Italie :
Tirer
les enseignements d’une des plus longues grèves
de l’histoire du mouvement ouvrier
Le 6
décembre 2014, une des plus longues grèves de l’histoire du mouvement ouvrier
italien a pris fin à l’usine sidérurgique AST du groupe Thyssen-Krupp de Terni
(Ombrie, à 100 km au nord-ouest de Rome).
Cette
grève, dans une période où s’accumulent l’adoption d’une réforme du droit du travail
draconienne, le vote de la loi de Finances, la prochaine publication du texte
de la réforme de l’école et le projet de réforme de la Fonction publique, a été
un événement dont il nous est apparu utile d’essayer de retirer quelques
enseignements.
Examinons
d’abord le contexte économique et politique. Dans l’éditorial de La Repubblica du 7 décembre, E. Scalfari le fondateur du journal, militant de la première
heure pour la formation du Parti Démocratique - c’est-à-dire l’auto-liquidation
du PCI - le résume ainsi :
« Accroître la productivité, améliorer
la compétitivité et en même temps augmenter le nombre des postes de travail
cela n’appartient que trop au monde des fables ; à l’inverse, avec le
temps qui passe, les sacrifices augmentent, l’économie se détériore et la
corruption prospère ».
L’insoutenable pesanteur de
la dette
C’est
encore Scalfari qui parle :
« Nous sommes un pays
qui se trouve dans de très mauvaises eaux économiques et nous avons sur le dos
la plus forte dette publique d’Europe, une des plus élevées dans le
monde ». Seule
consolation : « Ceci est sans
aucun doute notre faiblesse mais paradoxalement c’est aussi notre force :
un défaut de la dette italienne ferait sauter en l’air tout le système bancaire
du monde occidental et on ne peut exclure que de nombreux pays asiatiques
seraient atteints ; en somme une débâcle aux proportions
gigantesques » (La Repubblica,
7 décembre 2014).
À ce jour, la dette italienne approche les 2200
milliards d’euros. De 2010 à 2013 elle a coûté 300 milliards d’euros
d’intérêts, 82 milliards pour la seule année 2013 soit 5,3% du PIB (Istat,
avril 2014). Cette somme représente la moitié de l’ensemble des salaires de la
Fonction publique. Pour y faire face, depuis 2008, les gouvernements ont opéré
des coupes sombres dans le budget de l’État : blocage des salaires et turn over réduit. De 2008 à 2012,
le nombre des fonctionnaires a diminué de 5,5% et la dépense globale pour les
salaires de 4,4%. Cette dépense ramenée à la dépense publique totale est
légèrement inférieure à la moyenne européenne ; elle est en baisse de 2
points depuis 2008. Indicatif : pour le personnel de la Fonction publique
en Italie on dépense (par tête) 33% de moins qu’en France.
Insatiable, la dette dévore une avance primaire
pourtant supérieure (globalement sur les 20 dernières années) à celle de
l’Allemagne : 585 milliards contre 80 (- 479 pour la France). Mais dans le
même temps (depuis 1993), l’Italie a dû payer 1635 milliards d’euros d’intérêts
(Il Corriere della Sera, 4 août
2014).
Depuis 4 ans, l’économie transalpine est en
récession ; la fuite des investisseurs étrangers s’accentue, la déflation
s’installe, le chômage (officiel) est à 13,4% chiffre record depuis 1977, celui
des jeunes de moins de 25 ans atteint 43,9%, (Istat, janvier 2015). Les Neet, jeunes qui n’étudient pas, ne se
forment pas et ne travaillent pas sont 2,435 millions.
Selon les données officielles, de 2001 à 2011
l’industrie manufacturière italienne a perdu un million d’emplois. Un nombre à
rapprocher des cent mille entreprises fermées dans la même période, ce qui
illustre une faiblesse structurelle de l’industrie italienne au regard des
exigences présentes du capitalisme : beaucoup d’entreprises trop petites.
De 2011 à 2013, ce mouvement s’est poursuivi avec vingt mille fermetures
d’entreprises et cent soixante mille emplois détruits.
Au premier janvier 2014, le ministère du
développement économique disait avoir sur sa table 159 plans sociaux. Fin 2014,
la perspective n’est pas celle d’un ralentissement de la tendance à la
destruction massive de capital obsolète (selon les critères du profit) :
dans un article de La Repubblica du
31 octobre, on annonce que cent soixante plans sociaux sont en cours d’examen.
Aucun secteur n’est épargné : textile, chimie, agroalimentaire, informatique.
La sidérurgie est particulièrement menacée avec 21400 emplois directs
concernés, ce qui nous ramène à l’AST-TK, voir plus haut. On doit y ajouter
deux autres grands centres sidérurgiques eux aussi sous les projecteurs :
Lucchini qui, russe depuis 2005, est devenu algérien le 2 décembre 2014,
installé à Piombino à côté de Livourne bastion historique du prolétariat, et
l’ILVA, à Tarente. Cette dernière est actuellement sous tutelle de l’État, la
famille propriétaire étant au centre d’un énorme scandale économico-sanitaire
qui implique les institutions à tous les niveaux.
Sur les 122000 emplois créés dans les douze derniers
mois, seuls 19000 sont à temps plein. La proportion du part-time involontaire est en hausse pour atteindre 63,6% (Censis).
Le travail au noir (3 millions de personnes concernées) représenterait 6,5% du
PIB selon la CGIA (Confédération générale de l’industrie et de l’artisanat) de
Mestre et coûterait 43,7 milliards à l’État. Beaucoup de ceux qui ont du
travail ont dû accepter un emploi déqualifié, il en est ainsi pour un ingénieur
sur trois et un diplômé en économie sur deux.
À propos de l’emploi, concluons avec cette
information : dans sa fureur de réduire les dépenses publiques, le
gouvernement a décidé de commencer à liquider les provinces (départements) et
donc une partie de leurs fonctionnaires devrait être transférée vers les
régions qui n’ont pas les fonds pour les payer ou les «métropoles» qui
n’existent pas encore.
Dans la peur du lendemain, les familles ne dépensent
pas et même les entreprises qui se portent bien n’investissent pas. « Les investissements rapportés au PIB
sont au minimum depuis l’après- guerre » (Censis).
Face à cette situation profondément délabrée, la
bourgeoisie italienne s’est largement rassemblée derrière un nouvel homme
providentiel l’ex-boy scout Matteo Renzi, dit «Il rottamatore» c’est-à-dire celui qui débarrasse des objets
usagés, comprendre ici la fraction des dirigeants du PD qui vient du PCI sans
se soucier que le PCI soit aussi l’origine (pour l’essentiel) de ce qui reste
de militants dans le parti dont il est le secrétaire.
Du Parti démocratique (PD)
au «Parti de Renzi»
Renzi, chef du troisième gouvernement après Berlusconi, formé comme ceux de
ses prédécesseurs (Monti et Letta) en dehors des règles constitutionnelles -
c’est-à-dire sans passage devant les urnes - affiche de plus en plus un projet
constitutionnel bonapartiste. Suppression du Sénat et Premier ministre plus
indépendant du Parlement sont à l’ordre du jour d’un vaste plan de réformes. La
pratique du vote de confiance se généralise, le Chef multiplie les
déclarations, twitte à tout va, pourtant : « La base a disparu du PD. Les électeurs sont nombreux, jusqu’à
40,8% aux Européennes, mais les adhérents ont disparu. L’alarme s’est déclenchée
avec les primaires en Emilie Romagne la région rouge historique :
seulement 58000 participants. Mais cela n’a pas surpris ceux qui connaissent
les chiffres secrets de la direction : on est à moins de 100000 inscrits
pour toute l’Italie, cinq fois moins qu’en 2013 » (La Repubblica du 3 octobre 2014). Les
récentes élections partielles régionales en Emilie Romagne ont confirmé que
cette désaffection avait aussi des incidences électorales : certes le
candidat du PD a été élu, mais dans un contexte marqué par plus de 60%
d’abstentions, dans une région où l’on votait traditionnellement à 90%.
Renzi
se dit pour un «parti de la Nation»,
traduire : Parti De Renzi. Il affiche un discours et une pratique
anti-»concertation» et anti-CGIL - Confédération générale italienne du travail,
autant dire la CGT italienne - (« le
gouvernement n’écrit pas les lois en négociant avec les syndicats (…) Si les
syndicalistes veulent négocier qu’ils se fassent élire »), auxquels
Berlusconi, avec qui Renzi a officiellement noué un pacte - dont le contenu est
secret, mais qui vise à assurer sa collaboration politique en échange de la
levée des sanctions judiciaires qui limitent son activité politique - n’a rien
à ajouter.
C.Salmon
(Médiapart, 24/12/2014) nous
dit : « Dix mois après son
arrivée au pouvoir, Matteo Renzi apparaît pour ce qu’il est : un phénomène
d’hallucination collective. Sa nouvelle « narrazione » de l’Italie ne
fait que reprendre les vieilles rengaines de Thatcher et Reagan ». Pas
d’hallucination du côté de la bourgeoisie : la politique de Thatcher et de
Reagan est celle dont elle a besoin, et si Renzi peut la mettre en oeuvre sans
risque (à ce jour), c’est parce que, dans le contexte de désarroi politique du
prolétariat et de la jeunesse, la direction confédérale de la CGIL et de ses
fédérations n’avance qu’une opposition de façade, se gardant scrupuleusement de
tout mot d’ordre et de toute initiative qui conduiraient à une véritable
épreuve de force avec le gouvernement. On peut même parler d’une véritable
collaboration.
Opposition feinte, vraie
collaboration
Ce que
vaut l’opposition de la direction de la CGIL au gouvernement Renzi, au-delà de
sa place dans le petit jeu des rivalités internes au PD, on peut en juger sur
la réforme du travail (Jobs act).
L’aspect majeur de cette réforme est la modification des règles concernant le
CDI : pour les nouvelles embauches, la période d’essai passe de un à trois
ans. Un contrat à la protection très affaiblie puisque l’article 18 (ce qu’il
en restait) est presque complètement aboli. Une aubaine pour les patrons qui,
selon les calculs de l’UIL, auront tout intérêt à embaucher pour… licencier (un
avantage chiffré à plus de 6000€ pour un licenciement avant la fin de la
première année, 19000€ pour un licenciement à la veille des trois ans, ce grâce
aux primes à l’embauche et aux exonérations diverses).
Réaction
de S. Camusso, secrétaire générale de la CGIL (24/09/2014) : «Si on parle d’allonger la période d’essai,
je suis pour discuter des délais (…) je comprends qu’il y ait une période
pendant laquelle l’article 18 n’intervient pas mais il est nécessaire que ce
soit transitoire». Quatre jours plus tard, Landini, le secrétaire de la
FIOM (Fédération de la métallurgie de la CGIL) : « La proposition (sic) de la
CGIL et de la FIOM est d’introduire une période d’essai plus longue mais à la
fin il doit y avoir les protections pour tous».
On
comprend alors pourquoi la «grève générale» appelée par la CGIL (et l’UIL,
Union italienne du travail) a été repoussée au 12 décembre, 9 jours après l’adoption
définitive de la loi par le Parlement au moyen de la procédure dite du vote de
confiance.
Même
méthode à propos du projet de réforme de la Fonction publique. Les
«propositions unitaires» qui constituent la base de «l’opposition» des trois
confédérations syndicales au projet du gouvernement sont présentées sur le site
de la CGIL : « (…) «Une réforme
de la Fonction publique qui veut être le moteur d’un Pays avancé doit définir
des horizons stratégiques : quelle santé, quels services sociaux, quelle justice,
quelle instruction (...) quelles politiques du travail doit elle être en mesure
de réaliser» lit on dans le document. Et c’est sur ces lignes qu’il faut
réorganiser le modèle de welfare.» A partir des contrats de travail (souligné
par le traducteur) mais aussi de la
simplification administrative et normative, de la construction des réseaux
territoriaux et des points d’accès unifiés pour les citoyens et les
entreprises, de la rationalisation qui supprime les mauvaises dépenses et
innove dans les services rendus. Et puis par l’investissement dans les compétences, par une autre gestion des
directions, avec les instruments de la
flexibilité qui améliorent la productivité et les services, par l’évaluation qui récompense les résultats,
par un modèle plus avancé de dirigeance responsable, moins de dirigeants, de
nouvelles embauches favorisant l’entrée des jeunes dans la FP et la retraite
pour ceux qui ont des tâches usantes». »
Dans
ces «propositions», il ne manque rien du projet gouvernemental : nouveau
contrat (liquidation du statut), compétences, flexibilité, évaluation (mérite)…
Dans le
secteur des banques, lors de la négociation sur le renouvellement du contrat
national, les employeurs ont annoncé d’importantes réductions des coûts
(salaires) non négociables : les dirigeants syndicaux ont quitté la
négociation en fanfare, ils ont appelé à la «grève générale» du secteur (en
janvier) et, en attendant, ils ont... repris les discussions dans le dos des
salariés.
Pour
tous les salariés du privé, la deuxième étape du Jobs Act (juin 2015) prévoirait d’établir la suprématie du contrat
d’entreprise sur le contrat national, un enjeu non moins capital qui, pour les
syndicats, équivaudrait à une quasi-liquidation de leurs fédérations toutes
adossées au contrat national. Au lendemain de la publication des décrets
d’application du Jobs act une
opportune polémique s’est ouverte pour savoir s’ils ne pourraient pas
s’appliquer à la Fonction publique…
Enfin,
signalons que la suppression de la moitié des heures de délégation syndicale
dans la FP (effective le 1er septembre 2014) n’a entraîné aucune
réaction des directions syndicales.
Journées d’action pour le
dialogue social
Après
la manifestation à Rome du 25 octobre à l’appel de la CGIL, La Repubblica a rapporté quelques remarques de Renzi au fur et à
mesure qu’il était informé de son déroulement : « «Combien sont ils? Un million? Je sais bien
comment on compte les manifestants. De toute façon ils sont moins nombreux que
dans le passé», confiait le Premier ministre à ses proches. Puis il a
demandé « La Camusso a-t-elle déjà
parlé ? ». Des paroles de la secrétaire de la CGIL on
comprendrait quels seraient les effets politiques du cortège. Rapidement il a
été clair qu’on n’était pas arrivé à la rupture. À partir de ce moment-là,
Renzi a commencé à calmer les réactions des siens. « Tout ça ne change rien. Et moi, je ne change ni le Jobs act ni la loi de Finances ».
Mais
pour les dirigeants de la CGIL les déclarations sur le thème : «je fonce,
je n’ai pas besoin du dialogue social» passent mal. Comment préparer le terrain
à l’adoption sans vague des réformes si on n’est pas partie prenante de leur
élaboration ?
Sergio
Coferrati était secrétaire confédéral de 1994 à 2002, il est aujourd’hui député
européen du PD depuis 2009, il avertit Renzi : « Le Jobs act concerne
le travail, et le fait qu’il n’y ait pas de confrontation avec les
représentants de ceux qui donnent le travail (sic !) et de ceux qui travaillent ne renforce pas
la fonction exécutive, pas plus que la confrontation, s’il y en avait une,
n’affaiblirait la fonction législative. Si l’initiative du gouvernement est accompagnée de la confrontation, le projet
se renforce » (La Repubblica
24/11/2014). Au lendemain de la grève générale du 12 décembre, il en remet une
couche ; au journaliste qui lui dit : « Renzi a dit non à la concertation », il précise :
« Il ne s’agit pas de cela mais
d’un dialogue «préventif». Avant les décisions importantes, on écoute les
parties sociales, on donne un temps à la discussion, on évalue les alternatives
et les suggestions. Puis, quand il y a convergence c’est bien, sinon alors le
gouvernement a non seulement le droit mais le devoir de procéder. La confrontation conduit objectivement à
renforcer le respect auquel le chef de l’État a justement appelé »
(La Repubblica 13/12/2014).
Il ne
faut donc pas se tromper sur le sens des journées d’action qui ont fleuri
depuis la manifestation du 25 octobre jusqu’à leur apothéose : la «grève
générale» du 12 décembre.
Les
travailleurs de la santé ont été appelés à la grève par le syndicat autonome le
3 novembre, le 4 c’était les juges de paix, le 5 les retraités manifestaient,
le 8 la CGIL (avec la CISL et l’UIL) organisait une manifestation nationale de
la Fonction publique à Rome derrière la banderole : «Pour débloquer
l’avenir», un de ces pseudos mots d’ordre pour signifier qu’on ne dit pas «non
aux réformes». Les métallos étaient appelés à la grève (8 heures) par la FIOM
le 14 dans le Nord, le 21 dans le Sud ; le 14, c’était aussi l’appel à la
«grève générale» public et privé des syndicats dits de base à laquelle se sont
associés des collectifs d’étudiants et de lycéens.
La
direction de la CGIL concluait la résolution de la direction appelant à la
«grève générale» de huit heures du 12 par ce bouquet final : « (…) en même temps la CGIL garantira
le plein engagement dans ses autres initiatives au programme, telles le «voyage
pour la légalité», la collecte de signatures pour la loi sur les marchés
publics et la campagne «sauvons la santé» ». Tout un programme en
effet, aux antipodes d’une rupture avec le gouvernement.
On doit
rappeler que la concertation en tant que pratique de la direction de la CGIL
pour participer activement à la liquidation des conquêtes ouvrières s’est
manifestée avec éclat dans l’accord signé en 1992 avec la Confindustria
(patronat) et le gouvernement pour la liquidation de l’échelle mobile des
salaires, suivi, quelques mois plus tard, de la première des contre-réformes
des retraites. Cela dans un contexte politique marqué par le début (1989) du
processus politique qui allait du ralliement à l’économie de marché ouvertement
revendiqué par les dirigeants du PCI jusqu’à la liquidation pure et simple de
leur parti.
Deux
décennies plus tard, malgré la crise mondiale du système capitaliste dont les
conséquences sont particulièrement douloureuses pour le prolétariat et la
jeunesse d’Italie, l’effacement de l’alternative du socialisme et le désarroi
politique qu’il génère sont toujours une donnée majeure de la situation.
Mais même dans un pays où le plus implanté des
partis d’origine ouvrière dans l’Europe d’après-guerre a été liquidé par sa
direction, sous l’aiguillon des coups portés aux travailleurs et à la jeunesse,
la colère peut l’emporter sur la résignation. C’est ce que vient de rappeler, avec
toutes ses limites, la grève de l’AST Thyssen-Krupp.
Le surgissement du mouvement
spontané et ses limites
L’affaire
a commencé le 17 juillet avec l’annonce, par les représentants des
propriétaires, d’un « plan d’action
stratégique global, en mesure de rétablir la «profitabilité» soutenable (sic!) de l’entreprise, malgré le cadre difficile
du marché caractérisé par une surcapacité de production ». D’où la
fermeture programmée d’un haut-fourneau (sur deux) et 586 suppressions
d’emplois, plus la suppression des avantages de salaires liés à un accord
d’entreprise. Une entreprise de rentabilisation avant une probable mise en
vente de l’entreprise qui emploie 2600 ouvriers, mais qui, avec la
sous-traitance, conditionne beaucoup des emplois dans la région. Pour
l’industrie italienne, c’est une implantation stratégique qui produit 40% des
aciers spéciaux du pays (12% pour l’Europe), l’Italie étant le deuxième
producteur et le deuxième consommateur d’acier en Europe.
Comme
réaction à cette annonce, les syndicats appellent à une grève de 8
heures : tel qu’il est présenté, disent-ils, le plan est irrecevable, «parce
qu’il n’est fait que de coupes». C’est également le discours du
président de la région et des représentants des collectivités locales : « le plan nécessite de substantielles
modifications, à commencer par la question de l’emploi et les perspectives
industrielles sur tout le site de Terni ». «Modifications» n’est pas
retrait, tout le monde sait ça.
Immédiatement,
les responsables fédéraux des syndicats (CGIL, CISL, UIL) se déplacent sur le
site pour «aider» les responsables locaux et mettre tout le poids de leurs
«compétences» dans les assemblées du personnel. Résultat : les
«initiatives» diverses et variées se multiplient selon un schéma bien rôdé :
grève de 4 heures et occupation de l’autoroute la plus proche le 28 juillet, à
nouveau occupation de l’autoroute le 31 juillet, grève de trois heures le
premier août, grève de la faim d’un ouvrier…
Le
quotidien régional Umbria Domani (31
juillet) commente : « les
travailleurs demandent l’arrêt immédiat du plan financier de Thyssen Krupp et
une initiative du gouvernement aux plus hauts niveaux pour redéfinir un nouveau
plan industriel basé sur des éléments partagés, l’engagement concret et
déterminé du gouvernement face aux multinationales et à la Commission
européenne pour ne pas affaiblir les productions à Terni, pour éviter le
redimensionnement productif et les pertes d’emplois qui deviendraient un drame
social pour la communauté de Terni ; à la Commission européenne elle
demande de la cohérence respectivement aux engagements de ces dernières années
pour sauvegarder la place stratégique du site de Terni ».
Le
retrait du plan n’est formulé que pour ouvrir sur un autre ; en clair,
c’est la reconnaissance de la nécessité de faire des économies ou, plus
précisément, la prise en charge de la logique du «profit soutenable» avec la
fiction d’un partage équitable des sacrifices. Ce même jour, le journal se
félicite de ce que les manifestations ont eu lieu dans la « correction et le respect de l’ordre public ».
Dans la
nuit, premier accroc : « Un
groupe important d’ouvriers se met spontanément en grève et une centaine
d’entre eux, parmi lesquels quelques syndicalistes, envahissent les locaux dans
lesquels se tient un CA du groupe qui a à son ordre du jour la dissolution des
sociétés qu’il contrôle. Ils exigent de rencontrer les dirigeants de
l’entreprise. Assiégée, la PDG Lucia Morselli («la dame de fer») n’a pu s’échapper que vers 5 heures du
matin grâce à une diversion de la police » (d’après un communiqué du 1er
août de Sinistra et Liberta).
Quelques
heures plus tard la «dame de fer» est dans le bureau de la Ministre. Umbria Domani rend compte :
« La Ministre du développement
économique Federica Guidi (ex-patronne de Jeunes industriels, fille d’un ex-vice- président de
la Confindustria, ndt) a rencontré la PDG
de l’AST TK qui a décidé de suspendre la procédure de mise au chômage technique
pour 586 ouvriers (…) La ministre a pris acte de cet engagement (…) et souhaité
«que se reconstitue un climat général
de confrontation profitable à toutes les parties concernées et elle invite les
organisations syndicales et les institutions territoriales à contribuer
effectivement à ce que cela se fasse». »
Le
journaliste ajoute : « Nonobstant
l’arrêt de la procédure de chômage technique, les 130 contrats intérimaires
expirant fin août ne sont pas renouvelés ». Tout va très bien, Madame
la Marquise !
Au
moment où se tenait cette rencontre, à Terni, deux mille travailleurs et
habitants de la ville étaient rassemblés dans la cour intérieure de l’usine.
Ils décident la grève jusqu’au 4 août, jour de la fermeture annuelle de
l’usine.
Le 4
août « la direction de la TK, les
syndicats et les représentants des collectivités territoriales signent un
accord sur la proposition du gouvernement : la Thyssen s’engage à
suspendre la procédure de chômage technique ainsi que l’annulation de l’accord
salarial jusqu’au 4 septembre. À partir de cette date, une discussion s’ouvrira
sans préalable qui pourra intégrer des modifications du plan industriel ;
elle pourra porter également sur les investissements » (Umbria Domani).
Le 25
août, l’entreprise réouvre ses portes dans un climat alourdi par la proximité
de l’échéance du 4 septembre, mais l’Église de Rome fixe le cap !
Une sainte-alliance
anti-ouvrière
«Le 31, une délégation d’ouvriers avec le
maire de Terni et le président de la province se sont retrouvés place
Saint-Pierre, à Rome, pour l’Angelus. La communauté ternane espérait un message
du Souverain Pontife, la diplomatie vaticane a répondu par le silence. (…)». Umbria Domani poursuit
avec une déclaration de l’évêque G. Piemontese : « Il était important d’être avec les travailleurs place
Saint-Pierre et de prier avec le Pape François, de faire connaître nos
propositions (…). Avec la proximité du sommet du 4 septembre nous avons voulu
donner un signal d’espérance. (…) Mardi prochain 2 septembre, à 21 heures, nous
invitons tout le monde à la veillée de prière pour la protection de l’emploi au
sanctuaire San-Antonio à Terni, afin de prier ensemble pour que la TK modifie
ses plans, ne considérant pas seulement le nombre mais aussi le visage des
ouvriers (…). Que ce ne soit pas seulement la logique du profit qui détermine
les choix, mais la justice et l’équité ».
«Que la
TK modifie ses plans», c’est la bannière de la Sainte Alliance
patronat-gouvernement‑direction des syndicats‑Église pour faire
passer les sacrifices ouvriers nécessaires pour un profit soutenu.
Le 4
septembre, les syndicats, la direction, les syndicats et les institutions se
réunissent à Rome (surtout pas à Terni !). Au terme d’une longue nuit, ils
signent un accord dont les termes ont été rédigés par la ministre Federica
Guidi, d’où le nom de «Lodo Guidi» pris par ce document. Il faut lire pour
mesurer ce qu’a été l’engagement des directions syndicales :
« 1) Les propriétaires, les partenaires
sociaux et toutes les institutions nationales et territoriales confirment que
l’AST représente un patrimoine industriel pour le pays comme pour le territoire
sur lequel elle œuvre. Pour cela, elle doit continuer à être une importante
entreprise sidérurgique compétitive sur le marché national et
international des aciers spéciaux. L’action cohérente de tous les intéressés,
chacun dans son domaine de responsabilité, est la condition fondamentale pour
que cette affirmation se concrétise et en même temps garantisse le maintien d’un climat social adéquat à la
gestion des problèmes complexes qu’il faut affronter sur un territoire déjà
touché par une situation de l’emploi critique.
2) Le plan industriel présenté par «AST-TK»
le 17 juillet dernier auprès du ministère du travail contient des indications
et des objectifs confirmés par l’entreprise dans le but de surmonter les
difficultés économiques, industrielles et financières. Ces indications (en
particulier la référence aux objectifs de réduction des coûts évalués à cent
millions d’euros par an) seront le point
de départ d’une confrontation ouverte et sans préalable qui pourra
comporter des modifications du plan industriel.
3) Les signataires reconnaissent que, dans ce
cadre, la confrontation entre les partenaires sociaux est fondamentale dans
l’objectif de parvenir rapidement (…) à des solutions partagées sur les objectifs d’entreprise à moyen-long
terme concernant :
- L’organisation de la production.
- L’amélioration de l’efficacité, de la
productivité, de la qualité.
- Les perspectives et les dimensions de
l’emploi direct aussi bien qu’induit.
4) L’accord doit se réaliser d’ici au 4
octobre.
5) Dans ce cadre, l’entreprise s’engage à
retirer sa procédure de mobilité (licenciements) en date du 1er août
et suspendue ensuite, elle retire également la suppression des avantages
salariaux et s’engage à ne pas prendre d’initiatives unilatérales (…). Face à
ces engagements les organisations
syndicales s’engagent à leur tour à ne pas prendre d’initiatives unilatérales
conflictuelles sur les matières en négociation.
6) En cas de désaccord le 4 octobre,
l’entreprise activera la procédure de licenciements.
7) En cas de désaccord le 4 octobre, les
syndicats se réservent la possibilité d’activer des procédures de mobilisation.
8) Un point intermédiaire sera fait au
ministère le 29 septembre. »
Le
cardinal de Pérouse (capitale de l’Ombrie, dont Terni est une préfecture) au
terme d’un déjeuner avec Matteo Renzi - qui n’a jamais reçu une délégation de
travailleurs - déclare : « «
le Premier ministre m’a rassuré pour Terni». Sans rien ajouter il a laissé entendre qu’il y avait une solution en
vue » (Umbria Domani, 9
septembre).
La «solution» ?
Des départs «volontaires» et une combine du gouvernement pour que l’entreprise
paye moins cher l’énergie (la sidérurgie est énergivore, en Italie le coût de
l’énergie est particulièrement élevé). Dix jours plus tard, le même
journal : « On a la sensation
que la partie se joue loin des rencontres officielles avec les syndicats et les
institutions locales ». Loin des rencontres officielles peut-être,
mais loin des syndicats et en particulier de la direction nationale de la FIOM
(Fédération de la métallurgie de la CGIL), c’est un gros mensonge, comme on
peut le lire… un peu plus bas : « Il
y a eu hier un nouveau face à face Guidi-Morselli (…) ; selon des
indiscrétions, il paraît que durant cette réunion le secrétaire de la FIOM M.
Landini est venu s’installer à la table. Comment est-il venu à connaissance de
la réunion qui était strictement réservée, on ne sait pas, il est difficile de
dire si c’est par hasard (sic !)
ou non. (…) Quel cours aura suivi la
rencontre après son arrivée, il est difficile de le savoir, mais il semble que
Landini se soit éloigné avec la sensation que le gouvernement fera mur contre
le plan de licenciements de la Thyssen » (Umbria Domani, 19 septembre).
Ce
n’est pas un hasard si c’est Landini, le dirigeant syndical qui a encore la
confiance d’une partie non négligeable des métallos et qui est perçu comme un
leader «ouvrier» bien au- delà de ce secteur, a dû se livrer à cette farce pour
- à l’unisson avec le cardinal - distiller le poison de la confiance dans une
possible issue positive des négociations secrètes.
Moins
de deux semaines plus tard, le 1er octobre, l’AST-TK fait passer par
une agence de presse l’annonce d’une nouvelle procédure de mobilité
(licenciements) pour un maximum de 290 employés. Les ouvriers qui choisiraient
de partir avant fin décembre toucheraient 80000 euros ; passé cette date,
le départ est à 50000 euros. De plus, l’entreprise réaffirme sa volonté de
supprimer les avantages de rémunération découlant d’un accord local. Même pas
une petite promesse sur les investissements et sur le maintien des deux
fourneaux.
Le
secrétaire national de la fédération des métallos de la CISL réagit avec
«fermeté» : « La nécessaire
restructuration de l’entreprise doit être soutenue par une politique de
réduction des coûts à commencer par les dépenses générales, nous n’excluons pas
également un sacrifice de la part des travailleurs, pourvu qu’ils soient
soutenables et réalistes. (…) ».
A
Terni, l’intersyndicale : «
(…) Nous réaffirmons qu’un tel comportement confirme une volonté de
l’entreprise de ne pas discuter, de ne pas vouloir faire d’accord et
d’appliquer son plan industriel qui prévoit seulement des coupes, des
sacrifices et un affaiblissement des productions ternanes. (…) Nous croyons que de telles provocations
pourraient avoir des répercussions sur la bonne marche de la négociation».
À la veille de la reprise de la négociation au ministère, les dirigeants
syndicaux reprennent : « Notre
volonté ne peut produire de résultats que si l’entreprise entre dans une
logique négociée et abandonne la tentation de procéder seulement par des licenciements ».
Les
travailleurs, eux, sont de plus en plus inquiets : « (…) Se développe une sorte de mobilisation spontanée des
ouvriers qui se donnent rendez-vous devant les portes de l’entreprise pour un
meeting. Dans le bâtiment administratif, on installe des vitres et des portes
blindées » (Umbria Domani, le
3 octobre).
La
reprise des négociations est prévue le 7 octobre.
A
l’AST, le 6 octobre, commence un mouvement de grève de deux heures par tour
dans le cadre d’une journée nationale d’action de la FIOM contre la
dénonciation du contrat national par le patronat de la métallurgie.
Manifestation régionale le 8, nationale le 16…
Le 8
octobre, la direction de l’AST rompt la négociation et reprend son plan
initial. Le même jour, le Sénat vote le Jobs
act au moyen d’un vote de confiance.
A
l’AST, les salaires de septembre ne sont pas payés. Les ouvriers occupent la
mairie et la préfecture.
Le 10
octobre, l’intersyndicale de la province de Terni annonce une grève générale de
8 heures et une manifestation à Terni pour le 17 octobre.
Le 14
octobre l’évêque Piemontese : « La
communauté ecclésiale de la région, après avoir nourri de grands espoirs dans
les tractations entre les parties intéressées, est grandement déçue par
l’absence de solution au conflit qui concerne le poste de travail de centaines
de travailleurs. Tant d’espérances se voient perdues (…). Maintenant, on
redoute des épreuves de force qui ne participent pas à la solution des problèmes
mais qui exaspèrent les âmes et saturent l’atmosphère de toxines dangereuses (sic !) sinon proprement mortifères (resic !). Nous renouvelons notre appel à réouvrir le
dialogue (…) en évitant les raidissements dangereux. Qu’une réflexion sérieuse
favorise le rapprochement des positions vers l’attention aux personnes, au bien
commun, pas seulement à l’intérêt de la TK. La grève générale qui a été décidée
sert à rappeler cette volonté de proposition et de dialogue et à protéger les
travailleurs et la cité. (…). Nous souhaitons que la manifestation, bien que
sur le ferme objectif des droits des travailleurs et du futur de la cité, se
déroule pacifiquement et dans le respect de tous. Très Sainte Marie (…) soutient ceux qui sont engagés pour le bien
commun pour qu’ils trouvent des solutions justes et équitables pour tous.(…).
(Il Corriere dell’Umbria, 14 octobre). »
A
Terni, le 17 octobre, un véritable raz-de-marée déferle dans les rues, des
dizaines de délégations compactes d’usines de la région, de nombreux lycéens et
étudiants derrière une banderole : «Nous sommes tous des ouvriers», de
quinze à trente mille participants, pour une fois les chiffres ne sont pas
gonflés. Au moment des prises de parole des secrétaires confédéraux, d’abord
celui de l’UIL puis S. Camusso, les sifflets couvrent le discours, un cordon de
gendarmes vient se placer devant la tribune pour protéger les dirigeants
syndicaux. Dans leurs communiqués au soir de la manifestation, les dirigeants
de la CGIL prennent acte et avertissent ainsi la CGIL locale : « (…) Il est fâcheux qu’au moment où la
communauté fait bloc autour des travailleurs de l’AST un groupe de personnes
étrangères au syndicat et au conflit aient délibérément perturbé cette grande
manifestation d’unité des travailleurs de Terni ». Ce sera sans effet
sur le processus de radicalisation.
Grève totale
L’AST
annonce une réduction de la production «à chaud» confirmant la mise en œuvre
immédiate de son plan. Les organisations syndicales appellent à la grève
générale avec occupation des entrées de l’usine, de la mairie et de la
préfecture. Cette fois c’est la grève.
Le 28
octobre, une délégation de plusieurs centaines d’ouvriers se rend à Rome pour
manifester… devant l’ambassade d’Allemagne. Ils décident ensuite de se diriger
vers le ministère du Développement économique, et sont alors chargés
brutalement par la police malgré les efforts de Landini pour dissuader les
ouvriers d’avancer. Cinq ouvriers sont blessés, Landini aurait également reçu
quelques coups de matraques. Les images de la charge de police, largement
diffusées, provoquent des réactions en chaîne ; Landini demande au
gouvernement de présenter des excuses. Renzi : « Il y a eu une réaction excessive (de la police), on ne peut pas passer pour le gouvernement
qui cogne les ouvriers ». Alfano, ministre de l’intérieur, s’explique
devant le Sénat : « j’éprouve
de la solidarité pour les ouvriers et les policiers blessés », il n’y
aura pas de poursuite contre les manifestants, il n’y aura pas non plus de
sanctions pour les policiers. Alfano exhorte : « Tous doivent faire preuve de responsabilité pour éviter une
étincelle qui risquerait de déclencher des dérives dangereuses ».
Landini capitule : « Nous ne
demandons pas la démission d’Alfano, mais que cela ne se reproduise pas »,
en complément, il évoque une possible grève générale de la CGIL en décembre et
une grève des métallos en novembre. Sur l’AST, il maintient son soutien au
«lodo Guidi» : « Nous sommes
prêts à nous asseoir à une table si l’entreprise confirme un nouveau plan industriel,
pourvu qu’elle retire son premier plan « .
Le
comité central de la FIOM réuni le 30 octobre appelle à 8 heures de grève
générale en novembre en « (…)
préparation de la grève générale de toutes les catégories, que décidera la CGIL
dans sa réunion du 12 novembre, pour contester les mesures contenues dans le Jobs
act et pour revendiquer d’autres choix de
politique économique et industrielle. Le CC de la FIOM donne mandat au
secrétariat national d’articuler (sic !) la grève générale de la catégorie en au moins deux grandes
manifestations nationales le 14 novembre à Milan et le 21 à Naples ».
Au final il y en aura quatre !
Après
l’agression policière et l’émotion qu’elle a suscitée dans tout le pays, Renzi
prend conscience qu’il y a danger pour l’ensemble de sa politique « il
assure les syndicats que «conduire (à
bien) l’affaire AST-TK est un impératif moral pour le gouvernement», et il
invite à ne pas mélanger le conflit
de Terni «avec les conflits politiques» (Jobs act, etc.), tranquillisant les
partenaires sociaux sur le fait que «sur
les négociations d’entreprises, nous ne voulons pas faire sans les syndicats.
Nous voulons donner des garanties sur le plan industriel pour Terni, nous vous
demandons une confrontation sérieuse sur le fond». » (La Repubblica). Sergio Cofferati
(ex-secrétaire confédéral de la CGIL et député européen PD) rappelle :
« (…) Ce que je vois c’est que sans
lieux et sujets de médiation, le conflit augmente. Plus les syndicats sont
forts plus le conflit diminue. Plus un parti est enraciné, mieux il gère le
rapport avec les électeurs» (La
Repubblica ). »
Le 3
novembre, sous la présidence de deux jeunes ouvriers, se tient à Terni la
première réunion de ce qui va constituer le «Comité ouvriers et citoyens pour
l’AST». Une cinquantaine de participants, quelques étudiants également. L’un
d’entre eux déclare : « (…) La
vérité, c’est qu’il manque une vraie force de gauche à Terni comme dans toute
l’Italie ». Après débat, une nouvelle réunion est convoquée pour le
lendemain ; elle adoptera un appel :
« Le mot d’ordre qui unit plus de 30000
personnes le 17 octobre «Pas touche ni à un poste de travail ni à un boulon» ne
doit pas être perdu». (…) A ce point du conflit, il est clair pour tous qu’il
faut tenir une minute de plus que le patron, maintenir l’unité des travailleurs
et une plate-forme claire et non négociable : aucun licenciement et
maintien de l’activité productive, aucune coupe pour les sous-traitants. Pour y
parvenir il faut que la négociation revendique les contenus exprimés par les
travailleurs et que le rôle du syndicat soit celui de représenter les instances
et la volonté des travailleurs et de la ville contre les licenciements, sans
céder au front patronal ou gouvernemental. Donc, avant tout, un NON ABSOLU ET
TOTAL au «lodo Guidi» qui prévoit 290 licenciements. On connaît ce piège
désormais commun, cher au patronat et au gouvernement d’annoncer 100
licenciements pour en obtenir «seulement» 50.(…).
Pour cela toute décision doit passer par une
assemblée de travailleurs ouverte à tous ceux qui soutiennent les luttes
ouvrières.(…). »
Le
principal mérite de cet appel est de dénoncer le lodo Guidi qui entérine 290
suppressions d’emplois. Mais il en reste là, et bien que cette position soit
partagée par une grande partie des ouvriers, il ne semble pas avoir réussi à
regrouper une force qui aurait été capable d’imposer aux directions syndicales
la rupture des négociations qui se déroulaient précisément dans ce cadre.
La
grève se poursuit, la direction a accepté de payer les salaires à condition que
les grévistes laissent entrer les personnels administratifs (grévistes
également) dans l’usine. Les dirigeants syndicaux acceptent. Réaction à
chaud :
« Les sifflets aux dirigeants syndicaux
devant le ministère du développement économique étaient un signal clair :
nous n’avons pas confiance, vous êtes en train de nous prendre par les fonds de
culotte. Même Landini a été couvert de sifflets à l’annonce de la suspension de
la grève des administratifs, pour permettre le paiement des salaires que la
direction refusait tant que la grève totale se poursuivait.(…) » (Contropiano le 10 11).
A
l’Ilserv (entreprise dépendant de l’AST), on annonce que 200 ouvriers (sur 330)
seraient mis en mobilité (prélude au licenciement) : la grève totale y est
décidée.
Le 12
novembre, alors que la tension est à son maximum aux portes de l’usine, les
dirigeants appellent à occuper… l’autoroute !
Le 13,
on apprend que, lors de la négociation pour le renouvellement du contrat
national des employés de banque, les banquiers ont été impératifs : « la réduction structurelle de la
dynamique du coût du travail et le renforcement de l’accord d’entreprise sur le
contrat national ne sont pas discutables. C’est «seulement en acceptant ces
principes qu’on pourra discuter sur le fond et dans le détail». (…). »
(La Repubblica). Les dirigeants
syndicaux disent que c’est inacceptable, parlent d’une grève générale du
secteur (en janvier) et... ne remettent pas en cause la poursuite des
discussions dans le cadre ainsi fixé !
La
bataille s’engage pour une reprise au moins partielle du travail, baptisée
«remodulation de la grève». Elle se heurtera à l’hostilité des ouvriers de
l’AST. Un article de Umbria 24 du 23
novembre rend compte de la détermination des ouvriers, à propos de la tentative
de rassembler des ouvriers favorables à la reprise du travail :
« L’initiative avait été prise par un
groupe d’ouvriers, mais cette réunion - dite spontanée par ces promoteurs - de
fait n’a même pas commencée. Ils étaient quelques dizaines et, quand ils se
sont rassemblés sur le parking, sont arrivés ceux qui gardaient les portes de
l’usine à quelques dizaines de mètres de là. Entre les deux groupes - le second
est décidément plus nombreux - il y a un échange. Les voix se font plus vives.
Rien de plus. D’un côté il y a ceux qui veulent parler de la possibilité d’une
«remodulation», et de l’autre ceux qui au 33e jour de grève ne
veulent même pas en entendre parler. Résultat, après une demi-heure de débat
pendant laquelle petit à petit les «dissidents» se sont défilés, les
travailleurs décidés à poursuivre la grève sont retournés au blocage de la
porte. Les autres, pas plus d’une dizaine ont renoncé. »
Une
réunion des délégués du personnel de l’entreprise fera le constat que la
«remodulation» n’est pas possible avant le 26 et une nouvelle rencontre au
ministère.
Mais
les grévistes sont à Terni et la négociation est à Rome : siffler les
dirigeants nationaux des syndicats est une chose, les empoigner pour les
«sortir» du ministère en est une autre. Pour ce faire, il faudrait une
organisation des grévistes, former un comité de grève au sein duquel les
dirigeants syndicaux seraient retenus. Faute d’organisation, la plus ferme
détermination finit par s’avouer impuissante et le 3 décembre les dirigeants
syndicaux donnent leur aval à un accord dont le contenu n’est rien de plus que
le lodo Guidi. Ils crient victoire, prétextant qu’il n’y a pas de licenciement,
alors que 290 ouvriers ont déjà accepté la formule du départ volontaire
proposée par la direction, exactement les suppressions d’emplois qu’elle
voulait. La part du salaire dépendant de l’accord d’entreprise est réduite.
Quant aux promesses sur les deux hauts-fourneaux en activité et les quotas de
production, personne de sérieux ne peut être dupe : elles sont l’emballage
dont parlait Umbria 24 le 24 novembre
à propos de l’état d’esprit des travailleurs : « Qu’ils veuillent nous porter un coup c’est assez clair. Le
problème c’est comment ficeler la chose pour que ça ressemble à un
paquet-cadeau. »
Dans
les assemblées («chaudes» dit la presse) qui suivent l’accord, les critiques ne
manquent pas. Le vote des ouvriers est renvoyé à l’organisation d’un référendum
les 15, 16, 17 décembre après que, secteur après secteur, le travail a repris
dans toute l’usine.
Une grève qui posait la
question du pouvoir
Les
ouvriers de l’AST ont occupé les portes de l’usine interdisant les entrées et
les sorties, ils n’ont pas occupé l’usine. Ce n’est pas un détail. Un article
de bilan de la grève à l’AST, publié sous la signature d’un membre du Comité
central de la FIOM par «Il sindacato e un
altra cosa», sigle sous lequel se regroupent dans la CGIL les opposants à
la politique «concertative» de sa direction, aborde cette question :
« (…) Plutôt que de parler d’occuper
l’usine, le 12 novembre, (les dirigeants) ont préféré conduire les travailleurs
à occuper l’autoroute. Inutile de dire qu’au moment où se déroulaient les
luttes contre le Jobs act, l’occupation de l’usine aurait littéralement changé
le rapport des forces au niveau général et Terni serait devenu le point de
référence et le modèle pour tous les travailleurs en lutte.
Certes ce développement aurait eu aussi une
signification politique bien précise. Occuper l’usine c’est mettre en
discussion la propriété privée, c’est-à-dire qui commande dans l’usine, et cela
aurait donc conduit sur un plan plus général, à mettre en discussion qui
commande dans la société, les patrons ou les ouvriers ? Mais là est le
sens vrai de cette bataille. Avec l’actuel niveau de crise, les contradictions
sociales, politiques et économiques sont telles que dans chaque conflit le
mouvement ouvrier se trouve devant une alternative : ou on met en cause
les règles du jeu, et donc le marché et la propriété privée, ou on capitule
devant la volonté patronale (…) ».
Un
appel de ce même courant syndical publié à la veille de la «grève générale» du
12 décembre se concluait par «Premier acte : chasser Renzi». Certes on ne
peut envisager que le rottamatore
veuille mettre le marché à la casse ! Mais pour que «chasser Renzi» soit
une perspective concrète à une échelle de masse, on peut penser qu’il aurait
d’abord fallu que la classe ouvrière et la jeunesse soient en situation de
défaire le gouvernement sur le Jobs act ;
or après les votes positifs des deux assemblées, le 12 décembre, Renzi n’avait
plus qu’à publier les décrets d’application…
Il est
incontestable que depuis un an, en particulier depuis la grève «sauvage» des
employés des transports en commun à Gènes, la lutte de classe du prolétariat en
Italie a repris une certaine vigueur ; dans la jeunesse scolarisée
également il y a des signes de tension. On ne compte plus les manifestations et
les assemblées dans lesquelles les dirigeants syndicaux sont contestés. Avec la
réforme de la Fonction publique et celle de l’école, Renzi a du pain sur la
planche. Une planche que les difficultés pour désigner un successeur à
Napolitano pourraient contribuer à savonner un peu, mais de là à faire, comme
certaines petites organisations ouvrières le font, de : «chasser Renzi,
pour un gouvernement de travailleurs» une perspective immédiate, il y a un pas
qu’il est bien dangereux de franchir. Ces mots d’ordre, à des kilomètres de
l’état d’esprit des masses, présentent le grave inconvénient de passer sous
silence les indispensables transitions en rapport avec la situation réelle de
la classe ouvrière.
Face
aux réformes réactionnaires du gouvernement, le premier combat est celui pour
contraindre la direction de la CGIL à en exiger le retrait : c’est là que
serait la première véritable rupture avec le gouvernement. Faute de ce mot
d’ordre, les incantations sur «grève générale, grève générale» ne parviennent
qu’à donner l’illusion que les journées d’action syndicale pourraient être un
point d’appui pour une véritable lutte de classes.
Ensuite,
pour avancer la perspective du socialisme et donc celle d’un gouvernement
ouvrier, sauf à partager les illusions sur le fait que le mouvement spontané
pourrait régler lui- même tous les problèmes, il faut un parti ouvrier et
précisons même que s’il s’agit vraiment de «changer les règles», ce parti doit
être un parti révolutionnaire. C’est la seule alternative au développement des
mouvements populistes à la Grillo ou à la Salvini (le «sauveur» de la Ligue du
Nord).
A plus
ou moins brève échéance, et personne ne peut prévoir les rythmes, les
conséquences de la crise du capitalisme provoqueront de nouveaux affrontements
de classes. Compte tenu de sa situation particulière, en Italie, c’est du sein
des syndicats, en premier lieu de la CGIL, que surgiront les éléments pour la
construction d’un parti ouvrier. L’existence en son sein d’un noyau
consciemment révolutionnaire sera de première importance pour l’avenir du
combat de la classe ouvrière et de la jeunesse.
Le 10 janvier 2015