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Ce texte est extrait du livre Fronts populaires d'hier et d'aujourd'hui, ouvrage de Stéphane JUST cosigné avec Charles BERG, en juillet 1977. Il constitue 2 chapitres, des pages 201 à 308 de ce livre.

Chili 1967‑1970

  Deuxième partie: Chili 1970-1973

  A qui la faute ?

Aperçu sur l'histoire du mouvement ouvrier chilien

Une bourgeoisie compradore

Montée des masses... vers l'Unité populaire

L'Unité populaire : barrage contre la montée des masses

Le programme de l'U.P. et la question de l'Etat

Renforcement de l'armée et de la caste des officiers

   

A qui la faute ?

 Le 4 septembre 1970, Salvador Allende remporte la victoire aux élections présidentielles chiliennes, avec 36,3 % des voix contre 34,98 % à Tomic, candidat de la démocratie chrétienne (D.C.), et 27,9 % à Alessandri, candidat de la droite classique.

L'écart entre les candidats n'est pas considérable : pourtant, ce résultat n'exprime que bien imparfaitement, de manière déformée, le véritable rapport politique entre les classes à ce moment du développement de la situation.

L'élection de Salvador Allende à la présidence du Chili concrétise une profonde et gigantesque mobilisation de la classe ouvrière entraînant dans son sillage petits paysans, ouvriers agricoles, petites gens des villes, artisans, commerçants, petits propriétaires. Cinquante jours plus tard, malgré les mises en garde d'une partie de l'impérialisme américain et de la bourgeoisie chilienne, lors de la réunion du Congrès, conformément à la « Constitution et à la tradition », la D.C. investit officiellement Allende de la charge de premier magistrat de l'Etat.

Précisément, c'est de l'Etat qu'il s'agit. Or, ce 4 septembre 1970, l'Etat bourgeois chilien est en danger : la classe ouvrière, les masses laborieuses des villes et des campagnes, sont en mouvement, alors que la bourgeoisie et ses partis sont divisés. En haut on ne peut plus, en bas on ne veut plus. Le schéma classique de toutes les révolutions prolétariennes se dessine...

Trente et un ans après avoir été ministre de la Santé du premier gouvernement de front populaire chilien, Salvador Allende entre au palais de la Moneda, siège de la présidence de la République, au nom d'une nouvelle coalition de front populaire.

 Dans le pays, une ovation salue cette victoire, qui fait naître pour les ouvriers et les paysans sans terre du Chili l'espoir d'une autre vie, d'une victoire définitive sur la bourgeoisie compradore, les latifundiaires et l'impérialisme U.S.

Le 4 septembre 1973, troisième anniversaire de l'élection d'Allende, une formidable manifestation paralyse Santiago : 800 000 travailleurs et jeunes défilent devant le palais de la Moneda. Les manifestants réclament des armes pour lutter contre les fascistes. Le président refuse, en invoquant la légalité...

Le 11 septembre 1973, la marine occupe Valparaiso dans les premières heures de la matinée. Chars et soldats cernent le palais présidentiel d'où Allende refuse de se rendre. L'aviation donne alors l'assaut : Allende sera retrouvé sous les décombres, mort, tombé les armes à la main.

La répression massive et sauvage commence. On tue, arrête, parque, torture : le général Pinochet entre dans l'histoire.

L'histoire du front populaire chilien, dernier « exemple » d'actualité de cette criminelle politique, exige qu'on s'y arrête.

Les acteurs qui ont contribué à ce dénouement tragique ne nous sont pas inconnus.

François, Mitterrand, Jacques Duclos, Etienne Fajon, Fidel Castro, pour ne citer que les plus prestigieux, iront à Santiago soutenir la politique contre‑révolutionnaire de l'Union populaire, critiquant ses « faiblesses », c'est‑à‑dire les concessions faites aux masses en lutte...

 Le 10 novembre 1970, Fidel Castro entreprend ‑une visite officielle au Chili.

La révolution chilienne est dans sa phase ascendante ; les dirigeants de l'U.P. ont affaire à forte partie : occupations d'usine, grève des mineurs de cuivre qui refusent de produire d'abord et revendiquer ensuite, occupations sauvages des grands domaines des latifundiaires. Fidel Castro, à la demande d'Allende et des dirigeants du P.C., auréolé du prestige de la révolution cubaine, vient apporter son aide à la contre‑révolution.

 Dans son discours d'« adieux » prononcé au stade « Chile », Fidel Castro définit en ces termes la situation politique : « On nous a demandé à quelques occasions, sur un ton académique, si nous considérions que nous étions ici en face d'un processus révolutionnaire. Et nous avons dit sans hésitation : oui. Mais quand un processus révolutionnaire commence ou quand arrive le moment où, dans un pays, se produit ce que nous pouvons appeler une crise révolutionnaire, c'est alors que les luttes et les combats s'intensifient effroyablement. Les lois de l'histoire jouent pleinement. » Et Castro poursuit : « Eh bien, la question qui se pose évidemment au visiteur, c'est celle de savoir si va jouer ou non la loi historique de la résistance et de la violence des exploiteurs. Car nous avons dit qu'il n'y a pas un seul cas dans l'histoire où les réactionnaires et les privilégiés d'un système social se résignent pacifiquement aux changements. De sorte que c'est une  question essentielle, un aspect qui a attiré tout notre intérêt, et un thème au sujet duquel nous avons beaucoup appris au cours de notre séjour. »

Et plus loin :

« Mais on dit aussi que rien n'apprend plus de choses à un peuple qu'un processus révolutionnaire. Tout processus révolutionnaire enseigne aux peuples en quelques mois ce qui peut prendre des années en d'autres circonstances.

« Il y a une question :

« Qui apprendra plus et plus vite ? Qui prendra plus conscience et plus vite ? Les exploiteurs ou les exploités ?

« Qui apprendra le plus vite dans le courant du processus, le peuple ou les ennemis du peuple ?

« Et êtes‑vous complètement certains, vous qui êtes protagonistes, acteurs de la page qu'écrit votre patrie, êtes‑vous tout à fait sûrs d'avoir plus appris que vos exploiteurs ?

(Cris dans la foule : Oui ! Oui)

« Permettez‑moi donc d'être d'un avis contraire, dans ce cas, non pas contraire à l'avis du président, mais contraire à l'avis des masses. Demain les agences de presse diront, quelque part dans le monde : Castro n'est pas d'accord avec les masses. Nous ne sommes pas d'accord sur l'appréciation de la situation. Et dans cette espèce de dialogue sur des questions scientifiques et historiques, nous pouvons dire que nous ne sommes pas complètement certains, que dans ce processus singulier, le peuple, le peuple humble, qui est l'immense majorité du peuple, ait réellement appris plus vite que les réactionnaires et les anciens exploiteurs.

« Mais il y a encore quelque chose de plus. Les systèmes sociaux que les révolutions bouleversent ont beaucoup d'années d'expérience, des années d'expérience. Ils ont accumulé des expériences, ils ont accumulé des cultures, ils ont accumulé des techniques, ils ont accumulé des trucs de toute espèce pour agir face aux processus révolutionnaires : et en face de ça se présente la masse du peuple qui n'a pas cette expérience, qui n'a pas ces connaissances, qui n'a pas ces techniques, et elle aborde l'affrontement avec toute l'expérience et les techniques accumulées de l'autre côté.

« Et si vous désirez que nous soyons francs ‑ et nous avons dit que nous ne pouvions pas mentir, nous pouvons seulement nous tromper, faire une erreur d'appréciation, mais jamais nous ne dirons quelque chose que nous ne croyons pas – et nous croyons, nous, sincèrement, que l'apprentissage de la partie opposée, l'apprentissage des réactionnaires a été plus rapide que l'apprentissage des masses. »

Ainsi, pour Fidel Castro venu soutenir sur place la politique des dirigeants de l'U.P., si « la contre.. révolution l'emporte », et lui Castro pense et cyniquement annonce qu'elle l'emportera, c'est la faute... aux masses qui n'ont pas « appris », assez et assez vite.

Pour Castro, l'issue fatale de la révolution chilienne n'aura pas été étonnante : et pour cause, il a enseigné aux masses la défaite, la démoralisation en leur vantant les mérites de la politique de front populaire. Pour le « révolutionnaire » Fidel Castro la cause est entendue ; sans appel. La victoire de Pinochet, c'est la faute des travailleurs, des paysans chiliens.

Arrêtons‑nous à cet « argument ». En toutes circonstances, les bureaucrates staliniens et réformistes agissent de la sorte. La forme change, le fond lui reste le même. Remercions Fidel Castro d'être aussi franc, aussi cynique. Pour ces « chefs », conduire les masses à la défaite, et leur en attribuer ensuite la paternité, la responsabilité, est devenu un « classique » dans l'arsenal des explications contre‑révolutionnaires.

A cette explication, nous allons opposer une démonstration fondée sur le marxisme. Toutes les opportunités étaient ouvertes pour le prolétariat et les masses chiliennes engagés dans une véritable révolution. Ouvriers et paysans ont combattu jusqu'à la dernière minute, avec la plus grande énergie ; mais ils ne « savaient pas » ‑ eh oui, monsieur Castro ‑ que les chefs de leurs partis avaient un objectif à l'inverse du processus révolutionnaire : défendre avec tout leur « savoir‑faire » l'Etat bourgeois chilien.

Reprenons maintenant le fil des événements.

Aperçu sur l'histoire du mouvement ouvrier chilien

Avant d'étudier le cours de la révolution chilienne, examinons de quels outils dispose le proIétariat révolutionnaire chilien pour abattre l'Etat bourgeois.

 Le prolétariat chilien, par ses syndicats, ses partis, ses traditions, son apprentissage politique, est au même niveau politique que les prolétariats des pays hautement industrialisés et organisés de l'Europe occidentale, bien que pays économiquement arriéré soumis à l'impérialisme, où se posent les tâches de l'indépendance nationale, de la réforme agraire.

En un mot comme en mille, la situation est‑elle non seulement « objectivement » révolutionnaire, mais encore le prolétariat chilien dispose‑t‑il d'organisations, de partis de classe, dont ne disposent pas toujours les prolétariats des pays économiquement arriérés, même lorsque ces pays viennent d'accéder à l'indépendance politique, organisations de classe dont la tâche devrait être de conduire la révolution et de la mener à la victoire ?

 Oui et non : une, chose manque, le parti révolutionnaire.

Dès la fin du XIX° siècle, le prolétariat chilien s'engage clans une série de grèves et de manifestations, luttes au travers desquelles il se constitue comme classe nationalement en bâtissant ses organisations : sociétés de solidarité ouvrière, mutuelles, à l'image des premières « fraternelles » du mouvement ouvrier français.

Ces luttes aboutiront à la constitution de deux grandes organisations syndicales : l'l.W.W. dominée par les anarchistes et la Fédération ouvrière du Chili (F.O.C.), dirigée par un militant ouvrier dont l'activité domine la formation de la classe ouvrière chilienne, Emilio Recabaren.

A l'époque où la F.O.C. impulse le front unique de toutes les organisations syndicales et ouvrières, en organisant grèves et manifestations pour arracher droits et revendications élémentaires à la classe ouvrière, Recabaren généralise théoriquement et organisationnellement l'expérience pratique de la classe ouvrière en fondant en 1882 le P.O.S.C. : parti ouvrier socialiste chilien. Ainsi dès cette époqlue, la classe ouvrière chilienne sera la locomotive du mouvement ouvrier dans l'ensemble de l'Amérique latine. S'inspirant de la Il° Internationale, Recabaren engagera le P.O.S.C. dans la lutte sur tous les plans : grèves, manifestations, participation aux élections législatives et présidentielles. En 1920 Ie candidat du P.O.S.C., Recabaren, s'opposera à tous les candidats des partis bourgeois, dressant ainsi sur le plan électoral le Front unique ouvrier contre les candidats de la bourgeoisie. De sorte que très tôt la classe ouvrière chilienne rompra le cordon ombilical avec les libéraux bourgeois, ou les secteurs « progressistes » de la bourgeoisie, pour s'affirmer sur une position claire et indépendante, classe contre classe.

En janvier 1922, le P.O.S.C. adhère en bloc lors de son IV° Congrès à la III° Internationale et se transforme en P.C.C. Sous l'impulsion des militants du P.O.S.C., la F.O.C. avait dès 1921 demandé son adhésion à l'Internationale syndicale rouge, en ces termes : « Tout mouvement de classe qui s'inspire d'une action révolutionnaire doit marcher étroitement lié au prolétariat international organisé. » Mais la bourgeoisie chilienne, soutenue par l'impérialisme U.S., mesure le danger que représente la F.O.C. et le P.C.C. : de 1924 à 1931, les nombreux gouvernements militaires qui se  succèdent organisent une répression d'une extraordinaire férocité contre le mouvement ouvrier chilien. Pratiquement réduites à la clandestinité, les organisations de la classe ouvrière reprendront leur second souffle à partir des luttes de juin 1932, qui aboutirent à la constitution de l'éphémère « république socialiste » de Marmaduke Grove, épisode particulièrement significatif du développement de la lutte des classes an Chili, puisque des soviets furent pendant ces quelques jours constitués, comme produits du mouvement du prolétariat. Cette expérience de courte durée devait permettre au prolétariat d'opérer sa reconstruction et d'aboutir en particulier à la fondation de la C.U.T., ou Fédération des travailleurs du Chili.

La « stalinisation », c'est‑à‑dire la transformation de l'I.C. d'état‑major de la révolution mondiale en instrument du maintien du pouvoir de la bureaucratie soviétique par la politique du socialisme dans un seul pays, n'épargnera pas le Chili.

Les traditions d'indépendance du prolétariat chilien, le passage quasiment en bloc du P.O.S.C. à la III° Internationale, les liens tissés entre les militants chiliens et les dirigeants bolcheviques et en particulier avec Trotsky, autant d'éléments objectifs et subjectifs qui aboutissent au sein du P.C.C. comme de la C.U.T. à une forte résistance à Staline et à sa politique dans sa lutte pour « russifier » le mouvement ouvrier chilien. Le compromis est impossible pour Staline : fin 1932 la moitié des cadres et des militants sont exlus pour « trotskysme ». C'est dans ces conditions que va se constituer la Gauche communiste, section chilienne de l'Opposition de gauche, à l'époque l'une des plus puissantes ‑ après naturellement celle d'U.R.S.S. Notons d'ailleurs que la richesse de la vie politique chilienne, son rayonnement, aboutiront à la formation de dirigeants marxistes pour de nombreux pays d'Amérique latine ; c'est dans les rangs de la Gauche communiste que J. Aguirre Gainsbourg, fondateur du P.O.R. bolivien, sera formé, sélectionné.

La campagne de violence stalinienne contre le trotskysme, la destruction du P.C.C. par voie d'exclusions, la remise en cause de la politique impulsée par Recabaren (front unique ouvrier) au profit de la théorie du front populaire, le développement d'un puissant appareil lié à Moscou, telles sont les conditions qui vont permettre en 1933, en 1933 seulement, au P.S. chilien de se constituer en recueillant en réaction à la politique stalinienne une audience réelle dans la classe ouvrière et l'intelligentsia.

Le front populaire au Chili va s'appliquer dès...1938. Cette « expérience » durera jusqu'en 1947. C'est probablement l'expérience de front populaire la plus longue : il faudra près de neuf ans à la coalition contre‑révolutionnaire vertébrée par le P.C.C. pour défaire dans le sang le prolétariat.

De 1933 à 1941, le P.C. « soutiendra » le gouvernement radicaux‑P.S. présidé par Pedro Aguirre Cerda. De 1942 à 1946, il « soutiendra » le gouvernement présidé par Juan Antonio Rios. Enfin, de 1946 à 1947, Gonzales Videla, candidat du P.C. et des radicaux, formera un gouvernement auquel participeront des ministres « communistes », le temps comme en France... de faire face à la poussée révolutionnaire des masses.

En octobre 1947 une grève générale des mineurs de charbon éclate : elle durera quarante jours. Le temps pour Videla de faire tirer sur la classe ouvrière, d'expulser les « communistes » du gouvernement, de dissoudre et de déclarer hors la loi le P.C.C., de suspendre le droit de grève, d'interdire les libertés syndicales et démocratiques, de susciter sur la base de cette défaite la scission de la C.U.T. qui va disparaître sous les coups conjugués de la répression et de la division. La classe ouvrière paie cette politique au prix fort : des milliers de militants sont arrêtés, emprisonnés. C'est le prix de la politique de front populaire.

Mais les lois de l'histoire sont plus fortes que les appareils bureaucratiques. De 1947 à 1953, dans l'ombre, dans l'illégalité, la classe ouvrière refait ses forces, panse ses blessures ; en 1953, la C.U.T., Centrale syndicale unique, est fondée. Il n'est pas inutile de citer cet extrait de sa déclaration de fondation : « Le régime capitaliste actuel, fondé sur la propriété privée de la terre, des instruments et moyens de production et sur l'exploitation de l'homme par l'homme, qui divise la société en classes antagonistes : exploités et exploiteurs, doit être remplacé par un régime économique et social qui liquide la propriété privée, et parvienne à la société sans classes, qui assure à l'homme et à l'humanité leur plein développement. »

Nous n'avons pas ici l'intention d'écrire l'histoire des organisations prolétariennes du Chili : simplement, nous voulons éclairer les aspects les plus significatifs de leur construction qui de 1970 à 1973 vont amener le prolétariat chilien à occuper le devant de la scène mondiale dans ce long épisode révolutionnaire. Et à ce propos il est essentiel de souligner que la C.U.T. fut fondée, proclamée sur un terrain de classe par une équipe de militants anarcho‑syndicalistes et trotskvstes. Il faudra ‑ hélas ! ‑ que ces militants, rassemblés dans le P.O.R. chilien, passent à l'initiative du centre révisionniste, de la IV° Internationale (Franck‑Mandel) sur les positions foquistes‑castristes, pour que les staliniens puissent les expulser de la direction de la C.U.T.

 Et pourtant, et malgré cela... la C.U.T. restera jusqu'au bout une centrale unique avec droit de tendance garanti par les statuts de la confédération. Le militant révolutionnaire français, à la lecture de ces lignes, mesure quelle signification concrète pour la construction du parti révolutionnaire a une telle conquête, une telle position. Et on imagine quel crime la disparition du P.O.R. chilien, dans ces conditions, a signifié pour la révolution chilienne tout entière.

Une bourgeoisie compradore

Le 4 décembre 1971, François Mitterrand, de retour du Chili déclare : « Le régime chilien constitue l'expérience la plus proche de ce qui pourrait être réalisé en France. »

 Avant d'étudier le contenu politique de cette « expérience » dont le premier secrétaire du P.S. se réclame pour mener la politique d'union de la gauche en France, indiquons brièvement à quel ennemi la classe ouvrière se heurte depuis sa constitution définitive comme classe au XIX° siècle.

 Etienne Laurent, analysant la structure économique chilienne, écrit dans La Vérité (organe du comité central de l'O.C.I. n° 559.) :

« Au même titre que les autres pays d'Amérique latine, le Chili a été intégré dans l'économie capitaliste mondiale sans qu'une révolution démocratique bourgeoise soit préalablement venue liquider les formes sociales de la propriété et de la production datant des phases antérieures du développement économique. La subordination au capital étranger qui a rapidement caractérisé le Chili ne peut être suivie qu'en relation avec le maintien et même la consolidation de la grande propriété foncière latifundiste en tant que clef de voûte de l'ordre social semi-colonial : c'est par le biais de l'alliance nouée entre les bourgeoisies anglaise puis nord‑américaine et les classes possédantes locales (bourgeoisie commerciale et aristocratie financière) que le Chili s'est vu assigner au sein de l'économie capitaliste mondiale un rôle de producteur de matières premières d'origines agricole et minière. »

Quelques chiffres empruntés au livre d'Alain Labrousse : L'Expérience chilienne, réformisme ou révolution ?, illustrent parfaitement cette analyse.

 Le recensement organisé en 1965 fait apparaître que 700 familles « latifundistes », c'est‑à‑dire propriétaires d'immenses domaines inexploités ou sous-exploités, possèdent 55 % des terres pour l'agriculture et l'élevage ; ainsi, 54 exploitations disposent de 87 % du sol, alors qu'à l'opposé 120 000 familles possèdent en moyenne moins de deux hectares, soit 0.7 % de la surface exploitable La moitié de ces petits paysans ne peuvent, soulignait cette enquête, vivre du revenu de leur exploitation. Le recensement faisait apparaître que 185 000 familles d'ouvriers agricoles étaient sans terre, alors que 170 000 de ces ouvriers connaissaient le chômage permanent.

 Le parasitisme de la grande propriété foncière : c'est l'une des caractéristiques de la bourgeoisie chilienne. Exportateur de blé et de produits agricoles jusqu'en 1930, lé Chili va avec l'essor de la production céréalière nord‑américaine passer à la situation d'importateur, alors que 4 millions d'hectares restent en friche ou sous‑exploités. Domination écrasante des grands propriétaires fonciers, chômage permanent et sous‑nutrition chronique de centaines de milliers de familles de paysan  sans terre, voilà dans quelle situation vont se nouer les événements révolutionnaires au Chili.

La bourgeoisie chilienne tire sa position et ses profits d'une situation bien particulière : celle d'entremetteur. Dès la fin du XIX° siècle, elle s'engage sur une voie dont elle ne s'écartera plus jamais, celle de bourgeoisie compradore, c'est‑à‑dire d'une classe dominante vendue au capital étranger, tirant profit et ressources de fonctions totalement parasitaires : celles de courtier pour l'impérialisme mondial, essentiellement l'impérialisme américain. Incapable d'assumer le développement de l'économie nationale, la bourgeoisie chilienne livre le pays au pillage ‑ il n'y a pas d'autre mot ‑ des grands groupes financiers internationaux, prélevant au passage sa « commission », substantielle il est vrai : 5 % de la population, grands propriétaires, actionnaires des grands trusts étrangers et des principales firmes chiliennes, disposent officiellement  de 40 % du revenu global national du pays, indique une enquête établie en 1967; les hauts fonctionnaires, la bourgeoisie commerçante et agraire moyenne, les professions libérales, représentent 20 % de la population et s'adjugent 40 % du revenu national ; le prolétariat industriel et des services, les employés et les petits fonctionnaires, c'est‑à‑dire 50 % de la population, disposent de 20 % des revenus, alors que les ouvriers agricoles et la paysannerie pauvre qui constituent 25 % de la population disposent de miettes : 5 % du revenu national... Rarement l'appréciation de Marx : « à un pôle la misère, à l'autre la richesse », aura plus violemment été éclairée.

Le pillage du sous‑sol chilien rapporte aux impérialistes américains des profits immenses; entre 1922 et 1970, les sociétés nord‑américaines qui contrôlent le cuivre capitalisent un bénéfice officiel de 4,5 milliards de dollars, alors que l'Etat bourgeois compradore prélève 2,3 milliards de dollars : une véritable mine d'or.

Cette situation n'est pas limitée à l'industrie du cuivre. A partir de 1962, l'impérialisme U.S., avec l'aide de son valet la bourgeoisie chilienne, va prendre le contrôle majoritaire des principaux secteurs industriels : acier, salpêtre, ciments, pneumatiques, pétrole, chemins de fer, construction automobile... Cette mise en coupe réglée de l'industrie s'appuie sur un réseau bancaire dont directement ou par des participations l'impérialisme U.S. est le maître d'oeuvre.

 Pour mesurer à quel point la bourgeoisie compradore joue le rôle de valet du grand capital nord-américain, il suffit de citer les intéressés. Lorsqu'en 1965 le président Frei décide de « chiliniser » l'industrie du cuivre, donc de la « racheter » aux sociétés U.S. majoritaires, les conditions de cette opération sont telles que dans le Hanson's American Letter, sous une plume autorisée, les banquiers nord‑américains laissent éclater leur joie, presque écoeurés d'une telle servilité : « Aucun gouvernement d'extrême droite n'aurait traité les entreprises américaines avec la générosité dont Frei a fait preuve en signant les accords. Ses conditions, exagérément favorables, révélèrent une telle absence d'équilibre et de jugement et furent tellement contraires aux intérêts du Chili qu'elles provoquèrent presque l'hilarité à Washington. »

On ne peut être plus clair : le Chili est un paradis pour le capital U.S. Quant à la bourgeoisie chilienne, elle ne vit pas mal, merci pour elle ! Si le chômage chronique règne à la campagne et à la ville, le luxe et le raffinement de la « gentry society » de Santiago lui valent la renommée dans toute l'Amérique latine.

Résumons le tableau économique et social de la société chilienne à la veille de la victoire électorale de Salvador Allende.

La campagne entièrement dominée par l'oligarchie des propriétaires fonciers, laissant en friche l'essentiel du potentiel agricole du pays, maintient des centaines de milliers de familles paysannes dans une situation de détresse complète. Malnutrition chronique, rachitisme, effroyable taux de mortalité infantile, analphabétique, tel est le lot du paysan chilien sans terre...

 L'industrie se limite aux secteurs directement rentables pour l'impérialisme américain, qui exporte bénéfices et matières premières, réduisant l'industrie de transformation aux produits de première nécessité et aux biens de consommation destinés essentiellement aux couches supérieures de la société. Mais la nature compradore de la bourgeoisie chilienne, son parasitisme, se manifestent par l'ampleur de la dette contractée sur le marché financier international, livrant par là même le pays à la pénétration, puis à la domination du capital financier international. Cette pratique de l'usure à l'échelle d'un pays a naturellement des conséquences catastrophiques. Exploitée dans les conditions que l'on sait, la classe ouvrière et les paysans pauvres doivent s'acquitter ‑ à travers l'extraction de la plus-value ‑ des dettes contractées par une bourgeoisie incapable de réaliser les tâches démocratiques nationales élémentaires : rupture du joug de l'impérialisme américain, indépendance économique, développement des forces productives, réforme agraire... Ainsi, on le voit, la vitalité du prolétariat chilien, le développement de ses organisations, ses traditions de lutte, n'ont d'égal que le parasitisme, l'incompétence, la vénalité de la bourgeoisie chilienne, véritable « agent » de l'impérialisme nord‑américain.

C'est dans ce Chili qu'à partir de 1967 la classe ouvrière s'engage dans de grandioses luttes de classe qui vont se solder, comme un premier résultat, comme un tremplin, par l'élection de Salvador Allende ; c'est dans cette situation qu'à partir de 1970, la classe ouvrière pose directement ‑ sans disposer, nous y reviendrons, des moyens pour le résoudre ‑ le problème clef de toute situation révolutionnaire : que faire pour changer cette situation ? Question qui se résume à celles‑ci : qui doit diriger la société pour exproprier sans indemnités ni rachat la grande et moyenne propriété foncière, et mettre à la disposition des travailleurs des campagnes les moyens de production mécaniques et chimiques dont ils ont besoin ?

 Qui doit diriger la société pour exproprier sans indemnités ni rachat les grands groupes industriels dominés par le capital étranger dans l'industrie comme dans les banques et les services ? Qui doit diriger la société pour se dégager de l'emprise de l'impérialisme qui en 1970 réclame 4 milliards de dollars de « dette » au Chili ‑ c'est‑à­dire pour prononcer un moratoire définitif de la dette extérieure, et redéfinir en fonction des intérêts des masses laborieuses l'ensemble des accords commerciaux avec l'étranger ?

Pour réaliser ces « réformes » profondes, efficaces, des partis authentiquement socialiste, communiste, devraient, s'appuyant sur la mobilisation révolutionnaire des ouvriers et des paysans, s'attaquer à la propriété privée, à sa représentation, à son garant, l'Etat bourgeois.

Bref, pour s'acquitter des mesures anticapitalistes, anti‑impérialistes, antilatifundiaires, indispensables, la constitution d'un gouvernement des partis ouvriers sans représentants des organisations et partis bourgeois était la condition première, sinon suffisante. En accomplissant ces tâches, en détruisant l'Etat bourgeois, en s'appuyant sur les ouvriers et paysans organisés dans leurs comités, un tel gouvernement aurait accompli le programme d'un gouvernement ouvrier et paysan. Seul un tel gouvernement pouvait s'opposer victorieusement à la guerre civile que la bourgeoisie chilienne, comme toute classe dominante défendant ses intérêts, n'allait pas manquer de déclencher.

Pour une telle politique les masses étaient disponibles. Nous le verrons, c'est instinctivement, et malgré le P.C. et le P.S., vers une telle solution que le combat des masses s'orientera dans ces trois années de révolution ouverte, vers cette politique que la III° Internationale définissait de la manière la plus actuelle qui soit :

« La tâche majeure du gouvernement ouvrier doit consister à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises, contre‑révolutionnaires, à instaurer le contrôle de la production, à transférer sur les épaules des riches le principal fardeau des impôts, et à briser la résistance de la bourgeoisie contre‑révolutionnaire.

« Un gouvernement ouvrier de cette sorte n'est possible que s'il naît dans la lutte des masses et s'appuie sur des organismes ouvriers qui soient aptes au combat, des organismes créés par les couches les plus opprimées des masses travailleuses. Même un gouvernement ouvrier qui est issu de la tournure prise par les événements au Parlement, qui a donc une origine purement parlementaire, peut fournir l'occasion de fortifier le mouvement ouvrier révolutionnaire. Il va de soi que la constitution d'un véritable gouvernement ouvrier et le maintien d'un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent aboutir à une lutte acharnée, et finalement à la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative, de la part du prolétariat, de former un gouvernement ouvrier de cette sorte, se heurtera dès le début à la résistance la plus violente de la bourgeoisie. Le mot d'ordre du gouvernement ouvrier est donc susceptible de concentrer le prolétariat et de déchaîner des luttes révolutionnaires. »

C'est cette politique que l'U.P. va combattre de toutes ses forces.

Montée des masses... vers l'Unité populaire

Amorcée en 1967, la lutte des travailleurs, des jeunes et des paysans contre le gouvernement de démocratie chrétienne de Frei va s'intensifier pour déboucher en 1970 sur le succès électoral, qui loin de calmer la lutte des classes du prolétariat, la porte à un niveau qualitativement supérieur. Nous disposons de deux éléments d'appréciation sur la dégradation de la situation à cette époque.

 Frei est élu président en 1964 avec le plus haut chiffre, de toute l'histoire électorale du Chili : 55,7 %. La Démocratie chrétienne promet la « réforme agraire » et la « chilinisation » des ressources du sous‑sol et des principaux secteurs de l'industrie. A ce programme électoral prometteur et démagogique s'oppose la soumission à l'impérialisme U.S., comme nous l'avons vu à propos de l'exemple du « rachat » des mines de cuivre, le refus de la réforme agraire, et, in fine, la hausse galopante des prix, du chômage et de... la répression.

 Aux élections parlementaires, qui se déroulent six mois après les présidentielles en 1965, l'euphorie n'est plus de mise : la D.C. n'obtient que 42,3 % des voix. Aux municipales de 1967 : 35,6 % ; aux élections parlementaires de 1969 : 29 % à peine...

Ainsi, en moins de trois ans, reflet déformé des nouveaux rapports entre les classes, le principal parti de l'impérialisme, de l'Eglise et de la bourgeoisie chilienne perd près de 50 % de son électorat : dans les campagnes essentiellement. Les paysans veulent la terre.

Le deuxième graphique est tout aussi parlant à partir de 1968, grèves ouvrières et occupations de domaines appartenant à l'oligarchie latifundiaire se développent crescendo. Les grèves sont longues, dures. Trente‑huit jours dans les postes, deux mois à la Compagnie nationale aérienne, cinquante‑huit jours pour les professeurs, etc. Les principales corporations du secteur industriel s'engagent : mineurs, sidérurgistes, ouvriers des papiers et cartons, équipages de la flotte commerciale, des compagnies aériennes, les postiers, les enseignants, employés de chemins de fer, étudiants...

Nous ne disposons que d'un chiffre, mais il est significatif :

 

Grèves

Grévistes

Journées de travail perdues

1966

718

88 498

793 448

1967

2177

386 801

2 252 478

A la ville comme à la campagne, la police tire, la police tue.

L'un des premiers et « célèbres » massacres de travailleurs ‑ de cette époque ‑ aura lieu le 11 mars 1966 ; l'armée tire contre les ouvriers de la mine de cuivre « El Salvador ». Bilan : huit morts, soixante blessés. Au fait, nous allions l'oublier, le colonel dirigeant les opérations d'assassinat s'appelle ‑ déjà ‑ Pinochet.

Les ouvriers agricoles entrent les premiers dans la bataille, les paysans sans terre les suivent et procèdent à une réforme agraire « sauvage » en occupant les grands domaines.

Les propriétaires, organisés en ligues armées, s'opposent par la violence à ces mouvements qui malgré répression et assassinats se développent.

Ainsi, de 1967 à 1970, alors que la crise de la démocratie chrétienne divise la bourgeoisie, la lutte des masses laborieuses tend spontanément à s'organiser autour de la classe ouvrière qui, à de nombreuses reprises, vient à la rescousse des étudiants, des lycéens en lutte contre les « réformes » universitaires, comme des ouvriers agricoles ou des paysans sans terre.

 Mais la montée des luttes du prolétariat ne se mesure pas seulement au nombre des grèves et de manifestations ; les masses opprimées cherchent spontanément, appuyées sur l'expérience historique comme sur leurs organisations, à réaliser l'unité dans l'action, pour les revendications, posant objectivement, puis plus consciemment, le problème du combat contre le gouvernement de la D.C., donc du pouvoir. Cette recherche de la classe ouvrière se mesure dans la C.U.T., dont la direction est contrainte de déclencher grèves générales et manifestations ; mais cette pression croissante des masses se reflète également dans le P.S. comme dans le P.C. Les masses cherchent une issue. Les militants socialistes et communistes véhiculent cette action de la classe ouvrière. Mais, contrairement à une légende que de nombreux ouvrages ont tenté d'accréditer, dirigeants du P.S. et surtout du P.C. ne modifient pas fondamentalement leur politique de soutien implicite et explicite au système capitaliste. Les dirigeants du P.S. gauchisent discours et résolutions, mais s'alignent sur le P.C.C. qui, lui, reste fidèle au soutien « critique » au gouvernement Frei. Interrogé par lettre publique par les dirigeants du P.S. sur les rapports du P.C.C. avec le gouvernement Frei, Corvalan, secrétaire général du parti stalinien, répond le plus nettement qui soit : « Quelle est la base de cette interprétation ? Notre appui à la réforme agraire, à la création d'un ministère du Logement, à la syndicalisation paysanne, à la modification du droit de propriété et autres initiatives similaires du régime ? Nous avons appuyé le principe de ces réformes en critiquant leurs défauts et luttant pour les améliorer. »

 Mais, sous l'impact de la lutte du prolétariat, le gouvernement Frei se disloque, perdant, comme nous l'avons vu, peu à peu sa base électorale. Majoritaire au Parlement, il est, du point de vue même de la démocratie bourgeoise dont se réclament dirigeants du P.S. et du P.C., minoritaire dans le pays. La pression des militants se fait plus forte. A partir de 1968, les dirigeants du P.C., devant la menace pour l'Etat bourgeois que représente la mobilisation de la classe ouvrière, ouvrent la perspective d'un « gouvernement populaire ».

S'agit‑il d'un changement d'orientation ? Non.

 Un nouveau rapport politique entre les classes s'instaure, et les dirigeants du P.C., suivis par ceux du P.S., essaient de coiffer ce processus pour préparer son étranglement. Les masses cherchent l'unité des ouvriers et des paysans, l'unité de leurs partis et syndicats. Le P.C.C. propose l'unité des organisations ouvrières avec les partis bourgeois jusques et y compris avec la démocratie chrétienne, où l'on se charge de trouver une « aile gauche », une « tendance progressiste ».

Corvalan déclare : « Nous avons besoin d'un gouvernement qui s'appuie sur toutes les forces de la société et n'ait seulement contre lui que les secteurs les plus réactionnaires. »

En bon Chilien, comme en bon Français, le secrétaire général du P.C.C. propose une alliance des partis ouvriers « élargie » ‑ c'est‑à‑dire subordonnée ‑ aux secteurs les « moins » réactionnaires de la bourgeoisie...

L'Union populaire va voir le jour le 17 décembre 1969, par la signature de son programme où figurent pêle‑mêle le P.C.C., le P.S., le parti radical, le parti social‑démocrate, le M.A.P.U. et l'Action populaire indépendante (A.P.I.).

Regardons‑y de plus près.

Le M.A.P.U. s'est constitué le 17 mai 1969, sur la base d'une scission de la démocratie chrétienne : à sa tête Jacques Chonchol, ancien directeur de la Réforme agraire dans le gouvernement Frei. Voilà les chrétiens. Le parti radical, lui, est un vieux parti bourgeois réactionnaire, lié aux secteurs de la bourgeoisie nationale, à la bourgeoisie compradore, compromis avec l'impérialisme et l'oligarchie financière. Qu'importe ! Le parti radical va se refaire une ‑ toute relative ‑ virginité pour parapher l'acte de mariage de l'U.P. : le congrès de juin 1969 expulse la « droite », métamorphosant le parti radical en « parti de gauche ».

L'A.P.I. sera fondée en avril 1969 ‑ mais laissons Alain Labrousse nous présenter cette formation : « Le premier candidat à briguer le soutien de la gauche unie avait été cependant le sénateur Rafael Tarud. Il s'agissait d'un ex‑ministre de l'Economie du général Carlos Iburg (1952‑1958), commerçant et propriétaire terrien qui, entouré d'un certain nombre de survivants du gouvernement populiste, ex‑ministres, ex‑militants, de quelques officiers des forces armées et de carabiniers à la retraite, avait fondé le 29 avril 1969 l'A.P.I. »

Les présentations sont terminées. En avril, l'A.P.I., en mai le M.A.P.U., en juin le congrès du parti radical, voilà des conversions bouleversantes par leur rapidité.

L'Unité populaire : barrage contre la montée des masses

 Mais l'éclosion de ces partis bourgeois a une évidente signification : ce sont ces formations ‑ indépendamment de leur représentativité ‑ qui définissent, garantissent, le contenu de l'U.P. L'eau monte, la démocratie chrétienne est submergée, il faut vite bâtir une digue pour résister à la submersion qui menace l'Etat bourgeois. L'Union populaire a cette fonction, ce contenu théorique et pratique. Et les partis bourgeois anciens ou suscités et créés de toutes pièces grâce au P.C. ‑ avec l'appui dit P.S. ‑ sont invités par les dirigeants des partis ouvriers à constituer l'Unité populaire en formation. Mais la manoeuvre visant à élargir l'union populaire‑front populaire à droite le plus loin qui soit ne s'arrête pas là. Le ralliement du parti radical, du M.A.P.U. et de l'A.P.I. ne sera pas honteux. Au contraire ! Les dirigeants du P.C. vont manoeuvrer ouvertement pour tenter de faire désigner ‑ comme candidat de la « gauche unie » aux élections présidentielles ‑ un leader d'une de ces formations bourgeoises. Si bien que le 1er octobre 1969, il n'y a pas moins de cinq candidats en présence, prétendant être le représentant de la gauche unie aux élections présidentielles, et naturellement, parmi eux, trois candidats des Partis bourgeois, placés sur un pied d'égalité avec le P.S et le P.C. !

Laissons encore la parole à Alain Labrousse, sympathisant de l'U.P., qui décrit parfaitement la situation créée par cette pléthore de candidatures :

« Les positions des différents partis étaient les suivantes : le parti socialiste appuyant fermement Allende, tout en considérant comme possible de lui substituer Aniceto Rodriguez ; il mettait son veto à la candidature du radical Baltra, à celle de l' " apiste " Tarud et à l'éventualité de celle de Rafael Gumucio.

« Les communistes pensaient que, quelle que fût la solution, elle devait réunir au moins l'appui de leur parti, des socialistes et des radicaux. Ils se déclaraient prêts àsoutenir toute candidature réunissant les faveurs de quatre des six partis de l'Unité populaire. Le M.A.P.U. mettait, comme les socialistes, son veto aux candidatures de Baltra et de Tarud. Il proposait la candidature de Chonchol ou celle de Gumucio. Sans enthousiasme à l'égard d'Allende, il se déclarait prêt à l'appuyer au cas où un accord se ferait sur son nom. Les radicaux soutenaient le candidat Baltra et refusaient tout autre postulant que ceux qui étaient déjà en lice. Même attitude de la part du parti social‑démocrate et de l'A.P.I. qui soutenaient leur candidat Tarud et s'opposaient également à l'apparition de noms nouveaux. »

 Mais ces manoeuvres ne parviennent pas à bloquer la classe ouvrière, comme c'était l'objectif de leurs initiateurs. Sa mobilisation s'accentue ; cette pression politique se manifeste dans tout le pays, dans les conditions que Labrousse décrit : « Cependant, une certaine impatience se manifestait chez les militants de base, qui se traduisit par des pressions ‑ pétitions, manifestations, etc. ‑ sur les états‑majors. Le 20 janvier, le radical Baltra, avec l'accord de son parti, retira sa candidature. Il fut, quelques heures plus tard, imité par Pablo Neruda. Restaient face à face Allende et Tarud. Le parti social‑démocrate se décidant à appuyer le candidat socialiste, le jeudi 22 janvier, Tarud s'inclinait, et Chonchol, au nom du comité de coordination de l'Unité populaire, proclamait la candidature de Salvador Allende. »

Si nous avons volontairement insisté sur les manoeuvres qui précédèrent la désignation de Salvador Allende à l'élection présidentielle, c'est que, de toute évidence, il ne s'agit ni de simples péripéties ni d'anecdotes. Les coulisses de l'Unité populaire révèlent l'action, menée en particulier par les dirigeants du P.C., pour empêcher que la classe ouvrière et les masses chiliennes puissent émettre un vote de classe aux élections présidentielles, tentant de la sorte d'éviter sur le terrain électoral une mobilisation de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre sur un candidat membre d'un parti ouvrier.

Ce qui illustre ces événements, c'est la lutte acharnée, pied à pied, que les directions du P.C. et du P.S. ont menée pour éviter que se constitue sur le terrain de la lutte des classes comme sur celui des élections le front unique ouvrier de la classe ouvrière contre la bourgeoisie en crise et divisée.

Voter Allende, c'est voter pour le dirigeant du parti socialiste, c'est se prononcer pour le candidat d'un parti ouvrier, c'est émettre un vote de classe, cela, malgré le programme. Voter pour le dirigeant d'un parti bourgeois membre de l'Unité populaire, c'est au contraire effacer les frontières de classes.

 Toute la politique du P.C. en particulier, poursuivie avec opiniâtreté, vise à opposer à la mobilisation classe contre classe le front populaire comme ultime rempart au développement de l'action révolutionnaire des masses. Lorsque les dirigeants du P.C.C. mesurent que la crise de la bourgeoisie ne peut être enrayée, et que le processus à partir de 1969 se dirige vers une explosion révolutionnaire, leur politique va consister à éviter que les élections présidentielles permettent une expression politique centralisée de la classe ouvrière et des masses exploitées des villes et des campagnes. Corvalan, dans un discours devant le comité central en avril 1969, indique l'ordre des priorités : « Il convient d'abord de donner une impulsion aux luttes populaires qui permettront, à travers l'action, de sceller l'union de toutes les forces avancées, où qu'elles se situent dans la conjoncture actuelle. Ensuite, de nous mettre d'accord sur le programme clair, concret et résolu, convenant au type de gouvernement populaire que nous devons constituer. La désignation du candidat viendra après. »

Chaque mot a son importance, chaque formule est pesée. « Donner une impulsion aux luttes populaires » : la formule n'est pas choisie au hasard, la classe ouvrière, les masses paysannes pauvres et sans terre, les masses exploitées, sont déjà en lutte, mais le mot « populaires » évite de caractériser les classes qui sont en lutte et contre quelles autres classes. Ce ne sont plus des luttes de classe, mais (les « luttes populaires », du peuple entier, contre une poignée de sujets de l'impérialisme. Les menottes de l'Unité populaire sont ainsi, en utilisant un langage « radical », passées aux luttes de classe du prolétariat.

Réaliser l'union de « toutes les forces avancées », c'est‑à‑dire, nous l'avons vu, des secteurs les « moins » réactionnaires de la bourgeoisie, « où qu'elles se situent dans la conjoncture actuelle », c'est‑à‑dire si possible jusqu'à la démocratie chrétienne, revient à définir en une abstraction raisonnée le caractère « large », vaste, sans limites, de l'U.P. en constitution ; puis « ensuite » le programme dont la définition anticapitaliste laisse songeur : clair, concret, résolu. Et dans un ordre scientifiquement établi, la conclusion : la désignation du candidat viendra « après ». Ce sera un candidat à l'image de cette politique, donc d'un parti bourgeois.

La rédaction d'un programme « clair, concret, résolu » venant, lui, après (« ensuite ») le rassemblement du maximum de partis et groupes bourgeois pour ligoter à travers le P.S. et le P.C. la mobilisation de la classe ouvrière.

La nature du programme commun pour lequel il s'agit de lutter s'oppose en principe à la désignation d'un candidat ouvrier.

La constitution de l'unité populaire‑front populaire prend toute sa signification, toute sa dimension : s'opposer par tous les moyens à l'action révolutionnaire du prolétariat, seule en mesure de résoudre la crise de la société chilienne. Mais la classe ouvrière va imposer, malgré le P.C. et le P.S., la candidature « unique » de Salvador Allende ; la bourgeoisie, elle, se divise : la crise politique du régime entre en 1969 dans sa dernière phase. Tomic et Alessandri, candidats bourgeois, donnent le spectacle d'une bourgeoisie déchirée par la révolution qui vient, effrayée par l'héritage du gouvernement Frei, incapable de s'émanciper de l'impérialisme U.S. Tomic sera le candidat de la D.C., Alessandri celui de la droite classique. La bourgeoisie se déchire car le système politique en place ne suffit plus à la protéger comme classe, à défendre ses intérêts. En même temps, quelques‑uns de ses partis participent à l'opération barrage aux masses que constitue l'Unité populaire. Il faut éviter à tout prix que les élections présidentielles, que la campagne électorale, n'opposent frontalement la classe ouvrière à l'Etat bourgeois.

Le programme de l'U.P. et la question de l'Etat

Le décor posé, penchons‑nous maintenant sur le programme de l'Union populaire, promulgué en décembre 1969.

Précisons : pour les marxistes un programme d'action de la classe ouvrière se juge en fonction de sa correspondance avec le processus qui, en fonction des rapports sociaux et politiques, conduit les masses de la lutte pour leurs revendications, leurs aspirations, à leur mobilisation révolutionnaire pour détruire l'Etat bourgeois, garant de la propriété privée des moyens de production, pour la prise du pouvoir, la construction de l'Etat ouvrier, l'institution de la dictature du prolétariat et l'expropriation des capitalistes. Le programme d'action, parce qu'il est l'expression consciente du processus inconscient, devient élément constitutif et finalement déterminant du processus révolutionnaire par la médiation du parti révolutionnaire. Toute lutte de classe d'ampleur pose le problème du pouvoir ; concrètement, en période de révolution ouverte, la classe ouvrière se heurté à la bourgeoisie, à son Etat : le rôle du parti révolutionnaire est donc d'armer politiquement la classe ouvrière pour affronter dans les meilleures conditions l'ennemi de classe dont le pouvoir est concentré dans l'appareil d'Etat. En conséquence, un programme assurant émanciper la société des rets de la propriété privée des moyens de production, du capital, a pour objectif, pour centre de gravité la question des questions : la destruction de l'Etat bourgeois, la construction de l'Etat ouvrier. C'est à partir de cet objectif que les mots d'ordre, les propositions, les revendications  peuvent être jugés, appréciés, discutés, critiqués. Cela implique ceci : un programme peut comporter des mesures étendues de nationalisation, de réformes agraires, etc. Son véritable contenu est déterminé par sa position par rapport à la question de l'Etat. Etat bourgeois ou Etat ouvrier, destruction de l'Etat bourgeois et construction de l'Etat. ouvrier, ou défense de l'Etat bourgeois. C'est ce qui détermine son contenu anti‑impérialiste et anti‑capitaliste, ou de défense de l'impérialisme et de la bourgeoisie.

L'une des raisons pour lesquelles la Commune de Paris, première tentative d'Etat ouvrier, fut écrasée, a été qu'elle n'avait pas marché sur Versailles, capitale provisoire de l'Etat bourgeois. La révolution allemande de 1919 n'a pu abattre l'Etat bourgeois, centre vital du capital. La bourgeoisie, avec l'aide et le soutien de l'appareil social­démocrate, allait prendre sa revanche. Et nous pourrions multiplier les exemples.

L'Etat ouvrier, c'est‑à‑dire « le prolétariat organisé en classe dominante », tel est selon Marx l'objectif de la lutte de classe du prolétariat, qui seul permet de révolutionner les rapports sociaux de production, et de garantir ces conquêtes.

 Et Lénine, consacrant L'Etat et la Révolution à la définition scientifique de cette question, écrit, après avoir fait référence au 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte : « Dans ce remarquable aperçu, le marxisme accomplit un très grand pas en avant par rapport au Manifeste communiste, où la question de l'Etat était encore posée d'une manière très abstraite dans les notions et termes les plus généraux. Ici, la question est posée de façon concrète et la déduction est éminemment précise, définie, pratiquement tangible : toutes les révolutions antérieures ont perfectionné la machine de l'Etat : or, il faut la briser, la démolir. Cette déduction est le principal, l'essentiel, dans la doctrine marxiste de l'Etat. Et c'est cette chose essentielle qui a été non seulement tout à fait "oubliée" par les partis sociaux‑démocrates officiels dominants, mais franchement "dénaturée" (comme nous le verrons plus loin) par le théoricien le plus en vue de la II° Internationale, K. Kautsky. »

En citant ce « classique » léniniste, nous voulons permettre au lecteur d'apprécier le programme de l'U.P., par rapport à la conception marxiste de l'Etat., dont nous nous réclamons pour la victoire du socialisme.

Dans sa partie introductive, le programme de l'U.P. dresse un impitoyable réquisitoire contre les conséquences du pouvoir de la bourgeoisie compradore au Chili. Cette situation se caractérise par « la pauvreté généralisée, par les iniquités de tous ordres dont sont victimes ouvriers, paysans et autres couches exploitées, également par les difficultés croissantes auxquelles se heurtent employés, intellectuels, petits et moyens chefs d'entreprise, enfin par le peu de perspectives offertes à la femme et à la jeunesse [ ... ].

« Un demi‑million de familles n'ont pas de logement et un nombre égal ou supérieur d'entre elles vivent dans les pires conditions, en ce qui concerne le tout‑à‑l'égout, l'eau potable, l'électricité, la salubrité :-

- les besoins de la population en matière d'éducation et de santé ne sont pas suffisamment pris en considération ;

- plus de la moitié des travailleurs chiliens reçoivent des salaires insuffisants pour satisfaire leurs besoins vitaux minimum. Chaque famille souffre du chômage ou de l'instabilité de l'emploi. Pour un grand nombre de jeunes, trouver un emploi est difficile et aléatoire.

« Le capital impérialiste et un groupe de privilégiés qui ne représentent pas plus de 10 % de la population accaparent la moitié du revenu national. Cela signifie que sur 100 écus produits par les Chiliens, 50 se retrouvent dans les poches de 10 représentants de l'oligarchie et les 50 autres doivent être répartis entre 90 Chiliens du peuple ou de la classe moyenne.

« La hausse du coût de la vie est un enfer pour les familles du peuple et, tout particulièrement, pour la maîtresse de maison. Durant ces dix dernières années, selon des chiffres officiels, le coût de la vie a augmenté de presque mille pour cent.

« Cela signifie qu'on vole quotidiennement aux Chiliens qui vivent de leur travail une partie de leur salaire. C'est ce qui arrive aussi aux retraités et aux pensionnés, au travailleur indépendant, à l'artisan, au petit producteur, dont les petits revenus ,ont rognés continuellement par l'inflation

« Un grand nombre de Chiliens souffrent de malnutrition. Selon des statistiques officielles, 50 % des enfants de moins de quinze ans sont sous-alimentés. Cette sous-­alimentation affecte leur croissance et limite leur capacité à apprendre, à s'instruire.

« Cela démontre que l'économie chilienne en général et le système agricole en particulier, sont incapables de nourrir les Chiliens, alors que le Chili pourrait faire vivre dès à présent 30 millions de personnes, trois fois plus que la population actuelle. »

Tiré de la traduction française du programme de l'U.P. publiée par A. Acquaviva, G. Fournial et autres : Chili de l'Unité populaire, Paris, Editions sociales, 1971, p. 145‑175.

Et, concluant cette description de la réalité vécue quotidiennement par l'immense majorité des 10 millions de Chiliens, le programme fixe l'objectif de la mobilisation des masses : « L'unique alternative vraiment populaire et, par conséquent, la tâche fondamentale qui attend le gouvernement du peuple, est d'en finir avec la domination des impérialistes, des monopoles, de l'oligarchie terrienne et de commencer l'édification du socialisme au Chili. »

Nous reviendrons dans un prochain chapitre sur le programme commun français de gouvernement ; mais à la lecture de cette citation, le lecteur constatera d'emblée la différence de ton, de teneur, entre deux documents : à l'inverse du programme commun français qui précise textuellement que l'objectif n'est pas d'instaurer le socialisme, le programme de l'U.P. précise, au contraire, tout aussi clairement, qu'il convient de « commencer l'édification du socialisme au Chili ».

Avant d'aller plus loin dans l'appréciation du programme, constatons que dans le préambule il n'y a pas un mot pour définir l'objectif politique par lequel il est possible de commencer l'« édification du socialisme au Chili », c'est‑à‑dire la « démolition » de l'appareil d'Etat, donc la formation d'un gouvernement ouvrier et paysan s'engageant dans cette voie.

Mais le programme aborde le problème de l'Etat, sous le titre « Le pouvoir populaire » : « Le peuple chilien a conquis, à travers un large processus de lutte, certaines libertés et garanties démocratiques. Pour les conserver, il doit rester en alerte et lutter sans cesse. Mais le pouvoir lui‑même lui échappe. » Et quelques lignes plus loin, non sans quelques contorsions, mais nettement, les points sont mis sur les « i » :

« En matière de structure politique, le gouvernement populaire a la double tâche de :

*préserver et rendre plus réels et authentiques les droits démocratiques et les conquêtes des travailleurs;

*transformer les actuelles institutions afin d'instaurer un nouvel Etat où les travailleurs et le peuple exerceront réellement le pouvoir. »

 C'est volontairement que nous infligeons au lecteur ces longs extraits du programme ; mais là, l'essentiel est dit ; ci‑gît le coeur du programme du front populaire‑unité populaire : « transformer les actuelles institutions afin d'instaurer un nouvel Etat » signifie évidemment qu'il est possible, en « élargissant ces institutions ‑ sans les abroger ‑ d'aller vers le socialisme. Non. Mille fois non. On ne peut pas « élargir », « transformer », « réformer » l'Etat bourgeois, pas plus qu'on ne peut transformer ou élargir le front populaire qui garantit ‑ comme nous le démontrons ‑ l'Etat bourgeois, pièce maîtresse, clef de voûte du système capitaliste. Il ne s'agit pas là d'une querelle de linguiste. C'est du sort de la révolution chilienne et mondiale qu'il s'agit. Et les considérations qui suivent éclairent avec quel cynisme les rédacteurs du programme de front populaire chilien utilisent les aspirations légitimes des masses pour protéger et perfectionner ‑ telle est la signification réelle, nous allons le voir, du terme « démocratisation » ‑ l'appareil d'Etat bourgeois.

En effet, si radical que soit le programme de l'U.P., dans les phrases et dans les mots, la ligne directrice en est nettement définie : « transformer les actuelles institutions », c'est‑à‑dire garantir la légitimité de la Constitution, expression politique, institutionnelle, de décennies de domination de l'impérialisme, réaction sur toute la ligne. La main mise dans l'engrenage, tout y passe, avec une impitoyable logique : police, magistrature, bureaucratie d'Etat, armée...

C'est ainsi que « la police doit être réorganisée afin qu'on ne puisse plus l'utiliser comme un organe de répression contre le peuple et qu'elle serve, au contraire, à défendre la population des actions sociales ».

Cela signifie‑t‑il sous la plume du rédacteur du programme que groupes mobiles et carabiniers, responsables de centaines de morts d'ouvriers, d'étudiants et de paysans, seront dissous comme « groupes spéciaux », comme bandes armées du capital ? Non.

La réponse est là, nette, sans bavure : « Les méthodes de la police seront humanisées de manière à garantir effectivement le plein respect de la dignité et de l'intégrité physique de l'être humain. »

Pour « transformer l'Etat », il faudra donc « réorganiser » et « humaniser » la police.

La justice ? « Pour le gouvernement populaire, une nouvelle conception de la magistrature devra remplacer l'actuelle conception, individualiste et bourgeoise. »

Et, enfin, car le programme entend dans le détail évoquer chaque élément de l'appareil politique de la bourgeoisie, vient le tour de l'armée :

 « [ ...] Il est nécessaire d'assurer aux forces armées les moyens matériels et techniques et un système de rémunération, promotion et retraite juste et démocratique qui garantissent aux officiers, sous‑officiers et hommes de troupe :

* la ‑sécurité matérielle pendant leur temps d'activité et pendant leur retraite ;

* la possibilité effective pour tous de monter en grade en ne tenant compte que des mérites de chacun. »

Une « nouvelle conception » de la magistrature, « garantie » par une police « réorganisée et aux méthodes plus humaines », appuyée sur une armée « modernisée » et naturellement « démocratisée » (!) dans le système des rémunérations, tels sont les traits saillants du « nouvel Etat » qui n'a rien de neuf pour les masses.

Résumant l'ensemble de ces dispositions, le programme, sous le titre : « Un nouvel ordre institutionnel, l'Etat populaire », précise : « Une nouvelle Constitution politique institutionnalisera l'incorporation massive du peuple au pouvoir de l'Etat. »

La rédaction est laborieuse, mais édifiante : le « nouvel Etat » dans la marche au socialisme chilien incorporera donc, massivement, le peuple au pouvoir d'Etat, qui n'est, nous l'avons vu, ni l'armée, ni la police, ni la magistrature, ni l'administration... Où donc le peuple s'incorporera‑t‑il ?

Après avoir défini le caractère parlementaire de la nouvelle Constitution envisagée, le programme précise ces vues grandioses : « A chaque niveau de l'Etat populaire, prendront place les organisations sociales avec leurs attributions spécifiques. Il leur appartiendra de se partager les responsabilités et de développer leur initiative dans leurs rayons d'action respectifs, et également d'examiner et de résoudre les problèmes de leur compétence. »

 La boucle est bouclée, et le lecteur sait maintenant de quel bois est bâti le programme de l'U.P. Chaque ligne, chaque mot établit la légitimité de l'Etat bourgeois, dont, en fonction des circonstances exceptionnelles ‑ révolution qui monte ‑ les rédacteurs envisagent, avec déférence et politesse, l'« humanisation », l'« élargissement », la « démocratisation », la « modernisation », le tout arrosé d'une bonne dose d'« incorporation populaire », donnant un Etat dont la « nouveauté » ressemble à un tableau célèbre, signé Kautsky, dont on aurait changé le cadre, protégé par deux gardiens à proximité, pour éviter les vols...

L'essentiel est dit, démontré. Nous allons voir maintenant que le projet de ce « nouvel Etat populaire » garantit de manière totale ce que le programme présente dans un autre chapitre comme la « nouvelle économie » qui, tout aussi « neuve » que l'Etat bourgeois, garantit la propriété privée des moyens de production, le système capitaliste.

La « nouvelle économie »... les « comités de l'Union populaire »

Sous le titre « La nouvelle économie », le programme de l'U.P. commence d'abord par distinguer un « secteur public » et un secteur privé : le premier étant constitué par les entreprises nationalisées ou expropriées, formées par :

-          les grandes mines de cuivre, nitrate, fer, charbon ;

-          le système financier et bancaire, le commerce extérieur ;

-          les grandes entreprises et monopoles de distribution ;

-          les monopoles industriels stratégiques, l'énergie électrique ;

-          les transports ferroviaires, maritimes, aériens, etc.

« Toutes ces expropriations sont réalisées en sauvegardant toujours les intérêts du petit actionnaire. »

Cette notion de « petit actionnaire », extensible à souhait, s'inscrit dans ce que nous avons déjà analysé : ces nationalisations ‑ ou expropriations, ce qui n'est pas identique ‑ aboutiront à des entreprises d'Etat, dont la nature ne sera pas modifiée dans le « nouvel Etat populaire », pouvoir de la bourgeoisie assurant la défense de la propriété privée. Ainsi, les rapports sociaux chez Renault, à E.D.F., à la S.N.C.F., ne sont‑ils pas différents de ceux qui s'exercent dans les entreprises contrôlées par le capital privé. L'Etat bourgeois intervient ici comme facteur garantissant la pérennité de la propriété privée des moyens de production. Mais le programme de l'U.P. ne laisse plus aucune ambiguïté sur ces problèmes d'une extrême gravité, pour les petits et... les gros actionnaires. En effet, le secteur privé « comprend l'industrie, les mines, l'agriculture et les services où continue à exister la propriété privée des moyens de production ».

Nous touchons là au veau d'or du système capitaliste, les formules générales ne sont plus de mise ; il faut être précis comme un bilan de société.

Et le programme note : « Ces entreprises seront la majorité pour ce qui est du nombre. Ainsi, en 1967, sur 30 500 entreprises existantes (en incluant l'industrie nationale), 150 contrôlaient, sous forme de monopole, tous les marchés, captant toute l'aide de l'Etat et le crédit bancaire, et exploitant le reste des entreprises industrielles de notre pays en leur vendant à un prix élevé les matières premières et en leur achetant à bon marché leurs produits. »

Cette situation dramatique, pour les capitalistes, ne pouvant durer, le programme prévoit que « I'Etat fournira l'assistance financière et technique nécessaire aux entreprises de ce secteur [le secteur privé], afin qu'elles puissent remplir la fonction importante qu'elles ont dans l'économie nationale, si l'on considère le nombre de personnes qui y travaillent, ainsi que le volume de leur production. »

Si bien que les rédacteurs du programme ont raison d'indiquer qu'en définitive « les entreprises de ce secteur seront finalement bénéficiaires d'une planification générale de l'économie nationale ».

Défense de l'Etat bourgeois, défense de la propriété privée, par un secteur publie ‑ dont les actionnaires petits et grands seront grassement indemnisés ‑ et un secteur privé majoritaire en nombre, chiffres d'affaires et volumes de transaction, bénéficiant d'une position privilégiée. Quant au problème de la propriété foncière dont nous avons déjà souligné l'importance, le programme de l'U.P. titre :  « Approfondir et étendre la réforme agraire ». Le lecteur a bien lu : le programme de l'U.P. se propose d'étendre et d'approfondir la « réforme agraire » promulguée par le gouvernement Frei aux ordres des propriétaires latifundiaires...

Dans les sept points consacrés à cette question, les concessions faites aux paysans sans terre sont purement... littéraires.

C'est volontairement que nous avons analysé les principales sections du programme de l'U.P. Ce document, rédigé et rendu public alors que les masses s'apprêtent à intervenir directement dans l'arène de l'histoire, porte la marque de cette activité révolutionnaire : ce document est d'autant plus important qu'il maintient sur tous les points fondamentaux la politique de front populaire, c'est‑à‑dire de défense de l'Etat bourgeois, de la propriété privée des moyens de production. Les dirigeants du PC. et du P.S. font sans doute des concessions verbales aux masses, pour mieux préserver l'essentiel ‑ l'Etat bourgeois, dont la coalition de front populaire est l'instrument actif. A partir de la fin 1969, ce n'est plus seulement à une radicalisation de la lutte des classes qu'on assiste, mais au départ d'une véritable lame de fond. Au mois de novembre 1969, le P.C. tient son XlV° Congrès à Santiago, face à l'activité révolutionnaire des masses. Corvalan affirme : « Le peuple ne saurait rester à la fenêtre. » C'est le moins qu'on puisse dire car déjà à cette époque on s'inquiète à juste titre dans les luxueuses demeures de Barrio Alto ‑ le « Neuilly » de Santiago : le peuple est dans la rue et les grèves gagnent toutes les entreprises alors que la syndicalisation des ouvriers agricoles croît à une allure vertigineuse, ou plutôt au rythme des occupations de domaine...

Son programme promulgué, l'U.P. édite un second document, intitulé : « Accord sur la conduite et le style de la campagne », qui accuse plus nettement que le programme lui‑même la radicalisation de la lutte des classes, et se prononce pour la constitution des « comités de l'Unité populaire » :

« La croissance des forces laborieuses, quant à leur nombre, leur organisation, leur lutte et la conscience de leur puissance, renforce et propage la volonté de changements profonds, la critique de l'ordre établi et le conflit avec ses structures [ ... ]. Ces forces, et tout le peuple à leurs côtés, en mobilisant tous ceux qui ne sont pas compromis avec le pouvoir des forces réactionnaires, nationales et étrangères, c'est‑à‑dire grâce à l'action unitaire et combative de l'immense majorité des Chiliens, pourront briser les structures actuelles et avancer dans la voie de leur libération.

« L'Unité populaire est faite pour cela. Les impérialistes et les couches dominantes du pays combattront l'Unité populaire et essaieront de tromper le peuple., une fois de plus. Ils diront que la liberté est en danger, que la violence va s'emparer du pays, etc. Mais les masses populaires croient de moins en moins à ces mensonges. Leur mobilisation collective augmente de jour en jour et la voilà aujourd'hui renforcée et encouragée par l'union des forces de gauche.

« Pour stimuler et orienter la mobilisation du peuple chilien en vue de conquérir le pouvoir, nous constituerons partout les comités de l'Union populaire, organisés dans chaque usine, fundo (grande propriété), commune, bureau ou école, par les militants des mouvements et des partis de gauche et composés de cette foule de Chiliens qui se, définissent par leur volonté de changements fondamentaux.

« Les comités de l'Unité populaire ne seront pas seulement des organismes électoraux, ils seront les interprètes combatifs des revendications immédiates des masses et surtout, ils se prépareront à exercer le pouvoir populaire. »

La « mobilisation collective » à laquelle ce document fait référence est une réalité qui échappe à la volonté des états‑majors. Nous l'avons vu, la mobilisation politique des masses a imposé contre vents et marées ‑ c'est‑à‑dire contre les dirigeants du P.C. et du P.S. ‑ la candidature de Salvador Allende, qui, s'il est candidat de l'U.P.‑U.G., l'est au titre d'un parti ouvrier, le P.S., permettant à la classe ouvrière de se centraliser, classe contre classe, dans la campagne électorale comme dans les élections elles‑mêmes. Dans les partis, dans la C.U.T., dans les entreprises, à la ville comme à la campagne, militants et travailleurs se ruent dans la brèche ouverte pour organiser l'élection d'Allende. La puissance de la mobilisation est reconnue par le document que nous venons de citer. Incapables de s'opposer de front à cette aspiration, les dirigeants du P.C. et du P.S. tentent de la canaliser. La constitution des comités de l'Unité populaire est décidée par le haut, par peur qu'ils ne se constituent en bas sans autorisation des directions. C'est pour éviter ce débordement qu'en particulier les dirigeants du P.C. se prononcent pour ces comités; la révolution chilienne, comme toute révolution, pose donc d'emblée le problème de l'auto‑organisation des masses, le rassemblement de la classe ouvrière et des masses opprimées à travers « leurs » comités. Comme toutes les révolutions prolétariennes, la révolution chilienne met à l'ordre du jour la question des organes soviétiques.

La campagne électorale ? De l'avis de tous les journalistes qui ont couvert l'événement, elle sera politiquement tendue. Meetings, rassemblements populaires, manifestations se déroulant sur une toile de fond de grèves et d'affrontements à la ville comme à la campagne. Les comités d'Unité populaire, qui centralisent le mouvement des masses, quadrillent le pays et confèrent à la campagne électorale sa véritable signification politique, en appelant à lutter, à voter contre les « momies », c'est‑à‑dire contre les candidats, les politiciens de la droite : Allende parcourt le pays, et à chaque étape la masse des exploités et des opprimés est au rendezvous. L'accueil dans les campagnes est particulièrement chaleureux. Malgré la dictature des propriétaires terriens et l'appui de l'Eglise aux candidats des partis bourgeois, l'ouvrier agricole, le petit propriétaire, le paysan sans terre, viennent saluer le candidat du parti ouvrier, le P.S. à la présidence et applaudir à tout rompre lorsque ce dernier affirme « qu'on leur donnera la terre. Et Allende doit « gauchir » ses discours.

La bourgeoisie, elle, s'affole et lance sur les ondes et sur les murs un slogan prometteur : « Si vous aimez le poteau d'exécution, votez Allende. »

Rien n'y fait, rien n'y fera. Le 4 septembre 1970, Allende arrive en tête ; de peu : 40 000 voix de différence avec Alessandri.

La Constitution chilienne, que le front populaire respecte et défend, implique que soixante jours doivent s'écouler avant la désignation par le Congrès du président de la République chilienne. La situation est explosive : mobilisées, les masses sont prêtes à agir pour garantir leur victoire aux élections. Tomic, candidat de la démocratie chrétienne, les chefs de l'armée, mesurent l'ampleur du danger. Refuser l'élection d'Allende, c'est prendre le risque d"un affrontement avec les masses dans les plus mauvaises conditions pour la bourgeoisie. La démocratie chrétienne, la mort dans l'âme, décide de « jouer le jeu », c'est‑à‑dire de remettre aux dirigeants du front populaire‑unité populaire le soin d'affronter la classe ouvrière pour préserver l'appareil d'Etat.

Mais Tomic pose ses conditions, alors qu'il ne dispose pas des moyens politiques de les imposer...

La bourgeoisie a combattu de toutes ses forces la révolution montante. La démocratie chrétienne et la droite classique battues aux élections présidentielles, elle soutient l'U.P. en exigeant que l'attachement de la coalition d'Allende au régime capitaliste, à l'Etat, soit nettement affirmé. Allende qui le 13 septembre s'adresse en ces termes au peuple : « Le peuple doit faire confiance aux dirigeants politiques de l'Unité populaire et aux dirigeants de la Centrale unique des travailleurs. Et ce même peuple doit faire confiance à celui qui lui parle. »

C'est dans ces conditions que le 24 septembre, le parti démocrate‑chrétien exprime son point de vue au sénateur Salvador Allende, « en lui demandant de se prononcer sur certaines questions, démarche indispensable pour que le parti détermine la position qu'il adopterait finalement ». Le préambule de ce texte déclarait : « Nous avons la conviction que nombre de points en vue de la transformation et du développement de la société, défendus par la candidature de Salvador Allende, ont été et sont aujourd'hui nôtres, sans que cela signifie ni identité ni totale coïncidence en ce qui concerne les options fondamentales et la stratégie définie devant le pays. Nous répétons que notre position ne sera pas de priver "de sel et d'eau" le prochain gouvernement, qui peut compter sur notre appui pour toute mesure contribuant au bien‑être du peuple. »

Parmi ces mesures réclamées par le parti de l'impérialisme et de l'Eglise, on trouvait pêle‑mêle le maintien du pluralisme politique, la défense de la liberté de presse et de la liberté syndicale, l'indépendance de l'Université, la reconnaissance et le soutien de l'enseignement privé, le respect de l'armée...

Deux paragraphes sont particulièrement importants, car ils définissent la signification de la démarche de la D.C. :

« Nous voulons un Etat de droit. Cela requiert l'existence d'un régime politique à l'intérieur duquel l'autorité soit exclusivement exercée par les organes compétents. Exécutif, législatif, judiciaire... Sans intervention d'autres organes "de fait" qui agiraient au nom d'un soi‑disant pouvoir populaire...

« Nous voulons que les forces armées et le corps des carabiniers continuent d'être une garantie de notre système démocratique. Ce qui implique que soient respectées les structures organiques et hiérarchiques des forces armées et du corps des carabiniers ... »

A l'onctuosité du préambule succède l'exigence nettement formulée du respect de l'Etat bourgeois, contre tout « organe de fait », contre la classe ouvrière et les organismes « ad hoc », dont à juste titre le parti de l'Eglise craint l'émergence. Dès le 29 septembre, Salvador Allende répond. Avec fougue et fermeté, il s'affirme le défenseur de la Constitution : « Je dois affirmer que je suis un défenseur intransigeant des prérogatives du chef de l'Etat. J'affirme, en tant que premier mandataire, que l'Unité populaire elle‑même n'aura aucun droit de regard sur la nomination du haut commandement, car c'est une prérogative exclusive du président de la République, et je préserverai jalousement mes attributions constitutionnelles. » Et, plus loin, Allende précise : « que toutes les transformations politiques, économiques et sociales se fassent à partir de l'ordre juridique actuel, et selon l'Etat de droit ».

Vexé qu'on ait mis en doute son attachement à l'Etat de droit, Allende enfile ‑ avant même d'y être autorisé ‑ son habit de président de la République et défend avec passion les « prérogatives » de sa charge.

Mais la démocratie chrétienne exige plus encore de l'U.P. et juge les réponses d'Allende « décourageantes ». Malgré cela, la démocratie chrétienne pressée par les dirigeants du P.C. et du P.S. accepte de participer à une commission paritaire avec les dirigeants de l'U.P. pour élaborer le « Statut des garanties ». Ce document sera présenté à la Chambre et adopté le 15 octobre. Sur deux points essentiels, le « Statut des garanties » donne entièrement satisfaction à Tomic, comme à Alessandri. « Le régime de la propriété et le fonctionnement de ces moyens d'information ne pourront être modifiés que par une loi. Leur expropriation ne pourra être réalisée qu'en vertu d'une loi approuvée par chaque Chambre à la majorité des membres en exercice. »

Par ailleurs : « L'éducation privée et gratuite, qui ne poursuit pas de but commercial, recevra de l'Etat une contribution économique qui permettra son financement en accord avec les normes établies par la loi. » Cette garantie sera étendue aux universités, l'enseignement publie et laïque et l'enseignement privé et clérical étant mis sur un pied d'égalité.

De surcroît, par ce document,  l'U.P. « garantissait » l'inamovibilité des fonctionnaires mis en place par la démocratie chrétienne.

Enfin, le Statut adoptait un nouvel article qui se substituait avantageusement à l'article 22 de la Constitution concernant l'armée et son rôle : « La force publique est uniquement et exclusivement constituée par les forces armées et le corps des carabiniers, institutions essentiellement professionnelles, hiérarchisées, disciplinées, obéissantes et non délibérantes. Seule la loi peut fixer les effectifs de ces institutions. Le recrutement de nouveaux effectifs des forces armées et des carabiniers est réservé aux seules écoles spécialisées de ces institutions sauf pour le personnel remplissant des fonctions exclusivement civiles. »

 Ainsi, avant même d'entrer en fonctions, l'unité populaire‑front populaire garantissait, à la demande de la démocratie chrétienne, les secteurs clefs de la Constitution, se livrant pieds et poings liés à la majorité des Chambres où l'U.P. disposait de la minorité des sièges. La signification de la référence dans le programme de l'Unité populaire à l' « Etat populaire » trouve ici sa concrétisation.

Renforcement de l'armée et de la caste des officiers

Ainsi, ce n'est qu'après avoir plié le genou devant la bourgeoisie en proclamant son attachement à l'Etat de « droit » opposé aux « organes de fait », que Salvador Allende sera couronné président. En fait, le « Statut des garanties » est un véritable avenant du programme de l'Unité populaire. Si le document « Accord sur la conduite et le style de la campagne », que nous avons étudié plus haut, accusait la pression de la classe ouvrière et des paysans pauvres, le « Statut », lui, est le produit de l'accord scellé entre les dirigeants du P.C. et du P.S. avec Tomic pour la D.C. et Alessandri pour le parti national, pour faire front à l'assaut des masses.

 

Nous l'avons dit ‑ répétons‑le : jamais au Chili comme dans le monde entier, la fraction dominante de la bourgeoisie n'a voulu du front populaire. En effet, le « front populaire » signifie qu'une crise révolutionnaire se prépare, que la révolution approche et surgit et que les partis bourgeois n'ont pu l'empêcher de surgir par leurs seuls moyens ; la révolution prolétarienne prend son essor ; la bourgeoisie participe au front populaire  par l'intermédiaire de certains de ses partis, mais contenir et refouler les masses revient aux partis ouvriers qui participent à ce front populaire. La bourgeoisie peut être amenée à reculer, protégée par le front populaire, sans pour autant cesser de combattre. En toutes circonstances, la fraction dominante de l'impérialisme combat pour maintenir son pouvoir. Et lorsque les dirigeants des partis ouvriers occupent l'avant‑scène du pouvoir, par les organes de l'Etat bourgeois tout autant que par ses partis à l'extérieur et au sein des fronts populaires, la bourgeoisie conserve, lorsque ceux‑ci ne sont pas disloqués, l'essentiel du pouvoir réel. Lorsque les fronts populaires, combinaison particulière, en raison des circonstances, nécessaire pour la défense du système capitaliste, forment des gouvernements pour la défense du système capitaliste, la bourgeoisie n'abdique en rien ses responsabilités de classe dominante. Au contraire. La bourgeoisie continue à contrôler les principaux rouages de l'Etat bourgeois ; de plus, installée au côté du cocher, elle le contrôle, et de la voix et du fouet elle continue à diriger l'attelage qui tire le char de l'Etat bourgeois.

 

Le « Statut des garanties » illustre parfaitement la nature de l'Unité populaire.

‑ Prenez garde, disent les dirigeants de la démocratie chrétienne, les masses sont en mouvement.

‑ Oui, répond Salvador Allende, mais comptez sur nous, nous nous tenons à la hauteur de la tâche...

Nous n'exagérons rien ; la preuve de ce que nous avançons est donnée par la modification de la Constitution acquise à l'unanimité des Chambres, donnant plus de pouvoir que dans l'ancienne Constitution aux forces armées.

Nous avons déjà vu que le programme de l'Unité populaire volait au secours des sous‑officiers et des officiers, en leur garantissant moyens et rémunérations, en progression. La modification de l'article de la Constitution insiste sur deux points :

a) seules les forces armées et les carabiniers constituent la force publique, cette précision étant dirigée contre les milices ouvrières et paysannes, « organes de fait » que la révolution peut mettre à l'ordre du jour ;

b) le recrutement des forces armées et des carabiniers est réservé aux seules écoles spécialisées.

Le second point est aussi important que le premier. Tous le savent, dirigeants ouvriers et députés bourgeois, l'armée chilienne défile au pas de l'armée prussienne, mais est formée, encadrée, équipée par l'armée américaine et la C.I.A.

 

Qu'on en juge : de 1950 à 1965, 2 064 officiers chiliens avaient reçu un entraînement aux Etats-Unis et 599 dans les camps situés en Amérique latine. Précisons que ces stages étaient consacrés à la lutte contre « le guérillerisme et le communisme ». Entre 1950 et 1965, les forces armées chiliennes ont reçu 66 190 000 dollars, à titre de « dons », ce qui les place au second rang, après le Brésil, des pays d'Amérique latine...

La caste des officiers bénéficiait naturellement d'un régime de faveur. Les futurs officiers de l'armée chilienne passent tous en stage à l'école anti‑guérilla de Fort Qulick, à Panama, sous les ordres d'instructeurs américains, tous vétérans du Vietnam. La police, elle, n'est pas oubliée. Alain Joxe, note à ce propos : « Durant les dernières années, les carabiniers ont bénéficié de la priorité de l'aide des Etats‑Unis. »

Ce corps d'élite de 24 000 hommes dépend du ministère de l'Intérieur ; composé exclusivement de professionnels, il dispose d'un équipement et de munitions particuliers au moins égaux à ceux des forces armées elles‑mêmes.

 

Ainsi forces armées et carabiniers sont‑ils formé, l'école de la guerre de classe contre le prolétariat et la paysannerie pauvre. En témoigne l'action du « Groupe mobile » ‑ formation des carabiniers spécialisée dans la répression des grèves et des occupations de domaine. C'est cette  structure militaire et policière que l'Unité populaire, à la demande expresse de la bourgeoisie, accepte de maintenir et de renforcer. De 1970 à 1973, commentateurs aux ordres, dirigeants staliniens et sociaux‑démocrates, vanteront le « loyalisme » des forces armées et des carabiniers, insistant sur les traditions « démocratiques » de l'armée chilienne : maudits soient les fossoyeurs du prolétariat chilien !

  Vers la deuxième partie

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