un accord local. Même pas une petite promesse sur les investissements et sur le maintien des deux fourneaux.

Le secrétaire national de la fédération des métallos de la CISL réagit avec «fermeté» : « La nécessaire restructuration de l’entreprise doit être soutenue par une politique de réduction des coûts à commencer par les dépenses générales, nous n’excluons pas également un sacrifice de la part des travailleurs, pourvu qu’ils soient soutenables et réalistes. (…) ».

A Terni, l’intersyndicale : «  (…) Nous réaffirmons qu’un tel comportement confirme une volonté de l’entreprise de ne pas discuter, de ne pas vouloir faire d’accord et d’appliquer son plan industriel qui prévoit seulement des coupes, des sacrifices et un affaiblissement des productions ternanes. (…) Nous croyons que de telles provocations pourraient avoir des répercussions sur la bonne marche de la négociation». À la veille de la reprise de la négociation au ministère, les dirigeants syndicaux reprennent : «  Notre volonté ne peut produire de résultats que si l’entreprise entre dans une logique négociée et abandonne la tentation de procéder seulement par des licenciements ».

Les travailleurs, eux, sont de plus en plus inquiets : «  (…) Se développe une sorte de mobilisation spontanée des ouvriers qui se donnent rendez-vous devant les portes de l’entreprise pour un meeting. Dans le bâtiment administratif, on installe des vitres et des portes blindées » (Umbria Domani, le 3 octobre).

La reprise des négociations est prévue le 7 octobre.

A l’AST, le 6 octobre, commence un mouvement de grève de deux heures par tour dans le cadre d’une journée nationale d’action de la FIOM contre la dénonciation du contrat national par le patronat de la métallurgie. Manifestation régionale le 8, nationale le 16…

Le 8 octobre, la direction de l’AST rompt la négociation et reprend son plan initial. Le même jour, le Sénat vote le Jobs act au moyen d’un vote de confiance.

A l’AST, les salaires de septembre ne sont pas payés. Les ouvriers occupent la mairie et la préfecture.

Le 10 octobre, l’intersyndicale de la province de Terni annonce une grève générale de 8 heures et une manifestation à Terni pour le 17 octobre.

Le 14 octobre l’évêque Piemontese : « La communauté ecclésiale de la région, après avoir nourri de grands espoirs dans les tractations entre les parties intéressées, est grandement déçue par l’absence de solution au conflit qui concerne le poste de travail de centaines de travailleurs. Tant d’espérances se voient perdues (…). Maintenant, on redoute des épreuves de force qui ne participent pas à la solution des problèmes mais qui exaspèrent les âmes et saturent l’atmosphère de toxines dangereuses (sic !) sinon proprement mortifères (resic !). Nous renouvelons notre appel à réouvrir le dialogue (…) en évitant les raidissements dangereux. Qu’une réflexion sérieuse favorise le rapprochement des positions vers l’attention aux personnes, au bien commun, pas seulement à l’intérêt de la TK. La grève générale qui a été décidée sert à rappeler cette volonté de proposition et de dialogue et à protéger les travailleurs et la cité. (…). Nous souhaitons que la manifestation, bien que sur le ferme objectif des droits des travailleurs et du futur de la cité, se déroule pacifiquement et dans le respect de tous. Très Sainte Marie (…) soutient ceux qui sont engagés pour le bien commun pour qu’ils trouvent des solutions justes et équitables pour tous.(…). (Il Corriere dell’Umbria, 14 octobre). »

A Terni, le 17 octobre, un véritable raz-de-marée déferle dans les rues, des dizaines de délégations compactes d’usines de la région, de nombreux lycéens et étudiants derrière une banderole : «Nous sommes tous des ouvriers», de quinze à trente mille participants, pour une fois les chiffres ne sont pas gonflés. Au moment des prises de parole des secrétaires confédéraux, d’abord celui de l’UIL puis S. Camusso, les sifflets couvrent le discours, un cordon de gendarmes vient se placer devant la tribune pour protéger les dirigeants syndicaux. Dans leurs communiqués au soir de la manifestation, les dirigeants de la CGIL prennent acte et avertissent ainsi la CGIL locale : « (…) Il est fâcheux qu’au moment où la communauté fait bloc autour des travailleurs de l’AST un groupe de personnes étrangères au syndicat et au conflit aient délibérément perturbé cette grande manifestation d’unité des travailleurs de Terni ». Ce sera sans effet sur le processus de radicalisation.

Grève totale

L’AST annonce une réduction de la production «à chaud» confirmant la mise en œuvre immédiate de son plan. Les organisations syndicales appellent à la grève générale avec occupation des entrées de l’usine, de la mairie et de la préfecture. Cette fois c’est la grève.

Le 28 octobre, une délégation de plusieurs centaines d’ouvriers se rend à Rome pour manifester… devant l’ambassade d’Allemagne. Ils décident ensuite de se diriger vers le ministère du Développement économique, et sont alors chargés brutalement par la police malgré les efforts de Landini pour dissuader les ouvriers d’avancer. Cinq ouvriers sont blessés, Landini aurait également reçu quelques coups de matraques. Les images de la charge de police, largement diffusées, provoquent des réactions en chaîne ; Landini demande au gouvernement de présenter des excuses. Renzi : « Il y a eu une réaction excessive (de la police), on ne peut pas passer pour le gouvernement qui cogne les ouvriers ». Alfano, ministre de l’intérieur, s’explique devant le Sénat : « j’éprouve de la solidarité pour les ouvriers et les policiers blessés », il n’y aura pas de poursuite contre les manifestants, il n’y aura pas non plus de sanctions pour les policiers. Alfano exhorte : « Tous doivent faire preuve de responsabilité pour éviter une étincelle qui risquerait de déclencher des dérives dangereuses ». Landini capitule : «  Nous ne demandons pas la démission d’Alfano, mais que cela ne se reproduise pas », en complément, il évoque une possible grève générale de la CGIL en décembre et une grève des métallos en novembre. Sur l’AST, il maintient son soutien au «lodo Guidi» : « Nous sommes prêts à nous asseoir à une table si l’entreprise confirme un nouveau plan industriel, pourvu qu’elle retire son premier plan « .

Le comité central de la FIOM réuni le 30 octobre appelle à 8 heures de grève générale en novembre en « (…) préparation de la grève générale de toutes les catégories, que décidera la CGIL dans sa réunion du 12 novembre, pour contester les mesures contenues dans le Jobs act et pour revendiquer d’autres choix de politique économique et industrielle. Le CC de la FIOM donne mandat au secrétariat national d’articuler (sic !) la grève générale de la catégorie en au moins deux grandes manifestations nationales le 14 novembre à Milan et le 21 à Naples ». Au final il y en aura quatre !

Après l’agression policière et l’émotion qu’elle a suscitée dans tout le pays, Renzi prend conscience qu’il y a danger pour l’ensemble de sa politique «  il assure les syndicats que «conduire (à bien) l’affaire AST-TK est un impératif moral pour le gouvernement», et il invite à ne pas mélanger le conflit de Terni «avec les conflits politiques» (Jobs act, etc.), tranquillisant les partenaires sociaux sur le fait que «sur les négociations d’entreprises, nous ne voulons pas faire sans les syndicats. Nous voulons donner des garanties sur le plan industriel pour Terni, nous vous demandons une confrontation sérieuse sur le fond». » (La Repubblica). Sergio Cofferati (ex-secrétaire confédéral de la CGIL et député européen PD) rappelle : « (…) Ce que je vois c’est que sans lieux et sujets de médiation, le conflit augmente. Plus les syndicats sont forts plus le conflit diminue. Plus un parti est enraciné, mieux il gère le rapport avec les électeurs» (La Repubblica ). »

Le 3 novembre, sous la présidence de deux jeunes ouvriers, se tient à Terni la première réunion de ce qui va constituer le «Comité ouvriers et citoyens pour l’AST». Une cinquantaine de participants, quelques étudiants également. L’un d’entre eux déclare : « (…) La vérité, c’est qu’il manque une vraie force de gauche à Terni comme dans toute l’Italie ». Après débat, une nouvelle réunion est convoquée pour le lendemain ; elle adoptera un appel :

« Le mot d’ordre qui unit plus de 30000 personnes le 17 octobre «Pas touche ni à un poste de travail ni à un boulon» ne doit pas être perdu». (…) A ce point du conflit, il est clair pour tous qu’il faut tenir une minute de plus que le patron, maintenir l’unité des travailleurs et une plate-forme claire et non négociable : aucun licenciement et maintien de l’activité productive, aucune coupe pour les sous-traitants. Pour y parvenir il faut que la négociation revendique les contenus exprimés par les travailleurs et que le rôle du syndicat soit celui de représenter les instances et la volonté des travailleurs et de la ville contre les licenciements, sans céder au front patronal ou gouvernemental. Donc, avant tout, un NON ABSOLU ET TOTAL au «lodo Guidi» qui prévoit 290 licenciements. On connaît ce piège désormais commun, cher au patronat et au gouvernement d’annoncer 100 licenciements pour en obtenir «seulement» 50.(…).

Pour cela toute décision doit passer par une assemblée de travailleurs ouverte à tous ceux qui soutiennent les luttes ouvrières.(…). »

Le principal mérite de cet appel est de dénoncer le lodo Guidi qui entérine 290 suppressions d’emplois. Mais il en reste là, et bien que cette position soit partagée par une grande partie des ouvriers, il ne semble pas avoir réussi à regrouper une force qui aurait été capable d’imposer aux directions syndicales la rupture des négociations qui se déroulaient précisément dans ce cadre.

La grève se poursuit, la direction a accepté de payer les salaires à condition que les grévistes laissent entrer les personnels administratifs (grévistes également) dans l’usine. Les dirigeants syndicaux acceptent. Réaction à chaud :

«  Les sifflets aux dirigeants syndicaux devant le ministère du développement économique étaient un signal clair : nous n’avons pas confiance, vous êtes en train de nous prendre par les fonds de culotte. Même Landini a été couvert de sifflets à l’annonce de la suspension de la grève des administratifs, pour permettre le paiement des salaires que la direction refusait tant que la grève totale se poursuivait.(…) » (Contropiano le 10 11).

A l’Ilserv (entreprise dépendant de l’AST), on annonce que 200 ouvriers (sur 330) seraient mis en mobilité (prélude au licenciement) : la grève totale y est décidée.

Le 12 novembre, alors que la tension est à son maximum aux portes de l’usine, les dirigeants appellent à occuper… l’autoroute !

Le 13, on apprend que, lors de la négociation pour le renouvellement du contrat national des employés de banque, les banquiers ont été impératifs : « la réduction structurelle de la dynamique du coût du travail et le renforcement de l’accord d’entreprise sur le contrat national ne sont pas discutables. C’est «seulement en acceptant ces principes qu’on pourra discuter sur le fond et dans le détail». (…). » (La Repubblica). Les dirigeants syndicaux disent que c’est inacceptable, parlent d’une grève générale du secteur (en janvier) et... ne remettent pas en cause la poursuite des discussions dans le cadre ainsi fixé !

La bataille s’engage pour une reprise au moins partielle du travail, baptisée «remodulation de la grève». Elle se heurtera à l’hostilité des ouvriers de l’AST. Un article de Umbria 24 du 23 novembre rend compte de la détermination des ouvriers, à propos de la tentative de rassembler des ouvriers favorables à la reprise du travail :

«  L’initiative avait été prise par un groupe d’ouvriers, mais cette réunion - dite spontanée par ces promoteurs - de fait n’a même pas commencée. Ils étaient quelques dizaines et, quand ils se sont rassemblés sur le parking, sont arrivés ceux qui gardaient les portes de l’usine à quelques dizaines de mètres de là. Entre les deux groupes - le second est décidément plus nombreux - il y a un échange. Les voix se font plus vives. Rien de plus. D’un côté il y a ceux qui veulent parler de la possibilité d’une «remodulation», et de l’autre ceux qui au 33e jour de grève ne veulent même pas en entendre parler. Résultat, après une demi-heure de débat pendant laquelle petit à petit les «dissidents» se sont défilés, les travailleurs décidés à poursuivre la grève sont retournés au blocage de la porte. Les autres, pas plus d’une dizaine ont renoncé. »

Une réunion des délégués du personnel de l’entreprise fera le constat que la «remodulation» n’est pas possible avant le 26 et une nouvelle rencontre au ministère.

Mais les grévistes sont à Terni et la négociation est à Rome : siffler les dirigeants nationaux des syndicats est une chose, les empoigner pour les «sortir» du ministère en est une autre. Pour ce faire, il faudrait une organisation des grévistes, former un comité de grève au sein duquel les dirigeants syndicaux seraient retenus. Faute d’organisation, la plus ferme détermination finit par s’avouer impuissante et le 3 décembre les dirigeants syndicaux donnent leur aval à un accord dont le contenu n’est rien de plus que le lodo Guidi. Ils crient victoire, prétextant qu’il n’y a pas de licenciement, alors que 290 ouvriers ont déjà accepté la formule du départ volontaire proposée par la direction, exactement les suppressions d’emplois qu’elle voulait. La part du salaire dépendant de l’accord d’entreprise est réduite. Quant aux promesses sur les deux hauts-fourneaux en activité et les quotas de production, personne de sérieux ne peut être dupe : elles sont l’emballage dont parlait Umbria 24 le 24 novembre à propos de l’état d’esprit des travailleurs : «  Qu’ils veuillent nous porter un coup c’est assez clair. Le problème c’est comment ficeler la chose pour que ça ressemble à un paquet-cadeau. »

Dans les assemblées («chaudes» dit la presse) qui suivent l’accord, les critiques ne manquent pas. Le vote des ouvriers est renvoyé à l’organisation d’un référendum les 15, 16, 17 décembre après que, secteur après secteur, le travail a repris dans toute l’usine.

Une grève qui posait la question du pouvoir

Les ouvriers de l’AST ont occupé les portes de l’usine interdisant les entrées et les sorties, ils n’ont pas occupé l’usine. Ce n’est pas un détail. Un article de bilan de la grève à l’AST, publié sous la signature d’un membre du Comité central de la FIOM par «Il sindacato e un altra cosa», sigle sous lequel se regroupent dans la CGIL les opposants à la politique «concertative» de sa direction, aborde cette question :

 « (…) Plutôt que de parler d’occuper l’usine, le 12 novembre, (les dirigeants) ont préféré conduire les travailleurs à occuper l’autoroute. Inutile de dire qu’au moment où se déroulaient les luttes contre le Jobs act, l’occupation de l’usine aurait littéralement changé le rapport des forces au niveau général et Terni serait devenu le point de référence et le modèle pour tous les travailleurs en lutte.

Certes ce développement aurait eu aussi une signification politique bien précise. Occuper l’usine c’est mettre en discussion la propriété privée, c’est-à-dire qui commande dans l’usine, et cela aurait donc conduit sur un plan plus général, à mettre en discussion qui commande dans la société, les patrons ou les ouvriers ? Mais là est le sens vrai de cette bataille. Avec l’actuel niveau de crise, les contradictions sociales, politiques et économiques sont telles que dans chaque conflit le mouvement ouvrier se trouve devant une alternative : ou on met en cause les règles du jeu, et donc le marché et la propriété privée, ou on capitule devant la volonté patronale (…) ».

Un appel de ce même courant syndical publié à la veille de la «grève générale» du 12 décembre se concluait par «Premier acte : chasser Renzi». Certes on ne peut envisager que le rottamatore veuille mettre le marché à la casse ! Mais pour que «chasser Renzi» soit une perspective concrète à une échelle de masse, on peut penser qu’il aurait d’abord fallu que la classe ouvrière et la jeunesse soient en situation de défaire le gouvernement sur le Jobs act ; or après les votes positifs des deux assemblées, le 12 décembre, Renzi n’avait plus qu’à publier les décrets d’application…

Il est incontestable que depuis un an, en particulier depuis la grève «sauvage» des employés des transports en commun à Gènes, la lutte de classe du prolétariat en Italie a repris une certaine vigueur ; dans la jeunesse scolarisée également il y a des signes de tension. On ne compte plus les manifestations et les assemblées dans lesquelles les dirigeants syndicaux sont contestés. Avec la réforme de la Fonction publique et celle de l’école, Renzi a du pain sur la planche. Une planche que les difficultés pour désigner un successeur à Napolitano pourraient contribuer à savonner un peu, mais de là à faire, comme certaines petites organisations ouvrières le font, de : «chasser Renzi, pour un gouvernement de travailleurs» une perspective immédiate, il y a un pas qu’il est bien dangereux de franchir. Ces mots d’ordre, à des kilomètres de l’état d’esprit des masses, présentent le grave inconvénient de passer sous silence les indispensables transitions en rapport avec la situation réelle de la classe ouvrière.

Face aux réformes réactionnaires du gouvernement, le premier combat est celui pour contraindre la direction de la CGIL à en exiger le retrait : c’est là que serait la première véritable rupture avec le gouvernement. Faute de ce mot d’ordre, les incantations sur «grève générale, grève générale» ne parviennent qu’à donner l’illusion que les journées d’action syndicale pourraient être un point d’appui pour une véritable lutte de classes.

Ensuite, pour avancer la perspective du socialisme et donc celle d’un gouvernement ouvrier, sauf à partager les illusions sur le fait que le mouvement spontané pourrait régler lui- même tous les problèmes, il faut un parti ouvrier et précisons même que s’il s’agit vraiment de «changer les règles», ce parti doit être un parti révolutionnaire. C’est la seule alternative au développement des mouvements populistes à la Grillo ou à la Salvini (le «sauveur» de la Ligue du Nord).

A plus ou moins brève échéance, et personne ne peut prévoir les rythmes, les conséquences de la crise du capitalisme provoqueront de nouveaux affrontements de classes. Compte tenu de sa situation particulière, en Italie, c’est du sein des syndicats, en premier lieu de la CGIL, que surgiront les éléments pour la construction d’un parti ouvrier. L’existence en son sein d’un noyau consciemment révolutionnaire sera de première importance pour l’avenir du combat de la classe ouvrière et de la jeunesse.

Le 10 janvier 2015