Article
paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°54 (n°136
ancienne série) du 31 mai 2014 [ http://socialisme.free.fr/ - socialisme@free.fr ] :
Chine :
La
bureaucratie prise en étau entre le ralentissement économique
et l’intensification de la lutte de classe du prolétariat chinois
Première partie : l’essor économique de
la Chine face à la crise du capitalisme
Introduction
La restauration du capitalisme
en Chine et les conditions politiques dans lesquelles celle-ci s’est opérée ont
impulsé un développement économique au rythme sans précédent dans l’histoire.
En l’espace de vingt années, l’économie chinoise est ainsi passée du rang de
nation en marge des échanges internationaux à celui de deuxième économie
mondiale et d’usine du monde.
Toutefois,
cet essor fulgurant n’a rien d’une expansion harmonieuse, bien au contraire. La
Chine emprunte le même chemin que les puissances impérialistes avant elle, mais
à une vitesse bien plus soutenue, et elle devrait tout aussi rapidement se
trouver face aux mêmes contradictions. D’ores et déjà, après une décennie
durant laquelle l’économie chinoise a crû à un rythme de plus de 10 % par
an, voilà que ce taux de croissance s’affaisse année après année depuis l’éclatement
de la crise et s’établit maintenant un peu au-dessus de 7 %. D’ici peu, le
« miracle chinois » pourrait, non pas simplement s’essouffler, comme
on l’entend trop souvent – terme qui présage d’un ralentissement progressif et
maîtrisé de son développement –, mais heurter violemment ses propres limites
ainsi que celles du mode de production capitaliste en général, et subir ainsi
un brutal coup d’arrêt. Si un tel coup d’arrêt n’est encore qu’une perspective,
tous les ingrédients y menant sont d’ores et déjà présents.
C’est à
ces contradictions explosives nourries par les ressorts mêmes de l’essor
économique chinois et exacerbées par la crise mondiale que sera consacrée la
première partie de cet article. La seconde, à paraître dans un prochain numéro
de CPS, reviendra sur les
conséquences politiques du tournant amorcé dans la situation économique
chinoise, en particulier sur l’intensification des combats du prolétariat le
plus nombreux et le plus concentré au monde, ainsi que sur la capacité de la
bureaucratie à contenir ces combats dans des limites compatibles avec son
maintien au pouvoir.
Une ascension économique fulgurante...[1]
La
Chine constitue aujourd’hui un véritable mastodonte économique et il est
indispensable de commencer par prendre la mesure précise de sa place
grandissante sur le marché mondial. Entre 1990 et 2012, son PIB a été multiplié
par 7,6 en volume, ce qui correspond à un rythme de croissance annuel moyen d’environ
9 % sur plus de vingt ans ! Son PIB se chiffre à l’heure actuelle à 8
200 milliards de dollars en valeur, ce qui correspond à environ 4 fois le PIB
de la France, 2,5 fois celui de l’Allemagne et déjà la moitié du produit
intérieur brut américain.
Cependant,
pour se faire une idée de la place réelle de la Chine, il est impératif de
ramener son PIB à sa population
gigantesque
(1,3 milliard d’individus en 2012). Autrement dit, ce rattrapage économique à
pas de géant ne doit pas masquer le fait que ce pays partait de très loin, et
qu’en termes de PIB par habitant, la mesure la plus réaliste du niveau de
développement économique, la Chine demeure très loin des pays précédemment
évoqués. En 2012, le PIB/habitant s’établissait à 8 000 $ par tête en
parité de pouvoir d’achat, ou PPA[2]
(ce chiffre était de 1 000 $ PPA en 1990 et de 2 500 $ en
2000) contre 30 000 $ PPA en France et 45 000 $ PPA aux
États-Unis, ce qui place tout de même la Chine derrière des pays comme le Gabon
ou la Malaisie, par exemple.
Le moteur de la croissance
chinoise : l’industrie[3]
Cet
avènement de la Chine sur le marché mondial s’est appuyé en premier lieu sur un
développement considérable de son industrie. Elle est aujourd’hui la deuxième
puissance industrielle mondiale, loin devant l’Allemagne et juste derrière les
États-Unis. Toutefois, contrairement à ces dernières, le secteur industriel y
occupe une place proportionnellement bien plus importante. La production
industrielle y représente 47 % du PIB, contre seulement 20 % aux
États-Unis et 28 % en Allemagne, et le secteur industriel y emploie 27 %
de la population active.
Cet
essor industriel se fonde d’abord sur l’industrie lourde. La Chine est ainsi le
premier producteur mondial de fer, d’acier, d’aluminium, de charbon, de ciment,
et elle est en passe de devenir le premier producteur mondial d’automobile.
Mais la Chine est également parmi les plus gros producteurs de textile (50 %),
et de bien d’autres industries légères, tels les appareils photos (50 %),
les appareils d’air conditionné et les téléviseurs (30 %), les machines à
laver (25 %) ou encore les jouets (70 %).
Afin de
soutenir la croissance de la production de ces nombreux secteurs industriels,
la Chine doit en retour importer des quantités grandissantes de matières
premières. Ainsi, la Chine consomme plus de 20 % de l’énergie produite à
travers le monde et plus de 40 % de la production de métaux. L’année 2014
devrait sur ce plan la consacrer comme la première importatrice de pétrole,
devant les États-Unis. Elle consomme 60 % du ciment produit dans le monde
et 43 % du matériel de construction, comme les bulldozers et les
pelleteuses[4].
Une immense réserve de
main-d’œuvre bon marché
Ainsi,
en un peu moins de 20 ans, la Chine est devenue la deuxième puissance
industrielle mondiale. Il ne faut cependant pas s’arrêter au constat mais
chercher à comprendre les fondements d’un tel essor industriel, et ceux-ci
pourraient se résumer à un élément : l’existence d’un gigantesque
réservoir de main-d’œuvre surexploitée dont ont su tirer profit les pays
capitalistes avancés et la bureaucratie chinoise. En effet, derrière les
chiffres mirobolants du volume de production industrielle de l’économie
chinoise se trame une réalité bien moins reluisante. Pour un niveau de
production relativement similaire, le secteur manufacturier américain emploie
14,2 millions d’individus pour 100 millions en Chine. Autrement dit, les
ouvriers chinois sont dix fois moins productifs que leurs homologues
américains. Ce différentiel de productivité se trouve néanmoins compensé par un
différentiel de salaire encore plus important, bien qu’il faille noter que l’augmentation
conjointe de la productivité américaine et des salaires chinois tend à faire
disparaître cet avantage comparatif. De 2 % en 2002, le salaire horaire en
Chine dans le secteur manufacturier est passé à environ 5 % du salaire
horaire américain en 2009[5],
et c’est d’ailleurs cette double tendance qui conduit des entreprises à
relocaliser certaines de leurs activités sur le sol américain : Apple,
General Electric ou encore Caterpillar.
Il convient
aussi de noter que ce développement de l’industrie chinoise n’a été rendu
possible que par la masse croissante de ruraux qui ont migré vers les villes.
Tandis qu’il y a trente ans, seul un chinois sur cinq habitait en ville, les
citadins sont aujourd’hui légèrement plus nombreux que les ruraux. Une part
très importante de ce prolétariat industriel est constituée de migrants
particulièrement vulnérables : le recensement de 2006 en dénombre 132
millions, ce qui constitue en toute vraisemblance une évaluation basse de leur
nombre réel. Sur la base d’un système de permis de résidence opérant un
véritable contrôle de la bureaucratie sur ces masses de travailleurs – le
fameux Hukou – ceux-ci « ne sont tolérés en ville qu’aussi
longtemps qu’ils travaillent et doivent refluer vers leur village dès qu’ils
sont au chômage »[6].
30 % d’entre eux alimentent ainsi le secteur industriel et 23 % le
secteur de la construction.[7]
Or il va de soi que l’on parle ici d’une frange de la classe ouvrière très
précaire, sensiblement moins bien payée que les travailleurs « résidents » et qui offre beaucoup
de flexibilité aux industriels. Une étude du bureau national de la statistique
chinoise estime ainsi que le salaire moyen était, en 2011, 75 % plus élevé
que celui des migrants.
La place grandissante de la
Chine sur le marché mondial
Cet
essor économique fondé sur un développement industriel sans précédent
nécessitait autant qu’il suscitait un accroissement considérable de la place de
la Chine sur le marché mondial à travers les échanges de biens et services.
Entre 2000 et 2012, les exportations de la Chine ont été multipliées par plus
de six en volume. A titre de comparaison, celles du Brésil n’ont été
multipliées « que » par 1,8 et celle de l’Inde « que » par
trois, tandis que celles de la France n’ont gagné que 20 % sur la même
période ! Sans surprise donc, ses importations en volume se sont également
accrues dans des proportions gigantesques : plus de 470 % ces 12
dernières années. En 20 ans, la Chine est ainsi devenue un partenaire
commercial essentiel d’un grand nombre de pays, au premier rang desquels l’Europe
et les États-Unis auxquels sont destinés un peu plus de 30 % des
exportations chinoises de biens. Dans l’ensemble, l’économie chinoise
représente aujourd’hui environ 11 % des exportations mondiales et 9 %
des importations mondiales de biens, sa part dans les services ne cessant de
croître.
L’adhésion
de la Chine à l’OMC en 2001 a donné un formidable coup d’accélérateur à ce
processus. L’accord conduisait à réduire drastiquement les droits de douanes
sur un très grand nombre de biens agricoles et manufacturiers et levait la
plupart des restrictions pesant alors sur l’activité des entreprises
étrangères. Il permettait également aux capitaux étrangers d’affluer
massivement vers l’économie chinoise. Cette adhésion s’est donc principalement
faite au compte et sous la pression des impérialismes. Il s’agissait pour eux
de s’ouvrir un immense territoire qui constituerait autant de possibilités de
valorisation pour les capitaux de leurs entreprises. Pour autant, cette
insertion sur le marché mondial était également une nécessité de plus en plus
pressante pour la bureaucratie chinoise afin de poursuivre le processus de
restauration du capitalisme. A un certain point, le développement des capacités
industrielles que nous évoquions plus haut ne pouvait se suffire à
lui-même ; encore fallait-il trouver des débouchés pour la masse
gigantesque de marchandises produites, sous peine de voir la croissance
ralentir dangereusement. En cela, l’ouverture des marchés européens et
américains devenait de plus en plus indispensable.
C’est
ainsi que la Chine est véritablement devenue l’usine du monde. Plus de 94 %
des exportations chinoises de biens sont ainsi faits des biens manufacturés
(contre 70 % et 80 % pour l’Europe et les États-Unis respectivement),
et pour cela, 30 % de ses importations sont constitués de matières
premières[8].
Sa production manufacturière a tout simplement été multipliée par cinq depuis
1998. En substance la Chine importe matières premières et composants qu’elle
assemble sur son territoire au moyen d’une force de travail très bon marché et
qu’elle réexporte ensuite en direction des marchés européens et américains
notamment. C’est précisément la raison pour laquelle le contenu en importation
de ses exportations est aussi élevé, 46 % en moyenne. Dans le cas des
biens d’équipement électroniques, cette proportion est bien plus importante et
s’établit à des niveaux proches de 80 %[9].
Ces chiffres illustrent la position actuelle de la Chine dans la division
internationale du travail : celle d’une immense usine d’assemblage mais
pas (encore) celle d’une économie à même de rivaliser avec celle des pays
capitalistes dominants.
... produit des conditions politiques de la
restauration du capitalisme en Chine
La restauration du
capitalisme en Chine : une défaite majeure pour le prolétariat chinois
L’exceptionnelle
durée et vigueur de la croissance chinoise n’est pas la résultante mécanique de
la restauration du capitalisme. Si tel était le cas, comment expliquer que la
Russie et les pays de l’Est, où le capital a également été réintroduit, soient
très loin d’avoir connu de telles performances économiques ? Certes, lors
de sa réinsertion dans la division internationale du travail, la Chine a bénéficié
de la taille de son territoire et surtout de celle de sa population, offrant au
capital, notamment au capital étranger, une main-d’œuvre pléthorique lui
permettant d’étancher à vil prix sa soif inextinguible de plus-value. Mais ces
atouts dont ne bénéficient pas, ou à un degré moindre, la Russie et les pays de
l’Est, ne suffisent pas à expliquer à eux seuls l’inégalité des taux de
croissance entre ces derniers et la Chine. L’explication essentielle tient aux
conditions politiques différentes dans lesquelles le capitalisme a été
réintroduit dans ces pays. En Europe, à partir de 1989, c’est le mouvement des
masses qui a mis À bas les régimes bureaucratiques à bout de souffle, coincés
entre la pression exercée par l’impérialisme et la menace de la révolution
politique. Mais faute de perspective, ces mouvements ont été soumis à des
forces restaurationnistes et ont abouti à la réintroduction du capitalisme.
Rien de
tel en Chine où, comme nous l’écrivions en 2003, l’impulsion décisive au
processus de restauration du capitalisme en cours depuis 1978 fut « l’écrasement
du mouvement de la place Tien-an-Men en 1989 [qui] a été le point de départ d’une
nouvelle étape de la privatisation, de la restauration du capitalisme. La
répression a en effet donné à la bureaucratie la possibilité de liquider les
éléments d’organisation du prolétariat et de la jeunesse qui commençaient à se
dégager. ». Autrement dit, c’est sur la base d’une défaite politique
majeure infligée au prolétariat et à la jeunesse que la bureaucratie a pu
œuvrer à la restauration du capitalisme. Ainsi, même s’il est travaillé par d’immenses
forces centrifuges, l’appareil bureaucratique aux mains du PCC ne s’est pas
disloqué jusqu’à présent, contrairement à ce qui s’est passé en Russie et dans
les pays de l’ancien bloc de l’Est où les bureaucraties parasitaires ont été
balayées par le mouvement des masses. Cette particularité de la situation
chinoise – maintien d’un appareil bureaucratique d’État et rétablissement des
rapports de production capitalistes – a fourni un cadre politique au sein
duquel l’accumulation du capital a pu se développer à une vitesse effrénée.
Une exploitation quasi
militaire de la force de travail
En se
maintenant au pouvoir et en continuant ainsi d’assurer la direction de l’État,
les dirigeants du PCC ont été en mesure de mettre leur immense savoir-faire en
matière de contrôle et de répression des masses au service des multinationales
dont ils ont favorisé l’implantation, ainsi que celle des entreprises de la
bourgeoisie chinoise émergente, bourgeoisie issue de la fraction de la
bureaucratie ayant liquidé de larges secteurs de la propriété d’État, de l’intégration
de Hong Kong et du retour en grâce des capitalistes chinois de l’étranger –
Taïwan notamment.
L’appareil
militaire et policier de l’État aux mains du PCC permet de faire fonctionner d’immenses
usines comme de véritables casernes, sans parler des camps de travail forcé,
dans lesquelles règnent des conditions d’exploitation proches de celles du XIXe siècle en Europe, mais avec des moyens de
production et de surveillance du XXIe siècle. Qu’on songe par
exemple à Foxconn, cette firme taïwanaise qui sous-traite pour des groupes
comme Apple et emploie 1,5 million de travailleurs en Chine continentale, dont
200 000 rien qu’à Shenzen : 7 jours sur 7 de travail intensif pendant
12 semaines consécutives, au bout desquelles certains ouvriers épuisés
finissent par se suicider, 14 rien qu’en 2010. La direction a réagi en faisant
signer aux ouvriers un engagement à ne pas se suicider et en plaçant, au cas où
cet engagement serait rompu, des filets de protection sous les fenêtres !
Plus
encore que les salaires de misère qui ne sont pas l’apanage de la Chine parmi
les pays « émergents », c’est donc ce régime de type caserne, produit
des conditions politiques dans lesquelles le capitalisme a été restauré en
Chine, qui lui confère un avantage concurrentiel considérable sur le marché
mondial, y compris vis-à-vis des pays À bas salaires, et qui a grandement
contribué au développement de son appareil industriel et de sa force de frappe
commerciale. Pour la première fois en 2012, le budget affecté à la sécurité
intérieure et aux renseignements a été supérieur au budget militaire, preuve
tout à la fois de l’immense camisole de force placée au prolétariat et de la
crainte que ce dernier inspire à la bureaucratie, en relation avec l’intensification
des luttes ouvrières pour des augmentations de salaire, mais aussi, de plus en
plus, pour des droits en matière de santé et de retraite, ainsi que le droit de
former des syndicats indépendants. Nous reviendrons en détail dans la 2e
partie de cet article sur les processus politiques en cours au sein du
prolétariat chinois, mais signalons dès à présent combien le droit de s’organiser
indépendamment des institutions du pouvoir, que l’action du prolétariat remet à
l’ordre du jour 25 ans après l’écrasement du printemps de Pékin et la
liquidation des éléments d’organisation qui commençaient à s’en dégager,
constitue un développement extrêmement important de la lutte des classes en
Chine.
Une défaite pour le
prolétariat international
La
principale victime de la restauration du capitalisme en Chine est
incontestablement le prolétariat chinois qui a subi au cours de ce processus
une dégradation épouvantable de ces conditions d’existence et de travail.
Lorsque Nouvelle Perspective indiquait en 1997 qu’avec le rétablissement
du capitalisme, le prolétariat est ramené des décennies en arrière, c’est une
réalité qu’aujourd’hui des centaines de millions de travailleurs vivent
quotidiennement dans leur chair, à un degré encore supérieur depuis le
déclenchement de la crise en 2008. Concernant le prolétariat chinois, on peut
parler de grand bond en arrière, notamment pour les ouvriers qui travaillaient
dans les entreprises d’État. En attestent de multiples faits et données
statistiques dont celle-ci particulièrement révélatrice de l’arriération de la
situation sanitaire et des conditions de travail : la silicose est la
première maladie professionnelle et le pays concentre près de 70 % des
victimes recensées dans le monde.
En
2003, en conclusion d’un article sur la Chine, nous écrivions à propos de la
restauration du capitalisme sur cet immense territoire : « il s’agit
également d’une nouvelle défaite pour le prolétariat mondial, même si elle n’a
pas la portée et la signification de la restauration du capitalisme en Russie
qui politiquement a clos le cycle historique ouvert par la révolution d’Octobre
à l’avantage de l’impérialisme. Il n’empêche : la restauration du
capitalisme en Chine n’est pas quantité négligeable, non seulement pour les
profits impérialistes, mais aussi aux yeux des travailleurs de la planète, un
nouveau territoire (et quel territoire !) a été reconquis par l’impérialisme. ».
Onze années après, le poids de cette nouvelle défaite pour le prolétariat s’est
amplifié. L’ascension économique fulgurante de la Chine est en effet
instrumentalisée par les idéologues de l’impérialisme et leurs relais au sein
du mouvement ouvrier pour marteler toujours plus fort dans la tête des
travailleurs du monde entier que le capitalisme est non seulement le seul mode
de production viable, mais qu’il est de plus d’une efficacité redoutable pour
produire des richesses en un temps record.
C’est
également le rôle joué par l’expression « socialisme de marché »
érigée en dogme par le XIVe congrès du PCC en 1992 et reprise depuis
à l’envi par les défenseurs du capitalisme pour décrire l’économie chinoise. L’oxymore
« socialisme de marché » présente en effet l’avantage de
pouvoir attribuer les succès économiques de la Chine à la réintroduction des
lois du marché et sa face sombre – pouvoir dictatorial gangrené par la
corruption, condition misérable des travailleurs, saccage écologique – à la
survivance du socialisme dans l’Empire du milieu. Cette présentation à des fins
de propagande de la situation économique et politique de la Chine n’est qu’une
mystification sur toute la ligne. Le socialisme est ainsi présenté comme son
contraire, à savoir un État dominé par une bureaucratie parasitaire, corrompue,
et anti-ouvrière qui chauffe à blanc une tendance inhérente au capitalisme
décrite par Marx dans les Manuscrits de
1844 : « La production capitaliste ne développe donc la
technique et la constitution du procès de production sociale qu’en épuisant les
deux sources d’où jaillissent toute richesse : la terre et le travailleur. ».
Les lois du marché sous le
contrôle étroit de la bureaucratie
Si la
discipline militaire et la surexploitation féroce imposées au prolétariat par
la bureaucratie au compte de la bourgeoisie nationale et des multinationales
ont nourri de manière importante l’accumulation du capital, elles n’expliquent
pas à elles seules comment cette accumulation a pu se poursuivre de manière
aussi forte et sans interruption depuis 20 ans. Même si elle suscite nombre de
contradictions à l’intérieur de la bureaucratie, ainsi qu’entre cette dernière
et la nouvelle bourgeoisie chinoise, la coexistence – unique en son genre – d’un
appareil bureaucratique issu de l’ancien État ouvrier déformé et de rapports de
production capitalistes a permis jusqu’à présent au pouvoir chinois de
neutraliser dans une certaine mesure les effets nécessairement chaotiques des
lois du marché.
De ce
point de vue, le contrôle exercé sur la propriété d’État, dont le poids dans l’économie
reste important malgré les privatisations et les fermetures orchestrées entre
1995 et 2005, joue un rôle essentiel. Tandis que le nombre des entreprises
publiques a considérablement diminué depuis 1999, passant de 37 % à moins
de 5 % en 2008, le poids économique de ces dernières a décru dans une
proportion beaucoup plus faible passant de 68 % à 45 % durant la même
période. Les entreprises détenues par l’État sont donc moins nombreuses, mais
beaucoup plus significatives : 74 % des 500 premières entreprises
appartiennent à l’État – dont les 10 plus grosses –, et parmi ces 500
entreprises, 329 opèrent dans le secteur manufacturier. Le secteur financier
chinois aussi se trouve encore très largement sous le contrôle de l’État, de
manière directe, via les mastodontes que sont les banques publiques, ou
indirecte, à travers l’encadrement des taux et le contrôle des changes. Enfin,
comme nous le verrons par la suite, le marché immobilier demeure également sous
le contrôle étroit des gouvernements locaux qui possèdent une très grande
partie des terres et ne concèdent généralement que des droits d’usage.
Autrement dit, si le capitalisme est redevenu le mode de production dominant en
Chine, les lois du capital y sont encore bridées, voire déformées par la gestion
bureaucratique que le PCC conserve sur toute une partie de l’économie.
Cette
persistance d’obstacles à l’application des lois du marché a des racines
sociales : la survie de pans entiers de la bureaucratie dépend précisément
de la mainmise qu’elle conserve sur des secteurs de l’économie. Si la
dislocation de la planification s’est traduite par des coupes sombres dans les
effectifs bureaucratiques, le gouvernement central ne pouvait pas, dans un
premier temps, aller au-delà d’un seuil critique sans prendre le risque que ne
se cristallise au sein même de l’appareil d’État une résistance trop importante
au mouvement vers la restauration du capitalisme. La persistance d’organes de
contrôle et de régulation économique découle également de la stratégie élaborée
par les cadres dirigeants du PCC pour atteindre leur objectif suprême :
maintenir leur domination politique sur tous les organes de l’État dont ils
tirent leurs privilèges et leur position sociale.
Du
chaos politique et économique de l’ex-URSS durant la période qui a suivi la
restauration du capitalisme et de l’irruption révolutionnaire des masses et de
la jeunesse au printemps 1989 dans un contexte d’inflation galopante et de
décrochage de la croissance – conséquences des premières mesures d’ouverture au
marché –, le PCC a tiré la conclusion que sa survie politique dépendrait de sa
capacité à impulser une forte croissance économique sur une longue période. Il
a fait le choix de compenser son manque de légitimité politique auprès des
travailleurs en présentant le maintien de son pouvoir absolu comme une
condition nécessaire à l’essor économique. C’est pourquoi en Chine plus que
partout ailleurs, toute donnée économique prend immédiatement une résonance
politique. Des « scientifiques » du PCC ont ainsi calculé que le taux
de croissance minimum compatible avec la stabilité sociale était de 7-8 %,
illustrant ainsi à leur corps défendant ce que Marx expliquait dans Misère de la philosophie : « les
catégories économiques sont l’expression théorique de rapports sociaux ».
Pour atteindre chaque année le chiffre salutaire de 7-8 %, la bureaucratie
chinoise a donc été contrainte, tout en œuvrant à la pénétration des lois du
marché, de contrecarrer leurs effets déstabilisateurs et antinomiques avec la
stabilité politique tant recherchée.
Pour ce
faire, elle a donc solidement gardé en mains un certain nombre de leviers
économiques : banques et entreprises d’État, contrôle des changes, etc. Or
ces différents leviers ne sont pas actionnés en fonction de la planification
telle qu’elle a pu exister en Chine sous une forme déformée à la suite de l’expropriation
des moyens de production lors de la Révolution de 1949. Ceux-ci sont depuis 20
ans mobilisés pour maximiser l’accumulation du capital, mais d’une façon qui
limite le champ d’action de « la main invisible » du marché, ainsi
que l’explique à regret Claude Meyer dans son ouvrage intitulé La Chine, banquier du monde :
« Dans le système financier chinois : la main de l’État-parti est
omniprésente ; quant à celle du marché, si elle est invisible, c’est parce
qu’elle est pratiquement inexistante. La régulation de l’ensemble du système
est directement assurée par l’État-parti et la banque centrale n’a aucune
autonomie. L’État-parti est le seul véritable acteur du secteur financier. Et
cela à un triple niveau. Il en a directement ou indirectement la propriété
presque en totalité. Il le réglemente et le contrôle. Enfin, il l’oriente vers
ses propres objectifs de politique industrielle par le canal du crédit aux
entreprises d’État, et ce aux dépens du secteur privé. Le système financier n’est
qu’un instrument aux mains de l’État-parti dont le pouvoir s’exerce à toutes
les échelons […] L’interventionnisme des maîtres de la Chine s’exerce aussi par
le canal de ses entreprises d’État que le PCC contrôle étroitement et qui
représente 1/3 de la production. Les plus importantes sont désignées comme
champions nationaux et bénéficient d’un quasi monopole dans les secteurs
stratégiques pour l’État (défense, production et distribution d’énergie,
pétrochimie, télécommunications, charbon, aéronautique et transport maritime).
Hors des frontières, elles sont le bras armé de l’État et la figure de proue de
sa stratégie mondiale, s’adjugeant les ¾ des investissements à l’étranger. ».
Le
dirigisme économique imposé aux lois du marché s’est révélé particulièrement
efficace dans le domaine monétaire : « A lui seul, l’avantage
compétitif de la main-d’œuvre n’est pourtant pas suffisant pour expliquer la
réussite fulgurante du modèle économique chinois […] Le maintien d’une monnaie
largement sous-évaluée par les autorités chinoises a contré le rééquilibrage
des échanges au niveau international qui auraient dû naturellement s’effectuer
grâce à l’appréciation du yuan (à l’image de la situation rencontrée par le
Japon et l’Allemagne à la fin des années 80) et a ainsi permis au pays de
conserver une compétitivité très attractive.»[10].
L’interventionnisme
économique mené par l’État chinois aux mains d’une clique bureaucratique n’est
cependant pas de même nature que celui pratiqué – par le passé notamment, mais
parfois encore aujourd’hui – par les vieilles puissances impérialistes. Dans
les deux cas, l’État donne des impulsions à l’économie et opère un certain
contrôle sur les forces de marché. Mais lorsqu’il s’agit de l’impulsion donnée
par un État bourgeois classique afin de soutenir ses industriels, ses
exportateurs ou ses banques, le dirigisme économique est subordonné à la loi
fondamentale du capital : la recherche du taux de profit maximal. Or, en
Chine, ce sont les objectifs politiques propres à la bureaucratie qui priment
sur la rentabilité : la recherche à tout prix d’une forte croissance
économique, qui conditionne largement le maintien au pouvoir du PCC, aboutit
plus que partout ailleurs à négliger la rentabilité des projets impulsés :
« Un financement d’investissement doit reposer sur la qualité de ce que
vous financez et pas sur une force supérieure qui vous pousse à financer pour
générer de la croissance et de l’emploi. Jusque-là, les banques finançaient des
projets qui n’étaient pas choisis pour des raisons de solvabilité, mais parce
que le pouvoir mettait la pression pour générer la croissance indispensable »[11]. De ce fait, les intérêts
de la bureaucratie en tant que couche sociale parasitaire, exerçant le pouvoir
pour son propre compte, ne sont pas parfaitement alignés sur ceux de la
bourgeoisie chinoise même s’ils coïncident la plupart du temps. De là, naissent
une partie des tensions parcourant l’appareil d’État, pris en étau entre les
objectifs politiques du PCC et les objectifs économiques de la bourgeoisie
chinoise poussant à une pénétration toujours plus grande des lois du marché.
Si
jusqu’à présent la préservation de l’appareil bureaucratique d’État a permis au
PCC de discipliner dans une certaine mesure le prolétariat chinois ainsi que
les lois du marché, il n’est pas en son pouvoir de s’extraire ni des lois du
capitalisme, ni des lois de la lutte des classes, dont la combinaison
potentiellement explosive imprime de sérieuses limites au caractère prétendument
irrésistible de la croissance économique chinoise.
La Chine de plus en plus confrontée aux
limites de son mode de développement
L’économie chinoise au cœur
de la crise de surproduction
La
crise actuelle du capitalisme s’affirme de plus en plus ouvertement comme une
crise de surproduction. Des secteurs industriels majeurs font état de
surcapacités chroniques et, bien qu’il s’agisse d’un mal inhérent au système
capitaliste lui-même, c’est en Chine qu’il se manifeste avec le plus d’acuité
en raison de la place particulière que celle-ci occupe dans l’industrie à l’échelle
mondiale. « La sidérurgie mondiale toujours en surcapacité »
titre l’Usine Nouvelle le 20 janvier
2014. Le même journal nous indique que 20 % des capacités chinoises de
production d’aluminium sont à l’arrêt tout en précisant que cela ne décourage
en rien les aluminiers à ouvrir de nouvelles usines ! Une récente étude du
Centre de Recherche pour le Développement du gouvernement chinois auprès de 3
545 entreprises a démontré que 71 % d’entre elles considèrent « relativement
sérieusement » ou « très sérieusement » les problèmes
de surcapacité[12]. En
2011, le taux moyen d’utilisation des capacités industrielles s’établissait à
60 % contre 80 % avant la crise[13].
Le service économique de l’ambassade de France précise que ces surcapacités
sont de : « 50 % en matière de construction de matériel
ferroviaire par rapport aux besoins chinois, 20 % à 30 % en ce qui
concerne la production d’équipements pour centrales hydro-électriques, 30 %
à 50 % en ce qui concerne la construction de chaudières pour centrales
thermiques à charbon, et seulement 10 % pour les panneaux solaires »[14].
Devant
ce constat implacable, la Commission Nationale pour le Développement et la
Réforme annonçait dès la fin 2009 une série de mesures pour encadrer plus
strictement les secteurs en surcapacité au nombre desquels l’acier, le ciment,
le verre plat, l’industrie chimique de charbon, le silicium polycristallin et
les équipements de production d’électricité éolienne, auxquels on peut ajouter
l’aluminium électrolytique, la construction navale et le pressurage du soja.
Depuis peu, un grand nombre d’officiels chinois reconnaissent de plus en plus
ouvertement l’étendue de la surproduction dont souffre l’économie chinoise.
Toutefois,
on perçoit surtout dans ces récentes déclarations une impuissance grandissante
de la bureaucratie à rendre effectives ces mesures de contrôle de l’industrie
et une incapacité réelle à enrayer ce processus de surproduction. En effet, le
système économique et politique chinois s’appuie sur un grand nombre d’échelons
administratifs, auxquels correspondent un nombre tout aussi grand de
bureaucrates. On dénombre ainsi 22 provinces, 333 préfectures, 2 872 comtés et
environ 700 000 villages. La concurrence anarchique propre au capitalisme
s’est ainsi nourrie, en même temps qu’elle les a renforcées, des forces
centrifuges locales et régionales, conséquences directe de la dislocation de la
planification et des réformes de décentralisation. En court-circuitant les
orientations arrêtées par le pouvoir central, un grand nombre de potentats
locaux ont largement contribué à alimenter la surproduction industrielle et
rechignent aujourd’hui à lever le pied, tant la carrière de ces bureaucrates
est tributaire des performances économiques des régions sous leur contrôle.
Surtout, l’ouverture en grand des vannes du crédit à partir de 2008 - dont une
part très importante transite par des plates-formes de financement locales - a
contribué à accentuer violemment cette tendance.
Devant ces
difficultés grandissantes à juguler cette surproduction de biens industriels,
le pouvoir central a décidé de hausser le ton. Hu Zucai le directeur adjoint du
cabinet de la Commission Nationale pour le Développement et la Réforme s’est
ainsi autorisé la sortie suivante dans la presse en novembre dernier :
« Ceux qui violeront encore la discipline seront sévèrement punis » ![15]
On a pu lire le même type d’avertissement dans le Quotidien du Peuple, l’un
des organes officiels du PCC, courant janvier.
Une croissance trop
largement fondée sur l’investissement
Ce
développement considérable du secteur industriel s’est appuyé depuis 10 ans sur
un surinvestissement chronique sous l’impulsion directe de l’État dirigé par la
bureaucratie. Entre 2000 et 2012, la part de l’investissement – public et privé
– dans le PIB est passée de 35 % à 50 %. La part de la consommation
finale des ménages dans le PIB a effectué le chemin inverse, seule la part des
dépenses de consommation du gouvernement demeurant relativement inchangée.
Les
chiffres suivants attestent également du poids disproportionné de
l’investissement : « le surinvestissement chronique pèse désormais
près de la moitié de la richesse créée (49,5 % du PIB en 2011 contre
30 % du PIB en Inde et seulement 20 % du PIB au Brésil). A lui seul,
il a expliqué 91 % de la croissance en 2009 et encore près de 55 % en
2011…Pour bien se rendre compte de l’exubérance de ce chiffre, il faut savoir
que jamais de tels niveaux n’ont été atteints, y compris au sommet des bulles
qu’avaient connu le Japon (39 % en 1979) et la Corée du sud (38 % du
PIB en 1988). »[16].
Autrement dit, le développement effréné de l’économie chinoise repose depuis 10
ans sur un effort d’investissement colossal, et en dernier ressort sur la
capacité à exporter la quantité croissante de marchandises qui en résulte. Un tel développement exacerbe une tendance inhérente au
capitalisme : la baisse du taux de profit. D’après les chiffres fournis par
Mylène Gaulard dans Karl Marx à Pékin,
le taux de profit aurait diminué de 30% entre 2000 et 2012 du fait de
l’augmentation importante de la composition organique du capital qui est une
loi immanente à l'accumulation du capital. Au fur et à mesure de celle-ci, la
part du travail vivant, humain (capital variable), seule source de valeur
nouvelle, et donc de profits, diminue relativement au capital constant
(machines...) dans la production, quand bien même le degré d'exploitation de ce
travail augmente. La tendance à la baisse du taux de profit qui en résulte joue
à plein en Chine du fait du surinvestissement et de la suraccumulation du
capital qui caractérisent son essor économique.
La
bureaucratie elle-même est bien consciente du poids trop important de
l’investissement, l’ancien Premier ministre Wen Jiabao ayant déclaré publiquement que la croissance
chinoise est « déséquilibrée, non coordonnée et non durable ». Or
ce processus qui n’était pas soutenable sur le long terme en temps
« normal » s’est révélé potentiellement explosif avec l’éclatement de
la crise à partir de 2008.
Le
commerce mondial a ainsi subi un coup d’arrêt historique et la Chine a dû alors
soudainement composer avec un ralentissement marqué de la demande étrangère,
notamment de la part des USA et de l’Europe. Consciente de la très grande
dépendance de son économie aux exportations en direction des ces marchés, le
gouvernement chinois a tout d’abord mis en place des politiques de soutien aux
entreprises exportatrices : entre août 2008 et mars 2009, celui-ci a
relevé six fois les aides fiscales pour l’exportation de près de 4 000
produits.[17]
Mais il
fallait aller plus loin. Ainsi devant la possibilité d’un ralentissement brutal
de l’économie chinoise, le gouvernement central a décidé de mettre en œuvre le
plus grand plan de relance de toute l’histoire : 4 000 milliards de
yuans, soit 461 milliards d’euros à l’époque, représentant 13 % du PIB
chinois. Il a depuis récidivé en injectant de nouveau 130 milliards d’euros
dans l’économie en 2012. D’une certaine façon, ce plan a rempli son rôle :
entre 2008 et 2011 la production industrielle chinoise n’a cessé de croître –
65 % sur la période – alors même que l’économie mondiale entrait dans l’une
de ses pires crises économiques[18].
Mais il s’agit d’une fuite en avant car, en définitive, cela ne revenait qu’à
repousser les limites du surinvestissement industriel et de la surproduction
qui en découle par une nouvelle dose d’investissement et d’endettement !
À propos du rééquilibrage de
l’économie chinoise
De
nombreuses voix se font aujourd’hui entendre appelant à rééquilibrer la
croissance chinoise en favorisant le développement de la consommation
intérieure aux dépens de l’investissement. Par là passerait la possibilité d’un
atterrissage en douceur de l’économie chinoise. Toutefois, ces discours
tiennent davantage de la propagande et du vœu pieux puisque la question du
rééquilibrage entre la consommation et l’investissement ne peut pas être
résolue par la bureaucratie elle-même.
La
raison en est d’abord économique. Pour le PCC, rééquilibrer la balance entre l’investissement
et la consommation reviendrait économiquement à se tirer une balle dans le pied
puisqu’une telle opération minerait la place que la Chine a acquise aux
conditions de l’impérialisme dans la division internationale du travail, à
savoir celle d’une économie pourvoyeuse de main-d’œuvre bon marché, place d’ores
et déjà fragilisée par les augmentations de salaire arrachées par les combats
du prolétariat chinois. Par rapport à la période 1996-2005, se dessine depuis
2006 une inversion de tendance : la hausse des salaires dépasse celle la
productivité, ce qui réduit tout à la fois le taux de profit et l’avantage
comparatif de la Chine par rapport aux autres pays « émergents » mais
aussi par rapport aux USA où, depuis 2009, les coûts salariaux ont baissé de 5 %
dans le secteur manufacturier suite aux accords anti-ouvriers signés entre les
grands groupes américains et les directions syndicales traîtres.
À cette
explication économique se combine une raison politique fondamentale tenant aux
conditions de la restauration du capitalisme en Chine et au rôle décisif joué
dans ce processus par la répression sanglante du printemps de Pékin en 1989. L’éradication
du mouvement vers la constitution d’organisations indépendantes du PCC –
syndicales en particulier – qui s’en est suivie et le renforcement du rôle
coercitif du syndicat officiel AFCTU agissant comme chien de garde du capital
et des intérêts de la bureaucratie, ont préparé le terrain pour la liquidation
des acquis issus de la révolution de 1949, liquidation qui était une condition
économique nécessaire à la restauration du capitalisme. Mais il s’agissait
également d’une condition politique nécessaire à la préservation de l’appareil
d’État aux mains de la bureaucratie.
Pour
livrer la classe ouvrière chinoise à l’exploitation capitaliste, il fallait lui
briser les reins et amoindrir sa puissance en privatisant et en fermant nombre
d’entreprises d’État dont les garanties en termes d’emploi, de salaire, de
retraite, de logement pour les ouvriers qui y travaillaient cristallisaient un
rapport de forces entre le prolétariat et la bureaucratie. C’est ce rapport de
forces qui a été effacé par le licenciement de 50 millions d’ouvriers d’État
entre 1995 et 2005. Une partie d’entre eux seulement a trouvé à se réemployer
dans le secteur privé dominé par le capital étranger, mais dans des conditions
d’exploitation telles qu’il ne subsistait plus rien des acquis collectifs
conférant aux ouvriers d’État une puissance tout à la fois sociale et
politique, et ce malgré l’absence d’organisations ouvrières indépendantes. Au
final, la restauration du capitalisme et l’industrialisation à marche forcée
ont renforcé numériquement le poids du prolétariat chinois dans la mesure où la
fermeture des entreprises d’État a été plus que compensée par la prolifération
d’ entreprises privées. Aujourd’hui, la Chine compte plus de 400 millions
ouvriers d’usines, dont 150 millions de migrants. Mais ce renforcement s’est
effectué dans des conditions telles qu’il s’est traduit par un recul
considérable, tant sur le plan des conditions d’existence que sur le plan
politique. De ce fait, c’est sans aucun doute aujourd’hui en Chine que le
contraste entre la puissance objective du prolétariat et sa faiblesse politique
est le plus saisissant.
Voilà
pourquoi il est impossible que la bureaucratie procède d’elle-même au
rééquilibrage entre l’investissement et la consommation : avancer dans ce
sens serait envoyer un signe de faiblesse politique au prolétariat puisque cela
reviendrait à lui concéder non seulement des hausses de salaire importantes,
mais aussi et surtout des acquis collectifs en matière de santé, de retraite et
de logement, c’est-à-dire précisément ce que le PCC s’est évertué à démanteler
pour restaurer le capitalisme tout en conservant le monopole du pouvoir politique.
La
bureaucratie chinoise se retrouve prise dans une nasse : condamnée pour sa
survie politique à une forte croissance économique et ne pouvant alimenter
cette croissance par une augmentation importante de la consommation finale des
travailleurs, elle n’a eu d’autre choix que de faire croître le PIB par une
expansion démentielle du secteur des moyens de production. Ce
surinvestissement, dont les racines sont avant tout politiques, a des
conséquences économiques : une augmentation continue des surcapacités
productives qui fait planer sur l’économie chinoise le spectre d’une
gigantesque crise de surproduction.
Pour
repousser les échéances d’une telle crise, le gouvernement central a utilisé à
plein régime le levier des exportations qui, tout en constituant une des
limites du mode de développement de la Chine, n’en sont pas moins sa seule
soupape de sécurité pour limiter les effets de la surproduction. Or, l’une des
conséquences de la crise mondiale déclenchée en 2008 est d’avoir réduit de
beaucoup l’efficacité de cette soupape de sécurité par la contraction des
marchés européen et américain où se concentre l’essentiel des exportations
chinoises. De manière générale, la crise n’a pas percuté une économie saine et
harmonieuse ; elle a en réalité fait resurgir avec encore plus d’intensité
les contradictions économiques et politiques qui déchirent la Chine.
Limites exacerbées par la
crise mais repoussées provisoirement au prix
d’une fuite en avant dans l’endettement
La
relance massive orchestrée par le gouvernement central afin de faire face à l’éclatement
de la crise et à la contraction massive de ses débouchés sur les marchés
européens et américains, s’est accompagnée d’un recours accru au crédit dont il
est bien difficile de se faire une idée réelle. Voici ce qu’expliquait une note
du service économique de l’ambassade de France en Chine fin 2009 : « Devant
les risques de surchauffe en 2006-2008, les projets d’infrastructures avaient
été soit directement gelés par le gouvernement, soit privés de financement via
les restrictions imposées sur le crédit bancaire. A partir de novembre 2008,
non seulement le plan de relance a permis de débloquer les projets soumis par
les autorités locales à la NDRC mais, surtout, la suppression du
contingentement du crédit bancaire dès octobre 2008 a entraîné une explosion du
volume des nouveaux prêts (5210 mds RMB sur les quatre premiers mois 2009 soit
25 % de plus que le montant des nouveaux prêts octroyés sur l’ensemble de
l’année 2008 et déjà 4 % de plus que l’objectif fixé par la banque
centrale pour l’année 2009). Alors que la croissance du crédit est généralement
en ligne avec celle du PIB nominal, la progression du premier trimestre lui est
trois fois supérieure. L’effet d’entraînement semble donc d’autant plus massif
que la conjoncture dégradée aurait dû provoquer un ralentissement. »[19].
La
combinaison de ces plans de relance et de l’ouverture des vannes du crédit
explique très largement la dynamique inquiétante de la dette (publique et
privée) chinoise. Entre 2008 et 2013, l’endettement des agents non financiers a
crû de plus de 60 points de pourcentage, passant de 155 % à 219 %
du PIB. A titre de comparaison, ce chiffre s’établit à 259 % du PIB dans
la zone euro. Le problème pour la Chine est qu’elle se rapproche à grande vitesse
d’un autre standard financier des vieilles puissances impérialistes : le
rendement économique décroissant du crédit au fur et à mesure de son
activation.
Il y a
cinq ans en Chine, chaque dollar de nouvelle dette était associé à un dollar de
croissance économique supplémentaire. En 2013, ce ratio s’établit à quatre
dollars de dettes pour un dollar de croissance supplémentaire, dans la mesure
où un tiers de la nouvelle dette sert désormais à rembourser l’ancienne. En 5
ans, le ratio dollars de dette sur dollars de croissance a donc été multiplié
par quatre en Chine alors qu’aux États-Unis il a été multiplié par cinq mais en
l’espace de … 30 ans.
Cela ne
signifie rien d’autre que l’effet multiplicateur de l’investissement se réduit
(pour un même montant investi, la croissance générée est moindre), et donc qu’une
baisse du taux de profit est à l’œuvre en Chine. Une telle situation va créer
un énorme problème dans les années à venir : avec une croissance moindre et un
taux de profit en diminution, la charge de la dette existante va être de moins
en moins aisée à financer, au moment où le pays aura justement besoin de marges
de manœuvre budgétaires plus grandes.
Des tensions financières grandissantes sous
l’effet du ralentissement de la croissance chinoise
L’immobilier :
surinvestissement et bulle
S’il
est un secteur qui permet de prendre toute la mesure de la surproduction qui
sévit en Chine, il s’agit bien du secteur immobilier. Il suffit de se rappeler
les images édifiantes de certaines villes fantômes, telle Kangbashi, un
quartier de la ville d’Ordos en Mongolie intérieure construit pour accueillir
un million d’habitants et qui en compte aujourd’hui seulement 30 000.
Quelque 70 millions de logements seraient inoccupés en Chine. A titre d’exemple,
la banque d’investissement Crédit
Suisse a calculé qu’à Wuhan, 12e ville du pays avec 9
millions d’habitants, il faudrait plus de 8 ans pour écouler le stock de
logements invendus. Or le secteur immobilier joue un rôle central dans l’économie
chinoise. Il absorbe près de 30 % de l’investissement et plus d’un quart
des investissements directs étrangers s’y dirige, attirés par les possibilités
de plus-value importante. Il emploie 15 % des travailleurs urbains et
consomme près de 40 % de l’acier produit dans le pays !
Cette
surproduction immobilière a plusieurs origines. Au préalable, il est nécessaire
de rappeler que la terre est historiquement la propriété de l’État ou des
collectivités locales, et que les droits de propriété du sol ne peuvent donc
être vendus. Il est en revanche possible de céder les droits d’utilisation du
sol. Une première explication à ce surinvestissement dans le secteur immobilier
vient de ce que la vente des droits d’utilisation du sol autant que les revenus
immobiliers constituent une part de plus en plus importante des ressources des
collectivités locales. La politique de décentralisation des années 80 a conduit
ces collectivités à hériter de 75 % des dépenses publiques effectuées sur
le territoire chinois sans pour autant disposer des recettes fiscales
avenantes. Au niveau national, on estime donc que le total des revenus liés à
l’immobilier constitue presque 50 % des revenus des gouvernements locaux[20].
D’autre part, les actifs immobiliers sont très souvent utilisés par ces mêmes
collectivités locales comme collatéraux afin de s’endetter via les
plates-formes de financement locales, celles-ci investissant en retour dans de
nombreux projets… immobiliers ! Ainsi, une hausse des prix de l’immobilier
a pour effet d’accroître les possibilités d’endettement et donc, in fine, de soutenir cette hausse de
prix par de nouveaux investissements. Enfin, les
investissements massifs réalisés dans le secteur immobilier sont à relier à la
baisse du taux de profit en Chine. La spéculation immobilière représente en
effet de nouvelles opportunités d'investissement pour recueillir les
capitaux excédentaires qui ne trouvent plus à s'investir de manière
suffisamment rentable dans le secteur de la production industrielle : « Le fait que les autorités locales se
détournent progressivement de la construction de nouvelles usines pour
s'orienter de plus en plus vers les investissements immobiliers s'explique
[...] par les phénomènes de surproduction
récurrent de l'appareil productif et les problèmes de rentabilité rencontrés »
(Mylène Gaulard, Karl
Marx à Pékin).
Dans
ces conditions, les prix de l’immobilier se sont littéralement envolés ces
dernières années. Dans les 35 plus grandes villes, ils ont doublé entre 2004 et
2011. Cette tendance a tout d’une bulle spéculative, ce dont témoigne la
déconnexion grandissante entre les prix de l’immobilier et les revenus annuels
des ménages. Ce ratio atteint en moyenne 8,5 dans les villes chinoises et monte
à 15 dans les grandes villes côtières. Surtout, une part considérable des
investissements se dirige vers l’immobilier résidentiel de luxe, aggravant le
déséquilibre entre l’offre de logements de haut standing et la demande générale
de logements standard.
Depuis
début 2014, se multiplient les signes d’un possible retournement du marché de l’immobilier.
La courbe de la hausse des prix s’infléchit, et dans les 40 plus grandes
villes, le volume de transactions a baissé de 26 % au premier trimestre
par rapport en 2013, et même de 29 % en avril. Les mises en chantier de
logements ont chuté de 22
% sur un an au
cours des quatre premiers mois de 2014. Autre exemple de chiffre
inquiétant : 3,5 milliards de yuans, c’est la dette non remboursée par la
faillite mi-mars du promoteur Zhejiang Xingrun Real Estate.
Pour
partie, ce ralentissement de la spéculation immobilière est le produit d’un
certain nombre de mesures prises par le pouvoir central afin de freiner la
hausse des prix : relèvement du taux de réserve obligatoire, limitation
des prêts pour l’achat ou l’investissement immobiliers, ou encore interdiction
de laisser un terrain inoccupé. Mais un ralentissement trop brutal des prix de
l’immobilier aurait pour effet de mettre en lumière les problèmes de
surendettement des collectivités locales et des entreprises publiques et de se
propager aux banques et au système financier informel dont nombre de prêts sont
gagés sur des actifs immobiliers. De ce fait : « le régime chinois
est piégé. Il a laissé se constituer une bulle qui ne peut se résorber qu’au
prix de conséquences désastreuses. Entre deux maux, il doit choisir : soit
il maintient sa politique restrictive avec d’inévitables impacts sur la
croissance, soit il l’assouplit et la bulle repartira de plus belle avec des
effets décalés dans le temps et plus dommageables encore. »[21].
À bien
des égards, la situation du secteur immobilier en Chine, caractérisé par un
surinvestissement et une bulle financière, ressemble à la situation prévalant
aux États-Unis à la veille de l’explosion de la bulle des subprimes, mais à une échelle plus importante encore. Le poids de l’immobilier
atteint aujourd’hui 15 % du PIB chinois contre 6,5 % du PIB aux
États-Unis en 2006.
Le rôle croissant du shadow banking
Depuis
une dizaine d’années, on constate une montée en puissance de ce que l’on
appelle le shadow banking, c’est-à-dire
le secteur financier non régulé. Le plan de relance de 2009 lui a donné un
nouveau coup d’accélérateur. D’après Standard & Poor’s, celui-ci a crû à un
rythme annuel de 34 % depuis 2010. L’estimation de sa taille est délicate,
mais on peut considérer qu’elle se situe entre 30 % et 60 % du PIB,
représentant entre 15 % et 31 % des actifs du secteur bancaire
traditionnel[22]. Si
ce développement comporte de nombreux risques, il convient aussi de ne pas les
surestimer. En effet, à titre de comparaison, la taille relative de ces
systèmes financiers non régulés est de 152 % du PIB aux USA, 168 % du
PIB en Europe et 370 % en Grande-Bretagne !
Le rôle
croissant du shadow banking dans la
finance est donc loin d’être une spécificité chinoise. Cependant, en Chine au
contraire des vieilles puissances impérialistes, l’essor de la finance de l’ombre
n’est pas la conséquence d’une dérégulation du système financier ; il est
davantage le produit des barrières dressées par le contrôle étatique au
fonctionnement « normal » des lois du marché.
En
effet, le verrouillage par le PCC des banques chinoises a alimenté une forte
demande pour les prêts proposés par le shadow
banking. Pour des raisons sociales et politiques analysées précédemment, l’allocation
du crédit n’est pas dictée seulement par les forces du marché : les
entreprises d’État monopolisent les 75 % des crédits distribués alors qu’elles
ne représentent qu’un tiers de la production. De ce fait, les entreprises
privées, notamment les PME, se retrouvent quasiment exclues du marché du crédit
bancaire alors qu’en raison même de la restauration du capitalisme, leur poids
dans l’économie chinoise n’a cessé de grandir : elles sont les plus
grandes pourvoyeuses d’emplois (80 % du total) et génèrent plus de 50 %
de l’activité. La conséquence première de cette situation a été une propension
significative à l’épargne de la part des entreprises privées (près de 20 %
du PIB). Mais la crise mondiale et ses effets sur l’économie chinoise ont
profondément modifié les conditions de leur financement. Prises en tenaille
entre les augmentations de salaire, produits des combats du prolétariat, et l’impossibilité
pour elles de répercuter la hausse des coûts de production sur leurs prix de
vente du fait des surcapacités industrielles aggravées par la crise, les
entreprises privées ont vu leurs profits chuter et leurs capacités d’autofinancement
se réduire d’autant. Dans ces conditions, une partie importante d’entre elles a
dû, pour éviter la faillite, avoir de plus en plus recours au shadow banking qui représentait près de
45 % de leur financement en 2011. Mais loin de repousser la perspective de
faillites en cascade, ce recours l’a au contraire accentué en raison des taux d’intérêt
extrêmement élevés exigés par les acteurs de la finance informelle. Ainsi, pour
endiguer la menace d’un krach du shadow
banking, les autorités locales de la ville industrielle de Wenzhou ont dû
créer en 2012 un fonds d’urgence destiné à financer les PME en difficulté.
Les
conditions politiques de la restauration du capitalisme en Chine sont à l’origine
de la contradiction suivante : d’un côté des rapports de production
capitalistes, et de l’autre des lois du marché bridées et déformées par le
maintien au pouvoir de l’appareil d’État bureaucratique et son contrôle étroit
sur des pans entiers de l’économie. Cette contradiction a longtemps pu être
contenue et a même permis de prolonger le rythme de l’accumulation du capital
au-delà de ce que le libre jeu des mécanismes du marché aurait dû permettre.
Mais depuis 2008, elle s’exacerbe sous la pression de la crise mondiale et
déstabilise en profondeur l’économie chinoise. Le développement du shadow banking, expression concentrée
sous une forme financière de cette contradiction, apporte la preuve par les
faits qu’il est impossible dans le cadre des rapports de production
capitalistes de discipliner jusqu’au bout les lois du marché : toute
tentative en ce sens finit par se transformer en son contraire. En partie
chassées par la porte, ces lois reviennent tôt ou tard par la fenêtre d’une
manière d’autant plus destructrice que leur retour s’effectue par la bande, en
dehors de toute régulation, permettant ainsi à leurs effets anarchiques de
fonctionner à plein régime tout comme à la corruption ravageuse de la
bureaucratie de se déchaîner par le biais de la spéculation et du détournement
de fonds publics.
Une
telle situation ne peut que pousser le gouvernement central à relâcher la bride
du contrôle étatique afin de réduire les dangereuses distorsions que ce
contrôle imprime aux lois du marché, et ce d’autant plus que les impérialismes,
États-Unis en tête, aiguillonnés par la crise, exercent une pression de plus en
plus forte en ce sens sur la Chine : « Nous allons exercer une
pression constante sur la Chine et d’autres pays afin qu’ils ouvrent leur
marché de façon équitable » déclarait Obama en février 2010. Ce sont
ces « réformes », dont la mise en œuvre remet en cause les privilèges
d’une partie de l’appareil d’État, qui ont été au cœur des débats et des
affrontements entre les différentes fractions de la bureaucratie lors du XVIIIe congrès du PCC et des nombreux règlements de
compte qui l’ont suivi. Nous y reviendrons plus en détail dans la deuxième
partie de cet article à paraître dans un prochain numéro de CPS.
Entreprises : multiplication
des défauts de paiement
La
crise qu’a traversée en 2011-2012 la ville de Wenzhou où près de 20 %
des entreprises privées ont été obligées de cesser leur activité ou de stopper
leurs lignes de production pourrait bien préfigurer ce qui attend la Chine
dans un avenir pas si lointain. En effet, depuis janvier 2014, le rythme des
défauts de paiement des entreprises s’accélère. Parmi les plus significatifs,
signalons le cas d’une société minière de la province du Shanxi qui s’est
retrouvée dans l’incapacité de rembourser une partie de sa dette contractée
auprès de la finance informelle. En mars, Shanghai Chaori Solar Energy
Science and Technology a averti qu’elle ne pourrait payer que 5 % des
89 millions de yuans (10,5 millions d’euros) d’intérêts dus sur une obligation
d’un milliard de yuans émise en 2012. Il s’agissait là du premier défaut de
paiement d’une entreprise chinoise sur le marché obligataire.
Face à
ces difficultés financières croissantes, la bureaucratie chinoise se trouve
face à un nouveau dilemme : faut-il se porter au secours de ces
entreprises, au risque d’encourager les investisseurs à prendre toujours plus
de risques puisqu’en dernier ressort l’État viendra les aider, ou bien faut-il
les laisser faire défaut, au risque de provoquer une panique financière ?
En la matière, le gouvernement central n’a pas de religion établie et il agit
au cas par cas : il est ainsi intervenu pour renflouer les investisseurs
de la société minière du Shanxi, tandis qu’il n’a pas levé le petit doigt pour Chaori.
Dans ce dernier cas, le refus d’intervenir obéissait à une motivation politique
qui avait valeur d’avertissement pour les investisseurs se lançant dans des
projets à la rentabilité douteuse. Le geste était d’autant plus politique qu’il
intervenait en pleine session annuelle du Parlement au cours de laquelle le
Premier ministre Li Keqiang avait martelé la nécessité de laisser mourir les
industries non rentables en respectant « le principe de la sélection
naturelle via la concurrence de marché ».
En dernier
ressort, l’attitude des dirigeants du PCC en matière de défauts de paiement
sera dictée par deux facteurs : l’un de nature économique, à savoir l’existence
d’un risque systémique – ce qui n’était pas le cas avec la société Chaori –, l’autre de nature politique :
l’activité du prolétariat chinois qui, en dernier ressort, va faire les frais
de l’application plus stricte des lois du marché.
La Chine, de relais de la croissance mondiale
à facteur d’aggravation de la crise
Cette
position extrêmement importante qu’occupe à présent la Chine dans le commerce
international et la division internationale du travail induit une double
dépendance de celle-ci vis-à-vis du marché mondial, ce dernier assurant d’un
côté la fourniture de ressources – énergétiques en premier lieu – et des
composants de base, et de l’autre l’ouverture de débouchés pour ses biens
manufacturés. Cette position centrale de la Chine au sein des échanges
internationaux revêt cependant un caractère contradictoire.
À n’en
pas douter, la montée en puissance de la Chine ces vingt dernières années a
temporairement permis de repousser les limites du mode de production
capitaliste. En ouvrant son économie au capital, la Chine a mis à disposition
de celui-ci un gigantesque réservoir de main-d’œuvre extrêmement bon marché.
Quantité de capitaux ont alors afflué en Chine afin de tirer profit du très bas
coût de la force de travail, ce dont témoigne à sa façon le processus de
désindustrialisation rapide qui a gagné les pays européens et dans une moindre mesure
les États-Unis ces dernières années. Dans le même temps, appuyés sur le
désarroi politique du prolétariat consécutif à la restauration du capitalisme
en Russie et à un degré moindre en Chine, les patrons, parfaitement secondés
par les bureaucrates syndicaux, ont instrumentalisé la concurrence créée par la
surexploitation des ouvriers chinois et la menace de délocalisations pour
porter des coups importants aux conditions de travail et aux rémunérations des
travailleurs des pays capitalistes avancés. Dans les deux cas, il est
indéniable que cela a permis une valorisation du capital qu’il aurait été
difficile d’obtenir autrement. D’autre part, la vigueur de l’économie chinoise
a sans aucun doute contribué à contenir en partie les effets de la crise qui s’est
ouverte en 2008. A sa façon, le gigantesque plan de relance mis en œuvre par le
gouvernement chinois a soutenu la croissance mondiale au moment même où la
consommation s’effondrait dans les économies américaines et européennes.
Toutefois,
cette capacité de la Chine à « prendre le relais » de la croissance
mondiale atteint aujourd’hui ses limites ; il ne pouvait s’agir que d’un
processus temporaire. D’une certaine façon, la Chine a concentré en son sein
nombre de contradictions du mode de production capitaliste qui ont explosé au
grand jour en 2008, au premier rang desquels la surproduction de marchandises.
Ces contradictions ont elles-mêmes été poussées à leur paroxysme par les
conditions dans lesquelles a été restauré le capitalisme en Chine et par le fait
que les lois du marché s’exercent aujourd’hui sous le contrôle étroit et au
compte des intérêts de la bureaucratie. C’est ainsi que cette formidable
capacité de l’économie chinoise à amortir une partie des conséquences de la
crise pourrait se transformer à brève échéance en son contraire, un puissant
catalyseur d’un nouvel approfondissement de la crise. C’est ce que nous
voulions dire en parlant du caractère contradictoire de la double dépendance de
la Chine vis-à-vis du marché mondial.
Tandis
que les économies européennes et américaines sont quasiment à l’arrêt, ou du
moins dans l’impossibilité d’ouvrir un nouveau cycle de production, l’effet d’entraînement
du plan de relance chinois s’essouffle à grande vitesse. Devant l’impossibilité
croissante d’offrir des débouchés à l’énorme quantité de marchandises qu’elle
produit, et donc de réaliser la valeur que celles-ci contiennent, sous le coup
d’un endettement de plus en plus grand et de moins en moins
« productif », et devant concéder des augmentations de salaires
réduisant sensiblement son avantage comparatif, l’économie chinoise commence à
ralentir. Ce ralentissement est inévitable, la seule question étant celle de
savoir à quel rythme. Surtout, ce ralentissement de l’économie chinoise se
propage en retour au reste du monde et en particulier aux pays dits
« émergents ».
La mort de la théorie du
« découplage »
Si ces
derniers ont pu dans un premier temps tirer la croissance mondiale vers le
haut, ils sont à leur tour rattrapés par la crise déclenchée en 2008. Le
principal canal de transmission de cette crise aux pays
« émergents », c’est le ralentissement économique de la Chine, dans
la mesure où cette dernière est vitale pour les pays « émergents »
qui l’abreuvent en matières premières, comme c’est le cas du Brésil et de l’Afrique
du Sud, ou bien en pièces détachées et composants (Asie du Sud-Est).
Dans
ces conditions, il n’est pas étonnant, comme le relevait le Monde Économie du 26 janvier que « la nouvelle qui a mis le feu aux poudres
est venue de Chine, avec la publication de l’indice des directeurs d’achats
établi par HSBC et Markit montrant un recul inattendu de 0,9 point, à 49,6 en
janvier, sa première contraction en 6 mois : une perspective inquiétante
pour des pays qui exportent largement vers la Chine ». La croissance
des pays « émergents » ne cesse de ralentir : les chiffres cités
dans l’édito de CPS de juin 2013
étaient particulièrement significatifs. Depuis, leur croissance s’est encore
dégradée, à tel point qu’en décembre dernier le FMI a été contraint de ramener
les prévisions de croissance pour les BRICS de 6,2 % à 4,2 %, loin
des chiffres de croissance d’avant crise – 7,8 % pour les BRICS entre
2003 et 2007. Du coup, en 2014, l’écart de croissance entre les pays
capitalistes dominants et les pays « émergents » devraient être le
plus faible enregistré depuis 2001.
Ces
difficultés croissantes des économies émergentes à leur tour rattrapées par la
crise enterrent la théorie du « découplage » ; elles signent la
mort du mythe des « émergents » comme relais de croissance de l’économie
mondiale. Le Monde Économie du 26
janvier s’inquiétait ainsi du fait « que ceux-là mêmes qui avaient tiré
la croissance mondiale (soient) devenus une menace ». Quant aux Échos du 27 janvier, on pouvait y lire
dans un éditorial intitulé : « La fin du miracle émergent » :
« les trois piliers sur lesquels reposait le « miracle » émergent
semblent aujourd’hui vacillants. Le premier, c’était la locomotive chinoise, la
vigueur de sa production et son énorme consommation de matières premières. Le
ralentissement de l’ex-empire du Milieu passé d’une croissance de 10 % à
7,5 %, a eu de fortes répercussions sur ses voisins comme sur ses
fournisseurs. »
À leur
façon, les économies émergentes révèlent combien la position de la Chine s’est
transformée depuis le début de la crise. D’amortisseur de la crise, elle se
transforme en un facteur d’aggravation. La Chine est même devenue d’une
certaine façon le terrain d’expression le plus manifeste de la véritable nature
de la crise du capitalisme, une crise de surproduction. Dans le rapport
international adopté par conférence du Groupe en 2009, il était précisé que,
pour des raisons à la fois économiques et politiques, la crise ouverte en 2008
ne serait pas la simple réédition de la celle de 1929. Économiquement, on
pourrait ajouter que contrairement à ce qui s’est passé en 1929, des pays comme
l’Inde, la Chine, le Brésil pourraient jouer un rôle moteur dans l’aggravation
de la crise et de la déflagration économique qui se prépare. En renforçant son
implantation aux quatre coins de la planète, à la faveur notamment du
rétablissement du capitalisme en Russie et en Chine, ce dernier a créé dans le
même temps les conditions d’une multiplication des foyers de propagation de la
crise.
Conclusion
À la suite
d’un essor économique sans précédent dans l’histoire, la Chine occupe une place
grandissante sur le marché mondial et un rôle central dans la division
internationale du travail. Nous avons vu à quel point ce développement
spectaculaire a nourri les contradictions qui fragilisent considérablement
l’édifice chinois dans le contexte de la crise mondiale déclenchée en 2008.
Il
convient aussi de relativiser la montée en puissance de la Chine, qui continue
de demeurer dans une position de subordination vis-à-vis des principaux pays
impérialistes. Sa grande dépendance à leur endroit la place en effet dans une
situation de vulnérabilité. Depuis l’accès aux matières premières, pour
l’essentiel sous contrôle impérialiste, en passant par les capitaux, les technologies,
jusqu’aux marchés d’exportation, d’amont en aval, le système productif chinois
est tributaire des pays capitalistes avancés. Cette dépendance se marque
également dans l’utilisation des colossales réserves de change accumulées par
la banque centrale chinoise.
Afin
que les États-Unis puissent continuer à absorber ses exportations, la Chine est
contrainte de placer ses réserves de change en dollars à hauteur des 60 %
environ, essentiellement dans des bons du Trésor très peu rémunérateurs.
Financer ainsi implicitement le gigantesque déficit américain permet à la Chine
de contrôler l’appréciation du yuan par rapport au dollar. Mais cela se fait au
prix d’une grande soumission aux aléas de la politique monétaire de la Fed.
Ainsi, malgré
un développement économique spectaculaire, la Chine demeure dans une position
de subordination vis-à-vis des impérialismes, en premier lieu de l’impérialisme
américain. Mais la crise et son développement économique extrêmement rapide
pousse de plus en plus la Chine à chercher à sortir de cette dépendance, à
modifier le partage du marché mondial en tentant de devenir à son tour une
puissance impérialiste, ce dont témoignent l’évolution de ses dépenses
militaires – 160 % entre 2004 et 2013 – et la croissance de ses exportations
de capitaux destinées à l’appropriation de ressources naturelles, en
particulier sur le continent africain, et à rattraper son retard technologique
par le rachat de sociétés étrangères. La poursuite d’une telle évolution va
nécessairement heurter de plein fouet les intérêts des impérialismes déjà en
place et exacerber les tensions internationales, comme c’est déjà le cas dans
la zone du Pacifique avec le Japon, les États-Unis et leurs alliés régionaux,
notamment le Vietnam plus récemment. Le degré d’agressivité de l’Empire du
milieu vis-à-vis des pays impérialistes sera fonction des développements de la
lutte des classes en Chine sur lesquels nous reviendrons dans la seconde partie
de cet article. En effet, de l’accentuation des traits impérialistes de la Chine
dépendra la possibilité que perdure sa forte croissance économique qui
conditionne le maintien au pouvoir de la bureaucratie dirigée par le PCC et sa capacité à contenir les combats du
prolétariat. Plus intense sera la lutte des
classes, plus impérieuse sera la nécessité pour la bureaucratie de
renforcer la position de la Chine au détriment des puissances
impérialistes afin de trouver des marges de manœuvres économiques mais aussi
politiques par l’entretien d’un climat d’union nationale destiné à étouffer
l’expression des intérêts de classe du prolétariat.