Article paru dans le bulletin « Combattre pour le socialisme » n°50 (n°132 ancienne série) - 10 avril 2013 :

 

« Cong Binh, la longue nuit indochinoise » : documentaire de Lam Lê

 

Il est des œuvres qui en disent plus long que leur auteur ; c’est le cas de Cong Binh[1]. Résumons le sujet et les acteurs :

Avant la seconde guerre mondiale, 20 000 jeunes indochinois ont été arrachés à leurs villages ; chaque famille de trois fils doit en fournir un à la «mère patrie». Seuls moins de 10% des effectifs seront « requis volontaires » pour l’encadrement intermédiaire constitué des plus instruits, parlant français et jouant le rôle d’interprètes ou surveillants. Déportés de 1939 à 1940, logés aux Baumettes à leur arrivée à Marseille avant d’être dispersés sur le territoire national, ils vont servir de main-d’œuvre corvéable à merci et loués aux entrepreneurs métropolitains collaborationnistes, puis, après 1942, à l’occupant allemand, dans les usines d’armement (poudrerie et explosifs) mais aussi dans des « chantiers » de déboisement et de foresterie, ainsi que dans les marais salants et les rizières de Camargue, sous le gouvernement de Pétain jusqu’en 1944.

Parqués dans de véritables « stalags », commandés par des officiers et des fonctionnaires de l’administration coloniale, ils sont soumis à une discipline militaire. Placés chez les employeurs par la MOI (Main-d’œuvre indigène), rattachée au ministère du travail, celle-ci les « rémunère » d’un salaire dérisoire. Mal nourris et mal vêtus ils sont affectés aux tâches les plus difficiles et dangereuses : le bilan officiel sera de 1061 décès, principalement de tuberculose. Enfouis dans l’oubli, jusqu’à ce que Pierre Daum, journaliste-historien, publie la première véritable étude sur ce sinistre épisode du colonialisme français et enquête auprès des survivants.[2]

Ce documentaire aurait pu rester le commentaire froid d’une des nombreuses ignominies de « l’œuvre civilisatrice » de l’impérialisme, français en l’occurrence. L’art de Lam Lê est de donner in extremis la parole à ces survivants en France et au Vietnam (5 des 20 témoins, tous âgés de plus de 90 ans, sont morts avant la sortie du film) et qui furent considérés longtemps comme des parias, voir des traîtres !

Et quelles paroles ! C’est toute l’histoire du mouvement ouvrier de cette période qui est restituée à travers leurs témoignages pleins de pudeur, voire d’humour, mais oh combien lucides. Des reconstitutions appuyées sur des documents d’époque précisent le contexte.

Ces histoires, leur Histoire, c’est celle du combat des coolies, paysans, ouvriers et étudiants vietnamiens contre le colonialisme, pour l’indépendance nationale, sous la direction du Parti communiste vietnamien et d’Ho Chi Minh.

La plupart iront rejoindre le Viet Minh lors de leur rapatriement qui, compte tenu de leur engagement, sera retardé par l’administration jusqu’en 1952.

Ce dont ils témoignent, c’est de leur combat collectif, d’abord pour leur dignité qui passe par les revendications liées aux conditions d’existence qui sont les leurs dans ce travail forcé : alphabétisation, équipement et nourriture, mutuelles d’entraide… chaque fois que possible aux cotés des travailleurs français ; certains évadés rejoindront la Résistance. Puis à la Libération, à l’isolement et l’exaspération succède la lutte organisée en comités de lutte pour le rapatriement et l’égalité des droits avec les travailleurs métropolitains.

Dans ce combat, ils vont rencontrer les militants trotskistes[3], étudiants et ouvriers de l’immigration indochinoise précédente d’avant-guerre. « Seuls les trotskistes s’intéressaient à notre sort » dira l’un d’eux.

En décembre 1944, ils se réunissent en congrès à Avignon et forment la délégation générale des 25 000 Indochinois de France sur l’initiative du Groupe Trotskyste. Cette association regroupe les ONS et tirailleurs démobilisés, des militants communistes, nationalistes et progressistes indochinois.

Grèves, mouvements de désobéissance, manifestations avec drapeau rouge et drapeau du Viet Minh en tête, à Marseille ils seront 4000 à participer au cortège du 1er mai 1946 aux cris de « abolition de l’indigénat, à bas le colonialisme » ! La grande majorité se syndiquent à la CGT. Des centaines de « meneurs » sont arrêtés et embarqués en 1948 manu militari en Indochine où ils seront emprisonnés ; après des mois de captivité, ils rejoignent le Viet Minh.[4] Il faut ajouter que ces mouvements se développent en dehors de l’influence du Parti communiste français. Le PCF non seulement ne les soutient pas, mais encore il les boycotte et fait obstruction. D’une part parce qu’il n’arrive pas à les contrôler, d’autre part parce qu’il ne partage pas la politique des ONS qui réclament l’indépendance complète du Vietnam, alors même que ses ministres au gouvernement d’union nationale de de Gaulle, puis de Ramadier, et ses députés à l’Assemblée contribuent, en faisant voter les crédits de guerre en Indochine, au maintien de l’Union Française et défendent « l’intérêt national à la pérennité des possessions d’outre-mer ».

Pour un millier d’entre eux qui choisiront de rester en France, après une formation professionnelle revendiquée, ils vont aller grossir les rangs de la classe ouvrière française en particulier dans l’automobile (Berliet, Renault, PSA…) et participer à ses combats.

Le film restitue fidèlement les évènements qui rythment le témoignage de leurs luttes : Ho Chi Minh, après la capitulation japonaise, proclame l’indépendance et vient en France négocier avec le gouvernement français à Fontainebleau. Il signe le 14 septembre 1946 un « modus vivendi » qui accepte que l’« Etat libre » soit maintenu dans le carcan de l’Union Française, le maintien des troupes françaises au Tonkin, l’arrêt des hostilités, la restitution à leurs propriétaires des biens réquisitionnés… On est bien loin de la déclaration du gouvernement provisoire du Vietnam du 3 septembre 1945 ![5]

On comprend le désarroi de ces combattants, le sentiment de trahison qu’expriment certains témoignages douloureux recueillis dans le documentaire.

L’évocation de la visite en juin 1946 d’Ho Chi Minh dans le camp de Biarritz avec à ses côtés Le Ba Danh, représentant du PCV en France, chargé de faire la chasse aux trotskistes, prend tout son sens. Agissant au nom de Danh, un groupe de voyous a organisé des agressions contre des délégués du camp, mais va rencontrer la réaction violente de ses 1000 travailleurs. Cet affrontement évoqué sous l’aphorisme de la « Saint-Barthélemy indochinoise » du 15 mai 1948, causa 30 blessés et 6 morts. Comme le dira Hoang Don Tri, décédé en 2011 : « La majorité des ONS qui a combattu ensemble avec les trotskystes et subi leur influence politique ne peut croire du jour au lendemain que les trotskystes sont des réactionnaires, des traîtres à la patrie, des agents payés par les impérialistes et les colonialistes, comme le prétendait M. Danh et ses partisans ». En effet, ce sont bien là les arguments et les méthodes des staliniens, ici comme là-bas…

Car ce que ne dit pas le film de Lam Lê, mais ce n’est pas son objet, c’est que le GTV espère former des cadres qui repartiront au Vietnam, rejoindre l’organisation trotskyste de Ta Thu Thau[6] pour former un parti politique d’envergure. Mais l’histoire a pris une autre tournure. L’administration coloniale s’est effondrée rapidement face à la guérilla. La guerre au Vietnam a éclaté, déclenchée par la sauvagerie des bombardements de la marine française sur Haïphong et sur Hanoï le 23 novembre et le 19 décembre 1946. C’est alors seulement que le Viet Minh appela les masses vietnamiennes au combat, empêtré jusqu’alors dans les oscillations qu’imposaient le Kominform et Staline[7].

La politique suivie par le Viet Minh, formant un gouvernement dit de « bloc national », subordonnant les intérêts des ouvriers et des paysans à son alliance avec la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers, ne pouvait qu’affaiblir la lutte du peuple vietnamien. Dans les campagnes et les villes, il menait sa révolution, constituant ses « soviets », expropriant les grands propriétaires, instaurant ses tribunaux et ses milices villageoises, organisant grèves insurrectionnelles dans les mines, les ports, les transports et l’administration ; on comprend dès lors que l’assassinat des dirigeants comme Tha Tu Thau ainsi que de centaines de trotskistes, combattant contre l’impérialisme français en Cochinchine, pour un « gouvernement ouvrier et paysan », pour la révolution socialiste, y gagnant une grande influence sur le prolétariat et la jeunesse de Saïgon, était pour Ho Chi Minh et le Viet Minh une mesure indispensable dans le cadre de leur politique.

Ce film poignant est, au-delà du respect qu’il nous inspire pour ces « Cong Binh » anonymes, le témoignage qu’une direction révolutionnaire a tenté de se constituer au cours même des bouleversements qu’ont vécus les classes ouvrières française comme indochinoise à la fin de la Seconde guerre mondiale, contre la politique de « statu-quo » nouée entre Staline, Churchill et Roosevelt à Yalta et relayée par les partis communistes.

A ce titre, il faut rendre hommage au rôle que joua notre camarade « Raoul »[8] né Claude Bernard, décédé en 1994. Dès juillet 1942, avec le groupe « bolchevik-léniniste indochinois » composé de quelques interprètes et de deux ingénieurs vietnamiens dont il fut le responsable français pour le Comité communiste internationaliste puis du Parti Communiste Internationaliste, il organise un réseau de résistance et de propagande dans les camps mêmes. A la libération, il contribue à la formation, qui passera par l’alphabétisation de milliers de ces travailleurs, à la constitution d’un groupe de plusieurs centaines de militants révolutionnaires. Ce « lutteur de classes » comme il disait, au compte du programme de la IVe internationale, fut un des flambeaux dans cette « longue nuit indochinoise ».

 

 

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[1] Cong Binh : « ouvriers-soldats » sera également le titre d’un des journaux militants des camps des ONS (ouvriers non spécialisés de main-d’œuvre indigène coloniale)

[2] « immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952) » Actes Sud pp. 278 Pierre DAUM 2009

[3] Constitué comme groupe de la IVe Internationale, le Groupe Trotskyste Vietnamien a vu le jour en 1943, dans une France occupée par les nazis. Sous la direction de Hong Don Tri, il passa à 519 membres en 1950 (cf. cahiers du CEMTRI n°28 avril 1983 Benjamin Stora)

[4] Ces combats politiques ont été évoqués par Dang van Long dans son livre intitulé « Les Vietnamiens en France 1940-1950 »

[5] « Nous, membres du gouvernement provisoire représentant le peuple entier du Vietnam déclarons n’avoir aucun rapport avec la France impérialiste, annuler tous les traités que la France a signé au sujet du Vietnam, abolir tous les privilèges qu’elle s’est arrogés sur notre territoire »

[6] Le nom de Ta Tu Thâu est inséparable de la lutte contre le colonialisme français durant les décennies 30 et 40. Il adhéra en France en 1927 au parti nationaliste "Viet nam Dôc lâp" (Vietnam indépendant) dont le fondateur était Nguyen Thê Truyên. En 1929, il rejoignit l’Opposition de gauche de Trotsky et fut expulsé après la manifestation devant l’Elysée qu’il avait organisée avec ses compagnons pour protester contre la répression du soulèvement de Yênbay.

De retour au Vietnam, il fonda l’Opposition de gauche trotskiste et développa ses activités révolutionnaires » (publication du journal La Lutte, candidat élu sur une liste de front unique avec le PCV aux élections du Conseil municipal de Saïgon et au Conseil colonial, etc.). « de 1932 à 1940, il fut arrêté six fois et condamné cinq fois, totalisant treize années de prison et dix ans de déportation. De retour au bagne de Poulocondore, il entreprit en 1940 de fonder le Parti socialiste des travailleurs. Après la capitulation japonaise, sur la route qui le ramenait au Sud, Ta Thu Thâu fut assassiné en septembre 1945 à My Khê (province de Quang ngai) dans la plaine de filao, à côté d’une plage. Il avait 39 ans. » (Hoang Khoa Khoi, « Qui a assassiné Ta Thu Thâu et les trotskistes vietnamiens ? », Chroniques vietnamiennes, août 1997).

[7] « Une indépendance prématurée du Vietnam risque de ne pas être dans la ligne des perspectives soviétiques et embarrasserait l’URSS dans ses efforts pour gagner la France en tant qu’alliée. » écrit le PCF, dans un document transmis au Viet Minh le 25 septembre 1945 et publié par Harold Isaacs dans « Pas de paix en Asie ». Et « paradoxalement » le nom d’Ho Chi Minh fut banni jusqu’en 1948 des colonnes de l’Humanité !

[8]Cf le numéro spécial des Cahiers Léon Trotsky de juillet 1995 qui lui est consacré.