Article paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°53 (n°135 ancienne série) - 19 mars 2014 :

 

Notes sur la situation en Ukraine

 

1) Alors qu’un mouvement de masses ‑ dans des affrontements violents avec la police ‑ a permis de chasser le président V. Ianoukovitch et son gouvernement, il est frappant de constater que la classe ouvrière a été absente de la scène politique.

C’est bien la poursuite du mouvement de masses qui a fait volé en éclats le deal passé entre Ianoukovitch et l’opposition, constituée principalement par « Patrie », le parti de Timochenko, « la princesse du gaz » (raccourci pour : des industriels du gaz), Udar, du champion de boxe Klitschko, lié à la CDU allemande et Svoboda-liberté, continuateur, après ravalement de façade, du Parti social-national ukrainien, constitué en 1991 (emblème néo-nazi) et 10,5 % des voix aux législatives de 2012.

C’est face à ces manifestations que les députés, avec les oligarques comme donneurs d’ordre, ont été amenés, le 22/2, à destituer – sans aucune opposition - le Président. Un Président et un gouvernement ont été désignés et l’élection présidentielle a été annoncée pour mai.

Nous ne connaissons qu’un seul document provenant d’une organisation ouvrière ukrainienne (nous ne parlons pas des groupes d’extrême gauche, probablement de taille réduite). Il s’agit de la déclaration, datée du 19/2, établie par l’organisation de Kiev du Syndicat autonome des travailleurs. La signature « Ni dieu, ni maître, ni nations, ni frontières ! » rappelle la tradition anarchiste en l’Ukraine (Makhno). La déclaration commence ainsi : « La guerre civile a commencé hier en Ukraine » - référence aux affrontements armés avec un grand nombre de morts (parmi les manifestants et la police) et de blessés. Comment peut-on parler de guerre civile, à notre époque, sans que la classe ouvrière soit partie prenante ? La déclaration se termine, d’ailleurs, en affirmant que « Ce n’est pas notre guerre »

En dehors du Maidan (la place de l’Indépendance) de Kiev et d’autres en province, comment s’est manifesté ce mouvement ? Quel écho dans les entreprises, dans les quartiers ? L’événement majeur, n’est-ce pas cette (quasi) absence du mouvement ouvrier ?

 

Il existe un prolétariat industriel nombreux : métallurgie (7e producteur d’acier, le plus grand complexe industriel appartenant à Mittal), chimie, bassin houiller du Donbass (qui s’étend aussi en Russie) avec la ville de Donetsk.

Le Monde (7/3) est allé à Donetsk pour conclure à la passivité des mineurs et des métallos. « La lutte pour le pouvoir à Donetsk se circonscrit pour l'heure à quelques bâtiments et à quelques centaines de militants de part et d'autre. » Il y a dix ans, au pied des chevalets de mines de Zasyadko, indique le reportage, les mineurs adhéraient unanimement à Ianoukovitch, ancien gouverneur de Donetsk et à son Parti des régions. « Aujourd'hui, la confiance est perdue. Les hommes évoquent leurs conditions de travail, toujours aussi périlleuses, le charbon qu'il faut aller chercher jusqu'à 1500 m de profondeur pour l'équivalent de 250 € par mois, à peine de quoi faire vivre une famille. Ils parlent des oligarques qui tiennent le pays. Le propriétaire de la mine est l'un d'eux, E. Zviaguilsky, par ailleurs ancien Premier ministre et inamovible député du Parlement ukrainien. Dans les années 1990, leurs pères dictaient le tempo de la vie politique. La grève des mineurs du Donbass avait contribué à faire chuter l'URSS. Dans la nouvelle Ukraine, leurs coups de colère et leurs descentes musclées à Kiev étaient craints. Aujourd'hui, la nouvelle génération n'a même plus envie de descendre dans la rue.

« Même inertie à l'autre bout de la ville, dans l'entreprise sidérurgique DMZ, un immense complexe (…) racheté par un oligarque à un autre, qu'il soit russe ou ukrainien… »

Et, au bout du compte : « Les hommes craignent pour l’emploi ». Nous savons que cette crainte est terriblement fondée.

« La grève (qui) a contribué à faire chuter l’URSS » ? Reportons-nous à Une nouvelle perspective, quand le rapport (adopté, en mars 1997, par le Comité pour la construction du Parti ouvrier révolutionnaire, la construction de l’Internationale ouvrière révolutionnaire, dirigé par le camarade S. Just) aborde l’année 1989 :

« En URSS, c’est aussi le prolétariat qui a été la force de frappe du mouvement qui a disloqué la bureaucratie du Kremlin. (…) Les revendications nationales si importantes soient-elles, sont un terrain où la classe ouvrière peut être relativement facilement phagocytée, si une avant-garde ouvrière ne lui ouvre pas la voie de la révolution prolétarienne. En fait, la corporation minière sembla pouvoir le faire. Du 11 au 26 juillet, les centaines de milliers de mineurs de l’URSS engagèrent spontanément une puissante grève. » Avec comités de grève, rejet des syndicats officiels.

Les conditions de travail, salaires, conditions de vie épouvantables, « tout cela ne suffit pas à expliquer le mouvement qui s’est produit. La crise de la bureaucratie a ouvert des brèches par lesquelles le mouvement a surgi. Il avait un contenu politique. A de tels mouvements, la bureaucratie répondait avant par des coups de mitrailleuses. Cette fois, elle a lâché du lest. Si les organisations dont se dotaient les mineurs n’étaient pas encore des soviets, elles en avaient des caractéristiques. » (…)

« Économiquement, les concessions faites aux mineurs sont importantes ». Mais pourquoi « le mouvement (a-t-il) été réduit à un simple mouvement revendicatif » ? Les mineurs ont avalisé la politique de Gorbatchev d’autonomie de gestion. Ils n’ont pas constitué de comité central de grève… « C’était la limite de la spontanéité. Le mouvement pouvait engendrer une nouvelle direction politique de la classe ouvrière, mais pas de manière spontanée. C’était la conséquence de l’absence de la IVe internationale. Là est le ‘‘secret’’ de ce que le prolétariat de l’URSS était et est pleinement désarmé, il en est réduit à servir de force de frappe soit de parties de la bureaucratie du Kremlin, soit de forces carrément restaurationnistes. »

On connaît la suite. Le mouvement ouvrier, anéanti par le stalinisme, n’est, au mieux, qu’aux premiers balbutiements de sa reconstruction en Ukraine.

[Pour info : il existe une confédération des syndicats libres d’Ukraine, la KVPU, membre de la Confédération syndicale internationale et reconnue par l’AFL-CIO comme « étant indépendante et représentant honnêtement les intérêts des travailleurs » !]

 

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2) Les travailleurs ne sont certainement pas indifférents à ce qu’un tel pouvoir soit chassé par une mobilisation de masses, et ce, dans la violence des affrontements. Cela rappelle la « révolution orange » de 2004 qui fit invalider l’élection de Ianoukovitch, et la victoire de Ioutchenko, alliée de Tymochenko, qui suivit ; mais en 2010, Ianoukovitch est élu « démocratiquement ».

Des milices armées ont été constituées, comme Praviy Sektor-Secteur droite, extrême-droite, et ont affronté les « bandes armées » du pouvoir.

La CGT, elle, enjoignait, le 27/2, « les forces en présence (qui) sont dans l’incapacité de revenir à la mesure et au dialogue » de « cesser les violences » !

Mais qui défendra les travailleurs, les exploités contre les exploiteurs, sinon eux-mêmes ? Ce qui pose la question de milices ouvrières.

 

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3) La mobilisation a effectivement commencé, fin novembre 2013, quand Ianoukovitch a annoncé que les négociations pour un accord de libre-échange avec l’Union européenne avaient été rompues.

La Croix écrivait le 17/12/2013 : « Pendant que les patrons manifestent, leurs salariés travaillent, à l’exception d’une poignée de volontaires qui ont pris des congés anticipés. ‘‘Ici, nous sommes venus défendre la liberté d’entreprendre face à ce gouvernement qui veut nous détruire ’’. (…) Craignant la signature d’un accord économique entre l’Ukraine et la Russie, les patrons en colère n’étaient pas les derniers à manifester hier à Kiev, dans le quartier des ministères. »

 

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4) La domination des oligarques n’a pas été mise en cause. Ils sont le produit achevé de la défaite historique, la restauration du capitalisme. L’État bourgeois est entre leurs mains. Akhmetov, l’homme le plus riche du pays, patron du groupe SCM qui emploie 300 000 personnes, est l’homme pivot du Parti des régions et de l’ascension de Ianoukovitch. Et, écrit Le Monde, « le pouvoir central délègue les régions-clés aux oligarques ».

La corruption, « consubstantielle » à la restauration du capitalisme, est florissante. Il y a des intérêts contradictoires entre les oligarques, mais l’essentiel, un député, cadre du Parti des régions, l’explique : « Tous les partis, sauf « le Parti communiste », sont des structures de business avec des objectifs particuliers. Celui du Parti des régions était d’amener V. Ianoukovitch au pouvoir. » [Cela dit, ce député, cité par Le Monde, déraille quand il explique qu’» en Ukraine, le seul parti avec une idéologie est le Parti communiste : Tous les bourgeois à la mer ! » Le PCU trouve son origine dans la clique criminelle, restauratrice, du Kremlin !]

Dans l’affaire, les oligarques ont montré qu’ils ont globalement plus intérêt à resserrer les relations économiques avec l’Union européenne (avant tout avec l’Allemagne et satellites, et la Pologne, dont les intérêts ne coïncident d’ailleurs pas) qu’avec la Russie. Et, c’est la violence des affrontements, la haine profonde contre le « zek » (ancien détenu pour délinquance) qui ont amené à la brusque disparition de Ianoukovitch.

Quelques données sur l’Ukraine. Superficie : 10 % plus grande que la France. 46 millions d’habitants. L’Ukraine exporte autant (environ 25 %) vers la Russie que vers l’UE, et importe deux fois plus de l’UE (41 %) que de la Russie (20 %). 90 % du pétrole (et une forte partie du gaz) sont importés de Russie. C’est le pays du tchernozium, la terre la plus fertile du monde, grenier de la Russie tsariste.

Une productivité faible. Et surtout, le pays est en faillite. Les besoins sont estimés à 35 milliards de dollars.

L’alternative proposée au prolétariat est la suivante : « A quelle sauce, voulez-vous être mangés ? » « Au profit de quel exploiteur, votre force de travail doit être consommée ? »

Le bilan du Monde (édition 2014) souligne que « les autorités ukrainiennes (se sont) refusées à appliquer les recommandations du FMI : gel des salaires, réductions des dépenses publiques, hausse des tarifs du gaz. Réitérées à la veille de la signature de l’accord de partenariat avec l’UE, les conditions du FMI ont été ‘‘la goutte d’eau ’’, selon le Premier ministre M. Azarov, qui a poussé Kiev à jeter l’éponge. »

 

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5) Contre l’éclatement du pays, pour l’unité de l’Ukraine, indépendante

L’histoire moderne de l’Ukraine commence aux IXe et Xe siècles, dans la principauté de Kiev (Rous) avec l’essor du commerce entre la Scandinavie (Vikings) et Byzance. A partir de la destruction de Kiev par les nomades, trois espaces vont se différencier (Grands Russes/Russes, Biélorusses, Ukrainiens). L’Ukraine sera longtemps sous la tutelle, partagée ou non, de la Russie et de la Pologne (de la Lituanie aussi).

La première figure du nationalisme ukrainien a été Chevtchenko, poète et peintre, en prison la seconde moitié de sa vie d’adulte, dans la première partie du XIXe siècle.

Le XXe siècle est le siècle de l’indépendance en 1917, suivie de l’adhésion à l’URSS, et de tous les malheurs, tous gigantesques (guerres, jacqueries, massacres, famines des années 20 et surtout des années 1931-1933, voulue par Staline (4 millions ? de morts), l’holodomor. Pays « crucifié par 4 États » (URSS, Pologne, Hongrie et Roumanie, comme l’écrivait Léon Trotsky en 1939). La terrible seconde guerre mondiale. C’est bien sûr le pays des formes extrêmes de l’antisémitisme… Et de Tchernobyl. L’indépendance a été proclamée en 1991.

On ne peut formuler que généralement le principe de l’unité et de l’indépendance du pays (et par exemple, ne pas conclure que la Crimée doit être légitimement maintenue dans l’Ukraine ou en être détachée). C’est la mise en œuvre du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui tranchera !

 

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Quelles revendications ?

C’est la misère, d’abord, qui caractérise la situation des masses. Le PIB par habitant est le tiers de celui de la Pologne et 1/5 de la Russie. Salaire moyen de 250 € par mois, et pensions sous les 90 €. La restauration du capitalisme a provoqué une chute étourdissante du niveau de vie (- 62 % du revenu réel par habitant, en 7 ans).

Et c’est contre cette misère, le chômage, qui ne peuvent que croître dans le régime des prédateurs, que surgiront les revendications du prolétariat, la volonté de lutter pour, et avec, les organisations ad hoc.

Expropriation des oligarques ! Expropriation des expropriateurs ! Ils ont mené et mènent toujours plus le pays à la faillite ; ils enferment l’Ukraine dans la seule alternative : se livrer à la convoitise des capitalismes soit allemand, polonais et autres, soit de la Russie. Contre l’Europe des capitalismes !

Quelle perspective pour le prolétariat ? Sinon, expliquer que, quand les classes ouvrières d’Europe poseront, pratiquement, la question du pouvoir, se posera inévitablement, dans le débat public, le combat pour les États unis socialistes d’Europe.

Alors, le mot d’ordre que préconisait Trotsky en 1939 (22 avril) reprendra chair : « Pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante ! », éclairé par l’affirmation qui suivait : « Le programme de l'indépendance ukrainienne à l'époque de l'impérialisme est directement et indissolublement lié au programme de la révolution prolétarienne. »

Le 13 mars 2014

 

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