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Chili

1970‑1973

(retour à la première partie: Chili 1967-1970)

 

Les beaux jours de l' « Unité populaire »

Les élections municipales

La tension commence à monter

Les « sceptiques » ...

Et la classe ouvrière ?

Les paysans aussi

L'Union populaire et la classe ouvrière

Une police « populaire »

Les « cordons industriels »

L' « Octobre chilien »

La loi sur le contrôle des armements

Les militaires au gouvernement

Les forces se regroupent

Le P.C. contre la classe ouvrière

L'offensive de la bourgeoisie

La signification des « commandos communaux »

L' « estime des militaires »...

 

Les beaux jours de l' « Unité populaire »

Les soixante jours qui séparent l'élection du 4 septembre de l'installation d'Allende au palais de la Moneda sont donc essentiellement occupés par l'aménagement entre les partis bourgeois battus aux élections présidentielles et l'« Unité populaire » de la défense de l'Etat bourgeois. L'« Unité populaire » n'a d'armes et de bagages que pour contenir et faire refluer les masses.

Si la démocratie chrétienne, par crainte du processus révolutionnaire, affirme son respect de la légalité, elle ne baisse pas pour autant les bras : le patronat pendant ces deux mois désorganise la production jusqu'à la paralyser, par des lock‑out généralisés. Les banques stoppent le crédit, transfèrent des sommes énormes à l'étranger, accentuent la hausse des prix, déclenchant panique et spéculation. On a calculé qu'en quelques semaines les latifundiaires ont vendu à l'étranger ‑ illégalement quelque 200 000 têtes de bétail. La caste des officiers liée au parti national et aux groupes complote et commence à faire parler la poudre.

 Le 22 octobre, le général Schneider, commandant en chef de l'armée, est tué dans un attentat; El Mercurio, journal à gros tirage de la bourgeoisie, insinue que c'est l'oeuvre du M.I.R., or le M.I.R. avait quelques jours auparavant dénoncé la préparation de l'attentat par les groupes fascistes. L'Unité populaire de son côté pleure le général « républicain » victime des groupes d'extrême droite. L'assassinat de Schneider permet notamment aux dirigeants du P.C.C. de célébrer le « loyalisme » des forces armées.

Les grands secteurs de la bourgeoisie s'opposent à la politique de l'extrême droite : l'heure n'est pas encore venue.

A l'issue d'un entretien avec Salvador Allende, le cardinal Silva Enriquez s'exclame : « Vous pouvez compter sur moi, Président. »

Le 3 novembre, Allende prête serment comme chef de l'Etat et assiste à un Te Deum à la cathédrale de Santiago. Dieu est avec l'Unité populaire...

C'est soutenu par les masses exploitées et opprimées du Chili que le premier gouvernement de l'U.P, composé de quatre socialistes, trois communistes, trois radicaux, deux sociaux‑démocrates, un M.A.P.U., un A.P.I. et un indépendant, entre en fonctions. Ce premier gouvernement va bénéficier d'un soutier. sans faille de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre. Les masses considèrent ce gouvernement comme « leur » gouvernement, Allende comme leur président.

Des couches illettrées, analphabètes, à la ville mais surtout à la campagne, vont être gagnées par le microbe de la révolution. Des siècles de réaction et d'obscurantisme se brisent. Ça va changer, pensent l'ouvrier et le paysan sans terre. Et ils attendent le changement.

Les six premiers mois de la crise révolutionnaire chilienne, loin d'être un round d'observation entre le prolétariat et la bourgeoisie, sont marqués par un lent mais puissant développement de l'action politique de la classe ouvrière. L'ouvrier fait confiance au « camarade Allende », et se tourne vers le paysan pauvre, le petit commerçant, l'enseignant, l'étudiant et les entraîne vers la révolution pour la réalisation des tâches démocratiques, la satisfaction des revendications. Les premières mesures prises par le gouvernement de l'Unité populaire traduisent cette pression politique.

En novembre, c'est l'amnistie pour les prisonniers politiques qui profite aux militants gauchistes du M.I.R., qui sont libérés. La hausse des tarifs d'électricité est annulée. La Sécurité sociale est élargie à tous les travailleurs ; le programme de construction de 120 000 logements est mis en route, le gouvernement accorde des prêts à 8 000 petits propriétaires de mines... et décide la dissolution du « Groupe mobile » haï pour le transformer... en « Unité des services spéciaux », dont le rôle consistera... à venir en aide aux habitants des bidonvilles Ce qui en France signifierait changer le sigle des C.R.S., en leur fixant comme tâche de protéger la jeunesse !

En décembre, le gouvernement exproprie l'entreprise textile Bellavista‑Tomé, dont la production était paralysée par le patron et qui était occupée par les ouvriers ; des mesures de même type sont prises dans quelques grands domaines latifundiaires.

 C'est encore en décembre que la C.U.T. signe un protocole d'accord avec le gouvernement qui annonce la participation des travailleurs à l'intérieur des Caisses de prévision sociale, et la constitution d'une Commission centrale des rémunérations, tripartite : gouvernement, travailleurs, patrons...

Et, c'est enfin en décembre que le gouvernement souhaite bon Noël aux actionnaires de la Compagnie des aciers du Pacifique, en signant avec eux un accord qui prévoit le rachat, à bon prix, de 57 millions d'actions...

Des dizaines de milliers d'étudiants volontaires partent dans le Sud pour alphabétiser les paysans, construire, donner des soins.

Augmentation des salaires, des retraites, blocage du prix du pain, du lait, les mesures ponctuelles du gouvernement se multiplient ; nul ne s'y trompe, ni les dirigeants de l'U.P. ni la bourgeoisie chilienne : c'est le moins qu'on puisse faire, face à une mobilisation aussi large, aussi profonde. Calmement, mais sans attendre, les paysans sans terre occupent les domaines, convaincus qu'ils appliquent la volonté politique du gouvernement : le ministre de l'Agriculture, Jacques Chonchol, doit monter en première ligne et s'installe dans la province du Cantin, zone mapuche, pour tenter de canaliser, de freiner le processus. Mais rien n'y fait, la campagne bascule tout d'un bloc dans la révolution. Le gouvernement recule. Dans les villes, la situation est identique. La classe ouvrière se sent forte ; le gouvernement accélère les opérations de rachat d'actions et de nationalisations. En janvier, ce sont les mines de charbon, en avril, les mines de fer, en mars, les fabriques de ciment...

Les élections municipales

Avril. C'est le premier rendez‑vous électoral depuis l'élection d'Allende, avec les élections municipales.

En septembre, l'U.P. obtenait 36,3 % des suffrages. Le 4 avril, l'U.P. obtient la majorité absolue avec 50,87 % des suffrages !

Etudions de plus près ces résultats.

 Le P.S. passe de 12,2 % des voix qu'il avait obtenues en 1969 à 22,89 %. Le P.C. passe de 15.9 % à 17,36 %.

A l'inverse, les partis bourgeois de la coalition de l'U.P. s'effritent au feu de la lutte des classes. Les radicaux perdent 80 000 électeurs, soit plus de 5 % des suffrages avec 8,18 %. Le parti de l'Eglise avait obtenu 24,8 % aux élections de 1969, son candidat Tomic 27,8 % aux présidentielles ; le 4 avril, les démocrates‑chrétiens se retrouvent avec 26,28 % et la même désaffection marque le parti national.

Kissinger avait déclaré en octobre 1970 : « Les élections, en plaçant au pouvoir Allende, vont poser les problèmes majeurs pour nous et pour les forces démocratiques en Amérique latine. »

Le secrétaire d'Etat américain ne croyait pas si bien dire, et le résultat des élections municipales effraie les dirigeants des partis bourgeois chiliens, comme ceux de l'Unité populaire.

Ouvriers, paysans, petits bourgeois des villes et des campagnes, ont voté contre les partis bourgeois, y compris ceux qui se réfugient dans l'U.P. grâce au P.S. et au P.C.

 Alors que le P.C. et le P.S. avaient abordé ces élections sans agitation particulière, ils obtiennent plus de 40 % des voix, alors que l'U.P. a la majorité absolue. Au même moment, une élection sénatoriale partielle se déroule dans le Sud, traditionnellement favorable à la démocratie chrétienne : le candidat du P.S. obtient 52 % contre 31 % au candidat clérical. Les paysans votent en occupant les domaines et se rallient aux partis ouvriers, qui leur promettent la réforme agraire. Les ouvriers votent pour les partis ouvriers qui affirment vouloir Marcher au socialisme, à l'exclusion des partis bourgeois.

La tension commence à monter

Au lendemain de ces élections qui marquent la première phase de la crise révolutionnaire chilienne, la bourgeoisie chilienne resserre ses rangs, et le parti national lance un appel à la démocratie chrétienne, « pour l'union des forces d'opposition », alors que l'impérialisme U.S. commence à brandir la menace du blocus économique. Le 11 juillet, le Parlement vote à l'unanimité la nationalisation des grandes mines de cuivre par une loi réformant la Constitution. Sept jours plus tard ‑ lors d'une nouvelle élection partielle ‑ le parti national et la démocratie chrétienne, unis, l'emportent. Alors que les dirigeants de l'U.P. contiennent la mobilisation des masses dans le cadre de la légalité, la bourgeoisie refait son unité et se prépare à combattre la révolution, minée de l'intérieur par le front populaire.

Mais où en est l'économie chilienne en 1971 ? Le pays s'est remis an travail, et sérieusement. Les hausses de salaire ont donné un coup de fouet à la consommation intérieure qui s'élargit considérablement. La production des biens de consommation monte en flèche :

+ 30 % pour les pâtes ;

+ 9 % pour le lait condensé;

+ 81,3 %. pour le sucre, etc.

Il en est de même pour la production minière qui, de 1970 à 1971, croît dans d'importantes proportions :

cuivre : + 10,3 %

charbon : + 6,3 %

salpêtre : + 50 % ;

plus le pétrole : + 5

L'année 1971 est une bonne année pour le patronat qui conserve la majeure partie de ses positions et dont l'U.P. garantit la propriété privée. Pedro Vuskovic, ministre de l'Economie, peut annoncer pour l'année 1971 une augmentation de 8 % du produit national brut, soit le chiffre le plus élevé des dernières quinze années, et une croissance industrielle supérieure à 10 %.

Alain Joxe, dans son livre Le Chili sous Allende, peut écrire : « Le bilan de la première année, sur le plan économique, est donc l'un des plus positifs que l'on ait enregistré depuis dix ans au Chili. La relance profite à la fois aux salariés et aux industriels, aux ouvriers et aux bourgeois, aux producteurs et aux commerçants. »

 En fait, c'est une vue superficielle : l'inflation donne cette apparence trompeuse. Il va falloir que l'une ou l'autre des classes paie. Pour l'instant : la classe ouvrière a arraché droits et positions. La bourgeoisie, elle, a maintenu la propriété privée des moyens de production, l'Etat bourgeois, sous l'impulsion et le contrôle de l'Unité populaire, en même temps qu'elle a accru son taux de profit. En outre, les échéances sont différées. Cela ne peut durer ainsi. Dans les mois et les années qui viennent, les échéances devront être acquittées par l'une ou l'autre classe tant sur le plan économique que sur le plan politique. Ce sont seulement les classes exploitées qui peuvent avoir des illusions à ce sujet, que l'Unité populaire entretient.

Mais la classe dominante n'a aucune illusion sur a signification politique de la situation qui ne peut durer. Dès cette époque, elle s'oriente vers la préparation d'un affrontement direct avec la classe ouvrière.

Le 29 juillet, 6 000 ménagères se réunissent au stade « Chile » et exigent des mesures contre les spéculateurs et les prévaricateurs qui organisent hausse des prix alimentaires et marché noir. Le ministre de l'Economie Vuskovic lance l'idée des J.A.P., collectifs populaires de contrôle du ravitaillement et des prix. Pour le ministre, il s'agit d'une « idée », les masses, elles, vont s'emparer de la forme et lui donner un contenu d'organismes « ad hoc » chargés d'organiser le ravitaillement, de contrôler les prix, de chasser spéculateurs et organisateurs du marché noir.

De part et d'autre, pour le prolétariat et pour la bourgeoisie, la lutte s'intensifie, traversant toutes les organisations.

Le 29 juillet, une scission affecte la démocratie chrétienne en réaction à son rapprochement avec le parti national. La Gauche chrétienne rallie l'Unité populaire.

 Les « sceptiques » ...

 Le même jour, le parti radical fait scission. L'aile centriste forme le P.I.R. qui demeure dans l'U.P. alors que le parti radical rejoint la démocratie chrétienne. Quant au M.I.R., qui forme la garde personnelle d'Allende, il dénonce le « réformisme de l'U.P. » qu'il soutient, tout en critiquant telle ou telle mesure jugée par lui insuffisante : il n'empêche, les faits sont têtus, le M.I.R. critique l'U.P., mais il y participe et c'est bien là l'essentiel.

[Note :Comme l'a remarqué le lecteur, nous n'évoquons pas l'action du M.I.R. Dans un autre chapitre consacré à l'analyse du « Front populaire de combat » nous analyserons son action.]

 

En août, septembre, la tension monte au Chili, alors que le gouvernement américain coupe certains crédits. Les compagnies américaines et la C.I.A. s'engagent ouvertement sur la voie du sabotage économique, du sabotage tout court en finançant des groupes d'extrême droite, en multipliant les provocations. Au Parlement, les partis bourgeois majoritaires s'opposent aux projets gouvernementaux, et s'attaquent au ministre de l'Economie Vuskovic.

Allende dans une adresse au Parlement expose avec lucidité l'enjeu de la bataille dans laquelle son gouvernement est engagé.

Après avoir fait référence à la révolution d'Octobre de 1917 et y avoir opposé le modèle « chilien vers le socialisme », il s'attaque d'abord aux « sceptiques », c'est‑à‑dire aux militants, travailleurs et jeunes qui commencent à s'interroger sur l'unité populaire‑front populaire :

« Les sceptiques disent que cela est impossible. Ils disent qu'un Parlement qui a si bien servi les intérêts des classes dominantes ne pourra pas changer et devenir le Parlement du peuple chilien.

« D'après eux, les forces armées et les carabiniers, soutiens de l'ordre institutionnel que nous avons dépassé, n'accepteraient pas de garantir la volonté du peuple et de construire le socialisme dans notre pays. Ils oublient la conscience patriotique, la tradition professionnelle, et la soumission au pouvoir qui sont propres à nos forces armées et à notre police [ ... ]. »

Ainsi, après avoir garanti le Parlement, l'armée et la police, dénoncé les « sceptiques », Allende se tourne vers les commis parlementaires de la bourgeoisie pour les mettre en garde contre toute « irresponsabilité » qui pourrait déchaîner la tempête :

« Mais il est de mon devoir de lancer un avertissement face aux dangers qui peuvent menacer notre émancipation. Le chemin qui nous est tracé par notre tradition et notre conscience collective pourrait être radicalement bouleversé. Le danger, c'est la violence déchaînée contre la décision du peuple. 

« Si notre gouvernement suit son cours normal et que les conquêtes des travailleurs sont menacées par la violence interne ou externe, par n'importe quelle sorte de violence physique, économique, sociale ou politique, la continuité institutionnelle, l'Etat de droit, les libertés politiques et le pluralisme courraient un très grave danger. Dans ce cas, le combat pour l'émancipation sociale et pour la libre détermination de notre peuple adopterait obligatoirement des formes autres que celles que nous nommons, avec un réalisme historique et un légitime orgueil, la voie chilienne vers le socialisme. »

 Prenez garde, messieurs de la bourgeoisie, la classe ouvrière et la paysannerie peuvent balayer l'Etat de droit si vous vous opposez frontalement à nous qui tentons de les canaliser...

Classique discours d'un social‑démocrate à la tête de la contre‑révolution de l'unité populaire‑front Populaire. La bourgeoisie comprend l'avertissement : elle augmente sa pression, combat, mais à l'abri de l'unité populaire‑front populaire. Elle ne s'affronte pas encore directement aux masses : sa presse, ses partis, ses parlementaires aiguillonnent du geste et de la voix les dirigeants de l'U.P. pour qu'« ils » s'acquittent de cette tâche : leur tâche.

La première année est consacrée par la bourgeoisie à refaire son unité, à surmonter sa frayeur, testant les dirigeants de l'U.P., appréciant leur capacité à contenir la révolution, à protéger l'Etat bourgeois, réorganisant ses troupes, se disposant, protégée par le gouvernement Allende, à croiser à une deuxième étape le fer avec la classe ouvrière et les masses opprimées.

Et la classe ouvrière ?

La classe ouvrière, elle, a fortifié ses positions, élargi son intervention politique, multiplié ses liens avec la paysannerie pauvre, forçant les barrages de la division placés par les dirigeants du P.C. et du P.S. L'année 1971 pour la classe ouvrière, c'est le temps nécessaire pour apprécier l'attitude exacte des dirigeants de l'U.P. en qui elle a placé sa confiance. L'année 1971, c'est également l'année des illusions : les masses veulent le changement radical. Les dirigeants de l'U.P. le promettent dans leurs discours, ils ne peuvent pas faire autrement, mais dans la réalité tendent la main à la bourgeoisie déséquilibrée par l'irruption des masses dans la vie politique, et protègent l'Etat de droit, l'Etat de fait, A la fin de cette année, la classe ouvrière s'impatiente. Déjà, les prix flambent, la spéculation fait rage, la hausse des prix attaque les salaires... Quelque chose ne va pas, se dit l'ouvrier ; Allende est depuis un an à la Moneda, et les patrons sont toujours au pouvoir. Que se passe‑t‑il ? s'inquiète le paysan, ils parlent de réforme agraire, et l'essentiel de la terre reste aux mains des gros propriétaires terriens.

Les paysans aussi

 Le gouvernement de l'U.P. tente de coiffer la révolution à la campagne, pour la freiner, et forme des conseils paysans chargés d'appliquer la réforme agraire. Les conseils dans bien des cas s'« écartent » de la loi et exproprient purement et simplement les fundos. Dans certains secteurs, les paysans élisent directement les délégués à ces conseils. J.A.P. à la ville, conseils à la campagne : pour résoudre les problèmes de la révolution, les masses tentent de se doter de comités qui les rassemblent pour agir. Dans la région du Cantin, 72 % de la population est mapuche, c'est‑à‑dire indienne. La réforme agraire est ici doublement souhaitée : pour vivre il faut la terre, et les propriétaires latifundiaires viennent du Nord et sont ressentis comme des étrangers colonisateurs. Les paysans pauvres débordent le cadre de la loi qui permet le rachat ou l'expropriation jusqu'à concurrence de 80 hectares de terres irriguées. Les terres du Sud ne sont pas irriguées. L'équivalent de 80 hectares de terres irriguées est dans cette région des domaines de centaines d'hectares. Les Mapuches oublient la loi et exproprient à l'appel de leurs conseils paysans. Les propriétaires se réclament de la loi, tirent, tuent.

Le 22 octobre, le militant paysan mapuche Huentelaf, membre du M.I.R., est abattu.

Le ministre de l'Intérieur condamne... les occupations de domaine. Les faits entrent en contradiction avec les illusions que l'Unité populaire entretient parmi les masses. Mais, en l'absence d'un parti révolutionnaire, ces illusions subsistent comme un brouillard troué de temps en temps par des éclaircies niais qui rapidement s'obscurcissent. D'autant que le parti le plus radical situe son action dans le cadre de l'Unité populaire source des illusions des masses.

A la ville, dans les entreprises, l'année se termine mal.

 Le 1er décembre, les maîtresses de maison organisent une « marche des casseroles vides » à Santiago. La bourgeoisie descend dans la rue en mobilisant les femmes des beaux quartiers et les domestiques. Elles sont 20 000, encadrées et protégées par les groupes fascistes et les milices armées de « Patrie et Liberté ». Le cortège se heurte aux carabiniers. La droite organise une campagne nationale de dénonciation. Le gouvernement se tait. Le 22 décembre, le Congrès vote un projet de réforme de la Constitution présenté par la démocratie chrétienne dont l'objet est de défendre la propriété privée.

Le 24 décembre, les mineurs de cuivre de Chiquicainata exigent un rajustement des salaires.

C'est dans cette atmosphère tendue que s'ouvre l'année 1972. Crises parlementaires et extra‑parlementaires succéderont à des périodes de détente. Sans relâche, la démocratie chrétienne, le parti national, l'oligarchie terrienne, soutenue par l'impérialisme américain, attaquent, exigeant toujours plus de soumission des dirigeants de l'U.P. Mais cette année marque l'entrée d'un nouvel acteur sur la scène de la révolution chilienne. L'armée intervient, via la caste des officiers, dans les affaires civiles : en mars, à l'appel de l'U.P., un général devient ministre. Ministre des Mines. Plus qu'un symbole, cette nomination éclaire avec quel cynisme les bâtisseurs de l'U.P. sont prêts à défendre l'Etat de droit, en faisant appel contre les travailleurs des mines, contre le prolétariat chilien, à la caste des officiers réactionnaires.

Au mois de janvier, le 16, des élections partielles se déroulent dans les provinces de Colchagua, O'Higgins et Linarès : elles sont favorables à l'opposition de droite. Ouvriers et paysans s'inquiètent de ce qui leur apparaît comme des « fautes », des « erreurs » du gouvernement devant l'offensive de la réaction.

A la base dans les entreprises, les partis, les syndicats, les discussions se multiplient. Que font‑ils dans les états‑majors ? Qu'attendent‑ils pour pousser plus loin la révolution ?

Dans les campagnes, l'éveil de la conscience politique de milliers de paysans pauvres se manifeste par une pression directe sur les organisations de l'U.P., par des tendances très nettes à déborder le cadre de la pseudo-réforme agraire du gouvernement. Dans la province de Linarès, un manifeste est adopté, signé par tous les partis de l'U.P., le M.I.R. et le conseil provincial paysan. Ce document ne remet pas en cause la politique de l'U.P. sur la question déterminante de l'Etat, mais manifeste très nettement la radicalisation politique de la lutte des classes à la campagne.

Parmi les mots d'ordre mis en avant, relevons :

*l'élimination immédiate des latifundiaires ;

*rabais de 80 à 40 hectares pour la limite d'expropriation des domaines ;

* la terre expropriée ne doit pas être payée

*impulser les conseils paysans.

Le manifeste qui se conclut par la formule « A L'ATTAQUE », est immédiatement désavoué par la direction nationale du P.C. : il n'empêche que le représentant du P.C. à Linarès l'a signé.

 Les dirigeants de l'U.P. décident d'agir... et se réunissent en séminaire dans une maison de campagne, à El Arrayan, au pied de la Cordillère des Andes. Le texte connu comme « Document d'El Arrayan » est une sorte d'autocritique de l'action de l'U.P. depuis le 4 septembre 1970. Loin de décider de rompre la coalition avec les partis bourgeois, de s'engager dans la voie que veulent et que cherchent les masses, le document est en réalité un document de critique des masses par les appareils du P.C. et du P.S.

Après avoir dénoncé pêle‑mêle le « sectarisme », le « bureaucratisme » qui règnent dans l'appareil d'Etat, le document adopté s'oppose nettement à l'action des masses révolutionnaires : « Nous réaffirmons notre politique contraire à l'occupation sans discrimination de domaines qui met en difficulté le processus de la réforme agraire et ne résout pas les problèmes des paysans. »

Après avoir ainsi douché les paysans en lutte contre les latifundiaires, les dirigeants de l'U.P. mettent l'accent sur l'insuffisante « mobilisation et niveau de conscience des masses » !

Naturellement, il suffit de traduire ces formulations pour trouver là un leitmotiv des dirigeants des partis ouvriers engagés dans la désastreuse politique de l'unité populaire‑front populaire : les masses sont insuffisamment mobilisées lorsqu'elles agissent concrètement contre le pouvoir du capital à la ville et à la campagne ; leur action est marquée par un « niveau de conscience » d'autant plus détestable qu'il pose les problèmes politiques les plus élevés !

Allende en personne descend dans l'arène, tançant certains dirigeants du P.S. sensibles aux critiques de la base, soutenu et félicité par Corvalan, qui ne bouge pas d'un pouce et s'oppose avec fermeté à tout ce qu'il nomme des actions « gauchistes ».

Au cours d'une rencontre entre le président Allende et les représentants de cinq fédérations paysannes, Anselmo Cancino, délégué élu du conseil paysan de la province de Linarès, se fait prendre à partie en ces termes par le président :

 ALLENDE : Occuper des terres, c'est violer un droit. Et les travailleurs doivent comprendre qu'ils font partie d'un processus révolutionnaire, que nous sommes en train de réaliser avec le mini. muni de souffrances, le minimum de morts, le minimum de faim. Pensez‑y. Si on agissait de la même façon avec les entreprises importantes que nous voulons nationaliser ‑ il y a 35 000 entreprises ‑ qu'est‑ce qui se passerait si nous avions l'intention de les contrôler toutes ?

 CANCINO : Le changement, companero presidente...

 ALLENDE : Non, le chaos. J'ai l'obligation de vous montrer que vous vous trompez. Le problème ne réside pas seulement dans la forme de propriété, mais aussi dans la production. Il y a des pays socialistes comme la Bulgarie dans lesquels un grand pourcentage de la terre appartient au secteur privé.

L'Union populaire et la classe ouvrière

Ce dialogue illustre parfaitement l'opposition naissante entre les sommets de l'U.P, et la base ; entre l'unité populaire‑front populaire qui bavarde sur le socialisme pour mieux protéger le capital

et les masses exploitées et opprimées qui tentent de faire des pas significatifs dans la voie du succès contre la réaction.

 Face à un tel soutien de l'U.P., la bourgeoisie soutenue par l'impérialisme s'enhardit, accentuant sa pression au Parlement mondial où elle est majoritaire, et dans les conseils d'administration, où elle I'est également : sabotage, stockage des produits alimentaires, campagne menée par les grands groupes en direction des petits industriels et commerçants qui hésitent... Le 3 février s'ouvrent à Paris les négociations sur le Paiement de la dette chilienne.

 La tension monte. Sous la pression conjuguée de la lutte des masses et du combat de la bourgeoisie, la coalition de l'U.P. commence à se disloquer. A l'intérieur de l'U.P.‑F.P., l'A.P.I., le P.I.R. (radicaux), les sociaux‑démocrates se regroupent face au P.C. et au P.S., lorgnant ouvertement vers la démocratie chrétienne. C'est ainsi que le ministre de la Justice, leader du P.I.R., engage des négociations avec la D.C. Les concessions faites sont telles que l'U.P. le désavoue : il démissionne... et le P.I.R. quitte l'U.P. Au même moment, un complot militaire fomenté par deux officiers à la retraite, le major Marshal et le général Comboa, est démasqué. Le  Washington Post révèle dans une série d'articles l'existence d'un plan de « déstabilisation » défini par le trust I.T.T.. en liaison avec le C.I.A., mis en pratique avec la bénédiction du prix Nobel de la paix... Henry Kissinger.

 La tension monte : la presse est pleine de rumeurs de complots, de coups d'Etat militaires. C'est à ce moment qu'Allende modifie son cabinet et y fait entrer, pour la première fois, un militaire. L'Unité populaire s'élargit à la caste des officiers réactionnaires...

La droite plastronne et appelle la bourgeoisie et la petite bourgeoisie à descendre dans la rue pour défendre la « démocratie ». Le 11 avril, ils sont 200 000 à manifester devant une tribune où siègent les chefs de la démocratie chrétienne, dont Frei, ceux du parti national, de la démocratie radicale et de « Patrie et Liberté ». La particularité de cette manifestation ? La présence visible, spectaculaire, de groupes militaires du parti fasciste « Patrie et Liberté ».

Sous la pression des militants, le gouvernement décide une riposte. Le 18 avril, 400 000 manifestants défilent dans une marche de la Patrie, en lieu et place, de la manifestation fasciste... La presse bourgeoise s'inquiète : c'est la plus imposante manifestation ouvrière depuis l'accession d'Allende à la Présidence. Allende parle longuement. I.T.T. est la cible de son discours. Il annonce la mise sous séquestre des biens du groupe nord‑américain, et Puis... rien. L'U.P. se poursuit ; à la tribune, le Ministre des Mines, général de l'Aviation salue les manifestants...

Malgré la Pression conjointe des forces réactionnaires traditionelles, de l'U.P., malgré l'unité du P.C. et du P.S. contre les masses, malgré la répression des propriétairezs latifundiaires qui ne cesse pas, ouvriers et paysans accentue leur action. Témoin cette lettre :

« Au camarade Allende,

« Nous vous adressons cette demande, camarade Président.

 « Nous avons demandé l'expropriation du fundo.

« Nous sommes huit camarades qu'ils ont menacés de mort. Nous sommes pères de famille et n'avons plus rien pour vivre que d'aller par les chemins, vie douloureuse et triste pour nos enfants.

« Nous voulions l'expropriation « à portes fermées » sans paiement d'indemnité au patron.

« Jeudi 20, à 5 heures du matin, avec le sang que nous avons versé , nous avons bien assez payé le fundo. Ils nous ont attaché les pieds et les mains avec du fil de fer barbelé, pui à 6 heures du matin, ils ont amené notre drapeau chilien, nous avons vu comment ils le piétinaient. Ils finirent par le brûler jusqu'à ce qu'il n'en reste ni feu, ni cendre.

« Comment les momios peuvent-ils brandir des armes de toutes espèces, et nous, avec nos mains nues, lutter ?

« Signent les inquilinos et les afuerinos U.C.R. »

A la ville, la classe ouvrière accentue également sa pression , cherchant les moyens politiques d'approfondir son action, de maintenir ses conquêtes en allant de l'avant; les J.A.P. se chargent à cette période d'un contenu révolutionnaire présoviétique. Les attributions vagues et mal définies de ces comités dont l'horizon se limite aux quartiers, à la lutte pour le contrôle des prix, sont dans la pratique largement élargies et modifiées.

Le ministre de l'Economie le reconnaît et déclare

« Au cours de ce développement, les J.A.P. sont en train de prendre la signification suivante :  en définitive c'est le pouvoir populaire qui est en train de surgir de la base et à partir duquel la nature même de l'Etat ira en se transformant. »

La réalité est différente. Les J.A.P. ne modifient pas la nature de l'Etat bourgeois, mais posent le problème d'un autre Etat, d'un autre pouvoir. En fait les J.A.P. vont pendant cette période cristalliser la tendance des masses à l'auto-organisation. Dans les J.A.P. se développe à travers l'expérience pratique ‑ lutte contre les spéculations, contrôle des commerçants, chasse au stockage des marchandises, saisies ‑ comme à travers les débats politiques qui sont menés essentiellement par les militants de la C.U.T., du P.C. et du P.S. et du M.I.R., la nécessité pour la classe ouvrière de la date(???) de comités « ad hoc », pour régler les tâches de la transformation révolutionnaire de la société. Les J.A.P. annoncent en fait les « cordons industriels » qui se formeront dans quelques mois.

La prise de conscience dans la classe ouvrière du fait que l'U.P.‑front populaire tourne le dos au socialisme ne s'effectue pas de façon idéologique : confrontés à l'inflation, à la hausse des prix, militants et ouvriers s'interrogent, cherchent des solutions, utilisant les J.A.P. pour agir contre la réaction, s'adressant dans le même temps aux « sommets », au gouvernement de Salvador Allende. Ainsi, cette lettre du dirigeant J.A.P. de la Granja :

 « Nous voulons demander, avec tout notre respect, aux autorités, qu'elles nous expliquent l'origine de ces hausses, car dans le programme de l'Unité populaire, il est dit que si hausse il doit y avoir, il faut qu'elle soit très précisément justifiée et qu'on consulte d'abord les travailleurs, c'est‑à‑dire les syndicats, les pobladores, les centres de mères, et la vérité, camarades, c'est qu'ici personne n'a rien expliqué à personne.

« Nous croyons qu'on ne peut pas continuer dans cette voie. Un balai dans notre quartier, ça vaut 70 escudos, Ça monte à des prix incroyables. Les spéculateurs veulent faire leur pelote. »

Interrogations, critiques, suggestions... L'année 1972 est celle de la maturation dans la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. L'euphorie n'est plus de mise, pas plus que la confiance inconditionnelle dans l'U.P. Cette tension politique se manifeste par une vague de grèves que le gouvernement, malgré l'accord. passé avec la C.U.T., ne parvient pas à enrayer : ainsi, 1763 grèves éclateront le premier semestre de 1972, contre 1261 pendant le premier semestre de 1971...

 Au sein de la C.U.T. elle‑même, ces processus politiques s'expriment lors des élections de juin. Le P.S. et surtout le P.C. cherchent à rallier à l'U.P. les quelques syndicats indépendants de la démocratie chrétienne. Le scrutin a lieu par listes présentées directement par les partis. Les résultats sont signifi­catifs des processus interne à la classe ouvrière. Le P.C. passe de 50 % à 30 % des voix. le P.S. progresse et obtient 26.5%; quant à la D.C., elle gagne plus de 50 % des voix avec 26.1% des suffrages exprimés. Le M.I.R. allié à la Gauche chrétienne n'obtient que... 3 % et un élu sur les trente‑cinq membres du conseil général qui constitue la direction nationale.

 Ces résultats indiquent que la crise révolutionnaire est à la croisée des chemins. Les secteurs les plus combatifs syndicalement se détournent du P.C. qui, dans les usines, est la force d'« ordre » la plus marquée politiquement : ces travailleurs votent P.S. dont l'aile gauche, et, particulier, leur apparaît plus en mesure de réaliser leurs aspirations. En revanche, les nouveaux venus à la C.U.T., déçus par l'U.P., amorcent un mouvement vers la droite en votant pour la D.C. Quant au M.I.R., sa politique de soutien gauchiste à l'U.P. l'amène à intervenir essentiellement dans les secteurs marginaux au prolétariat et à ses organisations : paysans pauvres, bidonvilles, jeunes, pobladores... Pour le M.I.R. ces élections donnent l'exacte mesure de son influence dans la classe ouvrière.

 Ces résultats, liés à la tentative du M.I.R., du P.S., de la C.U.T., de Concepciôn, de constituer une « assemblée populaire », provoquent une réunion des dirigeants de l'U.P. en conclave d'une semaine.

 L'assemblée populaire de Concepciôn tente confusément, de poser le problème des « organismes populaires »... Après avoir participé aux premières discussions, le P.C. brise net et dénonce cette « assemblée du peuple » qui aurait la prétention de vouloir désigner l'intendant, pouvoir du seul ressort du gouvernement provincial ! « Pour les communistes, il est clair que toute action tendant à brûler les étapes du processus révolutionnaire va à l'encontre du programme de l'U.P., va contre le gouvernement du camarade Allende. »

Lors du conclave de « Lo Curro », les dirigeants de l'U.P. s'engagent résolument dans une offensive... contre la classe ouvrière. C'est toujours la même orientation : celle de l'union populaire‑front populaire sans rivage à droite. Mais la pression de la coalition contre‑révolutionnaire se fait plus forte. Ainsi, Vuskovic, ministre de l'Economie, « coupable »d'avoir lancé les J.A.P., est démis de ses fonctions. A la ligne « avancer pour consolider » est substituée celle préconisée par le P.C. : « consolider pour avancer ». C'est la « pause » chilienne. Le conclave de « Lo Curro » marque la volonté de faire refluer plus fort, , plus vite, la révolution qui s'avance. Dans le quotidien du P.C., El Siglo, on peut lire le 5 juin sous la plume d'Orlando Millas :

 «  [...] Le gouvernement populaire résulte de la politique patriotique de rattachement du processus révolutionnaire au développement démocratique ; dans l'application de cette politique, la classe ouvrière inspirée par les enseignements du léninisme a pris entre ses mains les revendications légitimes de toutes les classes et couches sociales anti‑impérialistes et anti‑oligarchiques. Les ennemis ont parfaitement pris conscience que cette corrélation de forces leur est nuisible, et c'est pourquoi ils se proposent de réduire la base sociale d'appui du gouvernement populaire et d'isoler la classe ouvrière. Ils profitent de toutes les concessions faites à l'opportunisme d'extrême gauche. Ils font de la publicité à la phraséologie révolutionnaire [ ... ]. Ils jubilent chaque fois qu'il y a des occupations sauvages qui portent atteinte aux droits des moyens et petits propriétaires et ils crient au scandale contre les actes arbitraires dans lesquels tombent parfois certains fonctionnaires. Toutes ces transgressions au programme de l'Unité populaire aident les contre‑révolutionnaires à former une plate‑forme à une échelle de masse pour le fascisme.

 « [ ... ] Il faut regretter que l'indiscipline et le volontarisme qui, en matière agraire, ont conduit à la transgression du programme de base de l'U.P., aient éloigné de nous de grandes masses paysannes et les agriculteurs moyens ; on observe la même chose dans l'industrie et le commerce. Tout cela apporte aux monopolistes l'appui d'une grande masse de la bourgeoisie petite et moyenne et même un pourcentage important de la petite bourgeoisie.

 « [...] Notre situation est différente de celle de l'Union soviétique en 1921. Il serait absurde de comparer des circonstances historiques aussi différentes [...]. Mais l'attitude léniniste est une source d'enseignements profonds qui transcende les conjonctures particulières.

« La corrélation de forces a été affectée aux dépens de la classe ouvrière par une série d'erreurs politiques et économiques qui [...] constituent des transgressions au programme de l'Unité populaire. Il convient donc de mettre l'accent sur la défense du gouvernement populaire, et le maintien de la continuité de son oeuvre Il serait funeste de continuer à augmenter le nombre des ennemis, et, bien au contraire, on devra faire des concessions et tout au moins neutraliser certaines couches sociales et certains groupes en corrigeant des erreurs tactiques.

« Dans ces conditions, cela n'est d'aucune utilité pour le processus révolutionnaire de mettre l'accent sur l'annonce de ce que nous ferons dans l'avenir lorsque des conditions plus favorables se seraient développées [...]. Cela pourrait contribuer à réveiller des soupçons, des incompréhensions et des résistances absolument inutiles. »

« Consolider », c'est tout faire pour élargir l'U.P. à la démocratie chrétienne ; sur ce point le P.C. ne mâche pas ses mots. Dans une interview, Diaz, dirigeant du P.C., déclare : « Consolider [cette partie de l'A.P.S.], c'est avancer, et dans cette mesure même, un accord avec la démocratie chrétienne, éventualité qui devient possible, est un fait positif. »

 Une police « populaire »

 Cette politique se traduit brutalement : le 5 août, la police dirigée par un « socialiste » tire sur les habitants de la poblacion de Lo Hermida ; bilan : un mort et plusieurs blessés. Il ne s'agit pas d'une « bavure », mais d'une véritable provocation. Francisco Herrera, l'un des dirigeants pobladores, raconte :

 « A 6 h 15 du matin, arrivèrent au camp 32 camionnettes des Renseignements, 4 bus du Groupe mobile, 2 blindés, 2 camions de transport de chevaux et 3 ambulances. Ils coupèrent l'électricité du secteur et avec une camionnette à haut‑parleurs, ils nous appelaient à sortir dans la rue pour défendre le gouvernement populaire qui avait été renversé. Les pobladores commencèrent à sortir dans les rues sombres. A ce moment, la police tirant des feux de Bengale qui éclairaient quelque peu le secteur, se mit à mitrailler les pobladores.

 « Ils entraient dans les maisons, donnant des coups de pied, criaient que les dirigeants devaient se rendre et continuaient de tirer. C'était fou et personne ne comprenait rien. Les femmes couraient, mais elles étaient aussi battues, ils ne respectaient personne et détruisaient tout. Ils continuaient à entrer dans d'autres camps, les gens qui sortaient étaient arrêtés même s'ils étaient blessés. On aurait dit une guerre, mais une guerre qui signifiait un massacre.

« Bon, je ferais mieux de ne plus rien dire ; on connaît le résultat : un mort, trois blessés graves, quatre blessés légèrement, cent soixante‑huit arrestations et plusieurs disparus... »

Interrogé de son côté, le chef « socialiste » de la police donne évidemment une autre version des faits et, à la question : « Existe‑t‑il une politique de l'U.P. pour orienter des actions comme celleci ? », il répond froidement : « L'Unité populaire dans son ensemble n'a jamais défini une politique policière. »

Malgré ces fusillades, malgré les gages donnés par les dirigeants de l'U.P. à la démocratie chrétienne, celle‑ci rompt les négociations... et tente de pousser son avantage en organisant rassemblements et manifestations de rue. Encadrés par le parti national et les groupes fascistes de « Patrie et Liberté », ces rassemblements et manifestations prennent un caractère ouvertement provocateur. Des bombes explosent et les attentats contre les sièges de partis ouvriers se multiplient. A la campagne, les propriétaires fonciers font également parler la poudre. Dans les faubourgs ouvriers et dans les quartiers populaires, la hausse des prix tend la situation. Des rumeurs de coup d'Etat circulent ; la crainte du golpe hante les militants des syndicats et des partis ouvriers. L'aile fascisante de la démocratie chrétienne exige, par la bouche du sénateur Juan Hamilton, la « démission » d'Allende. Le parti national fait monter les enchères et déclare le gouvernement « hors la loi ». A ces déclarations répondent celles de la caste réactionnaire des officiers ; parmi eux, l'ex‑général Canales, limogé par l'U.P. pour son activisme anti-gouvernemental, indique dans une interview au journal Chile Hoy que des préparatifs contre‑révolutionnaires sont en cours dans les sommets de l'armée :

 CANALES :  Mais il y a par moments, dans la vie des pays, des situations de crise politique, sociale, économique et morale qui, si elles donnaient la preuve qu'il existe une situation de chaos nationale, une possibilité d'affrontement armé, de guerre civile, obligent l'armée à entrer dans une phase transitoire, qui est une phase d'analyse profonde du problème, pour constater elle‑même l'existence prouvée du chaos et ne pas se baser sur les spéculations journalistiques sur ce chaos. A partir de cette profonde analyse, les forces armées doivent tirer des conclusions et créer leurs propres schémas.

Chile Hoy : Mais cette doctrine dont vous parlez n'a pas d'expression dans la Constitution chilienne ?

 CANALES : C'est logique, quand la Constitution est dépassée, les forces armées ne peuvent continuer à obéir à une Constitution qui n'existe plus. Il faut comprendre ce que c'est qu'une situation de chaos.

Chile Hoy : Et qu'est-ce que c'est que cette situation ?

 CANALES : Le chaos existe à partir du moment où il y a un affrontement armé. Il y a des forces armées qui sont intervenues avant l'affrontement pour l'éviter. Il y en a d'autres qui l'ont fait pendant l'affrontement et il y en a d'autres, et je ne suis pas d'accord avec elles, qui interviennent après un affrontement qui aura coûté des milliers de vies.

On ne peut être plus clair... Relevons pour la petite histoire la non moins édifiante conclusion de cette interview qui donne la pleine mesure du cynisme ‑ mais aussi de la compréhension politique ‑ de ce général quant à l'oeuvre de l'union populaire‑front populaire, en matière de soutien à l'armée bourgeoise :

Chile Hoy : Ce gouvernement a pris beaucoup de mesures, plus que d'autres, pour incorporer les forces armées au développement économique du pays. Quelle opinion avez‑vous de cet effort ?

 CANALES : je serais infiniment injuste si je ne reconnaissais pas en premier lieu au président de la République son comportement inné de soldat. J'ai pu le voir par mes propres yeux. Quand il est parmi nous, c'est un soldat comme les autres. On a parlé beaucoup de cette première réunion avec les généraux. Elle a été très cordiale. C'est  la réunion la plus cordiale que j'aurai pu avoir avec un président. J'ai écouté sa façon de penser. Il respecte les forces armées. Les forces armées n'avaient jamais été aussi respectées et considérées.

C'est dans cette ambiance que le gouvernement décide d'appeler la classe ouvrière à se mobiliser contre les menaces de « coup d'Etat ». En réponse aux manifestations de la droite dans le centre de Santiago, près d'un million de personnes défilent le 4 septembre dans les rues... C'est la plus puissante manifestation de l'année 1972. Les forces de la classe ouvrière sont là, intactes. Tout est encore possible, mais sur une autre politique que celle de l'unité populaire-front populaire.

 Les « cordons industriels »

Déjà au moins de juin 1972, le 27 s'est constitué à Cerrillos (zone industrielle) le premier « cordon industriel ». Les travailleurs des entreprises de ce secteur se mettent en grève en exigeant la nationalisation de leurs usines. Le gouvernement alors en pourparlers avec la démocratie chrétienne refuse... et envoie les carabiniers dans cette zone. La réaction est immédiate : dix‑huit usines se mettent en grève, élisent leurs délégués qui constituent le « commandement communal », tandis que les travailleurs décident de se constituer en assemblée permanente...

Le « commandement communal » négociera avec le ministre du Travail sous le contrôle de l'assemblée permanente. Effrayé, le gouvernement recule, et la grève se termine par un compromis à l'avantage des travailleurs.

 Le travail reprend, mais le cordon industriel demeure, les travailleurs ne désarment pas. Au contraire, cette forme d'organisation va se développer dans un grand nombre d'entreprises.

Le cordon industriel, forme d'organisation autonome du prolétariat, rassemble les travailleurs contre le patronat... mais également contre le gouvernement de l'U.P.

 J.A.P,        comités de vigilance, juntes des voisins à la campagne, cordons industriels ..., la multiplication de ces comités plus ou moins structurés, plus ou moins actifs, voilà ce qui va marquer ce que l'on a à juste titre qualifié d'« Octobre chilien », extraordinaire mobilisation politique - donc pratique -des masses pour tenter de franchir victorieusement l'obstacle dressé par les dirigeants du P.C. et du P.S. dans la lutte pour le pouvoir. Mais les cordons industriels, parce qu'ils se constituent dans les usines et qu'ils tendent à prendre en charge les tâches concrètes de la lutte pour le pouvoir seront les formes d'organisation les plus élevées que le prolétariat chilien se donnera. L'absence d'une organisation marxiste digne de ce nom,  combattant contre l'Unité Populaire pour la victoire de la révolution chilienne, interdira leur  centralisation, qui aurait alors posé le problème de la dualité de pouvoirs dans les conditions où la victoire pouvait être emportée par le prolétariat et la paysannerie pauvre. La crise d'Octobre va révéler la profonde maturité politique qui caractérise de larges secteurs de la classe ouvrière.  Parce qu'il produit des documents d'un intérêt exceptionnel l'ouvrage d'Alain JOXE, Le Chili sous Allende, mérite d'être mentionné, malgré l'orientation de l'auteur de soutien critique à l'Unité populaire. Ainsi, cette lettre d'un dirigeant syndical d'une petite entreprise témoigne de l'extraordinaire réflexion politique qui s'opère, même si de nombreuses illusions demeurent :

 « Je dis ce que je pense parce que je l'ai vu et vécu. J'ai manqué de beaucoup de choses pendant longtemps et souffert de l'exploitation pendant une quinzaine d'années. A tout hasard, j'étais de gauche. Avec ce gouvernement, je pensais que nous allions y aller fort, jusqu'à toucher au but. Au début, on y a été fort pendant huit mois, un an, puis nous avons ralenti. Je pense que nous avons perdu beaucoup de terrain et que nous nous sommes moqués du plébiscite au moment où nous étions les plus forts, et maintenant, en ce moment, la droite réactionnaire, antipatriotique, fait ce qu'elle veut. je pense que cela est la faute des faiblesses que l'on a vues  apparaître dans la gauche, de la Constitution, de la légalité dont on parle beaucoup, et d'un secteur de l'U.P. qui met des bâtons dans les roues des travailleurs dans leurs luttes et leurs décisions, parce qu'ils ont sûrement des intérêts nouveaux depuis qu'ils sont en place.

« Comme travailleur conscient, je sens que nous sommes en train de reculer au lieu de renforcer le processus vers le vrai socialisme.

 « Je veux aussi me référer au fait qu'on dit aux travailleurs : "non aux grèves", "non aux occupations", qu'on ne les acceptera pas et qu'on appliquera la loi avec rigueur. Et je me demande : quelle autre arme avons‑nous, nous les travailleurs pour frapper l'ennemi qui a toujours refusé de négocier les contrats ? Je me souviens d'un camarade qui fit un discours dans une assemblée de dirigeants le 10 août et qui dit : " On ne peut pas faire de grèves, occuper les entreprises et les fundos, parce qu'on fait le jeu de la droite. Nous résoudrons les problèmes ici. " Moi, je crois que les problèmes ne s'arrangent pas derrière un bureau.

 « Ceux qui disaient cela étaient des camarades du P.C., mais il y a deux ans, un an, ils poussaient fortement en avant et maintenant ils traitent de gauchistes les camarades qui occupent une industrie ou un fundo et les traitent en ennemis. Où veut‑on exactement en venir avec ça ? C'est ce qui m'énerve avec les camarades de ma propre classe qui ne savent pas penser avec leur propre tête et qui transmettent ce qu'on leur dit. Sommes‑nous là pour avancer ou pour pratiquer le sectarisme ? »

 Tirée du même livre d'Alain Joxe, livrons cette réflexion d'un responsable de comité de vigilance qui pose le problème de la centralisation de l'action du prolétariat en un front des comités de vigilance :

« Je pense qu'il faudrait former un comité départemental qui s'occuperait exclusivement de répondre aux préoccupations des comités de vigilance et de les coordonner. Qu'il y ait une participation réelle des travailleurs, car actuellement, il n'y a pas de participation dans le secteur privé, mais si ce gouvernement est bien celui des travailleurs, il est logique que nous participions. D'abord, toutes les entreprises privées devraient avoir des comités de vigilance. Même si les camarades savent que la leur ne va pas passer au secteur nationalisé, il est important qu'ils aient quelque chose en haut sur quoi s'appuyer. Deuxièmement, il faudrait constituer, par départements ou par communes, des organismes propres aux travailleurs qui canaliseraient tous les problèmes du secteur privé en même temps que du secteur nationalisé. Dans ce comité, il y aurait des représentants de la C.O.R.F.O., de la C.U.T., et des travailleurs des entreprises privées de la localité. Ça pourrait s'appeler un front de comités de vigilance. Peu importe le nom qu'on leur donnerait ; et puis que fonctionnent des assemblées départementales auxquelles participeraient tous les travailleurs du secteur. Il faudrait leur donner une grande publicité, que les comités soient tout le temps en train de donner des informations à la presse, à la radio, et que le publie et le gouvernement lui‑même soient ainsi au courant de tous les problèmes. De cette façon, beaucoup d'autres travailleurs auraient l'idée de faire la même chose. »

Après la manifestation du 4 septembre, la bourgeoisie chilienne recule... pour mieux combattre. La puissance de la manifestation ouvrière, la combativité manifeste à la ville comme dans la campagne, l'amènent à éviter l'affrontement direct avec la révolution. La bourgeoisie décide de frapper un grand coup en provoquant la paralysie totale de l'économie chilienne ; par la grève du patronat, tentative de lock‑out à l'échelle du pays, la bourgeoisie espère précipiter le cours des choses et créer une situation irrémédiable pour les masses.

 L' « Octobre chilien »

 L'« Octobre chilien » commence... à Paris. Le 4 octobre, un tribunal français décide de donner droit à la Kennecott Cie qui exige l'embargo sur une cargaison de cuivre en réponse à la nationalisation des entreprises de cuivre par le gouvernement Allende. Cette décision est accueillie au Chili comme un véritable défi... Le 9, la C.U.T. appelle les travailleurs à se mobiliser. L'opposition, vertébrée par la démocratie chrétienne, organise le lendemain une manifestation contre le gouvernement accusé d'« illégalité »...

 Le 11, le syndicat des transporteurs routiers appelle à la grève générale illimitée... Les commerçants de détail, l'ordre des architectes, celui des médecins, des avocats, entrent dans la « grève » qui devient une mobilisation de la petite bourgeoisie et des professions libérales à l'initiative du grand capital chilien... Le patronat entre alors directement dans la danse et multiplie provocations et sabotages pour arrêter la production et rendre effectif le lock‑out.

La riposte du gouvernement est timide et limitée réquisition de camions, réouverture des commerces, saisie de stocks. Prompt à se mobiliser contre les organes de « fait » constitués par les paysans et les ouvriers, le gouvernement de l'U.P. recule devant la tentative de sabotage quasi insurrectionnel fomentée par la bourgeoisie chilienne...

 Aux mobilisations des pobladores, Allende répond en envoyant les carabiniers ; aux manifestations du Barrio Alto (le « Neuilly » de Santiago), le même Allende répond par des mesures sans efficacité ni contraignantes.

 Mais la classe ouvrière, elle, riposte avec force et promptitude. Spontanément, dans les usines et les quartiers, la classe ouvrière s'organise, se lève en masse. A Santiago et dans la proche banlieue surgissent et se multiplient les « cordons industriels ». Des assemblées générales élisent leurs délégués d'usines qui se coordonnent par quartier, constituent des « coordinations ouvrières locales ». Il ne s'agit pas de l'oeuvre d'une avant‑garde : la caractéristique de l'« Octobre chilien », c'est la mobilisation en masse de toute la classe ouvrière rassemblée en comités, en véritables soviets. Ouvriers du P.C., du P.S., du M.I.R., syndiqués, non syndiqués, du secteur privé ou nationalisé, tous participent au « cordon », à ses actions. Mieux, les ouvriers influencés par la démocratie chrétienne participent à l'action de ces comités. A partir du 15 octobre, les cordons s'institutionnalisent, bousculant les prévisions patronales et... des dirigeants de l'U.P. Les cordons prennent la production en main dans les usines et organisent la lutte contre les attentats terroristes que le patronat provoque contre les zones industrielles. Prenant contact avec les délégués des juntes des voisins, des J.A.P., des centres de mères et volontaires de la junte, les organes ouvriers assurent l'ensemble des activités nécessaires au maintien de la production, au ravitaillement et aux services de santé. Les commandements communaux centralisent les activités au niveau de plusieurs quartiers... Le mouvement gagne la campagne qui, grâce aux conseils communaux paysans, assure la réalisation du bon ravitaillement des villes, brisant net la grève des « circuits commerciaux ». Les étudiants viennent à la rescousse et élisent également leurs comités de vigilance.

En quelques jours, le tableau de la situation politique est bouleversé. A l'action de la réaction, à l'inertie du gouvernement de l'U.P., a répondu avec force et détermination l'action indépendante de la classe ouvrière et de ses alliés naturels les paysans pauvres, les travailleurs agricoles, au travers de leurs comités, véritables organes embryonnaires de double pouvoir...

A travers ce foisonnement de comités, c'est à un niveau élevé, très élevé, le front unique ouvrier, le rassemblement des exploités dans leurs comités, qui s'organise contre l'Etat bourgeois, protégé par le gouvernement de l'unité populaire‑front populaire. La crise révolutionnaire est devenue révolution.

 La crise d'octobre marque la rupture entre la classe ouvrière et les sommets des partis ouvriers qui mettent tout en oeuvre pour soutenir une bourgeoisie fragile dont le pouvoir chancelle. A la base, toutes les tendances de la classe ouvrière se rassemblent dans les « cordons ». Témoin cette discussion dans une entreprise :

‑ Que s'est‑il passé ici dans l'usine pendant la grève patronale ?

‑ Ils avaient l'intention de tout arrêter, finalement ils n'ont pas osé quand ils ont vu notre fermeté. Ils ont voulu stopper les ventes, mais les camarades l'ont appris et les ont obligés à rouvrir et à vendre. Nous avions formé une commission de vigilance chargée de veiller à ce que les prix restent normaux et de ravitailler les entreprises, comme la C.O.R.V.I. et d'autres.

‑ Quels changements se sont produits à partir de l'occupation ?

‑ Bien, la leçon que tous les ouvriers ont apprise est la suivante : sans patrons et sans employés, tout marche très bien et même mieux ; nous avons un sens plus grand de la responsabilité ; nous produisons davantage et meilleur marché.

‑ Avez‑vous eu l'appui d'autres camarades, d'autres usines ?

‑ Non seulement des usines, mais des centres de mères, des juntes de voisins, de travailleurs de la santé, des étudiants, c'est‑à‑dire du système de coordination de ce secteur, du secteur nord qui comprend Conchali. Il y a ici environ 39 usines : Ceresita, Ferriloza, Nobis, etc. Ah, et il y a aussi les paysans.

‑ Tout d'abord, que les patrons ne reviennent pas, ensuite que nous passions au « secteur social ».

‑ La décision d'occuper l'usine a‑t‑elle été appuyée par les ouvriers de tous les partis politiques ?

‑ La direction ici est entre les mains des camarades du F.T.R. (M.I.R.). Je suis socialiste, mais nous sommes tous unis.

( La conversation se déroule dans un des bureaux de l'usine où d'autres ouvriers écoutent le dialogue. L'un d'entre eux, une femme, demande à intervenir.)

‑ Cette occupation n'est pas une occupation des partis politiques, camarades, c'est une occupation d'un groupe d'ouvriers exploités qui luttent pour une cause juste. Depuis un an, je suis à la crèche, mais cela fait huit ans que je travaille à l'usine.

‑ Quel âge avez‑vous?

‑ Quarante‑trois ans et je suis militante du parti communiste.

‑ Depuis combien de temps ?

‑ Trois ans, mais depuis que j'ai commencé à travailler en usine dans une fabrique de sacs, cela fait de nombreuses années, j'ai toujours été sympathisante du parti.

‑ Et vous êtes d'accord avec la direction F.T.R. ?

‑ Oui, les camarades représentent l'expression de tous les travailleurs ; ici, il n'y a pas de sectarisme, que cela reste bien clair, il n'y a qu'unité des exploités.

‑ Mais ne pensez‑vous pas que le F.T.R. soit extrémiste ?

‑ Non, et je ne crois pas non plus qu'il créera des problèmes au gouvernement ; les communistes d'ici luttent aussi pour que les patrons ne reviennent pas, et bien que nous ayons reçu l'ordre d'évacuer, nous resterons fermes jusqu'au bout.

 

Il convient d'ajouter que, si précieux que soient ces témoignages, l'histoire des « cordons industriels » dont les documents et journaux furent emportés par la réaction fasciste de Pinochet reste à écrire. Ce qui est évident, c'est la signification politique du développement de ces « comités » face à la réaction bourgeoise.

Quelque vingt jours après le début de l'attaque patronale, la bourgeoisie recule en désordre, terrorisée par la classe ouvrière et ses comités. Que va faire le gouvernement de l'U.P. ? S'appuyer sur la force de la classe ouvrière, sur ses comités, pour en finir une fois pour toutes avec l'Etat bourgeois chilien, les Chambres dominées par les partis réactionnaires et putschistes ?

Fort de ce nouveau rapport de force, le gouvernement de l'U.P. va‑t‑il prendre la tête des comités pour les coordonner et les unifier à l'échelle du pays ? Non. L'unité populaire‑front populaire va, au contraire, mobiliser toutes ses énergies pour faire contre‑feu... à la mobilisation de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre.

Qu'on en juge.

Le 29 octobre, Tomic adresse au nom de la démocratie chrétienne une lettre ouverte ait gouvernement, proposant la constitution d'un nouveau cabinet d' « union nationale » ! Le lendemain, Allende annonce la constitution d'un nouveau gouvernement ouvert aux militaires de haut rang et aux dirigeants de la... C.U.T. Rassurés, les patrons annoncent que leur « grève » prend fin...

La loi sur le contrôle des armements

Mais il y a plus. Plus grave ‑ si l'on peut écrire ‑ plus infamant encore pour ceux qui se réclament du « communisme » ou du « socialisme ». Le 21 octobre, en pleine effervescence contre‑révolutionnaire, paraît au Journal officiel une loi sur le contrôle des armements. Elaborée et présentée par le sénateur démocrate‑chrétien Juan de Dios Carmona, cette loi sera votée grâce au P.C. et au P.S. Si l'on en croit les journalistes, les parlementaires du P.C. et du P.S. furent pris « de court » par le projet de loi et arrivèrent... en retard à la séance qui discutait de cette question. Laissons là les naïfs intéressés, ou tout simplement inconscients. Le P.C. et le P.S. sont des partis parlementaires qui connaissent tous les arcanes de la démocratie parlementaire et qui, selon les cas, arrivent en retard pour siéger, ou non... Arrivés en retard pour repousser par veto ce projet anti‑ouvrier, le P.C. et le P.S. furent présents et bien présents pour amender un projet qui, sous couvert de lutter contre ceux qui possèdent des armes, laissait à l'autorité militaire le soin et le pouvoir, sur simple dénonciation, de perquisitionner chez des particuliers et dans les entreprises, pour y chercher armes à feu, armes coupantes ou contondantes qui demeurent interdites « sauf autorisation de l'autorité compétente ».

La réalité, si amère soit‑elle, c'est que le P.C. et le P.S. ont participé à l'élaboration et au vote d'une loi qui, en pleine action révolutionnaire du prolétariat, était directement dirigée contre lui. En admettant l'hypothèse selon laquelle les groupes parlementaires de l'U.P. furent mis en défaut par la rapidité du vote de cette loi, il suffisait que le gouvernement, le P.C., le P.S. et la C.U.T. appellent travailleurs et jeunes à se mobiliser contre le Sénat et l'Assemblée nationale. Nul doute que cette loi eût alors été promptement abrogée... et le Parlement bourgeois avec. En fait, la loi du 21 octobre votée, la participation de militaires de haut niveau au nouveau gouvernement de l'U.P. s'éclaire d'un jour particulier. Le général Prats, ministre de l'Intérieur, devient vice‑président de la République dès que le président est en voyage à l'étranger...

L'amiral Huerta obtient le portefeuille des Travaux publics, quant au général Sepulveda, il devient ministre des Mines. D'abord Tomic, puis toute la droite, célèbrent la victoire du 21 octobre et du 3 novembre. Loi sur les armements et entrée en force des militaires au gouvernement forment en effet... un tout.

Ecoutons le général Prats interviewé après sa nomination au gouvernement :

Chile. Hoy : Comment expliquez‑vous le fait que vous conserviez le poste de commandant en chef de l'armée de terre ?

 PRATS : C'est un poste qui a la confiance du président de la République. Si je l'abandonnais, je devrais partir à la retraite, et ainsi, en tant que militaire je n'aurais plus de représentativité institutionnelle. En conséquence, l'actuel chef d'état. major, le général Augusto Pinochet, me remplace dans mes fonctions de commandant en chef.

Chile Hoy : Vous avez défini la participation des forces armées au gouvernement comme un « devoir patriotique », pour contribuer à la paix sociale au Chili. Quelles mesures concrètes pensez‑vous adopter pour atteindre ce but ?

 PRATS : Appliquer avec autorité et sans discrimination les normes légales en vigueur, de façon que tous les secteurs réaffirment leur conviction et leur confiance dans le fait que les changements structuraux se feront dans la légalité démocratique, comme l'établit fermement le programme du gouvernement.

Chile Hoy : Le gouvernement prépare un projet de nouvelle Constitution, qui correspondrait à une étape de « transition au socialisme ». Quel rôle, croyez‑vous, devrait être attribué aux forces armées ?

 PRATS : Une nouvelle charte fondamentale devrait préciser leur mission permanente de protection de la souveraineté nationale dans le cadre géo‑économique et leur mission éventuelle de participation dans le maintien de l'ordre, tout cela sous la direction du pouvoir exécutif.

Chile Hoy : Récemment a été promulguée une loi qui donne aux forces armées le contrôle des armes dans les mains des particuliers. Au cours de la grève ont eu lieu Plus de, deux cents attentats de tout genre, exécutés par des groupes armés d'extrême droite. En tant que ministre de l'Intérieur, appliquerez‑vous contre ces groupes la nouvelle législation ?

 PRATS : je ne fais pas de distinction parmi les groupes armés. L'esprit de la loi sur le contrôle des armes est de garantir la tranquillité publique. Il s'agit de confisquer les armes interdites par la loi.

Chile Hoy : Certains secteurs de la gauche pensent que la présence des forces armées dans le gouvernement risque de freiner le développement du mouvement des masses. Que pensez‑vous de ce jugement ?

 PRATS : Le développement du mouvement des masses est légitime dans la dynamique du monde actuel, canalisé par la légalité qui lui est consubstantielle. Les dirigeants populaires chiliens comprennent par ailleurs que l'armée n'est pas au service des structures sociales particulières, mais que son rôle est de protéger les intérêts permanents de la patrie.

Chile Hoy : Une des caractéristiques du nouveau cabinet est la présence des dirigeants les plus importants de la C.U.T., à côté des représentants des forces armées. Quelle signification a ceci pour vous?

 PRATS : C'est une réponse très adéquate aux circonstances politiques actuelles. Les travailleurs du pays ont donné un exemple de grande responsabilité civique pendant le développement du mouvement de grèves, et leur conscience sociale du sens de l'ordre et de la volonté productrice mérite le respect de tous les militaires. L'armée n'a pas de complexes de classe ; ses cadres reflètent la réalité sociale du Chili, parce qu'ils sont issus proportionnellement des différents niveaux de la communauté nationale.

Cette interview est intéressante à plus d'un titre. Le général Pinochet, légalement nommé par le gouvernement de l'U.P., s'y voit décerner un brevet de « constitutionnalisme », alors que le général Prats, évoquant les « événements d'octobre », réaffirme la nécessité de restaurer l'autorité de l'Etat, donnant toute sa signification au rôle de l'armée à la tête du gouvernement.

L' « Octobre chilien », c'est d'abord une offensive politique de la classe ouvrière, à laquelle l'unité populaire‑front populaire oppose le nouveau gouvernement C.U.T.­militaires disposant de pouvoirs considérables par la loi sur les armes.

En confiant aux militaires l'Intérieur, le Ravitaillement et les Mines, Allende les place en premières lignes... là même où la classe ouvrière s'est dotée d'organismes soviétiques. L'objectif du gouvernement est de disloquer le réseau d' « organes de fait » que le prolétariat a bâti en réponse à la bourgeoisie.

L'année se termine sur cette situation. La classe ouvrière campe sur les positions conquises en octobre. La bourgeoisie met tous ses espoirs dans les ministres‑généraux du gouvernement et prépare une nouvelle bataille... En attendant, le 12 décembre, ‑une cour martiale ramène en appel de vingt ans à deux ans la peine infligée au général Viane pour l'assassinat du général Schneider... Décidément, l'armée n'oublie pas les siens...

Les militaires au gouvernement

L'année 1973 s'ouvre sur une situation intolérable pour l'impérialisme mondial et la bourgeoisie compradore chilienne : la dernière offensive d'octobre de la réaction a été défaite par la magnifique riposte des cordons et des différents comités, mais une fois encore le gouvernement de l'U.P.‑F.P. a protégé la retraite de la bourgeoisie, lui évitant la destruction complète. L'absence au Chili d'une organisation révolutionnaire implantée dans la lutte des classes, combattant pour la rupture des partis ouvriers d'avec les partis bourgeois, intervenant dans les différents comités de type soviétique, agissant pour leur centralisation, a interdit à l'action d'octobre de porter les coups mortels à la bourgeoisie qui s'imposaient. Effrayée par les conséquences politiques de sa tentative de lock‑out économique, la bourgeoisie chilienne va se replier, et se préparer au coup d'Etat, laissant au gouvernement de l'U.P. le soin d'affronter les masses, de désorganiser ses conseils, de les démoraliser.

Dès le début janvier, Allende agit. Le secrétariat national à la distribution et à la commercialisation passe des mains d'un militant socialiste à celles d'un militaire, le général Bachelet. Il s'agit pour lui de briser l'obstacle des J.A.P., de réaffirmer dans ce secteur l'action de l'Etat. Ce général d'aviation fait une découverte économique fondamentale : on règle d'autant plus vite le problème du ravitaillement que travailleurs et paysans... consomment moins...

« Si l'on fume moins, il n'y a plus de grèves, surtout que la cigarette donne le cancer », explique le nouveau responsable chargé de mater les J.A.P.

L'action du général Bachelet n'est pas isolée. Le 24 janvier, un projet de loi est transmis au Congrès. Son objet : « clarifier » la situation d'octobre, c'est‑à‑dire expulser les cordons des entreprises d'où les patrons ont été chassés durant la crise. Contre la rétrocession aux patrons des industries concernées, les ouvriers de la zone industrielle de Maipu se mobilisent à l'appel de leurs cordons. Les 25 et 26 janvier, ils occupent le quartier et dressent des barricades. Le gouvernement recule, retire son projet et le sous‑secrétaire (P.S.) à l'Economie démissionne. Au mois de février, les délégués des cordons de Santiago se réunissent et adoptent une plate‑forme. Véritable programme d'action de la classe ouvrière, cette plate‑forme en douze points atteste de la formidable maturation politique que la crise d'octobre a engendrée. Et ce d'autant plus ‑ répétons‑le ‑ en l'absence de toute organisation marxiste digne de ce nom. Ce document adopté par les délégués des cordons de Santiago stipule :

 Nous, travailleurs des cordones industriels, avançons comme programme d'action de classe immédiate:

1. La lutte pour le passage aux mains des travailleurs du secteur socialisé de toutes les entreprises qui produisent des biens de première nécessité, du secteur alimentaire et des usines de matériaux de construction.

2. La lutte pour l'expropriation immédiate des grandes entreprises privées de distribution.

3. L'expropriation des exploitations de plus de 40 hectares (irrigués) ; confiscation de la terre et nationalisation de l'exploitation.

4. Constituer un contrôle ouvrier de la production et un contrôle populaire de la distribution. Les travailleurs décideront de ce qu'on produira pour le peuple, de l'utilisation des profits, et des lieux où l'on entreposera les aliments. Pour cela, nous appelons à la constitution immédiate de comités de vigilance ouvrière dans toutes les entreprises du secteur privé.

5. La lutte pour implanter une direction ouvrière dans toutes les entreprises du secteur socialisé.

6. Qu'on ne rende aucune entreprise, ni celles du secteur de la construction, ni les autres entreprises qui sont aux mains des travailleurs. Retrait immédiat du projet Millas. [ ... ]

8. Pouvoir de sanction des J.A.P. et des commandos dos communaux. Contrôle de ce qui est fourni aux commerçants, et châtiment pour ceux qui ne vendent pas, accaparent et spéculent. Fermeture de leurs commerces et vente directe aux pobladores. Les ouvriers des cordones industriels se mobiliseront pour rendre ce pouvoir effectif. [ ... ]

 12. Nous appelons tous les travailleurs à constituer les commandos industriels par cordones et les commandos communaux, unique moyen pour la classe ouvrière de disposer d'un organisme d'action, efficace, capable de la mobiliser et de lui proposer de nouvelles tâches.

Nous croyons que, contrôler les moyens de production et la distribution, c'est consolider le processus, c'est créer une nouvelle économie aux mains de la classe ouvrière, c'est d'aller de l'avant. C'est pour cela que nous nous opposons à tout type de concession à la bourgeoisie.

 

Nous comprenons l'immense responsabilité qui nous incombe comme travailleurs, mais nous exigeons que nos propositions soient écoutées et acceptées ; nous exigeons que l'on nous ouvre les portes pour participer directement à la recherche des solutions aux problèmes du processus.

 

L'intérêt de ce document est évident : non seulement il s'oppose en tous points à la politique de l'U.P.‑F.P., visant à remettre en cause les positions conquises par la classe ouvrière depuis le début de la révolution chilienne, mais encore, intègre comme une revendication de la classe ouvrière ‑ point 3 - la question d'une véritable réforme agraire. Cette question est fondamentale, l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre est dressée ici contre la politique de collaboration de classe à la ville comme à la campagne menée par l'U.P.‑F.P. La déclaration de Santiago est sans nul doute le manifeste politique le plus élevé de l'avant‑garde ouvrière se heurtant à l'U.P.‑F.P. et tentant de s'y opposer victorieusement.

Loin de se borner à riposter à l'offensive de la bourgeoisie, les cordons tentent de se coordonner, d'exercer une activité permanente définissant des tâches qui remettent en cause la politique du P.C. et du P.S. de défense de la propriété privée, à travers la protection de l'Etat bourgeois. Ajoutons que la forme de la plate‑forme de Santiago manifeste tout autant une maturation politique sur le fond.

La lutte de la classe ouvrière chilienne arrive à un tournant. Une avant‑garde qui s'est dégagée dans ces trois années de tempête révolutionnaire bande toutes ses forces pour aller de l'avant et dégager des objectifs politiques. Que l'on en juge ; les 22 et 23 mars, un congrès populaire sur le ravitaillement se réunit. Si la composition de ce congrès est hétérogène, la résolution adoptée stipule : « Nous devons unir les efforts de tous les camarades dans une seule organisation, les commandements de travailleurs, capables de représenter leurs intérêts et de faire que nous nous levions comme un seul homme dans la lutte contre nos ennemis de classe, contre la bureaucratie et contre la conciliation gouvernementale, pour la défense de nos intérêts. »

Ainsi, une avant‑garde de la classe ouvrière tente de centraliser l'activité des comités, face à la « conciliation gouvernementale ».

La bourgeoisie chilienne en étroite liaison avec la C.I.A. et Kissinger entreprend de « déstabiliser » économiquement et politiquement le Chili. Economiquement d'abord : fuite des capitaux, spéculation, organisation du marché noir... l'inflation fait rage.

Le gouvernement de l'U.P. « riposte » par une bataille constitutionnelle et parlementaire pour tenter d'imposer le capital... ce qui permettrait de financer une augmentation des salaires les plus bas... Mais, en quelques mois, l'inflation et la hausse des prix ont réduit à néant les augmentations de salaires arrachées ou concédées...

Les forces se regroupent

C'est dans ce climat que vont se dérouler les dernières élections au Chili avant le coup d'Etat. Et, déjà, la bourgeoisie s'aligne sur la solution du coup d'Etat.

Le 22 février 1973, Roberto Thiene, dirigeant de « Patrie et Liberté », déclare dans une interview : « Il se pourrait que le gouvernement actuel de M. Allende doive transgresser définitivement la loi et la Constitution après les élections de mars. Il est probable que cette transgression soit suivie d'un coup d'Etat ou d'une intervention militaire. »

On ne peut être plus clair.

Si les cercles dirigeants de la bourgeoisie s'alignent sur la solution fasciste, la classe ouvrière, elle, se regroupe politiquement pour la défense de ses intérêts.

Les forces se regroupent, alors que le Chili s'avance vers la guerre civile. A la veille des élections législatives du 4 mars, la presse américaine comme les observateurs « avertis » de la politique chilienne annoncent une victoire des partis de droite... Las ! l'impérialisme mondial déchante : malgré l'U.P.‑front populaire, malgré les conditions extraordinairement difficiles pour la classe ouvrière chilienne, le résultat des élections législatives manifeste la volonté, l'acharnement des classes laborieuses de garantir les droits et positions arrachés à la bourgeoisie contre la réaction qui relève la tête.

L'Union populaire obtient 45,4 % des voix, soit 10 % de plus que lors de l'élection d'Allende à la présidence, et 6 % de moins que lors des élections municipales.

Les masses votent U.P., à défaut de pouvoir voter selon leurs aspirations classe contre classe, P.C.‑P.S. La répartition des voix mérite d'être indiquée. Les classes moyennes, désorientées par l'inaction du gouvernement face à la réaction, après avoir rallié la classe ouvrière, opèrent un mouvement de repli vers les partis bourgeois qui leur promettent une solution. En revanche, l'immense majorité des ouvriers et des paysans pauvres votent pour la coalition (les partis ouvriers et bourgeois. Encore faut‑il tenir compte du fait que les jeunes de dix‑huit ans n'ont pu voter, alors que les sondages indiquent qu'une écrasante majorité aurait voté pour les partis se réclamant du socialisme.

Dans le camp de la bourgeoisie, c'est la consternation. Les partis bourgeois, D.C. en tête, espéraient une victoire électorale leur permettant de démettre « légalement » Allende et de reprendre directement les rênes du pouvoir. Mais la classe ouvrière résiste. Malgré la politique du front populaire, elle combat, campe sur ses positions, radicalise sa lutte : la presse chilienne analyse le vote du 4 mars comme un « vote de classe ». Dans leur immense majorité, travailleurs et paysans pauvres ont voté P.C.‑P.S... contre la « conciliation gouvernementale ».

Au point que dès le lendemain des élections, Allende recule et forme un nouveau gouvernement de F.P., mais composé uniquement de civils.

Le P.C. contre la classe ouvrière

 La pression des travailleurs et, comme reflet de cette activité, la pression des militants du P.S., du P.C. et du M.I.R. se manifestent. Les dirigeants du P.C.C. qui jusqu'alors, nous l'avons vu, s'opposaient frontalement à la construction de comités, tournent, tenant compte de cette nouvelle situation. Corvalan déclare à Chile Hoy :

Q. ‑ Dans votre rapport, tout en maintenant l'idée qu'il faut remplacer l'appareil d'Etat bourgeois, il semble qu'on écarte le développement d'organes de pouvoir populaire indépendants du gouvernement...

 R. ‑ La nécessité de remplacer l'appareil bourgeois est indiscutable, mais le problème est le suivant : qu'allons‑nous faire ? Est‑ce que nous le remplaçons aujourd'hui ? Comment le remplacer, en comptant un, deux, trois ? Il me semble qu'en posant les pieds sur terre, si véhéments que soient nos désirs, nous devons nous rendre compte qu'il n'existe pas de conditions pour le matérialiser immédiatement. Nous devons donc profiter, comme nous le faisons, de l'appareil d'Etat [ ... ]  et développer parallèlement, simultanément, tous les types d'organisation populaire qui peuvent remplir les tâches que l'appareil bureaucratique bourgeois est incapable de gérer... Nous sommes donc partisans des commandos communaux, des conseils paysans, des cordons industriels, des J.A.P., etc., mais nous estimons que ces nouvelles organisations, qui sont des formes de pouvoir populaire, tout en maintenant leur indépendance, ne peuvent néanmoins être conçues et orientées contre la politique du gouvernement Allende. Dans le cas particulier des cordons industriels, nous les concevons comme partie intégrante de la C.U.T., comme organisation de base de la C.U.T., et non comme organisations parallèles et divisionnistes du mouvement syndical.

Les dirigeants du P.C. reculent dans la forme, pour mieux affirmer l'essentiel de la politique du F.P. : « Nous devons profiter, comme nous le faisons, de l'appareil d'Etat. »

Tout est dit : Corvalan maintient intégralement la lutte pour la défense de l'Etat bourgeois, pierre de touche de toute politique contre‑révolutionnaire quelle que soit la combinaison exacte qui l'incarne, en fonction des développements vivants de la lutte des classes.

 Ainsi, moins de six mois avant le tragique dénouement du coup d'Etat de Pinochet, les élections législatives indiquent que, contrairement à tous les espoirs de la bourgeoisie chilienne, des cercles dirigeants de l'impérialisme américain, la classe ouvrière est debout, prête à répondre à l'appel des dirigeants des partis ouvriers. Malgré l'opposition du gouvernement Allende à une authentique réforme agraire, de larges secteurs de la paysannerie pauvre ‑ totalement analphabète ‑ ont voté contre les partis de l'impérialisme ; malgré le refus de l'U.P. de faire droit aux revendications des travailleurs qui exigent l'expropriation des saboteurs capitalistes, l'immense majorité des travailleurs a voté contre les partis de la bourgeoisie. La classe ouvrière, entraînant toujours de larges secteurs de la petite bourgeoisie, donne une fois encore l'avantage électoral au P.C. et au P.S... en vain : le nouveau gouvernement Allende ne s'écarte pas de la ligne de l'U.P.‑front populaire. Forte de cette certitude, la bourgeoisie chilienne poursuit l'application de son plan de « déstabilisation »... en prenant garde cette fois de se heurter frontalement à la classe ouvrière. Mieux. Alors que les mineurs d'El Teniente ‑ fer de lance de la classe ouvrière ‑ se mettent en grève pour défendre leurs salaires, la démocratie chrétienne se paie le luxe de soutenir ‑ verbalement ‑ les grévistes des mines de cuivre... contre le gouvernement qui prétend les représenter !

Les mineurs d'El Teniente ont massivement voté pour le P.C. et le P.S., et ces partis, au gouvernement coalisé avec les partis bourgeois, s'opposent ‑ une fois le résultat des élections proclamé aux travailleurs de cette corporation. Pour le gouvernement de l'Unité populaire, il s'agit de faire un exemple. En refusant de céder aux mineurs d'El Teniente, le gouvernement d'Allende entend mettre un terme à l'« escalade » des revendications, dans toute la classe ouvrière. Commencée le 17 avril, la grève ne se terminera que le 2 juillet. Elle donnera l'occasion à la démocratie chrétienne de dénoncer ‑ à bon compte ‑ la politique du gouvernement, isolant ainsi l'avant‑garde de la classe ouvrière du pays...

 Le 26 juin, une manifestation des grévistes à Santiago dégénère et se heurte à la police. Le P.C. et le P.S. dénoncent la rencontre entre Salvador Allende et le comité de grève d'El Teniente comme inopportune...

Le message annuel que le président de la République adresse au Congrès, à la fin mai, illustre cette politique qui se heurte directement à la classe ouvrière, à ses intérêts.

L'offensive de la bourgeoisie

Sous le titre « Pour la démocratie et la révolution, contre la guerre civile », Allende met en garde... la bourgeoisie contre les risques d'un affrontement avec la classe ouvrière. En même temps, il signale « que l'affrontement quotidien entre conservation et révolution a accumulé une charge intense de violence sociale qu'il a été possible de contenir jusqu'à présent dans les limites raisonnables ou d'étouffer en cas de débordement ».

Après avoir ainsi nettement établi le bilan positif de l'unité populaire‑front populaire ( défense de l'Etat ), il proclame : « Contrairement à ce qui se passait autrefois, l'ordre publie a cessé d'être au service du système capitaliste et il est aujourd'hui un facteur qui contribue à l'avance du processus révolutionnaire. »

... Arrêtons‑nous un instant ; ce discours a son importance politique. Le président du front populaire chilien affirme que « l'ordre public a cessé d'être au service du système capitaliste », alors que le gouvernement refuse satisfaction aux ouvriers, aux paysans pauvres, aux comités qui se dressent pour lutter contre le sabotage capitaliste, aux ménagères qui combattent contre le marché noir... Un mois à peine après qu'à Santiago un militant communiste eut été abattu par un franc‑tireur devant le siège du parti démocrate‑chrétien...

 Alors que la bourgeoisie appelle ouvertement à la guerre civile, qu'elle arme les groupes fascistes, fait tirer sur la classe ouvrière, le président de l'Unité populaire se dresse et avec son autorité s'affirme une fois encore garant des institutions bourgeoises, très précisément de l'Etat.

En réponse à ce discours, la droite se déchaîne au Congrès pour faire obstacle au gouvernement, et passe de la guérilla parlementaire à la guerre ouverte. Appelé à la rescousse par Allende, le Tribunal constitutionnel se déclare incompétent : toutes les forces de la bourgeoisie se rassemblent pour l'assaut. La presse évoque ouvertement les préparatifs de coup d'Etat militaire.

Le 21 juin, la C.U.T. mobilise : 700 000 manifestants viennent assurer Allende de leur soutien contre la racaille fasciste et la camarilla des officiers supérieurs. Les masses en alerte sont là, prêtes à agir pour défaire la réaction. Allende, qui subit cette pression, n'en refuse pas moins d'armer la classe ouvrière, et pour la première fois, il préconise le renforcement du « pouvoir populaire » à travers les cordons. Une fois encore, les chefs du front populaire maintiennent, avec les variations verbales nécessaires, la « légalité », l'ordre.

L'ordre ? Il faut précisément le restaurer, affirme la bourgeoisie. Le 27 juin, le général Prats est agressé par un groupe d'officiers « de droite ». Le gouvernement réagit... en faisant arrêter quelques officiers trop compromis.

Le 24, éclate le Tancazo (« coup des tanks »). Le 2ème régiment blindé se soulève et, entraînant quelques unités, encercle le palais de la Moneda.

L'opération est limitée, plus qu'un coup d'Etat, c'est en fait un ballon d'essai. La hiérarchie militaire divisée sur l'opportunité, la possibilité d'un succès, « tâte » les défenses de l'Unité populaire.

Le général Prats, à la tête des troupes fidèles au gouvernement, obtient la reddition des mutins ; quelques coups de feu sont échangés, mais l'affaire se termine sans dommage.

Si le gouvernement d'Allende laisse aux militaires fidèles le soin de le défendre, le Tancazo est pour l'avant‑garde de la classe ouvrière l'occasion d'affirmer sa propre organisation militaire, comme instrument de ses aspirations : le commando communal.

 La signification des « commandos communaux »

 Ecoutons ce que dit Manuel Dinamarca, secrétaire général de la C.U.T., à propos des commandos : « Le commando communal est une organisation nouvelle qui tend à réaliser un transfert de pouvoir de l'institutionnalité prolétarienne. Il faut que cela débouche sur un exercice concret du pouvoir. Par exemple, dans le nord de Santiago, les commandos ont [ ... ] fait appliquer des décisions en matière de santé et de transports en commun (prolongation ou modification d'itinéraires). Il va arriver un moment où le commando va donner des ordres sur l'affectation des crédits d'une succursale bancaire locale, décider de l'implantation d'une industrie dans la zone et finalement va donner des ordres aux autres types d'organismes comme les municipalités. Les commandos vont agir avec ou sans l'accord du Congrès, et se fortifieront comme organes de pouvoir populaire par la résolution de problèmes concrets et la capacité de mobilisation de la population dans cette recherche de solutions. Ce qu'il faut entendre par "indépendance idéologique" de ces organismes, c'est la chose suivante : les cordones comme la C.U.T. sont des organisations de travailleurs indépendants du gouvernement, des partis, des institutions du pays. »

Voilà l'appréciation officielle par les dirigeants de la C.U.T. du rôle des cordons et des commandos communaux. Voyons maintenant quelle fut la riposte de la classe ouvrière an coup d'Etat militaire.

Q. ‑ Quelle fut la riposte du cordon Vieuna‑Mackenna aux événements de vendredi ?

R. (Un dirigeant de Easton‑Chile.) ‑ A 9 h 15 nous avions convoqué une réunion générale. On a décidé de rester pour garder l'usine et d'envoyer les brigades de choc se joindre aux brigades des autres entreprises. Nous avons eu des problèmes avec certains camarades qui considéraient que sortir les mains nues, c'était aller au massacre. Les sympathisants de la D.C. ne voulaient pas sortir, ils disaient qu'il fallait suivre les instructions du cordon.

Q. ‑ Quelles étaient ces instructions ?

R. ‑ Envoyer les brigades de choc à Fabrilana, où elles devaient se concentrer. La première tâche de ces brigades était de trouver à tout prix les moyens de locomotion et les amener à l'usine afin de ne pas rester paralysés si la situation devenait critique.

Q. ‑ Comment êtes‑vous organisés ?

R. ‑ En voyant l'activité du cordon, d'autres entreprises ont décidé de s'y intégrer. Nous nous sommes divisés en quatre secteurs.

 Q. ‑ Quand vous êtes‑vous divisés en quatre secteurs ? Lors des événements ?

R. Non. Nous avions organisé le cordon bien avant de cette manière, il est plus souple, plus structuré, plus efficace, parce que ce cordon est très long. Après nos premières expériences, nous avons pensé que pour qu'il devienne opérationnel en cas d'urgence, lors d'événements comme ceux de vendredi par exemple, il fallait le diviser en quatre secteurs et choisir les entreprises qui prendraient la tête de chacun des secteurs.

Dans une entreprise du cordon O'Higgins :

Q. ‑ Qu'avez‑vous fait vendredi quand la nouvelle des événements vous est parvenue ?

R. ‑ Nous étions en train de travailler. Vers 9 h 15, nous connaissions les événements. Les camarades dirigeants étaient au ministère, mais nous ici (car selon moi, même si les dirigeants ne sont pas là, on peut commencer à s'organiser), nous avons arrêté le travail, obéissant à l'appel du gouvernement qui disait que nous devions être organisés à l'intérieur des entreprises. Nous étions disposés à défendre le camarade Allende jusqu'aux dernières conséquences. Je veux aussi dire quelque chose sur les militaires. C'est bien qu'une partie des forces armées ait défendu le gouvernement, mais pour moi, l'armée est là pour défendre les intérêts de la bourgeoisie, et personne ne me convaincra du contraire, ni le camarade Allende, ni le parti auquel j'appartiens. Voilà ce que je pense. Nous les ouvriers, nous devons nous préparer. Quand nous sommes allés à la manifestation, j'ai eu l'impression que le camarade Allende n'avait pas confiance dans les travailleurs [...]

Q. ‑ Après cette nouvelle expérience, que pensez‑vous qu'il faille faire dans l'avenir ?

 R. ‑ Il faut s'organiser encore mieux. Il faut prendre les armes et défendre le gouvernement à tout prix. Quant aux militaires, il faut les tenir à l'oeil, parce qu'en fait, ils sont tous des fils de riches, ils ne sont pas comme nous, qui bâtissons l'avenir. Ils défendent le droit de leurs pères et de tous les millionnaires. Je crois que la C.I.A. a trempé dans cette histoire et maintenant, nous voyons comment les messieurs de Patria y libertad vont sonner aux portes pour s'échapper du pays. Je crois qu'ils pensaient que d'autres militaires allaient aussi se mutiner, mais il semblerait que ça ait raté, je ne suis pas sûr... Les militaires sont divisés. Il y a des militaires honnêtes comme le général Prats. Mais la droite a essayé de le provoquer. Il faut pas oublier que quand un capitaliste veut séduire un ouvrier, il lui donne des tapes sur le dos, rigole avec lui, lui dit qu'il est un bon travailleur ; mais quand l'ouvrier vieillit et qu'il ne sert plus, alors il le renvoie. C'est la même chose qui est arrivée avec le général Prats. Les journaux de droite ne tarissaient pas d'éloges lorsqu'il fut nommé ministre de l'Intérieur ; mais après, quand ils ont vu qu'il ne défendait pas ce qu'ils voulaient, ils l'ont traité de lâche, de femmelette.

[...]

Q. ‑ Pour revenir au problème du pouvoir populaire, comment l'imaginez‑vous ? Croyez‑vous qu'il existe déjà un embryon de ce pouvoir ?

R. ‑ Bien entendu, pour moi le pouvoir populaire, c'est lorsque les travailleurs sont au pouvoir. En ce sens, ici, par exemple, il y a un comité d'administration. Avant, l'entreprise était administrée par le patron ou le gérant, maintenant les camarades du gouvernement sont là pour créer ce pouvoir populaire. Du moins, c'est ça que je comprends, peut‑être je me trompe. La nationalisation des mines du Teniente... tout ça a créé un pouvoir populaire.

Je pense que tant qu'on n'éliminera pas la classe dominante, la classe dominée n'aura pas le pouvoir populaire. Pour moi, la guerre est inévitable. Je la vois venir depuis que le « Chicho » est au pouvoir. La classe dominante ne va pas se laisser emporter comme ça ; elle va défendre ses privilèges [ ... ].

Q. ‑ Quel fut l'impact des événements de vendredi sur les travailleurs ? Croyez‑vous qu'ils aient servi à leur faire prendre conscience ?

R. ‑ Vendredi, tout le monde a compris qui étaient les types qui provoquent des situations de ce genre et donc je crois que la gauche en sort renforcée, et les travailleurs ont compris une fois pour toutes qu'il est difficile de continuer avec la « voie chilienne », cette voie pacifique, et le camarade Allende devra peut‑être renoncer à ce prix de la Paix qu'on lui a donné, pas à cause de lui, mais à cause des conditions qui se sont créées.

Ces quelques citations empruntées à l'ouvrage d'Alain Joxe, Le Chili sous Allende, indiquent les forces et les faiblesses du prolétariat chilien, seul, sans parti révolutionnaire, face à la réaction impérialiste protégée par la politique de l'unité populaire-front populaire.

Une avant‑garde commence à régler son compte à la notion de « pouvoir populaire » englobant, nous l'avons vu, la participation de partis bourgeois aux côtés des partis ouvriers au gouvernement.

« Je pense que tant qu'on n'éliminera pas la classe dominante, la classe dominée n'aura pas le pouvoir populaire. Pour moi, la guerre est inévitable. »

 Trois années d'unité populaire‑front populaire forgent l'expérience pratique des masses ; les idées se dégagent lentement, mais sûrement, des illusions distillées par les chefs de l'Unité populaire.

 « C'est bien qu'une partie des forces armées ait défendu le gouvernement, mais pour moi, l'armée est là pour défendre les intérêts de la bourgeoisie, et personne ne me convaincra du contraire, ni le camarade Allende, ni le parti auquel j'appartiens », déclare ce travailleur probablement militant du P.C. qui s'inquiète et s'interroge sur l'absence de confiance manifestée par Allende dans la classe ouvrière.

Le Tancazo fouette la réflexion politique de l'avant‑garde de la classe ouvrière, qui cherche un moyen de résister victorieusement à l'offensive de la réaction face à l'incurie manifeste et évidente de l'Unité populaire.

Mais, loin d'amener les dirigeants du P.C. et du P.S. à s'appuyer à fond sur l'organisation de la classe ouvrière en cordons et en commandos, le coup d'Etat raté du 29 juin déclenche un tir de barrage des chefs de l'U.P... pour protéger l'armée chilienne et vanter ses mérites. La classe ouvrière cherche à s'organiser politiquement et militairement pour faire front à la réaction fomentée par la bourgeoisie à travers l'armée chilienne, et les chefs du P.C. et du P.S. se précipitent pour désarmer la classe ouvrière et... chanter les louanges de l'armée « républicaine ».

 L' « estime des militaires »...

Jorge Godoy, président de la C.U.T., dirigeant du P.C.C., déclare : « Les forces armées sont toujours, en fait, très proches des travailleurs, et je dirais qu'elles ont une grande estime pour les travailleurs, et apprécient notre fonction peut‑être mieux que ne le fait aucun autre secteur, parce que leur fonction propre, qui consiste à défendre et a protéger le pays, est inséparable de ce que les travailleurs font dans l'économie. »

L'« estime des militaires » pour la classe ouvrière chilienne ne va pas, hélas ! tarder à se manifester. Relevons ici avec quel cynisme, avec quelle indécence, des chefs se réclamant du « communisme » ont pu jusqu'au dernier moment fouler aux pieds les principes d'indépendance de classe du prolétariat.

Forte de ce soutien, la bourgeoisie poursuit son action. Le 8 juillet, Frei dénonce la formation de milices ouvrières, et le lendemain... le quotidien Mercurio lance un appel à la formation de milices pour appuyer la grève des transporteurs routiers ! Le même jour commence l'application par l'armée de la « loi de contrôle des armements » votée en octobre 1972 grâce au P.C. et au P.S.

Chaque jour, un quartier ouvrier, un groupe d'usines... sont perquisitionnés, « légalement ».

Ce sont de véritables opérations militaires, on fouille, parque, frappe travailleurs et militants. A l'occasion de ces manifestations de force, la hiérarchie militaire restaure la discipline, reprend la troupe en main, l'habitue à quadriller usines et quartiers ouvriers.

Que fait le gouvernement ?

Lance‑t‑il un appel à la classe ouvrière, rompt‑il avec la bourgeoisie et ses partis, distribue‑t‑il des armes aux « cordons » ?

Non. Il augmente les salaires... de l'armée ; 60 % pour un soldat, 28 % pour un adjudant‑chef, 38 % pour un sous‑lieutenant, etc.

Quant au P.C., il engage une campagne pour la dissolution des cordons et le retour à une activité « normale » déterminée par la C.U.T.

Les actes terroristes des groupes fascistes se multiplient. En toute impunité.

Le 26 juillet commence une nouvelle et longue grève des transporteurs routiers, directement organisée par la C.I.A. Cette grève fait mal, dans un pays où la quasi­totalité du trafic de marchandises se fait par camions. Le même jour, l'attaché naval du gouvernement d'Allende est assassiné. La réaction frappe à visage découvert.

Démoralisée, la classe ouvrière recule. Elle attendait des ordres et des armes, le gouvernement lui a envoyé l'armée, les coups, la répression, en même temps que dirigeants du P.C. et de la C.U.T. s'employaient à disloquer les « cordons » et les « commandos communaux ».

Allende reprend la négociation avec la démocratie chrétienne et le 9 août un nouveau cabinet est formé. Il comprend les chefs militaires des trois armes et des carabiniers : c'est le « cabinet de sécurité nationale ». Les « cordons » qui attendaient au contraire un gouvernement civil, de combat contre la réaction, manifestent contre Allende. Rien n'y fait : l'Unité populaire suit son cours. Un cours brutal, sanguinaire pour les centaines de marins et de sous‑officiers de la marine connus pour leurs liens avec les partis ouvriers et arrêtés à Valparaiso et à Talcahuano. Arrêtés et torturés à mort. L'armée se « prépare ». Dans tous les régiments, c'est la chasse aux soldats et sous‑officiers qui sympathisaient avec le gouvernement légal ! La terreur est instaurée au sein des troupes, pour mieux l'imposer demain à la classe ouvrière... La bourgeoisie, la presse, les officiers supérieurs entreprennent une offensive dirigée contre le général loyaliste Prats, coupable d'avoir combattu le Tancazo.

Le 23 août, la Chambre des députés déclare le gouvernement illégal, et invite l'armée à choisir.

Le 24, le général Prats démissionne de ses postes de ministre de l'Intérieur et de commandant en chef de l'armée de terre. Allende accepte cette démission et nomme le général Pinochet. La justice militaire ouvre une instruction contre les secrétaires généraux du P.S., du M.I.R. et du M.A.P.U., « coupables » d'avoir pris la défense des marins et de leurs officiers antiputschistes.

Le 4 septembre, ils sont encore 800 000 travailleurs, paysans, jeunes, à manifester pour le troisième anniversaire de l'arrivée d'Allende au pouvoir...

Le lendemain, les femmes des beaux quartiers organisent une marche des casseroles vides...

Le 11 septembre, Valparaiso est occupé militairement par la marine. Allende lance un appel radio-diffusé à la résistance. Il rejette un ultimatum des chefs des trois armes et des carabiniers. L'aviation attaque le palais de la Moneda à la roquette...

Allende sera retrouvé mort, assassiné les armes à la main ; 50 000 militants, travailleurs, paysans, jeunes, allaient être assassinés.

Une fois encore, la politique du front populaire permettait à la bourgeoisie de défaire la classe ouvrière, son action révolutionnaire.

 

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