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Article de mars 2005 paru dans le numéro 19 de Combattre pour le Socialisme

 

En Afrique, l’impérialisme français combat au prix du sang des peuples pour sauver ses positions coloniales menacées

Togo : les « amis personnels » de Chirac en difficulté


Le 5 février, le président du Togo, le général Eyadema, exerçant sa dictature sur ce pays depuis 38 ans, décédait. Aussitôt, alors qu’un coup d’état était organisé pour placer son fils Fauré sur le trône vacant, Chirac faisait connaître « sa profonde tristesse » devant la disparition « d’un ami de la France qui était pour moi un ami personnel ».

Le général Gnassigné Eyadema incarne en effet à merveille le genre de personnages qui sont les « amis personnels » de Chirac et de l’impérialisme français en Afrique subsaharienne. Parvenu au pouvoir en assassinant en janvier 1963 le président togolais Sylvanus Olympio. Il exercera dès lors une sanglante dictature sur le Togo, entretenant comme souvent l’opposition entre ethnies, avec le soutien permanent des gouvernements successifs de la Cinquième République et en particulier des gaullistes. Eyadema est en effet l’un des fleurons du mécanisme de domination coloniale de l’Afrique par la métropole dont l’horloger est Jacques Foccart, fondateur du SAC et l’un des parrains politiques de Chirac. 

En juin 1998, l’élection présidentielle, malgré une machine à frauder bien huilée, tourne au désastre : l’opposant Gilchrist Olympio, fils du président assassiné, est en passe de les remporter. Les élections sont interrompues, les manifestations de protestation (mettant en cause la France) réprimées dans le sang. Une vague de terreur s’ensuit :

« Dans un rapport publié le 5 mai 1999 (Togo, Etat de terreur), Amnesty International indique que, selon ses enquêteurs, des centaines de personnes, dont des militaires, ont été exécutées de manière extra judiciaire en juin 1998 par le régime du général Eyadema. Les corps ont été vus en haute mer par des pêcheurs après beaucoup de mouvements inhabituels d’avions et d’hélicoptère. Des aéronefs entretenus grâce à la coopération militaire française. » (F-X.Verschave, Noir Silence, p. 191)

En novembre 1998, Eyadema est reçu en grande pompe à Paris, puis Chirac vient sur place en juillet 1999 mettre la dernière main au dispositif de légitimation par la « communauté internationale » du coup d’Etat de 1998, qui finit par aboutir.

Les « amis » de Chirac ont tenté un nouveau coup d’Etat au décès du général-dictateur. La constitution prévoit qu’en cas de décès du président, l’intérim est assuré par le président de l’Assemblée nationale. L’armée a intronisé à sa place Gnassigné Fauré, le fils d’Eyadema au prix d’une manœuvre grossière : l’espace aérien du pays a été fermé à l’annonce du décès du président, empêchant l’avion du président de l’Assemblée d’atterrir. Il ne restait plus qu’à constater la « vacance » du pouvoir, et à modifier la constitution en vitesse. Vouloir ainsi empêcher le président de l’Assemblée croupion, membre du parti du président, d’assurer le pouvoir, même quelques semaines, en dit long sur la fragilité du régime.

Mais les affaires des protégés français ont viré à l’aigre. Dès le 19 février, à l’unisson du département d’Etat américain, tous les pays … sauf la France, exigeaient la démission du président intérimaire, le Nigeria menaçant même d’une intervention militaire. Le 19, l’opposition manifestait dans les rues de Lomé… contre Chirac. Le Monde du 21 février rend compte (nous soulignons) :

« Samedi, l'opposition, qui s'est réunie dans le quartier populaire de Bé, au centre de la ville, pour une nouvelle  manifestation, a lancé des mots d'ordre contre le gouvernement français.

Dans le bastion de l'opposition, où s'est rassemblé le plus important cortège de manifestants depuis le début de la crise, les slogans hostiles à Jacques Chirac, "ami personnel" du président Eyadéma, ont fleuri (…) se dressaient des banderoles et des pancartes proclamant : "Fauré démission ! Chirac voleur !" ou encore : "La France ne nous imposera aucun président, (...) le Togo n'est pas un royaume".

Le 25 février, Fauré démissionnait de la présidence, passant la main, non au président, mais au vice-président de l’Assemblée et se déclarant candidat à la future élection présidentielle. Fauré a affirmé, en connaissance de cause, que son parti le RPT est « imbattable » dans les élections. Notons que le réel vainqueur de l’élection de 1998, Olympio, n’a « constitutionnellement » plus le droit de s’y présenter. Avec cette modification du dispositif, saluée par le Quai d’Orsay, les sanctions prises par les Etats africains ont été levées. Mais ce n’est à l’évidence qu’un répit. Les soubresauts du régime Eyadéma s’inscrivent dans un processus général d’affaiblissement des positions françaises en Afrique subsaharienne. C’est ce processus que concentre la situation en Côte d’Ivoire.



Depuis septembre 2002, la Côte d’Ivoire a été plongée dans la guerre, divisée de facto en deux, tandis que l’engagement militaire français est devenu massif (près de cinq mille soldats de l’opération Licorne flanqués d’autant d’auxiliaires africains affublés de caques bleus). En novembre 2004, les troupes françaises sont allées jusqu’à tirer sur la foule désarmée à Abidjan, faisant des dizaines de victimes.

On ne peut comprendre cette situation sans se représenter la place de la Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest. Elle représente 40% des échanges de l’UEMOA (Union économique et monétaire de l’Ouest Africain, l’une des deux entités économiques de la zone franc CFA), c’est-à-dire que le contrôle politique de la Côte d’Ivoire est déterminant dans toute la zone. Toutes les grandes entreprises françaises sont présentes et contrôlent, via leurs filiales, les secteurs-clé de l’économie du pays : Bouygues (eau, électricité, construction), Total, France-Telecom, Air France, EDF, Bolloré (coton, cacao, transports ferroviaires), AXA (leader des assurances), Société Générale, le groupe Pinault (distribution via sa filiale CFAO), ou encore Aventis. Toutes tirent des profits juteux et ont trusté les privatisations depuis quinze ans.

C’est pour cette place, ces profits, que lutte avec férocité l’impérialisme français. Mais il est aujourd’hui face à sa propre incapacité à assurer un « ordre » stable dans ce pays. Après la disparition d’Houphouët Boigny, autre pilier de la françafrique, la banqueroute du pays, encore aggravée par son dauphin Konan-Bédié, finit par entraîner des sanctions financières de la part du FMI fin 1998. La situation n’a cessé de se tendre, Konan-Bédié recourant dès lors à « l’ivoirité », à l’ethnicisme, pour faire barrage à son principal rival politique, Alassane Ouattara (ancien directeur adjoint du FMI, premier ministre dans les années 90, proche de la famille Bouygues). Un coup d’état organisé en 1999 par le général Gueï (ancien de Saint-Cyr), avec l’aval de la métropole, porte les proches de Ouattara au pouvoir. Las ! L’élection présidentielle supposée élire Gueï en octobre 2000 échoue : c’est Laurent Gbabo – opposant historique à Houphouët et proche du PS – qui devient président élu. Ce dernier reprend la thématique réactionnaire de « l’ivoirité » et organise des milices de « jeunes patriotes » qui vont s’illustrer par leurs descentes meurtrières dans les quartiers immigrés (maliens, burkinabés) d’Abidjan. Mais cela ne dérange pas les bourgeois français (pas plus que le Parti Socialiste).

Par contre, Gbagbo arrive et se maintient au pouvoir alors que des échéances économiques majeures se profilent, notamment le renouvellement de concessions économiques attribuées en 1990 ou encore de grands chantiers (port et pont à Abidjan par exemple). Or, tout en cherchant à éviter l’affrontement ouvert avec la France, Gbagbo et ses proches font savoir qu’ils n’entendent pas laisser la totalité des marchés et concessions à venir aux groupes français. 



Il est donc vraisemblable que Chirac et ses acolytes soient les inspirateurs de la tentative de coup d’Etat de septembre 2002 qui vise Gbagbo. Celle-ci a été fomentée et armée par le Burkina Faso, ce qui implique que le gouvernement français ne pouvait l’ignorer. Car c’est un fait que le président burkinabe, assassin de Sankara, Blaise Compaore, est un proche de Chirac (il fut même l’invité d’honneur du premier 14 juillet de Chirac en tant que président, en 1995). Quant à G.Soro, chef des rebelles, son mentor n’est autre qu’Eyadema, le dictateur togolais et « ami personnel » de Chirac. Autre fait marquant : au début de la tentative de putsch, la France a refusé dans un premier temps de faire jouer les accords d’assistance militaire. Mais Gbagbo a échappé à la mort alors que Robert Gueï lui, fut tué (alors qu’il aurait sans doute bénéficié du succès du coup d’Etat). L’armée française n’est intervenue qu’ensuite, et encore, pour geler le front, pérenniser la division de la Côte d’Ivoire en prenant au passage le contrôle de l’aéroport de Yamassoukro. Au Nord, autour de Bouaké, les Forces Nouvelles de G.Soro, émanant on l’a dit du Burkina. A l’Ouest, un autre mouvement d’opposition, vraisemblablement inspiré en urgence par les amis du sanguinaire dictateur libérien voisin Charles Taylor, venu chercher une part du gâteau ivoirien face à la tournure des événements (on y reviendra, Taylor est aussi un ami de la bourgeoisie française. C’est à lui que Gueï rendit sa première visite internationale au lendemain de son putsch de 1999).

Ce n’est pas tout : en janvier 2003, l’impérialisme français impose au gouvernement Gbagbo les accords de Marcoussis. Chirac y a inclus la constitution d’un gouvernement « d’union nationale » offrant aux rebelles … les ministères de l’intérieur et de la défense !

L’impérialisme français reçoit le soutien de l’ONU, Etats-Unis compris : en février 2003 est votée la résolution 1464 qui bénit les accords de Marcoussis et l’occupation française. En mai 2003, le cessez-le-feu est proclamé dans toute la Côte d’Ivoire. En novembre, un sommet africain à Accra fait à son tour pression sur Gbagbo pour mettre en œuvre les accords de Marcoussis. En mars 2004, Gbagbo qui traîne des pieds pour appliquer les accords de Marcoussis – qui limitent ses propres pouvoirs - fait réprimer brutalement des manifestations de l’opposition. L’inquiétude de la bourgeoisie française sourd :

« Dans ces conditions, le déploiement d'une force de paix de 6 240 casques bleus de l'ONU, à partir du 4 avril, semble mis en péril. Si la Côte d'Ivoire devenait ingouvernable, le mandat de cette force pour "maintenir" la paix et "accompagner" un processus de réconciliation aboutissant, en octobre 2005, à la tenue d'élections n'aurait plus de sens. Or, en cas de dégradation de la situation à Abidjan, il est loin d'être acquis que les Etats-Unis voteraient un nouveau mandat pour "imposer" la paix en Côte d'Ivoire. » (Le Monde du 30 mars 2004).

Les pressions sur Gbagbo l’emportent (plein de bonne volonté, il nomme Alliot-Marie « commandeur de l’ordre national ivoirien » !). En juillet 2004, après un nouveau sommet à Accra, le gouvernement d’union nationale est restauré. Un calendrier de désarmement des rebelles est arrêté, et les conditions d’éligibilité à la présidence modifiées (pour permettre à A.Ouattara de se présenter).



Or, les Forces Nouvelles de Soro n’entament nullement leur désarmement au 15 octobre, comme prévu. Le 4 novembre, l’armée de Gbagbo lance une offensive sur le Nord. Il semble y être encouragé par le gouvernement français : le 5 novembre sur RFI Alliot-Marie n’envisage de riposte que si préalablement le mandat de la mission l’ONU est « renforcé ». En langage diplomatique, c’est un feu vert à la poursuite de l’offensive, ce que font les forces armées ivoiriennes. Dans Le Monde du 6, un anonyme « officiel français » estime à propos de cette offensive que «Si l'ONU ne bouge pas, nous ne bougerons pas non plus, y compris en cas d'exactions. Bouaké prise ou pas, ce n'est pas notre problème. ». Est-ce un piège ? En tout cas, le lendemain une bombe tombe sur un campement de soldats français jouxtant les troupes rebelles. Avec une rapidité qui ne s’explique que si l’on élimine l’hypothèse de la surprise, Chirac ordonne dans les minutes qui suivent la destruction de toutes les forces aériennes ivoiriennes, la prise de contrôle de l’aéroport d’Abidjan par les troupes françaises. Celle-ci suscite des manifestations de protestations : l’armée française ouvre le feu et tue des dizaines d’ivoiriens. Puis de nouveaux incidents éclatent, notamment le 9 novembre devant l’hôtel Ivoire. Là encore, les forces françaises ouvrent le feu sur la foule. Le président de l’Assemblée nationale ivoirienne interviewé sur France Inter le 9 novembre déclare :

« "Depuis le début de cette crise, nous avons le sentiment et les preuves que c'est Jacques Chirac qui a armé les rebelles. "Aujourd'hui, ce que la population ivoirienne souhaite, ce que l'Etat ivoirien souhaite, (...) c'est que cette armée d'occupation libère le territoire et s'en aille"

En France s’enclenche une campagne médiatique hystérique au sujet « d’exactions anti-françaises » largement exagérées, qui ne sont que le produit de la politique de Chirac. Le PS, le PCF, s’alignent derrière le gouvernement. « Nous sommes unis derrière l’action gouvernementale », déclare ainsi S.Royal, avant que Hollande n’ose venir faire l’apologie des pompiers pyromanes en affirmant que « sans la France, il y aurait une guerre civile terrible en Côte d’Ivoire ». Quant à M-G.Buffet, elle demande poliment que l’Assemblée nationale soit consultée. Rien de plus. Le gouvernement dépêche 600 soldats supplémentaires.

De son côté, le gouvernement Gbagbo multiplie les appels du pied à Washington, demandant ouvertement l’aide des Etats-Unis (« Les Etats-Unis devraient demander à Paris de renvoyer les soldats français dans leur casernes, et intervenir pour repousser le vote du conseil de sécurité des Nations unies sur l'imposition de sanctions à la Côte d'Ivoire » déclarera le 12 novembre l'envoyé spécial de Gbagbo à Washington). En vain. Le conseil de sécurité vote trois jours plus tard la résolution 1572 rédigée par la France décrétant l’embargo sur les armes et menaçant de sanctions les personnalités considérées comme un « obstacle à la paix » (comprendre : aux plans de l’impérialisme français).

L’impérialisme américain laisse carte blanche à la France en Côte d’Ivoire, ne souhaitant ni ne pouvant à ce stade assurer à sa place le rôle de gendarme du continent. Gbagbo s’est à nouveau incliné, interdisant par exemple toute manifestation anti-française après les avoir organisées, surfant sur l’anti-impérialisme des masses d’Abidjan, ou encore poursuivant l’application des accords de Marcoussis et Accra. Nul doute que durant ce répit, chacun fourbit ses armes et complote. Il n’en reste pas moins qu’avec la crise en Côte d’ivoire, c’est la faiblesse des positions françaises en Afrique qui a été mise à nu.



Hérité de l’immense empire colonial français, le « pré carré » africain de la France a perduré après une « décolonisation » bien particulière aux termes de laquelle furent installés dans les ex-colonies par la V° République naissante des potentats directement contrôlés par l’Elysée, vivant des miettes de la rente des matières premières, chiens de garde de l’auge dans laquelle ont continué de se vautrer et d’engraisser comme des porcs les groupes capitalistes français.

Cette zone d’influence, de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique centrale, est vitale pour l’impérialisme français. C’est d’abord de sa capacité à la contrôler efficacement que dépend sa place politique à la table des impérialismes décisifs. La « grandeur de la France » est assise sur l’oppression de l’Afrique.

Corollaire : pour les groupes capitalistes, et l’Etat français, le pillage de l’Afrique est une source de revenus fantastique. Selon le Centre Français du Commerce Extérieur, « entre 1989 et 1998, la France a tiré 190 milliards de bénéfices, alors qu’elle ne lui a apporté, y compris les annulations de dettes, que 140 milliards de francs d’aide » ( Noir Silence, p.547).

Et encore : si effectivement une partie de cette aide ne coûte pas un centime à la France puisqu’il s’agit d’annulation de dettes qui n’arrêtent pas une seule seconde les remboursements, Verschave souligne que l’aide effective est proportionnée, pays par pays, à l’importance de l’exportation des matières premières, pour conclure : « l’Aide publique au développement est le lubrifiant de l’extraction de la rente ».

Ce n’est pas tout. Selon un rapport de 2001 de la Banque Mondiale, entre 1980 et 2000, la dette des pays d’Afrique subsaharienne est passée de 60 à 206 milliards de dollars. Sur la même période, ces mêmes pays ont payé 229 milliards de dollars : autrement dit, l’Afrique subsaharienne a remboursé quatre fois l’équivalent de sa dette et se trouve quatre fois plus endettée !

Aux profits que les entreprises tirent du pillage des matières premières de l’Afrique on doit donc ajouter les bénéfices qu’en tirent les impérialismes dominants, et d’abord l’Etat français, car, hormis pour l’Afrique du Sud, ce sont les Etats et les institutions financières qu’ils financent (FMI) qui détiennent l’essentiel des titres de la dette des pays d’Afrique subsaharienne.

Soulignons enfin, sans entrer dans les détails, que le pillage des anciennes colonies finance directement nombre de coteries, clans et réseaux, au centre desquels les réseaux mis en place au compte de de Gaulle par Jacques Foccart, dont l’héritier désigné est Jacques Chirac. Dans Noir Chirac, Verschave cite le PDG d’Elf, Le Floch-Prigent :

« Elf est un réseau RPR. Le personnage central était Jacques Foccart (…) Ensuite pour les Africains il y avait deux grands frères : Jacques Chirac et Charles Pasqua. »

L’affaire Elf est la partie émergée de l’iceberg de toutes les relations douteuses et trafics liés à la poursuite de l’oppression et au vol de l’Afrique par une poignée d’hommes, trafics dont le centre se trouve aujourd’hui comme hier dans les bureaux de l’Elysée. Toucher à leur système de domination de l’Afrique subsaharienne, aux intérêts collectifs de toute la bourgeoisie française dans cette région du monde, c’est les saisir à la jugulaire – c’est ce qu’illustre la férocité de leur attitude en Côte d’Ivoire et ailleurs, nous y reviendrons.



Or les positions françaises en Afrique sont de plus en plus menacées. On peut parler à ce sujet de processus irréversible, même s’il n’a rien d’automatique. Durant toutes les années de « guerre froide », l’impérialisme américain a utilisé Paris comme un sous-traitant pour les affaires africaines, étant occupé sur d’autres fronts. Ce temps est révolu. Depuis qu’il est devenu la seule puissance mondiale, l’impérialisme US ne fait plus de cadeau aux puissances régionales, et les compagnies américaines – mais ce ne sont pas les seules – ne sont évidemment pas indifférentes aux immenses ressources pétrolières et minières dont regorge l’Afrique.

Elles le sont d’autant moins que l’effondrement de l’URSS puis la restauration du capitalisme à l’Est de l’Europe et en Chine n’ont pas effacé par magie la crise chronique et récurrente du mode de production capitaliste. La position de l’impérialisme français n’a cessé de devenir de plus en plus difficile face à la pression et à la concurrence de ses principaux rivaux, notamment en Afrique. C’est dans ce cadre que se comprend un évènement capital : la dévaluation de 50% du franc CFA le 11 janvier 1994 (diktat de l’impérialisme français que les pays utilisant cette monnaie ont appris par la presse).

Le franc CFA, ancien franc des colonies d’Afrique, est utilisé dans deux grandes zones économiques, L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA, 8 pays dont la Côte d’Ivoire et le Sénégal), et la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC, 6 pays du Tchad au Congo-Brazzaville). En le dévaluant de moitié, la France reconnaissait quelle n’avait pas les moyens d’entretenir l’ensemble de ces régimes (car c’est la Banque de France qui garantit le franc CFA). Déjà, le premier janvier 1994, le FMI et la Banque Mondiale avaient obtenu un droit de regard et de contrôle sur les aides financières venant de la France vers les pays de la zone franc CFA. Ce début 1994, l’impérialisme français prenait acte de son propre recul. Cette dévaluation a eu des conséquences fondamentales : forcée à dévaluer de moitié le franc CFA, la France doublait leur dette des pays de la zone mais y rendait aussi deux fois moins chers les investissements étrangers; elle se résignait à l’ouvrir en grand à la concurrence avec les autres puissances capitalistes.

Au premier rang d’entre elles se trouve bien entendu l’impérialisme américain (mais il n’est pas le seul, et aux impérialismes ont doit ajouter notamment ces dernières années la pression permanente des entreprises chinoises, et aussi les nouvelles ambitions de l’Afrique du Sud, puissance régionale, depuis la fin de l’apartheid officiel). Il n’a d’ailleurs pas manqué de manifester son intérêt pour l’Afrique. En décembre 1996, on pouvait lire dans Le Monde Diplomatique :

« M. Warren Christopher, effectuait une tournée sur le continent africain qui n’avait pas eu d’équivalent depuis six ans, avec pour première étape, un pays francophone - le Mali justement. Prise pour cible, tout au long de ce voyage, la France fut ouvertement soupçonnée de traiter ses colonies " comme un domaine privé ", de maintenir des " liens paternalistes " avec l’Afrique, de prétendre continuer à exercer un " patronage exclusif " sur des " sphères d’influence ". (…)

Le chef du département d’Etat, foulant allègrement les plates-bandes du petit " parrain " français du continent noir, renouvelait ainsi, l’avertissement lancé dès 1994 par le défunt secrétaire au commerce, Ron Brown, issu de la communauté noire américaine : la théorie du partage des responsabilités, qui avait cours durant la guerre froide, n’a plus lieu d’être ; le temps des " chasses gardées " en Afrique est bien fini. "

Puis en mars 1998, c’était Clinton lui-même qui organisait la première tournée en Afrique d’un président américain depuis des décennies, piétinant allègrement lui aussi les plate-bandes de l’impérialisme français, notamment en terminant sa tournée au Sénégal après être passé par l’Ouganda et le Rwanda. En juillet 2003, G.W.Bush fera lui aussi un périple africain, passant également par l’Ouganda. Juste retour des choses, en quelque sorte, puisque c’est à partir de ce pays qu’est parti l’ébranlement le plus considérable à ce jour des positions françaises.


Rwanda 1994 : « Dans ces pays-là, un génocide ce n’est pas trop important » (Mitterrand)


Le 6 avril 1994, l’avion Falcon transportant les présidents rwandais et burundais explose. Aussitôt, les massacres de Tutsis commencent au Rwanda, à l’aide de machettes importées en masse depuis un an, d’une façon méthodique qui ne laisse aucun doute sur la préméditation de ce génocide, sous la direction des Forces Armées Rwandaises suppléées par diverses milices.

Depuis 1990, la France était intervenue directement à plusieurs reprises (notamment via l’opération Noroît) pour endiguer l’avance des troupes du Front patriotique Rwandais basées en Ouganda. Mitterrand et ses gouvernements soutenaient indéfectiblement un régime ouvertement ethniciste, dressant Hutus (majoritaires) contre Tutsis. Ce régime mettait ainsi ses pas dans ceux des colonisateurs belges qui les premiers avaient décidé de consacrer ces « ethnies », qui n’en sont vraisemblablement pas, la division Tutsi/Hutus relevant plus de la division sociale (les Tutsis étant l’ancienne couche sociale dominante) au sein d’une même ethnie.

Quoiqu’il en soit, ce sont des hutus qui étaient au pouvoir au Rwanda depuis 1960 (avec le soutien actif de l’impérialisme belge et de l’Eglise catholique).

Des accords de paix signés à Arusha en août 1993 prévoyaient la constitution d’un gouvernement d’union nationale, intégrant le FPR. La tension autour de la négociation puis de l’application de ces accords n’avait cessé de croître, accompagnée de massacres réguliers de Tutsis par les forces armées rwandaises (FAR, qui étaient encadrées et formées par des instructeurs militaires français) ou les milices interhamwe. La mort du président Habyarimana donnait donc le signal de la prise du pouvoir par la fraction la plus abominable du pouvoir rwandais.

En quelques semaines, près d’un million de rwandais, tutsis mais aussi hutus s’opposant à l’armée allaient être massacrés. Et les génocidaires allaient recevoir tout du long de leur « travail » le soutien de l’impérialisme français. C’est à l’ambassade de France qu’ont lieu les tractations amenant à la constitution du Gouvernement intérimaire (GIR) qui dirigera les massacres perpétrés par les FAR, les milices, avec souvent la bénédiction de l’Eglise catholique. Seule la France reconnaîtra et soutiendra sur le plan international ce gouvernement. Mais ce n’est pas tout. Lors de l’opération d’évacuation des ressortissants français, l’opération Amarylis, et après, les livraisons d’armes aux FAR se poursuivent sans discontinuer. Le 21 avril, les diplomates français au conseil de sécurité obtiennent que les forces de l’ONU chargées de faire respecter les accords d’Arusha (Minuar) quittent le Rwanda. Il ne doit pas y avoir de témoin. Le représentant de la France à l’ONU, J-B.Mérimée, déclarera qu’en cette occasion (bien que l’ayant voté) : « le Conseil de sécurité avait atteint des sommets de lâcheté et de cynisme. ». En matière de cynisme, il ne fait que suivre l’exemple de Mitterrand qui affirme (à en croire le journaliste du Figaro Patrick de Saint-Exupéry) : « dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important ».  

Mais en mai, les FAR sont en déroute. Le FPR prend Kigali. Alors, l’impérialisme français riposte : il fait voter au Conseil de Sécurité un embargo sur les armes (mais continue d’armer les FAR) et le déploiement de 5 500 casques bleus le long de la ligne de front. L’opération « turquoise » va en réalité couvrir la fuite des responsables du génocide (dont une grande partie va directement être exfiltrée vers la France au frais du Quai d’Orsay et de l’Elysée).

Impuissant à prévenir la perte du Rwanda, l’impérialisme français a en effet choisi d’utiliser le flot de réfugiés de l’autre côté de la frontière, au Zaïre pour tenter de réorganiser les FAR (qu’il continuera de faire armer via des livraisons passant par l’aéroport de Goma, sous contrôle de l’armée française). Il entend même lancer directement le régime de Mobutu contre le gouvernement rwandais : en avril 1996 Chirac reçoit Mobutu à l’Elysée. Le porte-parole de ce dernier envisage à son retour « une déclaration de guerre au Rwanda ». Mais dès 1996, sans déclaration de guerre, les ex-FAR réfugiés au Zaïre et les troupes de Mobutu subissent défaite sur défaite dans l’Est de cet immense pays. En octobre est créée « l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre », qui met à sa tête un revenant, sorti par le Rwanda de son statut de fantôme politique errant dans la jungle congolaise, Laurent-Désiré Kabila. Les cris d’angoisse de la bourgeoisie française (« Zaïre, il faut y aller » titre Le Monde) n’y font rien : le régime de Mobutu, vermoulu et corrompu, s’affaisse et s’effondre. En mai 1997, Kabila prend Kinshasa. Mobutu s’enfuit en catastrophe (il mourra au Maroc peu après). La perte du Zaïre (renommé RDC), pays immense aux ressources minières exceptionnelles est un coup dur pour l’impérialisme français.



Le processus qui voit les positions françaises en Afrique s’affaiblir est inéluctable, et exprime les nouveaux rapports de force à l’échelle internationale depuis la disparition de l’URSS. Mais il n’a rien d’automatique. De Mitterrand à Chirac, tous les gouvernements successifs luttent pour regagner ces positions ou en acquérir d’autres, sans lésiner sur les moyens – le Rwanda l’a illustré jusqu’à la nausée, et parfois avec succès.

On peut ainsi mentionner la tentative de s’inféoder la Guinée Bissau, ancienne colonie portugaise. Après que celle-ci eut rejoint la zone franc en 1997, la France profita d’un conflit entre le président et l’Etat-major pour intervenir (en l’occurrence en faveur du premier). Cette intervention militaire s’effectua sous pavillon Sénégalais, mais avec la participation directe des troupes françaises (F-X. Verschave cite à ce sujet la presse portugaise qui l’établit nettement). Mais l’intervention n’abouti pas à une solution nette : une « force d’interposition africaine » fut mise en place. C’est presque un cas d’école: placée sous commandement togolais, cette force va demander… l’aide militaire de la France ! Cette dernière prendra, depuis le Sénégal, la direction de l’opération. Ce qui montre sans conteste que les forces « africaines » d’interposition ne sont que des paravents pour les puissances impérialistes.

Il n’empêche : son protégé du moment, le président Vieira, finit par être chassé (non pas d’ailleurs de la présidence, mais de l’ambassade de France où il s’était réfugié !) et le coup français échoue.

Mais ce n’est pas la règle. Il suffit de se reporter à ce qui s’est passé au Congo-Brazzaville. Dans la foulée de la perte du Zaïre/Congo-Kinshasa, alors qu’un scrutin présidentiel est prévu au Congo Brazzaville en juillet, une guerre entre factions éclate en juin, entre le président sortant, Pascal Lissouba, le maire de Brazzaville, Bernard Kolélas et Denis Sassou Nguesso, autre « proche ami » de Chirac. Dans Noir Silence, il est souligné un des pêchés capitaux (pour l’impérialisme) de Lissouba :

« [il] a fini par obliger les compagnies pétrolières à quasi doubler la part du Congo dans les revenus de l’or noir, de 17% à 33%  (…)».

Le 3 juin, selon le Canard Enchaîné, 25 tonnes de matériel partent du Bourget pour les troupes de Sassou via le Gabon d’Omar Bongo… gendre de Sassou. Le 5, les hostilités commencent. A la demande de la France, l’Angola intervient aux côtés de Sassou. Chirac s’en réjouira sans retenue le 30 juin 1998:

« Je me suis réjoui de l’intervention de l’Angola au Congo-Brazzaville, pour la raison simple que ce pays était en train de s’effondrer dans la guerre civile, et qu’il était souhaitable que l’ordre revienne. Il y avait quelqu’un capable de le faire revenir, c’était Denis Sassou Nguesso. Il lui fallait un soutien extérieur, pour un certain nombre de raisons, l’Angola le lui a apporté, la paix est revenue ».

En guise de « paix », si Sassou est officiellement vainqueur dès octobre 97 de cette guerre, les affrontements se prolongent, et avec eux son cortège d’horreurs. Dans la Françafrique, Verschave souligne que Elf a financé toutes les parties de cette guerre. On ne place pas tous ses œufs dans le même panier… En décembre 1998, une expédition des forces de Nguesso est lancée dans des quartiers de Brazzaville (Bacongo et Makélélé) habités par les populations originaires du Sud (on l’a deviné, Nguesso et ses hommes qui eux aussi perpétuent l’ethnicisme des colons sont du Nord). Selon la Cimade, les massacres qui s’ensuivent feront 25 000 morts, auxquels il faut ajouter, pour rendre justice aux amis de Chirac, les pillages, les viols systématiques, l’incendie des maisons, etc. Ces massacres s’étendent à tous les pays, et des centaines de milliers de personnes fuient dans les forêts. Durant tout ce temps, Chirac et le gouvernement Jospin-Gaysot et cie apportent sans discontinuer leur soutien logistique au pouvoir congolais. Josselin, ministre de la coopération de Jospin vient sur place et déclare, en novembre 1998:

« La France est le seul pays occidental à manifester sa présence critique au Congo aux côtés de M.Sassou Nguesso, au lieu d’une absence moralisatrice ».

Et les contrats avantageux de pleuvoir sur les entreprises françaises : Elf, bien sûr, mais aussi les groupes investis dans le bois, ou la CFAO de François Pinault. Voilà les profiteurs du massacre des peuples du Congo.

Ce 5 février 2005, leur représentant Chirac est venu en personne à Brazzaville saluer son ami Nguesso, véritable bourreau aux mains dégoulinantes de sang.



Mais Sassou n’est pas le seul de cette espèce sur qui l’impérialisme français s’est appuyé pour défendre ses positions. Il faut notamment citer Charles Taylor, au Libéria, criminel de guerre notoire utilisant massivement des enfants comme chair à canon. Il sera reçu à l’Elysée en novembre 1998. C’est qu’il fait partie des points d’appui utilisés par la bourgeoisie française pour mener sa contre-offensive en Afrique. Les entreprises françaises guignent les immenses ressources naturelles du Libéria. Taylor est reconnaissant. Il déclarera en 1998 :

 « Les hommes d’affaires français ont pris des risques. Ce qui explique qu’ils aient aujourd’hui une longueur d’avance ».

Taylor,avec l’aide de Comparoe, vont exporter les méthodes qui on fait leurs « preuves » au Liberia vers le Sierra Leone voisin (par le truchement du « RUF », Front Uni Révolutionnaire, dirigé par le dénommé Sankoh). En 1995, le pouvoir en place au Sierra Léone s’appuiera sur des troupes britanniques pour repousser les assauts du RUF. En janvier 1999, ce dernier s’empare de Freetown, la capitale, contre les troupes nigérianes de l’Ecomog soutenues par l’impérialisme britannique. Un accord signé en juillet 1999 gèlera provisoirement la situation.

On pourrait multiplier la liste des interventions directes ou indirectes de la France pour conserver ou même étendre sa « zone de chasse ». Relevons, parce que c’est l’armée française qui a directement agi, les multiples interventions en défense du régime de Patassé (ancien premier ministre de Bokassa, c’est tout dire) en Centrafrique - opérations meurtrières effectuées pour l’essentiel sous le gouvernement de la « gauche plurielle ». Ou encore les coups d’Etat à répétition dans les îles des Comores manigancés par des mercenaires français dont le trop célèbre Bob Dénard.

Mais l’élément qui montre le plus significativement que le processus de recul de l’impérialisme français n’a rien de linéaire est la situation en République Démocratique du Congo (ex-Zaïre). Les liens économiques et politiques qui soumettent ce pays à la France n’ont pas été rompus net par l’arrivée au pouvoir de Kabila. De plus, ce dernier n’avait aucune intention de se soumettre aux puissances qui l’ont installé au pouvoir, et fut sans doute aussi impressionné par la détermination sanguinaire dont l’impérialisme français fit preuve au Congo-Brazzaville voisin. A la mi-98, une tentative de coup d’état vise Kabila, généralement attribuée au Rwanda. En tout cas, Kabila développe à partir de là une rhétorique anti-tutsi ouverte. Pour rompre avec le Rwanda, et le combattre, il va s’appuyer sur les Etats proches de la France à ce moment : l’Angola qui lui fournit des troupes, le Tchad, le Soudan (en conflit avec l’Ouganda), la Libye. En octobre 1999, le gouvernement Jospin-Gayssot enverra son ministre Josselin à Kinshasa se féliciter de « retrouvailles qui n’ont que trop longtemps tardé ». L’assassinat de Laurent-Désiré Kabila en 2001 et sa succession par son fils Joseph n’entraveront pas ces retrouvailles, au contraire.

Dès l’année 2000, la guerre reprend dans l’Est du Zaïre. Milices locales constituées sur des bases ethniques, alliés d’hier (Rwanda, Ouganda, Burundi) s’affrontant entre eux ou aux troupes du Congo-Kinshasa, de l’Angola, du Soudan, sans parler des divers mercenaires : en quelques années, les tueries dont le seul enjeu est le contrôle des ressources minières de l’est du Congo ont fait plusieurs millions de morts. Avec la bénédiction des agences locales des métropoles impérialistes : le 10 janvier de cette année, Kabila a attribué de hauts postes de commandement dans son armée à des chefs de milice responsable d’exactions dans la province d’Ituri (nord-est du Congo).

Ce géant géographique artificiel qu’est la RDC, fruit monstrueux du découpage de l’Afrique entre les grandes puissances impérialistes lors du congrès de Berlin en 1885, tend naturellement à sa propre dislocation (ce fut le premier Etat dans lequel l’Onu intervint, dès les années soixante, contre la sécession du Katanga).

Mais les puissances impérialistes française, américaine ou belge ne veulent pas en entendre parler : ce serait ouvrir la boîte de Pandore, dans la mesure ou toutes les frontières de l’Afrique subsaharienne sont artificielles, y accroître l’instabilité. C’est pourquoi l’Onu a multiplié ces dernières années les résolutions et l’envoi de casques bleus (Monuc), non pour mettre fin au pillage et aux crimes, mais pour les contenir dans des limites clairement définies, à savoir le respect des frontières coloniales.



Malgré tous ses efforts, l’impérialisme français a connu de nouveaux échecs cuisants ces dernières années. Au Sierra Léone, en mai 2000 l’armée britannique intervient directement contre le RUF dont le chef est mis sous les verrous. Suivent une série de résolutions du Conseil de Sécurité instaurant l’embargo sur le trafic de diamants (principale source de revenus du RUF), qui annonce l’échec de la guérilla du RUF. En mars 2001, c’est le Libéria qui est visé par une résolution de l’Onu (embargo sur les armes). En 2003, Taylor, inculpé depuis le 5 juin de crimes contre l’humanité, devra quitter le pays (sans pour autant cesser d’y jouer un rôle) tandis que se déploie une imposante force de l’ONU.

Mais le recul le plus cinglant de l’impérialisme français a eu lieu à Madagascar. En décembre 2001 y ont lieu les élections présidentielles. Le président sortant, Didier Ratsiraka, autre « ami » de la bourgeoisie française, fait annoncer des résultats certes en sa défaveur mais outrageusement faussés. Le vainqueur réel de l’élection, Marc Ravalomanana, riche homme d’affaire et maire d’Antananarivo, n’est crédité frauduleusement que de 46% des suffrages. En réalité, il a fait bien plus. Il revendique la victoire dès le premier tour et refuse l’organisation d’un « second tour » par le dictateur sortant. Des manifestations quasi-ininterrompues et des grèves vont dès lors paralyser le pays et progressivement faire reculer le pouvoir, malgré le soutien de la France. Le président-dictateur doit quitter la capitale, et un état de double pouvoir se met en place, le gouvernement Ravalomanana bénéficiant d’un soutien populaire tel qu’il ne reste plus au bout de quelques semaines à Ratsiraka qu’à fuir … en France. Le 26 juin 2002, lors de la cérémonie commémorative de l’indépendance organisée par le nouveau président, tous les grands pays sont représentés… tous, sauf la France. Les Etats-Unis seront le premier bailleur de fonds de l’île à reconnaître le nouveau pouvoir. En mai 2003, lors d’une longue visite aux Etats-Unis, Ravalomanana déclarera :

« Nous aimerions remercier le gouvernement des États-Unis pour sa contribution à notre développement (...) ainsi que pour son ferme soutien à l'actuel gouvernement. De ce fait, nous avons été reconnus par la communauté internationale (…) »

Pour l’impérialisme français, qui s’y était illustré notamment en 1947 en perpétrant un véritable massacre pour mater une insurrection populaire (environ cent mille morts), la perte de Madagascar est un coup rude.

Il n’est pas isolé : sur tous les fronts, la pression de l’impérialisme américain se fait sentir. A l’Ouest, c’est le Sénégal dont l’armée travaille de plus en plus avec l’armée américaine, et qui s’est illustré au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 en organisant dès octobre une conférence africaine sur le terrorisme, Abdoulaye Wade proposant à cette occasion un « pacte africain contre le terrorisme ». Le syndrome du bon élève en quelque sorte.

A l’Est, ce sont les pressions fortes (notamment sur la question du Darfour) que Washington exerce sur le Soudan, dont le régime (et le pétrole) a les faveurs de l’Elysée depuis longtemps. Mais cette pression s’exerce aussi au Nord : le Maroc a signé avec les Etats-Unis un accord de libre-échange en mars 2004. La Libye, qui avait été rejetée dans l’orbite française par la politique agressive des Etats-Unis à son endroit, et avait fourni nombre de coups de mains directs à l’impérialisme français, est revenue en odeur de sainteté (odeur qui se confond avec celle du pétrole, on le sait). En mars 2004, Tony Blair rendait visite au colonel Kadhafi. Un mois plus tard, les sanctions américaines contre la Libye étaient abandonnées. En janvier 2005, pour le premier appel d’offre libyen sur l’exploitation du pétrole depuis 40 ans, les compagnies américaines ont raflé la quasi-totalité du marché. Aucune compagnie européenne n’a été retenue.

Mais la pression de l’impérialisme US sur le continent n’explique pas tout – d’autant qu’il est loin d’être omnipotent, qu’on se remémore son désastre en Somalie.

Se manifeste avant tout l’incapacité des capitalistes français à assurer l’ordre dans leur ancien pré carré. En témoigne la situation en Centrafrique, où, après maintes rebellions militaires et coups d’état, dont celui qui finit par venir à bout de Patassé pour lui substituer un général (Bozizé), la France a fini par fermer toutes ses bases militaires pour les replier au Tchad voisin – à l’abri du régime dictatorial d’Idriss Déby (arrosé, lui, du pétrole du sud du pays qui est depuis 2003 acheminé via le Cameroun). Illustre aussi cet affaissement sur lui-même de l’ex-empire colonial la situation à l’est du Zaïre : incapable d’y restaurer l’ordre malgré de nombreuses missions (comme la mission Artemis de 2003), les dirigeants français voient de plus en plus les Etats-Unis intervenir directement pour faire ce que la France ne peut plus. En octobre 2004, c’est à Kigali (Rwanda), et sous l’égide des Etats-Unis, qu’est signé un accord cherchant à stabiliser la région et neutraliser les milices qui la pillent.

Cela dit, les positions et le poids de la France restent décisifs. Forte d’une présence militaire massive, de Djibouti (autre dictature) jusqu’au Sénégal, s’appuyant sur des liens économiques vieux de décennies, quand bien même ils vont en se délitant, la France reste le principal gendarme impérialiste de l’Afrique. C’est ce rôle qui a été de nouveau reconnu par les Etats-Unis en soutenant ostensiblement l’Elysée sur la question de la Côte d’Ivoire bien que l’envoi temporaire d’un contingent de GI’s sur place ait eu valeur d’avertissement.



L’impérialisme français, même avec une emprise amoindrie, des positions menacées, n’en reste donc pas moins au premier rang des responsables de la situation épouvantable que connaissent les masses d’Afrique subsaharienne. Nous avons vu qu’il est impliqué jusqu’au cou dans les différentes guerres qui ont ravagé le continent ces dernières années et provoqué des millions de morts. Insistons simplement sur ceci : l’Afrique dévoile le vrai visage des grands « démocrates » qui ne jurent que par les « droits de l’homme » qui gouvernent la France. Chirac, bien sûr, puisqu’il a une responsabilité personnelle dans cette « françafrique » qui est pour lui comme un jardin. Mais aussi le PS, le PCF, qui après avoir couvert la politique africaine de Mitterrand (notamment au Rwanda, qu’une commission parlementaire présidée par Paul Quilès s’est chargée d’absoudre) ont été au gouvernement de 1997 à 2002, période particulièrement chargée en crimes de l’impérialisme français en Afrique.

Les pays d’Afrique, victimes du pillage des ressources pétrolières, minières, forestières, sont de plus en plus marginalisés dans le commerce mondial. C’est l’impérialisme qui est responsable de l’océan de misère et de souffrances dans lequel s’enfonce le sous-continent, par les guerres qu’il exploite et alimente, par le pillage systématique de toutes ses ressources naturelles. Selon des chiffres récents du programme des Nations Unies pour le développement, 315 millions de personnes, soit une sur deux, a moins d’un dollar par jour pour vivre. 184 millions souffrent de malnutrition (un tiers de la population africaine). Moins de la moitié de la population a accès aux soins. L’espérance moyenne de vie est de 41 ans. 30 millions de personnes sont infectées par le VIH, et on dénombre 11 millions d’orphelins victimes du Sida –sujet sur lequel il y a co-responsabilité des grandes firmes pharmaceutiques et de l’Eglise catholique qui milite en Afrique contre le préservatif.

En dépit de cette situation terrible, on l’a vu, de véritables mouvements de masse ont eu lieu en Afrique ces dernières années, le plus souvent pour tenter de mettre à bas les dictatures honnies –comme à Madagascar, où ce mouvement des masses a été totalement contrôlé par le nouveau président. Des pays comme le Nigeria ont vu se dérouler d’importants mouvements de grève. Les puissants combats de la classe ouvrière d’Afrique du Sud avec ses organisations, dans les conditions particulières que l’on sait, ont été et seront encore de première importance pour tout le continent.

Dans des conditions à chaque fois particulières, le combat pour libérer l’Afrique de la botte impérialiste ne peut aboutir qu’en s’orientant contre les gouvernements locaux à la solde des métropoles, pour des gouvernements s’appuyant sur les masses pour expulser les troupes impérialistes et leurs mercenaires, répudier la dette publique, exproprier les firmes impérialistes de l’extraction des matières premières pour s’en assurer le contrôle. Bien entendu, de tels gouvernements, gouvernements ouvriers et paysans, auraient à faire face à la réaction de l’impérialisme et organiser non seulement l’armement du prolétariat urbain et rural pour assurer son autodéfense, mais encore à chercher à tout prix à rompre leur isolement dans un seul pays, dans la perspective des Etats Unis Socialistes d’Afrique, impliquant le rejet des frontières coloniales artificielles et le droit de tous les peuples et ethnies à l’autodétermination.



Mais la force pouvant porter un coup décisif à l’oppression et au pillage du continent par les gouvernements et le capital financier des pays dominants, c’est le prolétariat des métropoles impérialistes. C’est d’autant plus important en France que cette dernière est le principal gendarme de l’ordre impérialiste en Afrique, et que cette place est cruciale pour la bourgeoisie française : somme toute sa capacité à porter des coups à la classe ouvrière en France, incluant sa capacité de corruption des directions des vieilles organisations ouvrières, se nourrit directement du pillage et de l’oppression de l’Afrique. S’exprimer, agir au sein et en direction des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier pour le retrait des troupes françaises d’Afrique est d’autant plus indispensable.

Il a été fait état dans cet article des positions du PS et du PCF, notamment lorsqu’ils gouvernaient : c’est un soutien total à l’oppression du continent par les entreprises françaises. Les directions syndicales suivent le même chemin. Voilà pourquoi les rares voix qui dénoncent les crimes de l’impérialisme français en Afrique (telle celle de F-X.Verschave) sont aussi isolées, voire tenues sous le boisseau. Mais le soutien décisif qu’apportent à l’impérialisme français les principaux appareils du mouvement ouvrier est renforcé par des organisations se réclamant de la 4ème Internationale, comme le Courant Communiste internationaliste du Parti des Travailleurs. De même que la question africaine est le révélateur des traits hideux de la 5ème République, de même éclaire-t-elle sans fard la ligne de la « défense de la Nation » ce qui est, en France, l’orientation officielle du PT-CCI.

Au lendemain des actes de guerre commis par l’armée française en Côte d’Ivoire, Informations Ouvrières (n°666) commente pudiquement des « évènements d’Abidjan », la « nouvelle flambée de violence », sans en désigner les responsables : il n’est pas dit que la soldatesque française vient de tuer des dizaines d’ivoiriens. Au moment où dans les rues d’Abidjan on brandit des pancartes « Chirac assassin », le PT, lui, s’inquiète devant : « le basculement de la situation en Côte d’ivoire dans un indescriptible chaos ». Le responsable ? Non pas, contre toute évidence, l’Elysée mais « l’influence de Washington », « la politique de dislocation impulsée par l’impérialisme américain ». 

Conclusion : pas un mot sur le retrait des troupes française, pas un mot pour dénoncer leurs exactions, pas un mot pour caractériser la politique impérialiste de la France, presque dépeinte sous les traits de l’agressée. Une formule générale jetée sur cette capitulation totale affirme qu’il appartient « au seul peuple ivoirien de déterminer son présent et son avenir hors de toutes les manipulations fomentées par les grandes puissances pour faire exploser le pays » sans en tirer aucune conclusion pratique. Entre-temps, on l’a vu au début de cet article, l’impérialisme US votera toutes les résolutions présentées par la France à l’ONU. Ce qui n’empêche pas la Vérité, organe du CCI, d’écrire dans son numéro 42 de février 2005 de condamner le mot d’ordre « dehors les troupes françaises », qualifié de « anti-impérialisme de pacotille » (p. 42):

« Combattre son propre impérialisme, c’est indiscutablement le devoir de tout révolutionnaire… à condition de ne pas agir au compte d’un autre impérialisme ! »

La « défense de la République », de la « nation », politique chauvine et étrangère aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier, est ici mise à nu. C’est la défense de la « patrie » contre l’impérialisme ennemi (ici, l’impérialisme américain), défense de la patrie qui mène à dissimuler ses crimes, et même (dans IO n°666 déjà cité) à l’apologie du régime d’Houphouët-Boigny et donc du colonialisme français d’antan (« ce pays, jadis présenté comme le plus riche, le plus prospère et l’un des plus évolués politiquement (sic !) du continent africain »).

La Côte d’Ivoire n’est pas un cas isolé. Sur le Togo, le PT s’est fendu d’un entrefilet dans IO du 10 février 2005. Pour dénoncer le coup d’état des « amis » de Chirac? Non. Pour citer une dépêche AFP qui se conclut « le « pré carré » constitué dans la foulée des indépendances se réduit de plus en plus ». Et de commenter :

« et aussitôt commencent les déclarations, contre-déclarations, les menaces… Le même scénario qui a conduit à l’explosion en Côte d’Ivoire. »

De son côté, la LCR, tout en se prononçant pour le retrait des troupes françaises, a demandé... une force africaine d’interposition. Cet article a montré ce qu’il en était de ces « forces africaines », en réalité projection indirecte des grandes puissances impérialistes. Et à vrai dire, une « force interafricaine », il y en déjà une sur place… sous les ordres des généraux de l’opération « licorne » ! 

L’une des 21 conditions d’appartenance à la jeune III° Internationale était :

« Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les Partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette.

Tout Parti appartenant à la III° Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies ; de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies ; d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole ; de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimés et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux. »

Aujourd’hui, en France, est indigne de porter le nom de révolutionnaire le groupe ou l’organisation qui n’intervient pas pour « l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole », pratiquement en France pour le retrait inconditionnel des troupes françaises d’Afrique, qui sont l’argument essentiel du maintien de tant de pays sous la coupe politique et financière de la France.

C’est ce qu’indiquait, concernant la Côte d’ivoire, la déclaration du Cercle du 13 novembre 2004 :

« Alors que Chirac fait tirer sur la foule à Abidjan, pour permettre que se manifeste l’opposition à la guerre coloniale du gouvernement Chirac-Raffarin, contre les accords de Marcoussis et les résolutions de l’ONU, la responsabilité du PS, du PCF, des directions syndicales CGT, FO, FSU, UNEF est engagée.

 Elle est d’appeler, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à une manifestation nationale, à Paris pour le retrait immédiat et inconditionnel des troupes françaises et « casques bleus » de Côte d’Ivoire. »

C’est toujours sur cette orientation, en fonction des possibilités et en utilisant toutes les opportunités, qu’il est possible et nécessaire de combattre au compte de la construction du parti ouvrier révolutionnaire, en France comme dans les anciennes colonies.

Le 10 mars 2005

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